Juven (p. 184-188).

CHAPITRE XXVIII

Odieuse violation d’un règlement formel.


Dans le courrier du Captain Cap, ce matin, se trouvait cette lettre qu’il me confie et dont la publication pourra sauver des milliers d’êtres humains, sans compter les animaux (car rien ne prohibe qu’il s’en trouve en telle occurrence) d’un des plus affreux trépas qu’il soit donné aux habitants de notre planète d’éprouver :

« Cher monsieur et illustre Captain,

« Je n’ai pas l’honneur de vous connaître, mais un de mes collègues de bureau vous désigne à moi comme un des rares personnages en vue actuellement vivants qui ne soient pas vendus à l’une quelconque de nos grandes administrations.

« Vous êtes donc tout indiqué, cher monsieur, pour signaler au public une des plus incroyables monstruosités officielles dont, et cela depuis plus de cinquante ans, il ait à pâtir.

« À pâtir, que dis-je ? À mourir !

« … Lorsqu’en France, cher monsieur et illustre Captain, on instaura ce mode de transport en commun qui s’appelle le chemin de fer, nos législateurs, comme c’était leur devoir, ne manquèrent pas d’entourer la nouvelle institution d’une foule de précautions administratives assurant aux voyageurs toutes les garanties possibles contre les mille accidents qui peuvent résulter de ce genre de locomotion.

« Parmi ces règlements, quelques-uns furent appliqués dès le début, n’ont cessé et ne cesseront jamais de l’être.

« Ces règlements, est-il besoin de le souligner, sont ceux qui ne gênent point trop le personnel de la Compagnie et ne grèvent que d’une façon insignifiante le capital de MM. les actionnaires.

« Quant aux autres, ils sont demeurés lettre morte.

« Allez vous étonner, maintenant, de la quantité de catastrophes sur voie ferrée que la presse enregistre quotidiennement !

« Voulez-vous un exemple, un simple exemple qui en dira plus gros que les plus violentes diatribes ?

« Procurez-vous donc l’Ordonnance munie de ce titre :

« Ordonnance portant règlement d’administration publique sur la police, la sûreté et l’exploitation des chemins de fer. »

« Négligeons quelques détails pourtant fort intéressants sur lesquels il y aurait tant à dire et arrivons au titre VIII, article 73.

« Nous y lisons textuellement :

« Tout agent employé sur les chemins de fer sera revêtu d’un uniforme ou porteur d’un signe distinctif ; les cantonniers, gardes-barrières et surveillants pourront être armés d’un sabre. »

« Or, dites-le moi franchement, avez-vous jamais remarqué le moindre employé de chemin de fer, depuis l’humble cantonnier jusqu’au fastueux président du conseil d’administration, muni d’un sabre ?

« Je prévois l’objection du docile contribuable disposé à trouver tout bien : quand ces agents seraient armés d’un sabre, est-ce avec cet engin qu’ils pourraient éviter déraillements, collisions, télescopages et autres balançoires ?

« Évidemment non ; mais la question se pose plus haut.

« Le législateur, en indiquant le port du sabre, et non pas de l’épée, pour certains agents des voies ferrées, entendait clairement que lesdits agents fussent montés.

« En effet, ne va-t-il pas de soi qu’un fonctionnaire monté est susceptible d’accomplir une besogne autrement sérieuse que s’il était à pied ?

« Or, dans un but d’immonde économie, de hideuse rapacité, de lucre nauséabond, les Compagnies n’ont jamais songé — jamais ! je suis à même de le prouver — à doter du plus pâle coursier le moindre de leurs aiguilleurs.

« Et pas un député, mon pauvre monsieur et illustre Captain, pas un sénateur pour rappeler le gouvernement à quelque pudeur ; car, si le gouvernement ferme les yeux sur des agissements aussi coupables, c’est qu’il touche en argent le prix de ses complaisances.

« (M. Papillaud possède la photographie du dernier reçu de M. Baudin.)

« Ah ! c’est du propre !

« Veuillez agréer, etc. etc. »


Cette intéressante communication est signée d’un fonctionnaire au ministère des travaux publics qui prie Cap de ne pas imprimer son nom, rapport à la petite allocation du jour de l’An, laquelle, redoute-t-il, ne gagnerait rien à cette publicité.