XXIX. Le corbeau et le renard
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Ce même jour, vers quatre heures de l’après-midi, c’est-à-dire à peu près vers le moment où, après cette scène dramatique au cours de laquelle il s’était engagé à Marion Delorme, et avait déclaré la guerre à Richelieu, le marquis de Cinq-Mars quittait l’hôtellerie des Trois-Monarques. Vers ce moment, le chevalier de Capestang sortait, de son côté, de l’auberge du Grand Henri. Il marchait d’un pas impétueux, bousculant force passants, répondant d’un juron furieux aux réclamations, mâchonnant des imprécations et tourmentant la poignée de sa rapière. Il était fort pâle, en dépit du mouvement qu’il se donnait. Malgré la promesse qu’il avait faite à Marion Delorme dans la nuit, ce n’était pas aux Trois-Monarques qu’il se rendait ainsi furieux, ou désespéré.

La veille au soir, Cogolin, ayant remis à son maître sa dernière pistole en lui conseillant d’aller la jouer au tripot de la rue des Ursins, Cogolin demeuré seul et persuadé que le chevalier ne rentrerait pas de la nuit, Cogolin convaincu que toute nouvelle tentative sur maître Lureau échouerait fatalement, Cogolin qui avait faim et qui, par le plus logique des raisonnements, prétendait que puisqu’il avait faim et soif, il devait manger et boire, sortit sans bruit de l’auberge et, une fois sur la route, mouilla son index en le passant sur sa langue, puis ce doigt, il l’éleva en l’air ; ayant ainsi reconnu d’où venait le vent, Cogolin, qui n’avait aucune raison de se diriger à l’est plutôt qu’à l’ouest, au midi plutôt qu’au septentrion, ouvrit ses longues jambes et, tel un héron en quête, se porta du côté que lui indiquait le vent.

Cogolin enfila donc les rues à mesure qu’elles se présentèrent, passa la Seine, alla, revint, tourna à droite, tourna à gauche, et cependant, les narines ouvertes à toutes les émanations, l’œil braqué sur toutes les rôtisseries, il faisait le guet. Neuf heures sonnèrent : les cabarets et tavernes se fermèrent ; il faisait noir ; il faisait faim ; il faisait soif. Cogolin mortifié et sérieusement fâché, commençait à maugréer, lorsque dans le rayon de lumière que projetait une boutique, il vit passer une silhouette majestueuse qui le fit tressaillir.

Cogolin était doué d’une dose extraordinaire de cette mémoire spéciale qu’on appelle la reconnaissance de l’estomac.

"Voilà, dit-il en tressaillant, une paire d’épaules avec lesquelles il me semble que je me suis déjà trouvé à table ; une attitude olympienne que j’ai admirée parmi des ragoûts, des rôtis et des fonds de bouteilles dont le souvenir me fait pleurer de tendresse. Où était-ce ? Corbacque ! – comme le chevalier m’a défendu de jurer ! Mais il n’est pas là – Corbacque, donc, j’y suis ! C’était aux Trois-Monarques, le jour où M. de Capestang dîna avec M. de Cinq-Mars. Les maîtres fraternisant, les laquais fraternisèrent. Holà, mon cher monsieur... comment donc, déjà ? monsieur Lampion, monsieur Falot... j’y suis : monsieur Lanterne !"

L’homme interpellé, qui n’était autre en effet que le laquais du marquis de Cinq-Mars, se retourna d’un certain air de majesté naturelle et montra un visage rubicond, fleuri et vermeil, une vraie face de laquais de maison où l’on fait ses quatre repas par jour sans compter les suppléments, Cogolin courba sa maigre échine, et, lui tint à peu près ce langage :

"Eh bonjour, monsieur de Lanterne. Toujours même santé florissante ! Toujours même air seigneurial ! Ah ! cher monsieur de Lanterne, vous êtes sûrement le prince des laquais...

— Qui êtes-vous donc, monsieur, et comment se fait-il que vous me connaissiez ? demanda Lanterne avec une visible bienveillance.

— Je le tiens ! se dit Cogolin. Eh quoi, serait-il possible que vous ne reconnaissiez pas votre hôte à qui vous fîtes manger de si bonnes choses provenant des fonds de plats de nos maîtres ? Ah ! monsieur de Lanterne, quant à moi, je ne vous ai point oublié et saurait-on d’ailleurs oublier un homme qui connaît les façons du grand monde et exerce l’hospitalité en vrai seigneur ?

— Monsieur Cogolin, je crois ? fit Lanterne avec cette condescendance qui ne va pas sans une pointe de dédain.

— Lui-même, cher monsieur de Lanterne, lui-même, et fier, je l’avoue, d’être reconnu d’un homme tel que vous.

— Mais, fit le laquais de Cinq-Mars d’un ton d’étonnement et de modestie, pourquoi donc m’appelez-vous de Lanterne ?

— Eh quoi ! Me serais-je trompé ? Ne serait-ce point là votre nom ?"

Lanterne avala sa salive avec effort, et dit :

"Je m’appelle seulement Lanterne…

— Seulement ! s’écria Cogolin avec l’accent de stupéfaction d’un homme qui eût appris que le roi ne s’appelait pas Bourbon. Ma foi, pas plus tard que ce matin, je disais à mon maître : « Il faut que M. le marquis de Cinq-Mars soit de bien haute noblesse, puisque ses laquais eux-mêmes sont titrés ! » Pardonnez-moi, mon cher monsieur, c’est votre air qui m’aura trompé !

— Vous ne m’avez pas offensé, dit simplement Lanterne. Mais laissons cela. J’allais justement souper, monsieur Cogolin. Et puisque vous avez gardé un si bon souvenir de notre première rencontre à l’office des Trois-Monarques, faites-moi l’amitié de me tenir compagnie à table ce soir encore.

— Je le savais bien ! s’écria Cogolin.

— Plaît-il ? fit Lanterne.

— Rien. C’est un cri du cœur. De temps à autre, il faut que mon cœur crie quelque chose. Je sors de table, mon cher de Lanterne. Mais, pour le plaisir et l’honneur d’être votre commensal, ma foi, je souperai deux fois de suite.

— Moi, dit Lanterne, un soir, j’ai soupé trois fois. Je vous raconterai cela à table, car j’aime les récits de beaux faits d’armes.

— Peste ! Vous m’en faites venir l’eau à la bouche. Mais, sans indiscrétion, où souperons-nous s’il vous plaît ? Est-ce à l’office de M. de Cinq-Mars ?

— Non, dit Lanterne, qui, depuis quelques instants, s’était remis en route. Ce soir, je suis en mission, et c’est même pour cela que je soupe si tard, ce qui est tout à fait contre mes habitudes. Je ne sais si vous êtes comme moi, mais j’aime la régularité des repas.

— Et moi, donc ! Je l’adore, la régularité. Mais la coquine ne peut me sentir. Ce sera donc en quelque taverne que nous souperons ? ajouta Cogolin, déjà inquiet. Mais tous les bouchons sont fermés.

— Oui, dit Lanterne, mais la rôtisserie où nous allons s’ouvrira pour moi. Monsieur Cogolin, nous souperons à la Sarcelle d’Or, dans la rue des Barrés."

Cogolin sursauta.

"Oh ! pensa-t-il, est-ce que ceci serait la suite de l’aventure que j’ai eue avec le sieur Laffemas ? – La rue des Barrés, reprit-il. Est-ce loin ? C’est que je ne connais pas Paris comme vous, moi.

— Il est de fait que je connais Paris. Voici près d’un mois déjà que j’y suis. Car vous saurez que, parmi cinquante serviteurs, c’est moi que le vieux marquis a choisi pour venir à Paris avec son fils, mon maître. Mais nous arrivons."

En effet, quelques minutes plus tard, Lanterne frappait à la porte de la Sarcelle d’Or, et, selon sa promesse, non seulement cette porte s’ouvrit, mais encore l’hôtesse, qui paraissait l’attendre, lui désigna une table et lui demanda ce qu’il voulait boire.

"Boire et manger, dit Lanterne, car j’ai faim et soif. Et voici monsieur qui est comme moi."

Cogolin ouvrait les yeux et les oreilles. Cependant, tout en se demandant ce qu’il allait apprendre de nouveau en cette soirée, il ne perdait pas de vue qu’il était là surtout pour dîner.

"Que mangerions-nous bien ? demanda Lanterne en s’asseyant en face de Cogolin, qui déjà avait pris position. Que dites-vous d’un de ces poulets froids que je vois alignés là ? Dame Léonarde (« Bon ! se dit Cogolin, le drôle est déjà venu ici »), donnez-nous donc un de vos poulets avec deux bonnes bouteilles de votre vin de Suresnes. Ce nous sera un souper convenable.

— Ah ! monsieur de Lanterne, dit Cogolin (Lanterne leva vers l’hôtesse ses gros yeux de ruminant, comme pour lui confirmer que c’était bien lui qu’on appelait ainsi), on voit que vous avez des goûts de grand seigneur. Un poulet froid et deux bouteilles de Suresnes ! Peste !

— Dame Léonarde, fit Lanterne qui enflait d’orgueil, vous joindrez au poulet une ou deux tranches de ce jambon, et au lieu de votre Suresnes qui est quelque peu aigre, vous nous donnerez trois bouteilles des côtes de Mâcon.

— Du jambon et du mâcon ! s’écria Cogolin. Diable ! décidément, il n’y a que les gens de qualité pour savoir manger et boire. Moi, j’eusse, demandé du fromage et de la piquette. Ah ! monsieur de Lanterne, jamais je n’oserai me nourrir de ces choses destinées aux palais raffinés !

— Gens de qualité ! murmura Lanterne. Bah ! fit-il avec bienveillance, nous sommes ainsi, nous autres. Dame Léonarde, ajouta-t-il en jetant à Cogolin un regard destiné à l’achever de stupeur admirative, vous nous donnerez un peu de ce pâté que je vois sur ce dressoir ; vous y joindrez ce gâteau de riz au lait et, au lieu de votre vin rouge qui est un peu bien grossier, vous nous donnerez quatre bouteilles de vin d’Anjou."

Une heure plus tard, Cogolin en était à insinuer que Lanterne pourrait bien être un duc déguisé ; à ce moment, six bouteilles vides attestaient la magnificence de Lanterne qui, d’ailleurs, était parfaitement ivre, vu que, sur les six bouteilles, son hôte lui en avait fait boire cinq, et proposait à Cogolin de le prendre à son service. Cogolin qui était rassasié au point de pouvoir défier un jeûne de trois jours – car il possédait un estomac qui comme celui de certains carnassiers, se pliait à toutes les circonstances, déclina cette offre et se mit à appeler son hôte : Lanterne tout court.

Lanterne, précipité du haut de sa grandeur éphémère, allait demander à Cogolin les causes de ce manque de respect qui lui mettait les larmes aux yeux, lorsque la porte s’ouvrit, un homme entra, qui, lui aussi, avait l’allure d’un laquais de bonne maison.

"Bonsoir, Bourgogne, bonsoir !" bégaya Lanterne.

L’homme, sans faire attention à Cogolin, qu’il prit sans doute pour quelque serviteur de Cinq-Mars, se pencha sur Lanterne et lui murmura :

"Tu diras à M. le marquis que c’est pour demain, à cinq heures du soir. Voici la clef de la petite porte que monseigneur lui envoie."

Puis, l’homme se retira aussi rapidement qu’il était entré, tandis que Lanterne, tout ivre qu’il était, mettait soigneusement la clef dans la poche de sa jaquette. Si bas qu’eût parlé Bourgogne, Cogolin avait entendu.

"Que va-t-il se passer demain à cinq heures du soir ? Qu’est-ce que cette clef, murmura-t-il, monsieur de Lanterne ?

— Mon ami ? fit Lanterne qui, en s’entendant de nouveau anoblir, essuya ses yeux qui pleuraient du vin et de la vanité tout ensemble.

— Monsieur de Lanterne, voici qu’il se fait tard. Si vous le permettez, je vous escorterai jusqu’à votre logis et vous prêterai l’appui de mon épaule, car il ne convient pas qu’un homme comme vous aille seul par les rues à pareille heure.

— Tu as raison, mon ami, bégaya Lanterne, qui se leva en trébuchant. Au surplus, ma mission est terminée. Viens, Cogolin. Adieu, dame Léonarde.

— Jusqu’à vous revoir, monsieur de Lanterne !" fit l’hôtesse, qui avait suivi d’un œil amusé toute la manœuvre de Cogolin et esquissa une révérence.

Cogolin écarquilla les yeux et admira la commère. Lanterne demeura majestueux et se dirigea vers la porte avec cette rectitude impeccable et raide de l’ivrogne qui sait parfaitement que le plus léger écart lui est momentanément défendu.

"Ainsi, dit Cogolin, lorsqu’ils furent dans la rue, Lanterne s’appuyant sur l’épaule qu’il lui tendait avec respect, ainsi vous étiez ce soir chargé d’une mission importante ? La chose ne m’étonne pas, car vous devez être diplomate. Et c’est pourquoi on vous a confié la mission de répéter à M. le marquis de Cinq-Mars que la chose se fera demain soir, à cinq heures.

— Parfaitement, Bourgogne l’a dit. A cinq heures. Mais j’y pense, mon ami, si on signe le contrat notarié demain soir ?

— Diable ! songea Cogolin, un contrat ?"

Lanterne s’arrêta. C’était simplement parce que les mots éprouvaient une certaine difficulté à sortir. Cogolin ouvrait des oreilles à entonner tous les secrets de Paris.

"Parbleu, fit-il, si on signe le contrat notarié, c’est que le mariage aura lieu bientôt, hein ?

— Bientôt ? ricana Lanterne. Ah ! ah ! Voyez donc les maisons qui dansent.

— C’est pour le mariage, dit Cogolin.

— Bientôt ? reprit Lanterne en s’accrochant à son idée, avec l’obstination de l’ ivresse. On voit bien que tu n’es guère diplomate, mon ami ! À cinq heures, le contrat. À six la bénédiction du prêtre. Voilà !

— Voilà ! Peste, que voilà qui est diplomate et seigneurial. Et vous assisterez au mariage, monsieur de Lanterne ? Sûrement, le futur époux ne voudra pas se passer de vous en cette circonstance ?"

Lanterne s’assit par terre et se cramponna des deux mains à la chaussée fangeuse.

"Parbleu ! fit-il sévèrement. Il ne manquerait plus que cela que M. de Cinq-Mars se marie sans que je sois à l’office (– Oh ! oh ! tressaillit Cogolin.) Je te disais donc que puisque le mariage a lieu demain, il y aura ripaille. Un mariage sans ripaille n’est plus un mariage. Et alors... alors, je t’invite ! Cogolin, je veux que tu viennes. Mais je veux que devant Raimbaud, Bourgogne, et toute cette valetaille d’Angoulême, tu... je... c’est-à-dire...

— Je vous donnerai tous vos titres, soyez tranquille, monsieur de Lanterne.

— Cogolin, embrasse-moi, sanglota Lanterne.

— Demain ! fit Cogolin. Demain ! Devant la fiancée qui doit être joliment attifée et avenante, hein ?

— Je ne sais pas. Je n’ai jamais vu Mlle Giselle."

Cogolin, qui s’était accroupi pour recueillir le secret qu’il arrachait bribe par bribe, se redressa comme si un ressort l’eût poussé. Il baissa la tête, et murmura :

"Pauvre M. de Capestang ! Ma foi, j’eusse autant aimé ne pas savoir ! Et ce n’est pas moi qui lui apprendrai cette triste nouvelle. Il serait capable de m’arracher la langue.

— Cogolin ! mugit Lanterne, ne m’abandonne pas, mon ami !

— Non, non, fit Cogolin qui aida son amphitryon à se relever, soit qu’il crût avoir encore quelque chose à en tirer, soit simplement par reconnaissance pour le bon dîner qu’il venait de faire. Là ! Tenez-vous bien à mon épaule. En route ! Mais dites donc, puisque vous m’invitez à la ripaille, où dois-je venir ?

— Parbleu ! dit Lanterne en éclatant de rire. Si nous entrions tout de suite ? Nous serions tout portés pour demain ?

— Entrons ! Mais où ?

— Là ! dit Lanterne qui, après deux ou trois tentatives, parvint à désigner de son bras étendu l’une des maisons de la rue des Barrés.

— C’est là que s’est arrêté le carrosse qui suivait Laffemas ! Tout est limpide maintenant ! Ah ! pauvre chevalier de Capestang ! Quel sang et massacre tu vas rugir !

— Entrons ! dit résolument Lanterne. J’ai la clef de la petite porte !

— Donnez. Je vais ouvrir !" dit Cogolin sans le moindre scrupule, nous devons le déclarer.

Quelques minutes se passèrent pendant lesquelles Lanterne chercha la clef que lui avait remise le laquais du duc d’Angoulême. Cogolin se mit à l’aider, et l’aida si bien qu’en un instant la clef passa dans sa poche sans que Lanterne s’en fût aperçu.

"Il faut que vous ayez perdu cette clef, reprit alors Cogolin. Au surplus, croyez-moi, mieux vaut rentrer chez vous. Vous n’en serez que plus dispos demain pour la grande ripaille. Allons, venez. Où demeure votre maître ?

— Rue Saint-Antoine... à côté... des Filles de la Croix..." bredouilla Lanterne qui se laissa emmener.

Bientôt ils arrivèrent au point indiqué, qui se trouvait à deux minutes de la rue des Barrés. Cogolin heurta à la porte basse, qui s’ouvrit. Lanterne voulut absolument le serrer dans ses bras.

"À demain, mon digne ami, balbutia-t-il en s’essuyant ses gros yeux.

— Oui. À demain, ou à un autre jour."

Comme Lanterne allait de son pas majestueux franchir la porte, Cogolin le retint par le bras.

"Voulez-vous que je vous donne un conseil pour finir dignement cette soirée ?

— Parle, Cogolin, parle, mon seul ami. Tu as acquis le droit de me conseiller."

Lanterne se pencha et mit sa main en conque derrière l’oreille pour mieux entendre.

"Mon brave camarade, dit Cogolin, écoute et retiens bien ceci : à l’avenir, défie-toi des gens qui t’appelleront M. de Lanterne. Partout où il y a un sot qu’on flagorne et un homme d’esprit qui flagorne, sois-en sûr, c’est le flagorné qui paye et le flagorneur qui s’engraisse. Adieu, Lanterne !"