XXX. Fiançailles de Capestang et de Giselle
◄   XXIX XXXI   ►





Grâce au précédent chapitre que nous avons presque textuellement copié dans les Notices et mémoires sur ma vie, par le sieur Cogolin (Amsterdam, 1628), le lecteur comprend pourquoi le lendemain, vers quatre heures, le chevalier de Capestang se dirigeait vers la rue des Barrés, furieux ou désespéré, disions-nous. En effet, Cogolin, après une longue hésitation, s’était décidé à tout raconter lorsque s’était approchée l’heure indiquée par Bourgogne à Lanterne.

Que voulait Capestang ? Il ne le savait pas. Pourquoi allait-il rue des Barrés ? Il ne se le demandait pas. Entrerait-il par cette petite porte dont il avait la clef ? Il s’affirmait que non. De quel droit serait-il entré ? Et cependant, il allait sans savoir pourquoi ni dans quel but final… Il allait comme va la feuille poussée par un vent d’orage. Capestang arriva rue des Barrés, la tête en feu, le cœur sanglant. Il alla droit à la maison de Marie Touchet. Il y alla sans hésitation, en se couvrant d’injures et en se grondant en lui-même :

"Pourquoi aller jusqu’à cette maison où je ne dois pas entrer ?"

Comme il se disait cela, il se vit devant la petite porte. Il introduisit la clef dans la serrure, entra, et repoussa la porte derrière lui, sans la fermer tout à fait. Ce ne fut pas dans sa volonté de ne pas la fermer. Il ne savait pas ce qu’il faisait. Il concevait vaguement que ce qu’il faisait était insensé, mais il le faisait tout de même. Il vit un escalier couvert d’un tapis, et, avec la même décision qu’il avait mise à entrer dans la rue, à entrer dans la maison, il monta. Une porte se trouva devant lui : il ouvrit. Il se trouva alors dans une vaste salle où, comme en un rêve, lui apparut le portrait de Charles IX dans un cadre d’or bruni.

Cette salle, meublée de beaux dressoirs incrustés de cuivre, de bahuts aux bois sculptés, de fauteuils pareils à ceux qu’il avait vus dans la chambre de Louis XIII, Capestang la traversa sans s’arrêter.

"Oh ! rugit-il en lui-même. Je ne trouverai donc personne à qui parler, ici ! Oh ! je veux la voir... lui dire..."

Il venait d’entrer dans une deuxième pièce beaucoup plus petite et très sombre, et il vit que, de ce côté-là, il n’y avait pas d’issue. Il s’arrêta, souffla rudement et, dans cette seconde, brusquement, le bandeau lui tomba des yeux ; il comprit qu’il venait de faire acte de folie… qu’on allait sûrement venir, qu’on allait le trouver là et penser peut-être qu’il venait espionner pour le compte du roi ! puisque le duc d’Angoulême conspirait ! puisque déjà, dans les caves de la rue Dauphine, il avait surpris des secrets ! Une sueur froide mouilla son front.

"Qu’ai-je fait ? bégaya-t-il. Lors même que j’aurais le courage d’avouer que la jalousie et le désespoir m’ont poussé, qui me croira ? Pas même elle !"

Et à cette idée qu’elle pouvait le soupçonner d’espionnage, elle ! il se sentait mourir. Au même instant, il recula avec un frisson d’épouvante.

On venait d’entrer dans la grande salle ! Il entendait les voix de deux ou trois personnes qui causaient entre elles ! Capestang qui, dix fois déjà dans sa vie, avait vu la mort de près sans trembler, Capestang se mit à trembler convulsivement, et murmura :

"Je suis perdu !"

Et tout à coup, par une de ces sautes que nous avons observées, il se redressa, flamboyant, avec un de ces grands gestes d’héroïque folie. Le chevalier de Capestang eut un éclat de rire et prononça :

"Bah ! J’en serai quitte pour me tuer, voilà tout.

— Vous ne vous tuerez pas !" murmura derrière lui une voix douce et impérieuse à la fois.

Une volte-face effarée – et Capestang se vit en présence d’une femme qui le regardait, souriante, à peine visible dans l’obscurité. Malgré le somptueux costume qu’elle portait, il la reconnut.

"La fée de Meudon !" balbutia le chevalier.

Par où était-elle entrée ? par quelle porte dissimulée ? Hors de lui, la cervelle enfiévrée de rêve, Capestang eût admis l’irréel réalisé sous ses yeux. Doucement, elle lui prit la main, et plus doucement, lui parla :

"Si vous vous tuez, qui protégera ma fille et la sauvera ?

— Votre fille ! palpita le chevalier.

— Giselle ! dit Violetta.

— Giselle ! murmura Capestang ébloui, éperdu. Et vous dites que je dois la protéger ! la sauver ! moi ! Ah ! madame, je vous en supplie, expliquez-moi.

— Silence ! ordonna Violetta. Écoutez..."

Elle mit un doigt sur ses lèvres, et du regard désigna la porte qui communiquait avec le salon. Là, en effet, on parlait, Capestang reconnaissait les voix et voici ce qu’il entendait :

"Eh bien ! disait la voix joyeuse du duc d’Angoulême, puisque nous sommes tous là, futurs conjoints, témoins, et parents ou leurs représentants, lisez-nous vos actes, monsieur Prément de Prémentin. Après quoi, ce salon, d’étude qu’il est, deviendra chapelle, et vous céderez la place au digne curé de Saint-Paul, qui est des nôtres et consent à venir officier ici.

— Le mariage ! rugit en lui-même Capestang, désespéré. Le mariage de Giselle et de Cinq-Mars !"

Le notaire, déjà, procédait à l’appel des divers personnages réunis dans le salon. Successivement, le duc d’Angoulême en qualité de père de la fiancée, le duc de Guise représentant le père du fiancé, puis les témoins répondirent et affirmèrent leur présence. Le notaire, alors, appela :

"Haute et puissante demoiselle Giselle, fille unique de monseigneur Charles, comte d’Auvergne, duc d’Angoulême.

— Me voici, monsieur ! répondit la voix étrangement vibrante de Giselle.

— Henri de Ruzé, seigneur d’Effiat, comte de Cinq-Mars ?

— Me voici, monsieur ! répondit la voix sourde et tremblante du fiancé.

— Fini ! tout est fini !" bégaya le chevalier chancelant.

A ce moment, Violetta l’écarta d’un geste et entra dans le salon en disant :

"Une telle cérémonie ne peut s’accomplir sans la présence de la comtesse d’Auvergne, duchesse d’Angoulême, mère de la fiancée : me voici, messieurs !"


.. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. ..


Stupeur, espérance, terreur, ineffable étonnement devant tant de beauté, tous ces sentiments se peignirent une seconde sur ces physionomies. Violetta était entrée d’un pas majestueux et gracieux. Elle était revêtue d’une longue robe de brocart blanc, lamée d’argent ; elle portait avec une incomparable noblesse d’attitude le manteau à grand col, tel qu’il était en usage à la cour de Charles IX ; sur ses cheveux étincelait la couronne ducale étoilée de diamants. Et avec ses yeux hagards, son sourire, son allure à la fois souple et heurtée, elle avait la mystérieuse beauté d’une souveraine de rêves.

"O ma mère ! murmura ardemment Giselle, voilà donc ce que tu m’as promis quand j’ai versé dans ton cœur les douleurs secrètes de mon cœur !

— Marion ! chère Marion ! palpita Cinq-Mars emporté par le même espoir, est-ce un secours qui vient à moi ?

— Monsieur, dit rapidement le duc d’Angoulême au notaire, je vous ai mis au fait du malheureux état d’esprit de la duchesse."

Le duc de Guise et les témoins s’inclinaient devant Violetta avec ce respect infini qui est la plus parfaite expression de l’admiration des hommes. Déjà Charles d’Angoulême avait pris la main de Violetta qu’il conduisait à un fauteuil. Un instant, lorsqu’elle se fut assise, il la contempla avec cet orgueil qui est une des fortunes de l’amour, et peut-être une étincelle de cet amour si pur qu’il avait jadis éprouvé pour elle se rallumait alors dans son cœur : mais l’ambition, chez lui, dominait tout autre sentiment : il songea que ce mariage c’était la clef de voûte de son entreprise, que le vieux Cinq-Mars le surveillait de loin, qu’il pouvait lui retirer le secours de son immense fortune et l’appui de la seigneurie provinciale. Se tournant donc vers le notaire :

"Maître, dit-il d’un ton bref, veuillez lire les actes.

— Mon cher seigneur, dit Violetta, ne voulez-vous pas me faire connaître d’abord le fiancé de notre fille ?"

Le duc tressaillit. Comment la folle pouvait-elle si clairement se rendre compte qu’il s’agissait d’un mariage ? Il lui sembla alors que sa parole était plus ferme, son regard moins égaré que d’habitude.

"Oui, continuait Violetta de cette voix d’une si pénétrante douceur, je suis folle, n’est-ce pas ? Une folle, c’est une morte. Réveille-t-on les mères couchées dans leurs tombes, pour leur montrer celui qui peut faire le malheur de leur fille ? Ma tombe, à moi, c’est ma démence.

— Mère ! Mère !" supplia Giselle en entourant de ses bras le cou de Violetta.

Le duc d’Angoulême jeta un regard sur les témoins de cette scène imprévue, comme pour les prier d’excuser cet incident, et, prenant Cinq-Mars par la main :

"Madame, dit-il, voici le marquis de Cinq-Mars qui doit faire le bonheur de notre enfant...

— Je m’y engage, madame", dit le jeune homme.

Violetta leva sur lui ses yeux d’un bleu profond et le fixa longuement. Il y eut dans le salon une minute de silence poignant. Et on entendit alors la démente qui disait :

"Oh ! comme vous êtes pâle ! Pourquoi ? Votre main ! Je veux voir votre main ! Ah ! c’est que je sais lire dans la main, moi ! (Elle éclata d’un rire strident et s’empara de la main de Cinq-Mars.) Ma mère m’a appris ! car qu’était ma mère ? Nobles seigneurs, écoutez : c’était une diseuse de bonne aventure.

— Messieurs, messieurs, bégaya le duc livide de terreur, sa mère était une Montaigues... une duchesse ! Le fils de Charles IX n’eût pas épousé la fille d’une bohémienne !

— Bohémienne ! éclata la voix étrange de Violetta. Tu as dit le mot, mon Charles bien-aimé ! Oh ! qu’ai-je vu dans votre main, monsieur ! ajouta-t-elle en s’adressant à Cinq-Mars. Vous n’aimez pas ma fille ! Vous aimez, oui. Votre cœur, vous l’avez donné tout entier. Votre âme, votre vie, vous les avez données, mais ce n’est pas à ma fille !

— Madame, je vous jure... frissonna Cinq-Mars.

— Du sang ! interrompit la voyante avec un accent de terreur qui fit passer sur la nuque de Cinq-Mars le souffle glacial de la mort entrevue. Oh ! prenez garde, jeune homme ! Je vois... Ah ! je vois distinctement l’échafaud qui se dresse et la tête de Cinq-Mars qui roule sous la hache du bourreau !"

Cinq-Mars recula en poussant un cri. Giselle jeta un faible gémissement en se couvrant les yeux des deux mains. Les assistants haletaient. Éperdu, le duc d’Angoulême s’élançait vers Violetta avec un grondement de rage et de terreur :

"Une folle, messieurs, une folle, hélas !"

Violetta l’arrêta d’un geste. Elle se redressa, se mit debout. Les plis rigides de son manteau ducal l’enveloppèrent.

"Bohémienne ! reprit-elle. Ma mère l’était ! Pourquoi ne le serais-je pas, moi, dont la naissance fut terrible ? Bohémienne je l’ai été. Charles, ô mon bien-aimé Charles, comme tu m’aimais alors ! Et pourtant, ce fut dans la roulotte hideuse du bohémien que tu me vis pour la première fois. Ma mère s’appelait Saïzuma, et moi je n’étais que la petite chanteuse Violetta. Tu m’aimas, Charles, même quand tu sus que j’étais née au pied de la potence où l’on devait pendre ma mère !

— Oh ! murmura Giselle en essayant d’étreindre Violetta, pourquoi évoquer ces choses lamentables du passé ?"

Le duc d’Angoulême essuya son front couvert de sueur froide. Les autres assistants demeuraient silencieux, immobiles, frappés de stupeur.

"La potence ! reprit Violetta en écartant sa fille. Qu’avait fait ma mère ? Je ne sais pas. Je ne me souviens pas. Elle y fut conduite, pourtant ! Et si elle eut vie sauve, si le peuple assemblé sur la place de Grève cria grâce pour elle, c’est qu’au moment où le bourreau abattait sa main sur elle, ma mère poussa les clameurs de la femme qui enfante ! Et moi, j’étais là, mon premier regard de bienvenue au monde fut pour le gibet, un homme me recueillit et m’éleva, un homme plus pitoyable que les autres."

Violetta baissa la tête, et d’une voix sourde, murmura :

"Pauvre Claude ! Il s’appelait Claude, messieurs. C’était le bourreau !

— Horreur ! gronda le duc de Guise.

— Horreur !" répéta Cinq-Mars.

Giselle pleurait. Le duc d’Angoulême grinçait des dents. Il voyait ce que cette effroyable révélation, même faite par une folle, pouvait attacher à son nom de prestige sinistre.

"Charles ! continuait Violetta d’une voix de délire, est-ce donc qu’une fatalité de malédiction pèse sur les femmes de ma race ! Charles ! je ne veux pas que notre fille souffre comme ma mère et moi ! Retirez-vous, seigneur ! Déchirez vos actes, monsieur ! Viens, Giselle ! Viens, ma fille ! Tu n’épouseras pas celui qui est promis au bourreau !

— Père, murmura Giselle éperdue, je vais la calmer... et puis, je reviendrai, soyez tranquille !"

Le duc d’Angoulême, d’un signe de tête, approuva, et Giselle sortit, entraînée par sa mère. Les témoins, le duc, Cinq-Mars se regardèrent alors, et ils se virent tout pâles et frissonnants comme des hommes qui viennent de sonder à la fois les mystères d’un passé d’horreur et les mystères d’un avenir d’épouvante. Angoulême, d’un énergique effort de volonté, parvint à ressaisir son sang-froid.

"Messieurs, gronda-t-il, me ferez-vous l’injure d’ajouter foi aux paroles d’une démente ?

— Il est évident, dit le notaire Prément de Prémentin, que Mme la duchesse d’Angoulême n’est pas dans son bon sens – ainsi que vous m’en aviez prévenu, monseigneur.

— Ce mariage se fera. Il faut qu’il se fasse. Le marquis de Cinq-Mars et moi, nous avons partie liée. Nous avons échangé de solennelles promesses.

— Quant à moi, monseigneur, dit Cinq-Mars, je ratifie à nouveau la parole du marquis mon père."

Ces derniers mots, bien que sourdement prononcés, produisirent au duc d’Angoulême l’effet d’un rayon de soleil traversant les nuages accumulés sur sa tête. Il respira rudement.

"Messieurs, reprit-il avec force, mes chers amis, voici ce qu’il convient de faire : il me semble que la scène affreuse à laquelle nous venons d’assister doit retarder de quelques heures la cérémonie que, pourtant, je ne veux pas remettre à demain. Ce soir, à minuit, ici même, si vous êtes mes amis, nous nous trouverons de nouveau assemblés. Il me faut ce répit, ajouta-t-il, répondant à un geste empressé des témoins. À minuit, j’apporterai la preuve que la mère de la chère et infortunée Violetta s’appelait Léonore, fille de l’illustre lignée des Montaigues."

Quelques minutes plus tard, il ne restait plus dans le salon que le duc d’Angoulême et le comte de Cinq-Mars.

"Mon cher enfant, reprit alors le duc entièrement rassuré par l’attitude de Cinq-Mars, avez-vous détruit les papiers que je vous avais désignés ?

— Oui, monseigneur, j’ai pénétré la nuit dernière en votre hôtel de la rue Dauphine et le feu a consumé jusqu’au dernier des papiers contenus dans le coffre dont vous m’aviez remis la clef. J’ai seulement respecté la cassette de fer, selon vos indications.

— Cette cassette contient l’histoire de ma vie et tous les parchemins qui vous prouveront...

— Monseigneur, je ne doute pas !

— Merci, Henri ! Tu seras mon fils ! Tu seras le premier à la cour du roi Charles X, comme je l’ai promis à ton père."

Cinq-Mars pâlit. Mais le duc, violemment ému lui-même, ne remarqua pas cette pâleur. Ou s’il la remarqua, il l’attribua à la joie.

"Monseigneur, reprit Cinq-Mars, permettez-moi de vous accompagner jusqu’à la rue Dauphine.

— Non, mon enfant, fit vivement le duc, j’ai besoin d’être seul... Allez... Et soyez ici à minuit.

— À minuit, monseigneur ! dit Cinq-Mars, qui s’inclina, puis sortit de la maison. À minuit ! songea-t-il quand il fut dehors. Qui sait ce qui peut arriver d’ici minuit !

— Seul, murmura de son côté le duc d’Angoulême. Oui, j’ai besoin d’être seul pour fouiller la cassette de fer ! Car, dit-il en frissonnant des pieds à la tête, qui sait ce que penseraient, diraient et feraient Guise, Condé, Cinq-Mars, tous ceux qui me reconnaissent pour le roi de demain, s’ils savaient ! oh ! s’ils savaient que Violetta a dit l’effroyable vérité ! Que le duc d’Angoulême, futur roi de France, a épousé une malheureuse née au pied du gibet ! Que celle qui doit être reine de France a été élevée par le bourreau[1] !"

Il avait courbé le dos, comme sous le poids d’une catastrophe morale.

"O fautes de ma jeunesse, reprit-il avec une sombre amertume, comme vous pesez durement sur ma destinée ! Amour, passion aveugle, où es-tu ? Oui, je l’ai aimée, adorée, je serais mort, alors, si Violetta n’avait pu être mienne... et maintenant ! je..."

Il eut un geste brusque, secoua rudement la tête, s’approcha d’un flambeau, tira de son pourpoint une lettre qui y était cachée et la lut, ou plutôt il dévora des yeux pour la centième fois la dernière phrase de cette lettre. Voici cette phrase :

« Vous concevrez d’après ce qui précède, que je ne puisse laisser aboutir la conspiration si vous ne tenez vos formelles promesses. Pardonnez-moi, mon cher duc, mais qui me dit que le roi Charles X n’oubliera pas les serments du comte d’Auvergne ? Donc, ou la situation future de mon fils à votre cour est assurée par un bon mariage en règle dont je recevrai certificat sous huit jours, ou... Vous êtes trop habile politique pour ne pas achever vous-même ma pensée.

« Je suis, mon cher duc et futur sire,

« Votre respectueusement affectionné,

« Marquis de CINQ-MARS. »

"Il est temps ! Il est grand temps ! murmura le duc avec un soupir atroce. Que ce soir à minuit, il se produise encore un incident… et ma fortune s’effondre !"

Il brûla la lettre jusqu’à la dernière parcelle de papier, et, à son tour s’élança au-dehors, il se dirigea rapidement vers l’hôtel de la rue Dauphine.

Capestang avait assisté à toute cette scène comme on assiste à un heureux songe, avec la crainte de se réveiller. Il est vrai que la cérémonie interrompue par Violetta devait être reprise à minuit… Mais avec sa prompte et ardente imagination, le chevalier dotait déjà la fée de Meudon d’une puissance fantastique. Ce qu’elle venait d’empêcher, elle l’empêcherait encore ! Capestang, toutefois se mit à disputer avec lui-même s’il s’en irait, confiant en l’intervention suprême de la fée, ou s’il resterait là, lorsque, comme tout à l’heure, une voix près de lui, murmura :

"Venez !"

Et cette fois encore, c’était Violetta. Elle le saisit par la main, le fit passer par une petite porte dissimulée derrière une tenture et l’entraîna rapidement à travers deux ou trois pièces plongées dans l’obscurité.

"Ah ! pensait Capestang, la fée a eu peur que je ne sois vu, et elle prend soin de me conduire elle-même jusqu’au-dehors..."

À ce moment, Violetta ouvrit une porte, Capestang se vit sur le seuil d’une pièce éclatante de lumière. Et là, il s’arrêta, pâle comme s’il allait mourir, le cœur étreint d’une puissante angoisse, les lèvres frémissantes, les yeux éperdus. Elle était là ! Elle ! Giselle ! Le chevalier, un instant, contempla Giselle qui, debout, dans une attitude de calme dignité, semblait l’attendre. Elle s’appuyait d’une main au dossier d’une chaise. Son regard, d’une lumineuse franchise, se fixa sur Capestang. Alors, il entra, s’avança, s’inclina devant elle, si bas qu’il parut s’agenouiller, et dit :

"Je me suis introduit chez vous comme un larron ; j’ai épié ; j’ai écouté aux portes ; j’ai entendu ce qui s’est dit. Madame, le malheureux gentilhomme qui est devant vous mérite d’être chassé par vos laquais.

— Je savais que vous étiez là, répondit Giselle avec une simplicité qui formait la merveilleuse antithèse de l’exaltation de Capestang. Et dès que ma mère m’eut informée de votre visite, je l’ai priée d’aller vous chercher.

— Pour me dire sans doute – murmura le chevalier avec une sorte de furieuse amertume, de désespoir déchaîné – pour me dire que la noble fille du duc d’Angoulême, petite-fille de roi, bientôt peut-être princesse royale, ne peut plus, ne doit plus rencontrer sur son chemin le pauvre hère que je suis ! (Sa voix, d’abord sourde, éclatait maintenant en fanfare.) Qu’il ne sied pas que la fiancée du marquis de Cinq-Mars, puisse être exposée à se heurter à un aventurier venu on ne sait trop d’où (il palpitait, il se raidissait, la main à la garde de sa rapière), à une sorte de reître, à une façon de routier se couchant sous le ciel, la tête sur une pierre, roulé dans son manteau usé. (Il se frappa la poitrine, puis le front d’un geste d’héroïque emphase.) Que j’ai tort de porter dans ma poitrine un cœur de roi, puisque je ne suis qu’un gueux, et dans la tête des pensées de conquérant, puisque je n’ai qu’une misérable rapière pour les soutenir. (Il se hérissa, ses yeux fulgurèrent.) Qu’il m’est seulement permis de disparaître, de me faire oublier, de me perdre dans la foule anonyme ! Est-ce là ce que vous vouliez me signifier ? Ah ! madame, remerciez-moi, puisque je vous épargne la peine de le dire ! Et que, vous le voyez, je disparais avant que vous m’en ayez donné l’ordre !"

Il se redressa davantage, plus étincelant, plus désespéré, plus furieux, et fit un pas de retraite. A ce moment, avec cette même étrange simplicité ferme et fière, Giselle répondit :

"Chevalier, j’ai prié ma mère de vous faire venir pour vous dire devant elle que je vous aime."

Capestang demeura comme écrasé. Une sorte de gémissement faible s’échappa de ses lèvres. Il chancelait, ses oreilles bourdonnaient. Ses yeux s’étaient fermés. Une prodigieuse sensation d’orgueil sublime descendit de sa tête à son cœur, tandis qu’un frisson le parcourait tout entier. Il allait tomber à genoux. Sa main, d’un geste vague et timide, allait chercher la main de la jeune fille. Giselle l’arrêta d’un mouvement d’indicible dignité :

"Chevalier, dit-elle, ces paroles que, librement, de toute ma conscience, de toute mon âme, de toute ma fierté, je viens de prononcer, ces paroles, jamais plus je ne les répéterai. Plus jamais, ni vous, ni d’autres, plus jamais nul n’entendra Giselle d’Angoulême parler comme je viens de parler. A un autre, je mentirais. Et à vous, je ne pourrais les répéter sans crime puisque dans quelques heures, je vais m’appeler la marquise de Cinq-Mars."

Pantelant, hors de lui, la pensée exorbitée, Capestang secoua la tête et des paroles frénétiques se pressèrent sur ses lèvres ; mais pour la deuxième fois, Giselle l’arrêta :

"Pas un mot. Si je vous ai fait venir, chevalier, si je vous ai dit tout haut ce que je n’avais encore confié qu’à Dieu dans mes prières, c’est que j’ai cru deviner en vous une âme égale à la mienne ; c’est que je vous ai supposé assez grand pour admettre le sacrifice que j’ai admis, moi ; c’est que je vous ai vu, je vous vois un esprit assez hautain pour dédaigner les plaintes. Je dois épouser M. de Cinq-Mars, ou du moins je dois unir mon nom au sien (Capestang tressaillit, son cœur se dilata.) Mon père, les princes, mille gentilshommes ont engagé leurs têtes dans l’entreprise que vous connaissez. Que je retire ma parole, que je fasse au duc d’Angoulême cet affront de démentir la sienne, je suis peut-être la meurtrière de mon père."

Une rapide émotion altéra sa voix ; un instant cette âme de guerrière faiblit ; quelque chose comme un sanglot fit palpiter son sein sculptural. Capestang la contemplait avec une admiration passionnée.

Ils étaient debout, l’un tout près de l’autre, frémissants, unis par leurs regards enlacés, plus étroitement que par une étreinte d’amour. Leurs mains n’avaient qu’un geste à faire pour s’étreindre, et pourtant, immobiles, tout raidis, comme si chacun d’eux se fût pétrifié, ils étaient séparés par leur volonté mieux que par des distances qu’on ne franchit pas. Très bas, sans la quitter des yeux, il murmura :

"Donnez-moi vos ordres. Vous êtes la Dame de mes pensées et de ma vie. Je suis vôtre. Disposez de moi. Quoi que vous ordonniez, fût-ce de m’en aller mourir loin de vous sans jamais vous revoir, je serai digne de vous.

— Vivez ! répondit-elle faiblement, mais sans qu’une hésitation l’eût arrêtée. Vivez et ne vous éloignez pas de Paris.

— Vous m’ordonnez de vivre ! haleta Capestang. De vivre dans Paris ! Oh ! Prenez garde, ma Dame ! prenez garde de jeter dans mon cœur le germe d’un espoir insensé.

— J’ai voulu simplement vous dire ceci : j’ai le pressentiment que des catastrophes se préparent. Je vois la destinée de mon père s’assombrir. Alors, chevalier, alors, si ma vie est brisée, je serai bien heureuse de savoir qu’il est quelque part un cœur pour pleurer avec moi, alors, chevalier, alors, si la mort devient mon seul refuge, avec quel bonheur je vous appellerai pour vous dire : « Puisque la vie nous a séparés, unissons-nous dans la mort ! »"

Capestang étouffa un cri de joie puissante. Il se pencha vers l’étrange et admirable fille qui d’une voix simple et ferme évoquait ce sombre avenir, il se campa fièrement comme si sa joie l’eût soulevé de terre, comme si son espérance eût touché au ciel, et dans une sorte de grondement terrible :

"Et maintenant, dit-il, je jure sur Dieu et mon âme que je saurai vous conquérir. Quoi qu’il advienne, Giselle vous êtes mienne et je suis vôtre. Que s’accumulent les catastrophes ! Je suis là, moi ! Et je veille sur vous ! Malheur à qui vous touche, vous êtes à moi. Adieu. J’emporte comme un talisman qui me fera invulnérable les paroles que vous avez daigné laisser tomber dans mon cœur. Mais vous, sachez ceci ! dès cette minute sacrée, j’entreprends votre conquête ! Et quand je croirai avoir assez fait, quand mes actes m’auront fait l’égal d’un roi, je viendrai à vous, je déposerai à vos pieds ma gloire, je couvrirai votre père de ma puissance et moi je vous dirai : « C’est dans la vie qu’il faut nous unir ! »"

En même temps, d’un geste terrible et doux, il saisit Giselle, l’enlaça, la serra sur sa poitrine, et sur ses lèvres, comme une prise de possession, déposa un baiser. Quelques instants plus tard, il était dehors.


Notes :

  1. Allusion à un ouvrage de l’auteur, Les Pardaillan, et plus précisément, La Fausta. (Note de l'auteur)