XXVI. Le deuxième duel de Capestang et de Cinq-Mars
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Capestang était demeuré tout étourdi : d’abord de la singulière chance exceptionnelle qui, pour la première fois où il mettait les pieds dans un tripot, le faisait riche de tout près de deux mille livres, ensuite de sa rencontre avec Marion Delorme, qui, chose étrange, ne lui avait pas dit un mot de cet amour dont elle l’avait poursuivi ; enfin de cet avertissement qu’elle venait de lui jeter en s’enfuyant : « Qu’est-ce que je puis bien avoir fait à ce monseigneur de Luçon ? » Tout en raisonnant, notre héros s’avançait vers le Pont-au-Change, la main sur la garde de la rapière, l’oreille tendue, l’œil aux aguets, s’attendant à voir tomber sur lui Louvignac et Bazorges, et s’apprêtant à les recevoir de son mieux.

Il arriva au rendez-vous assigné ; ne voyant personne, il fit quelques pas sur le pont, en redoublant de vigilance, car chacune des maisons bâties des deux côtés du pont pouvait être un abri pour des assaillants. Comme il s’arrêtait, il entendit un bruit derrière lui. Il se retourna et vit une ombre qui s’avançait. L’ombre demanda :

"Est-ce vous, monsieur le chevalier de Capestang ?

— Je le calomniais ; il est seul, songea le chevalier. Oui, monsieur de Louvignac, répondit-il, c’est moi : tout à votre service.

— Bon ! fit Louvignac d’une voix qui vibra étrangement. Tenez-vous bien. Je vous charge !"

Capestang vit l’éclair d’une épée. Dans la même seconde, il fut en garde, la rapière au poing, et presque en même temps, il fit un bond en arrière en poussant un sourd juron… car ce n’était plus un homme, une épée qu’il avait devant lui ! C’étaient six hommes qui surgissaient. C’étaient six épées qui flamboyaient ! C’étaient les spadassins de Concini, que Bazorges avait été chercher !... Et Capestang reconnut la voix de Rinaldo qui hurlait :

"Ah ! Capitan de malheur ! Cette fois, tu es mort !

— Pas encore !" rugit Capestang.

Et par une manœuvre qui lui était familière depuis longtemps, il saisit sa rapière par la lame et se mit à faire tourbillonner le pommeau en un moulinet vertigineux. A ce jeu, il risquait de se couper la main, mais il triplait sa force. Deux épées tintèrent, brisées comme verre ; un des hommes s’affaissa, atteint au front par la terrible masse d’acier qui tournait, enveloppait Capestang comme d’une cuirasse, des hurlements de rage éclatèrent ; coup sur coup, Rinaldo, Pontraille, Montreval se fendirent à fond, et se relevèrent en jurant comme des possédés.

"Corpo di Cristo ! vociférait Rinaldo. Il a une cotte de maille !

— Ventre du pape ! hurla Bazorges, mon épée est cassée !"

Capestang, les dents serrées, l’œil exorbité, poursuivait son moulinet furieux, il bondissait d’un bord à l’autre du pont ; il portait un coup de pommeau, puis, d’un recul, se mettait à l’abri. Mais cela ne pouvait durer longtemps. Déjà, il était atteint, à l’épaule et sentait son bras s’appesantir ; les poignards étaient sur sa poitrine ; l’un d’eux fendit son pourpoint ; il haletait ; une sueur froide lui inondait le visage ; un brouillard voilait ses yeux…

"Sus ! sus ! rugit Rinaldo. Il est à nous !

— Achève ! Achève !" vociférèrent les bravi.

Un dernier effort, un dernier bond, Capestang épuisé s’adossa à la porte de l’un des logis et, à ce moment, comme il voyait flamboyer les yeux des assassins, comme il sentait sur sa figure leur haleine brûlante, il eut ce rugissement de l’être qui se voit sauvé, ne fût-ce que pour quelques secondes ! La porte s’ouvrait ! Il la poussa d’un effort de tous ses muscles tendus, entra comme une trombe dans le logis et repoussa la porte, tandis que, au-dehors, éclataient les imprécations des six qui, unissant leurs forces, pesaient de tout leur poids pour ouvrir à leur tour.

Une voix près de Capestang, une voix étrange de calme, murmura :

"Montez jusqu’en haut par cet escalier et ouvrez la fenêtre qui donne sur le fleuve..."

Sans voir celui qui parlait, sans se demander d’où venait cette voix, Capestang se retourna, vit l’escalier de bois et s’y rua au moment où la porte craquait, et où Rinaldo criait à tue-tête :

"Ouvre, Lorenzo ! Ouvre ! c’est moi ! c’est nous !"

Dans le même instant, la porte s’ouvrit, la bande fit irruption.

"Ah ! per la madonna ! dit le nain. C’est donc le diable qui est entré chez moi ! Par là, signor Rinaldo ! Par cet escalier ! Le drôle est monté là après m’avoir à demi assommé. Tue ! tue !"

La bande enragée, sanglante, Rinaldo en tête, bondit dans l’escalier. En quelques instants Rinaldo eut atteint la chambre du haut : il aperçut la fenêtre ouverte ; il se pencha et vit une échelle de corde. Ses compagnons, fous de rage, fouillaient la maison.

"Par là ! hurla Rinaldo. Il a fui par là !"

Il était brave, Rinaldo. Sans plus d’explication, il mit son poignard entre ses dents et commença à descendre... il arriva au dernier échelon qui trempait dans l’eau, regarda de tous ses yeux, et ne vit rien, écouta de toutes ses oreilles et n’entendit que le clapotement des eaux contre les piles du pont.

"Malédiction !" gronda-t-il.

Et il remonta. À la fenêtre se pressaient quatre têtes convulsées. Les spadassins, en voyant remonter Rinaldo, comprirent que Capestang leur échappait, Louvignac voulait se jeter à l’eau pour essayer de le rejoindre ; car, dans son idée, le fugitif s’était laissé aller au fil de l’eau.

"Non ! dit Rinaldo en reprenant son sang-froid. Tu te noierais, mon pauvre Louvignac, et nous ne sommes déjà pas de trop. Maître Lorenzo, que signifie cette échelle de corde ?

— Pour certaines manipulations ésotériques, j’ai besoin d’eau vive, d’eau courante, entendez-vous ! Je vais en chercher par là. Voilà tout."

Les bandits frissonnèrent. La terreur superstitieuse, en une seconde, glaça leur fureur. Ils se sentaient mal à l’aise dans ce logis du diable. Ils se retirèrent donc en saluant avec respect le nain qui les invita vainement à vider une bouteille ou deux de vieux bourgogne. Quand ils furent partis, Lorenzo, à son tour, se pencha sur le fleuve et, après une longue inspection, murmura :

"Ah çà ! Qui ai-je sauvé ? Bon : Rinaldo me dira son nom."

Il essaya de se remettre à une opération chimique dont il s’occupait au moment où le vacarme infernal que faisaient les combattants l’avait incité à aller voir ce qui se passait. Mais une sorte d’étonnement paralysait son cerveau, d’ordinaire si actif.

"Pourquoi ai-je sauvé cet inconnu ? reprit-il tout pensif. Simple affaire de nerfs, sans doute. Il allait être égorgé. Je n’avais qu’à ouvrir la porte pour empêcher cet égorgement. J’ai ouvert sans savoir ce que je faisais. Oui, oui, ce sont les nerfs. J’ai horreur du sang, moi. Le poison, à la bonne heure ! Cela ne hurle pas, cela tue tout doucement. Cette brute de Rinaldo ne comprend que le poignard."

Il demeura longtemps silencieux. Puis, en manière de conclusion, sans doute, il ajouta :

"Avec Giselle d’Angoulême cela fait deux que je sauve ! Oh ! Quelle fatalité s’est donc abattue sur moi... moi... moi ! le marchand de mort !"


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Capestang avait facilement abordé à l’extrémité de l’île.

"Belle bête ! dit Capestang en amarrant à un madrier la petite barque qui l’avait sauvé ; mais elle ne vaut pas mon Fend-l’Air."

Parlait-il de la barque ? Nous ne l’avons jamais su, et lui-même, sans doute, ne le savait pas. Il parlait pour parler, pour donner essor à la joie puissante qu’on éprouve à se voir vivant quand on vient d’être frôlé par l’aile de la mort. Il exultait donc, et, sifflant une fanfare, il se dirigea tout naturellement vers la rue Dauphine qui s’ouvrait devant lui.

Son cœur se mit à battre lorsqu’il distingua la sombre masse de l’hôtel d’Angoulême. Il s’arrêta à l’angle de la rue, dans un renfoncement d’où il distinguait faiblement cette porte dont la fée de Meudon lui avait indiqué le secret, et, qu’une nuit, il avait ouverte, palpitant d’espérance. Où était-elle, l’espérance, maintenant ?

"Giselle ! Mirage que je n’atteindrai jamais ! Où êtes-vous, Giselle ?"

Et cette pensée, tout à coup, le fit vibrer et tressaillir jusqu’au fond de l’âme, que peut-être elle était là ! Il y était pourtant revenu, dans cet hôtel ! Il y était entré. Il l’avait parcouru de fond en comble. Et il n’avait trouvé que la solitude.

Longtemps, le chevalier de Capestang demeura là, éperdu immobile et tremblant. Tout à coup, il vit distinctement la porte de l’hôtel s’ouvrir, et un homme en sortir, qui se mit à remonter la rue Dauphine.

"Oh ! songea Capestang, la tête en feu, l’esprit bouleversé, je ne me trompe pas ! Cette tournure, cette démarche… je le reconnaîtrais au milieu d’une armée... c’est lui ! c’est bien lui !"

C’était Cinq-Mars ! D’un mouvement impulsif, Capestang se mit en marche, à cinquante pas derrière le jeune marquis.

"Pardieu, gronda-t-il, puisque ce freluquet tenait tant à me tuer lorsqu’il était en nombreuse compagnie, je veux voir s’il est toujours dans les mêmes intentions maintenant qu’il est seul."

Et il pressa le pas. A l’instant où le chevalier s’apprêtait à s’élancer et à interpeller Cinq-Mars, il s’arrêta court : d’entre les palissades de la rue, trois hommes venaient de se glisser ; déjà ils entouraient Cinq-Mars, et Capestang entendit une voix rocailleuse qui ricanait :

"Votre bourse, monseigneur ! Ou à défaut de bourse, nous prenons la vie !

— Au large, truands ! cria Cinq-Mars d’une voix ferme. Ah ! à moi ! au truand ! on me..."

La voix s’étouffa. Peut-être le marquis était-il bâillonné. Capestang vit le groupe informe qui s’agitait confusément. Nous avons dit qu’il s’était arrêté. Cet arrêt dura deux secondes : une pensée traversait le cerveau du chevalier... une pensée ! Puis, tout à coup, il se rua, fonça furieusement et se hurla à lui-même :

"Je ferais cela, moi ! Je laisserais tuer un homme sans bouger ! Ah ! misérable cœur ! Je te vomirais de dégoût pour avoir osé concevoir une seconde une aussi affreuse vilenie. Holà ! Holà ! Tenez bon, monsieur ! On vient ! Vous êtes sauvé !"

Il ne s’était pas donné la peine de dégainer. D’un bond, il tomba à bras raccourcis sur les trois malandrins, assomma à demi d’un coup de poing le premier qui se présenta à lui, envoya rouler le deuxième jusque sur les palissades, et saisit à la gorge le troisième qui, tout pantelant, n’eut que le temps de crier : « Grâce ! »

"Va-t’en ! gronda le chevalier. Allez-vous-en, ou, par les cornes de votre patron Satanas, je vous éventre avec vos propres poignards pour ne pas salir ma rapière !"

Tout étourdis, tout saignants, ahuris d’épouvante, les trois malandrins s’enfuirent en se disant :

"C’est le diable en personne !"

Déjà Capestang se penchait sur Cinq-Mars, arrachait le bâillon qui l’étouffait, et l’aidait à se relever. Cinq-Mars respira longuement. Puis d’une voix émue :

"Sans vous, monsieur, j’étais mort. Votre nom, je vous prie, que je le répète à tous ceux qui m’aiment, depuis mon père, jusqu’à ma fiancée, afin qu’ils prient pour vous tant qu’ils vivront !"

Capestang tressaillit violemment. Il recula de deux pas. Et d’un accent de sombre amertume :

"Il est inutile que votre fiancée prie pour moi, monsieur de Cinq-Mars. Je ne vous dirai donc pas mon nom. Tant mieux si vous ne me reconnaissez pas. Moi, je vous jure, je n’ai pas eu besoin de votre nom pour vous reconnaître !

— Capestang ! bégaya Cinq-Mars frappé de stupeur.

— Peu importe. Adieu, monsieur. J’espère vous retrouver un jour que vous serez en état de tenir une autre conversation que celle-ci.

— Capestang !" répéta Cinq-Mars sans entendre cette provocation, ému par l’acte de générosité de son ennemi, d’une de ces puissantes émotions qui bouleversent un cœur et déracinent ses haines.

Et, entraîné par un irrésistible mouvement, il allait courir après Capestang qui déjà se retirait, lorsque le chevalier revenant soudain sur ses pas, avec un rire étrange :

"Pardieu ! J’oubliais que je me suis chargé d’une commission. Que j’ai promis de vous chercher, de vous trouver…

— Une commission ! balbutia le jeune marquis interdit de ce rire funèbre et de cet accent furieux plus encore que des paroles. Et de quelle part ?

— De Mlle Marion Delorme !"

Un frémissement de rage secoua Cinq-Mars. Il devina ou crut deviner une raillerie, une insulte dans ces mots. Il aimait Marion. Dès le premier instant où il l’avait vue, la passion était entrée en lui. Mais, dès ce premier instant aussi, il avait vu Marion éprise de Capestang et il s’était mis à le haïr. Puis était venu le fameux dîner à l’hôtellerie des Trois-Monarques, dîner où, selon les apparences, Capestang l’avait indignement joué, puisqu’à la suite même de cette réconciliation était venue ce qu’il appelait la trahison de Marion ! Et maintenant cet homme qui était l’amant de la perfide Marion, cet homme l’insultait, l’accablait, en lui signifiant hautement que sa liaison avec Marion durait toujours.

"Monsieur, dit Cinq-Mars, en grinçant des dents, vous êtes encore sous la protection de service que vous venez de me rendre. Mais prenez garde de me pousser à bout !

— Je ne vous comprends pas, fit le chevalier. En tout cas, vos impertinences pourront peut-être me forcer à vous couper les oreilles, mais elles ne peuvent me faire oublier que j’ai donné ma parole à une femme. Que cela vous plaise ou non, vous saurez donc que j’ai, ce soir même, eu l’honneur de rencontrer Mlle Marion Delorme.

— De la rencontrer ! Vous ne la voyez donc pas tous les jours ?"

Cinq-Mars était en effet sincèrement convaincu que Capestang passait son existence aux pieds de Marion, comme Hercule aux pieds d’Omphale.

"Vous me faites pitié, dit Capestang. Et vous m’exaspérez à la fin avec votre Marion. Est-ce que je la connais, moi ? Est-ce que je veux la connaître ? Mais finissons-en, monsieur. Voici en propres termes ce que j’ai accepté de vous faire savoir : elle vous attend à l’hôtellerie des Trois-Monarques.

— Elle m’attend !" bégaya Cinq-Mars, à qui Capestang apparut à ce moment comme l’ange dut apparaître à Jacob.

Le chevalier haussa les épaules.

"Elle vous attend parce qu’elle est menacée d’un danger dont vous seul pouvez la tirer ; voilà ce que j’ai donné ma parole de vous répéter. Adieu, monsieur."

Cinq-Mars se jeta au-devant du chevalier. Il était rayonnant. Il était ivre de passion.

"Et, menacée d’un danger, ce n’est pas à vous qu’elle s’adresse ? C’est moi qu’elle appelle ! C’est moi qu’elle attend ! Oh ! mais... ce n’était donc pas vrai ? Ce misérable Laffemas a donc menti ! Oh ! mais elle ne vous aime donc pas ! Répétez, par grâce ! Elle m’attend ! Moi seul puis la sauver !

— Eh ! monsieur, voilà une heure que je me tue à vous le dire ! Adieu !

— Chevalier, s’écria Cinq-Mars, nous ne pouvons nous quitter ainsi ! Chevalier, sachant qui j’étais, après ce que j’ai dit et fait contre vous, vous venez de me sauver la vie. Je vous le dis, moi, c’est grand, c’est généreux, c’est sublime ce que vous avez fait là ! Et, non content de me sauver la vie, vous me rendez l’espoir, sans lequel cette vie m’était à charge."

Capestang écoutait ces paroles avec une joie terrible. Chacune d’elles était une pelletée de terre comblant l’abîme qui le séparait de Giselle.

"Je vous le dis, chevalier ! continuait Cinq-Mars délirant, je vous dois donc plus que la vie. Tenez, je vous en prie..."

Il allait dire : « Soyons amis ! Voici ma main ! » Oui, il allait tendre sa main !

Dans cet instant, un nuage descendit sur son front assombri. L’image de Giselle se présenta à lui soudain. Et, chose étrange, Cinq-Mars qui n’aimait pas Giselle avait deviné il ne savait quoi de profond entre Giselle et Capestang. Et Cinq-Mars qui n’aimait pas Giselle, qui venait de reconquérir Marion, Cinq-Mars comprenait qu’entre lui et le chevalier la lutte allait se porter plus terrible, sur un autre terrain ! Et son cri d’amitié éperdue lui rentra dans la gorge. Et sa main prête à se tendre retomba.

Il y eut entre les deux hommes un bref silence d’attente et d’angoisse. Et comme si chacun d’eux eût soudain compris qu’ils n’avaient plus rien à se dire, d’un même mouvement ils se découvrirent, se saluèrent et, presque ensemble, ils murmurèrent :

"Adieu !"