XXVII. Marion Delorme
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C'était la plus belle chambre de l’hôtellerie des Trois-Monarques,qui était elle-même une des plus riches et des mieux fréquentées de Paris. Il était deux heures de l’après-midi, Marion, assise devant une haute glace, arrangeait elle-même l’opulente chevelure que la prodigue nature lui avait départie. Et tandis que sa main fine s’activait, plantait ici une épingle, redressait là une coque, elle murmurait gravement :

"La beauté sans l’art n’est rien ; je suis belle, c’est vrai ; mais si j’étais laide, avec de la volonté j’arriverais à paraître belle ; sans ma volonté, ma beauté passerait inaperçue.

— De la part de M. le duc de Rohan, dit une soubrette en entrant et en déposant devant elle un magnifique collier de perles.

— Voyons, ma fille, ne me dérange pas en ce moment", dit Marion en écartant de la main le collier et en saisissant une épingle qu’elle garda un instant, réfléchissant profondément.

Soudain, elle la piqua, sourit et alors jeta les yeux sur le joyau. La soubrette avait disparu. Marion continua son travail. Lorsqu’elle crut enfin qu’il était parfait, elle se leva et, lentement, se dirigea vers l’une des deux fenêtres qui donnaient sur la rue de Tournon, presque en face de l’hôtel Concini.

"De la part de M. le comte de Montereau", dit la soubrette en rentrant.

Et elle déposa sur une table un écrin. Marion l’ouvrit : il contenait un peigne en or, surmonté d’une double rangée de rubis qui semblaient n’être là que pour donner tout son éclat à une splendide émeraude. Marion sourit. Mais d’un accent d’indomptable décision, elle murmura :

"Je veux autre chose que des présents, moi ! Allons, messieurs, Marion, la belle Marion sera au plus offrant et dernier enchérisseur. Annette, il n’y a plus rien ?

— J’ai vu un laquais monter l’escalier, madame. Je vais voir."

"Capestang viendra-t-il ? songea Marion. Aura-t-il trouvé Cinq-Mars ?"

La soubrette, qui était sortie, rentra à ce moment en disant :

"De la part de M. le duc de Richelieu."

Marion, qui, de nouveau, se dirigeait vers la fenêtre, se retourna en tressaillant et en pâlissant. Cette fois, Annette déposait sur la table une simple jardinière en osier contenant des fleurs, une douzaine de roses d’un rouge sanglant. Seulement, il y avait une goutte de rosée sur chaque fleur. Marion s’approcha, toute frémissante, et alors elle s’aperçut que les fleurs étaient artificielles et que chaque goutte de rosée était un diamant. Marion Delorme, longuement, contempla l’opulente corbeille et, répondant sans doute aux pensées qui l’agitaient elle toucha les roses rouges et les diamants et, toute pâle, murmura :

"Des larmes sur du sang !"

Puis, pour la troisième fois, elle marcha vers la fenêtre fermée. Elle souleva le rideau et regarda dans la rue. Sur l’autre bord de rue, en face la fenêtre, un homme était arrêté. Les passants le considéraient avec curiosité, quelques-uns avec terreur ; des femmes qui passaient, les unes détournaient la tête, d’autres hâtaient le pas en esquissant un signe de croix. Les premiers murmuraient :

"C’est le Nubien de M. le maréchal d’Ancre.

— C’est l’âme damnée du démon", murmuraient les secondes.

Cet homme, en effet, c’était le noir que nous avons entrevu dans le logis de la rue Casset. C’était Belphégor. Sans se soucier des regards curieux ou terrifiés, il était là, immobile, ses yeux blancs levés vers les fenêtres de l’hôtellerie. Parfois, un frisson l’agitait. Parfois un soupir gonflait sa tunique. Il était en extase. Un camion l’eût écrasé sans qu’il eût fait un pas pour se garer : il avait vu remuer le rideau ! Marion Delorme vit le Nubien. Une flamme de raillerie attendrie pétilla dans ses yeux.

"Pauvre garçon, dit-elle tout bas. Toujours à son poste, dans l’espoir qu’il verra s’agiter les rideaux de cette fenêtre. Depuis qu’il m’a vue à l’hôtel de son maître, aujourd’hui comme hier, hier comme les jours précédents, il vient, et il ne bouge plus jusqu’à ce que je lui aie fait l’aumône d’un regard… Oh ! mais je ne puis donc faire un pas sans voir se lever un amour ! Pauvre garçon ! comme il m’aime ! Les autres me donnent des perles et des diamants. Celui-ci, si je veux, s’arrachera le cœur pour me l’offrir tout pantelant dans sa main noire. Voyons, je puis bien lui donner un sourire, un rayon de bonheur !"

Elle souleva complètement le rideau et elle laissa tomber sur Belphégor son regard et son sourire à la fois. Le Nubien demeura pétrifié, comme s’il eût vu le ciel s’ouvrir. Ses lèvres devinrent d’une couleur cendrée. Un frémissement de délice l’agita des pieds à la tête... L’enchanteresse vision avait disparu depuis longtemps qu’il était toujours là. Au moment où Marion Delorme laissait retomber le rideau Annette reparaissant dans la chambre, annonçait :

"M. le marquis de Cinq-Mars !..."

Marion Delorme tressaillit. Une étrange pâleur s’étendit sur son visage, puis une expression de fermeté… un regard de défi fut jeté sur la corbeille de roses. Elle s’assit. Cinq-Mars entra, marcha droit à elle, s’inclina comme s’il se fût incliné devant la reine de France, et :

"Madame, dit-il d’une voix tremblante, chassé loin de vous par vos rigueurs, je m’étais juré de ne jamais vous revoir ; et je ne fusse jamais revenu si je n’avais appris cette nuit que vous êtes en péril : me voici, madame.

— Qui vous a appris que j’eusse besoin d’un dévouement aveugle ? demanda Marion d’une voix ferme, sans inutile coquetterie.

— M. le chevalier de Capestang, dit Cinq-Mars avec effort.

— Et vous êtes décidé...

— À vous offrir ma vie, madame.

— C’est bien !" dit Marion avec le même accent de fermeté.

Ces quelques mots s’étaient échangés avec la rapidité de cliquetis de deux épées qui se tâtent au moment d’engager la lutte. Il y eut un instant de silence. Le marquis tremblait. Marion était pensive. Peut-être sondait-elle sa destinée. Sans doute, elle eut cette hésitation suprême qu’eut César avant de franchir le Rubicon. Elle reprit tout à coup :

"Marquis, faites bien attention à ce que je vous demande : m’aimez-vous ?"

Cinq-Mars eut un regard étonné. Puis il ramena ce regard sur les présents étalés sur la table, et répondit amèrement :

"Je ne suis pas le seul à vous aimer, madame. Ce peigne, ce magnifique joyau...

— Annette ! interrompit Marion avec une sorte de violence. (La soubrette parut.) Est-ce que le laquais de M. de Montereau est toujours là ? (La soubrette fit signe que oui.) Il attend ma réponse, n’est-ce pas ? La voici ! (Elle ferma l’écrin et le tendit à Annette.) Faites dire à M. le comte de Montereau que Marion Delorme se coiffe sans peigne. Allez, ma fille... (La soubrette sortit.) Maintenant, monsieur le marquis, voulez-vous me répondre ? M’aimez-vous ?

— Madame, dit Cinq-Mars, vous savez bien que je vous adore, que mon cœur...

— Des banalités, interrompit encore Marion. Je vois ce qui vous offusque. Annette ! Le laquais de M. de Rohan est là, n’est-ce pas ? Il attend ma réponse ? La voici. (Elle remit à la soubrette le collier de perles d’une valeur de vingt mille livres au moins.) Faites dire à M. le duc de Rohan qu’un collier ressemble trop à une chaîne, et que Marion Delorme ne veut point porter de chaîne. (Puis la soubrette étant sortie :) Marquis, je vous jure que ma question est sérieuse. M’aimez-vous ? Prenez garde ! De votre réponse dépendra la réponse que je dois faire au dernier des trois laquais que vous avez vu dans mon antichambre.

— Qui a envoyé cette corbeille de fleurs ? demanda Cinq-Mars hors de lui, incapable de se contenir.

— M. l’évêque de Luçon, dit froidement Marion. Vous voyez que je réponds, moi !

— Richelieu ! gronda sourdement Cinq-Mars."

Marion sourit :

"Oui, dit-elle, Richelieu ! Richelieu à qui vous-même avez consenti à me présenter.

— Oui, cruelle Marion, éclata Cinq-Mars. Je sais que vous faites un jeu de ce triste cœur qui ne bat que pour vous. Vous me demandez si je vous aime. A mon tour, je vous demande : quel est ce danger dont seul je puis vous tirer ? Dites-le-moi, Marion ! Et vous verrez alors si je vous aime."

Marion Delorme baissa la tête. Une sourde émotion soulevait son sein. Peut-être luttait-elle contre une dernière hésitation.

"Ce danger, le voici, dit-elle enfin. Il ne me menace pas seule. Il est également suspendu sur la tête de celui que j’aimerai. Mais d’abord, écoutez marquis. Vous me ferez l’honneur, j’espère, de ne voir en moi ni une sotte, ni une prude. Je suis venue à Paris pour briller, triompher, régner de par le droit de ma beauté comme Anne l’Autrichienne règne en France de par droit de naissance. J’estime à cent mille livres par an l’existence que je veux mener – pour commencer. Ces cent mille livres, me les assurez-vous ?

— J’ai trois cent mille livres de rente, dit Cinq-Mars. J’en aurai le double à la mort de mon père. Voulez-vous que je vous souscrive les cent mille livres annuelles dont vous avez besoin ? ajouta-t-il en toute sincérité." (Et cent mille livres, c’était alors la grosse somme.)

Marion le foudroya d’un regard. Mais elle ne voulut pas faire dévier cet entretien qui par certains côtés touchait à l’infamie, et par d’autres au tragique.

"Votre parole me suffit, dit-elle froidement. Je ne compte pas, bien entendu, qu’il me faut maison montée, chevaux, carrosses, laquais, et que je prétends recevoir dans mes salons ce que Paris compte de grands seigneurs et de grands artistes. Je veux voir Paris à mes pieds.

— Je mettrai Paris à vos pieds, dit Cinq-Mars avec exaltation. J’y mettrais le royaume, si je pouvais !

— Bien, dit Marion avec le geste d’une impératrice recevant l’hommage d’un ambassadeur. Maintenant, je vais vous répéter ma question : m’aimez vous ? Car tout ce que vous venez de dire prouve seulement que vous me désirez. Il y a dix grands seigneurs dans Paris qui m’eussent fait les mêmes réponses. Mais je ne vois que vous et le chevalier de Capestang (le marquis frissonna de rage) à qui je puisse vraiment poser cette question terrible qui luit en ce moment dans ma vie comme luit la hache du bourreau sur la tête d’un condamné. J’écarte Capestang ; il est pauvre, et moi je ne veux pas être pauvre. Je hais l’argent, marquis. Mais puisque tout monde se monnaye, et que je veux vivre dans l’opulence qui me convient je suis forcée d’écarter de moi quiconque est sans argent. Reste donc vous. Et avant que vous ne me répondiez, connaissez le danger. Il y a dans Paris un homme qui est une force, une puissance et qui, demain, étonnera le monde. J’ai pensé d’abord à m’attacher à cet homme. Mais il me fait peur. Et je sens que la peur qu’il m’inspire va devenir de la haine. Cet homme, marquis, m’a fait offrir deux cent mille livres annuelles ; il m’a un jour parlé lui-même ; il m’a montré ce que vous regrettiez tout à l’heure de ne pouvoir m’offrir : un royaume à mes pieds ! J’ai refusé, ou du moins, j’ai éludé ma réponse. Alors cet homme s’est penché sur moi. Et voici ce qu’il m’a dit : « Que tu ne m’aimes pas, soit ! Mais tu n’aimeras personne. Dès cet instant, je te surveille. Malheur à toi, si tu aimes, toi qui ne veux pas m’aimer ! Pour toi, la Bastille, c’est-à-dire la tombe des morts, car tu y mourras heure par heure, je t’y verserai la mort goutte à goutte. Pour toi, donc, la tombe où tu entreras vivante ; et pour celui que tu aimeras, le gibet ou la hache ! »"

Marion Delorme se leva. Elle était pâle, mais ferme. Cinq-Mars frissonnait de tout son corps. Une sorte de vertige s’emparait de lui. Ses yeux perdus au loin vers les horizons mystérieux de l’avenir entrevoyaient peut-être l’échafaud. Et Marion, avec une gravité terrible, à ce moment, se penchait sur lui, et répétait :

"Maintenant... oh ! maintenant, vous pouvez répondre à ma question ! Car vous savez, je vois dans vos yeux que vous savez que l’archange prêt à étendre sur notre amour ses ailes funèbres, s’appelle Richelieu, évêque de Luçon !

— Voici ma réponse !" dit Cinq-Mars en se levant à son tour.

Il alla à la porte qu’il ouvrit, il fit signe à un homme qui était là dans l’antichambre. C’était un laquais vêtu de noir, sans livrée qu’on pût reconnaître. Il lui fit signe d’approcher. Le laquais vint à l’ordre. Cinq-Mars saisit sur la table la corbeille de fleurs rouges diamantées de rosée.

"Tu es à M. de Luçon ? demanda-t-il d’une voix brève, rauque, menaçante.

— Oui, monsieur", dit froidement le valet.

Marion, les yeux fixés sur le marquis, palpitait. Cinq-Mars plaça la corbeille de fleurs dans les bras du laquais et à son tour ayant fixé son regard sur Marion, il prononça :

"Va dire à M. de Richelieu que moi, Henri de Ruzé d’Effiat, marquis de Cinq-Mars, je le défie de mettre à exécution la menace qu’il a faite contre moi et ma maîtresse, Mlle Marion Delorme ici présente. Et afin qu’il n’en ignore, de mon autorité privée, comme tu peux voir, je lui renvoie le présent qu’il a osé faire parvenir ici.

— Du sang et des larmes !" répéta en elle-même Marion qui fut secouée d’un long frisson.

Cinq-Mars revint à Marion, après avoir fermé la porte. Il s’agenouilla et dit :

"Est-ce ainsi que tu veux être aimée ?"

Marion le releva, l’enlaça de ses deux bras, ferma les yeux, colla sa bouche à ses lèvres, et répondit :

"Je t’aime et suis à toi."

Et comme Cinq-Mars enivré, chancelant, éperdu de passion, sentait son cœur grelotter et tout son être se fondre sous l’ardente douceur de cette caresse voluptueuse, brusquement, par une de ces sautes d’âme aussi inexplicables que les sautes des vents d’ouragan, Cinq-Mars se mit à songer à Giselle ! Nettement, l’image de Giselle s’évoqua en lui ! Et alors une angoisse de terreur l’étreignit à la gorge. Car Giselle, c’était la fiancée à qui il était lié par un solennel et dramatique serment. Car Giselle, c’était la fille du duc d’Angoulême à qui il était à jamais rivé par les chaînes d’une complicité au bout de laquelle se dressait l’échafaud ! Giselle ou Marion ! il fallait choisir ! choisir tout de suite ! Car ce jour même dans une heure, à ce moment même, Cinq-Mars était attendu rue des Barrés pour signer son mariage !