XXV. Le tripot de la rue des Ursins
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Les victuailles amassées par le génie de Cogolin durèrent huit jours, pendant lesquelles le chevalier de Capestang nourrit son corps de plantureux dîners et son esprit de réflexions amères.

"Tout cela parce que j’ai rencontré Giselle ! finissait-il par dire."

Alors, il s’invectivait, il se jurait d’arracher cet impossible amour de son cœur, de ne plus penser à elle, et, quand il s’était fait ce serment, il sautait sur Fend-l’Air et d’un temps de galop courait à Meudon, dans l’espoir de la revoir, ou bien rue Dauphine, ou bien rue des Barrés, où Cogolin lui avait montré la maison devant laquelle s’était arrêté le carrosse. À Meudon, un matin, il s’enhardit à pénétrer dans le mystérieux château enchanté : il était désert. La jolie fée elle-même avait disparu. Une nuit, il pénétra dans l’hôtel d’Angoulême, mais là aussi, c’était la solitude. Quant à la maison de la rue des Barrés, jamais il n’en vit s’entrouvrir la porte ou les fenêtres.

Le chevalier sentait une sorte de folie l’envahir. Il traversait Paris en plein jour, sans prendre la moindre précaution ; il rêvait de se laisser arrêter ou tuer ; mais il paraît que son heure n’était pas venue ! Cette existence dura une douzaine de jours. Un soir, désespéré, abattu, il était assis sur le bord de son lit, un sourire d’amertume crispait ses lèvres qui semblaient faites seulement pour les cris héroïques, de grosses larmes gonflaient ses yeux qui étaient fait pour étinceler dans la bataille, et ses bras retombaient, désespérés, oublieux des grands gestes épiques. Il murmura :

"Autant mourir. Je ne la verrai plus. Et quand même je la reverrais ! Ce serait pour assister au triomphe de Cinq-Mars, son fiancé ? Non, autant mourir. C’est fini !"

A ce moment, une voix caverneuse et lugubre, près de lui, reprit en écho :

"C’est fini ! oui, monsieur. Nous avons vidé hier notre dernier flacon. Vous dévorâtes il y a trois jours le dernier restant de la cuisse de cochon – du dernier jambon, comme s’exprime maître Lureau. Et en ce moment, monsieur, voici notre dernière muse. Mourir ! vous l’avez dit. Nous allons mourir de faim et de soif."

Et Cogolin déposa sur la table la dernière des pistoles que lui avait remises l’aubergiste.

"Tais-toi, dit Capestang, tu me fends le cœur, tu me romps la tête. Qu’importe de mourir de ceci ou de cela ? de faim ou d’amour ? Cela revient toujours au même, va, mon pauvre Cogolin.

— Mais, monsieur le chevalier, je ne suis pas amoureux, moi !

— Eh bien, va donc commander notre dernier dîner, puisqu’il te reste une pistole. Au fait, je me sens un furieux appétit, et puis, qui sait ? Eh bien, va donc ! reprit le chevalier avec impatience, en voyant que Cogolin ne bougeait pas.

— Monsieur, dit celui-ci, si nous dépensons aujourd’hui notre dernière pistole, comment vivrons-nous demain ? Si monsieur le chevalier veut bien m’y autoriser, je lui indiquerai une honnête maison fréquentée par tout ce que Paris compte de gentilshommes avides d’argent. On entre pauvre, on sort riche. À moins qu’entré riche on ne sorte ruiné, mais ce dernier cas n’est pas à craindre pour vous qui n’aurez qu’une pistole à risquer.

— Un tripot ! s’écria le chevalier. Pardieu, c’est le ciel qui t’inspire ! Donne la pistole. Où est-il, ton tripot ?

— Dans la Cité, monsieur. Rue des Ursins. Vous ne pourrez vous tromper, car vous verrez à la porte force carrosses et valets, vous verrez des gens s’en aller les poches gonflées, vous en verrez d’autres se diriger vers la Seine qui coule à deux pas, afin de noyer leur chagrin dans..."

Capestang était déjà loin, et courait vers la rue des Ursins. Au milieu était une maison de jeu. On jouait alors un peu partout. Entrait qui voulait pourvu qu’on fût de bonne mine et d’accorte apparence. Le chevalier monta au premier, traversa une antichambre pleine de valets chamarré l’un d’eux pour la forme, lui demanda son nom qu’il annonça en ouvrant une porte ; le bruit du nom se perdit dans une rumeur qui sortit comme une âpre bouffée de convoitise ; le chevalier passa cette porte, et se trouva un vaste salon, somptueusement meublé, où une cinquantaine de personnes femmes ou hommes, grands seigneurs ou cadets se pressaient autour d’une singulière machine<ref>Cette machine consistait en une sorte de billard creusé de soixante-dix trous. Chaque trou formait un godet d’ivoire au fond duquel était gravé un chiffre – de 1 à 70 – mais ces divers chiffres étaient soigneusement mêlés: le 9 se trouvait entre le 15 et le 58: le 18 voisinait avec le 3 et le 27; ainsi de suite. Devant la tenancière, sur une petite table, étaient placés : 1° un plateau d’argent, 2° une urne, également d’argent. Cette urne contenait soixante-dix billes d’ivoire sur chacune desquelles était gravé en rouge un chiffre : de 1 à 70. Le joueur s’approchait de la table, déposait une pistole dans le plateau, puis plongeait sa main dans l’urne et en retirait une bille qu’il gardait. Lorsqu’il n’y avait plus de billes dans l’urne, il y avait donc soixante dix pistoles dans le plateau: le jeu était fait. La tenancière se levait alors, et sur le billard lançait fortement une boule d’ivoire qui courait d’une bande à l’autre, allait, venait, franchissait les trous, et finalement, sa force étant épuisée, tombait dans l’un des godets. Le joueur dont la bille portait le chiffre inscrit dans le godet avait gagné : la tenancière lui remettait soixante et une pistoles – et gardait les neuf autres. Il en résultait que, si un joueur pouvait avec une seule pistole en gagner soixante, la tenancière était sûre d’en gagner neuf à chaque partie sans avoir rien risqué. (Note de l'auteur)</ref> près de laquelle était assise une dame toute souriante : c’était la maîtresse de céans.

Le chevalier s’approcha de la jolie maîtresse de maison, et fit ce qu’il venait de voir faire à un joueur : il tira d’une urne d’argent une bille d’ivoire et déposa, non sans un serrement de cœur, sa pistole, sa dernière et unique pistole dans un plateau.

Puis il attendit en se promenant à travers le salon. Il regarda sa bille, elle portait le numéro dix-sept.

Il attendit une demi-heure, s’absorbant déjà dans quelque rêverie à la poursuite de Giselle, lorsqu’un mouvement se fit dans le salon ; tout le monde se porta vers le billard : la tenancière lança la boule, qui bondit sur le billard et, au bout de quelques tours et détours, tomba dans l’un des godets.

"Messieurs, dit la tenancière, vous pouvez voir que le numéro dix-sept a gagné.

— Corbacque ! fit le chevalier émerveillé, comment n’ai-je pas songé plus tôt à ce moyen de faire fortune ?"

Autour de lui éclatait cette rumeur qui suivait chaque partie, un murmure d’envie, des cris de rage ou de désespoir.

"Le dix-sept ! gémissait un officier des gardes. Je l’ai joué trois fois de suite sans gagner, et je viens de le quitter ! Ah, la peste du dix-sept ! Ah, rufian de dix-sept !

— Monsieur, de grâce, supplia une voix féminine, ne reprenez pas le dix-sept. Laissez-le-moi !"

En effet, le joueur qui venait de gagner avait le droit de garder sa ou ses billes pour la partie suivante.

"Volontiers, madame", dit Capestang, qui déposa sa bille sur le plateau.

La femme s’en empara avidement et paya une pistole, tandis que Capestang comptait ses soixante pièces d’or. Les billes furent remises dans l’urne. Le silence se rétablit. Il n’y eut plus que le murmure des conversations. À ce moment, deux joueurs échangeaient quelques mots à voix basse en examinant le chevalier. Puis l’un d’eux sortit précipitamment ; l’autre alla s’asseoir près d’une jeune fille remarquablement jolie qui, de son côté, essayait en vain d’attirer l’attention de Capestang : il plongea de nouveau sa main dans l’urne, et en tirait une nouvelle bille : elle portait le numéro vingt-cinq. La jolie fille qui manœuvrait pour être vue de Capestang, c’était Marion Delorme !

Une longue demi-heure s’écoula encore. Enfin, la dernière bille de l’urne disparut ; un grand silence ; un reflux de joueurs vers le billard : des yeux flamboyants qui se braquent sur la boule, laquelle, sans souci de tant d’angoisse, va, court, revient, saute ; et enfin, la voix de la tenancière qui proclame :

"Messieurs, vous pouvez voir que le numéro vingt-cinq a gagné !"

Cette fois, Capestang pâlit. Cette chance répétée lui faisait peur. Vite remis de sa stupeur, le chevalier empocha les soixante nouvelles pistoles qu’il venait de gagner.

"Ma foi, dit-il en riant, il n’y a aucune raison pour que ma bille ne me favorise pas une troisième fois."

Et il reprit une bille. Cette fois, elle portait le numéro trois.

"Mais, monsieur, vous m’excédez ! fit près de lui une voix qui le fit tressaillir. Laissez-moi, je vous prie. Vos hommages ressemblent trop à une insulte !"

Capestang se retourna vivement. Il reconnut Marion Delorme et salua gracieusement. Il reconnut M. de Louvignac et salua d’un tel air d’insolence que le spadassin pâlit de fureur.

"Chevalier, dit Marion Delorme, toute frémissante et plus jolie encore de sa colère, votre main pour me conduire à mon carrosse et me débarrasser de monsieur !

— Ne craignez rien, madame, dit Capestang ; maintenant qu’il a un homme devant lui, monsieur va devenir doux comme un agneau : Pulcinello devant le Capitan.

— Parce que monsieur m’a vue deux ou trois fois à l’hôtel d’Ancre, il se croit obligé de m’aimer, il se croit le droit de me le dire, et n’admet pas que je refuse de l’entendre...

— À l’hôtel d’Ancre, madame ! Et que diable aussi vous risquez-vous dans cet antre d’égorgeurs !"

Louvignac, livide, fit un pas vers Capestang. Un grand silence se fit autour d’eux. Quelques gentilshommes, qui avaient entendu les derniers mots de Capestang, et ne concevaient pas qu’un homme fût assez fou pour risquer de telles paroles contre Concini, gagnèrent tout doucement la porte, de peur d’être compromis. Capestang fit une courbette comme en faisaient les mimes de la Comédie-Italienne et dit :

"Allons, Pulcinello, plains-toi au Capitan !

— Monsieur, bredouilla Louvignac, ivre de rage, vous convient-il de venir me répéter ces paroles ailleurs que dans ce salon ?

— Partout où vous voudrez, monsieur, répondit Capestang avec une froideur terrible – excepté dans certaine salle de l’hôtel Concini où l’on se met à huit pour assassiner..."

Un murmure d’épouvante parcourut les rangs des joueurs. Mais à ce moment, la tenancière, peut-être pour faire diversion, annonça d’une voix stridente qu’elle allait lancer la boule. Et les joueurs coururent au billard. Louvignac avait eu un sourire sinistre.

"Monsieur, dit-il, je vous attends au Pont-au-Change. Là, je serai tout porté pour jeter votre carcasse aux poissons quand je vous aurai embroché.

— Au Pont-au-Change. Soit. J’y serai dans une demi-heure. Là, je serai tout porté pour vous lessiver dans la Seine, car vous avez encore de mon sang à la face."

Malgré lui, Louvignac porta la main à son front. Capestang éclata de rire. Le spadassin se dirigea vers la porte. À ce moment, la tenancière criait :

"Messieurs, vous pouvez voir que le numéro trois a gagné !

— C’est monsieur qui gagne pour la troisième fois !"

Il y eut un déchaînement d’applaudissements, de félicitations et de grincements de rage autour de Capestang.

Le chevalier empocha : cela lui faisait cent quatre-vingts pistoles gagnées avec la dernière des pièces que le reconnaissant Lureau avait glissées à Cogolin !

"Ah çà ! murmura-t-il, que me chantait donc Cogolin, que la rue de Ursins touche à la Seine ? Il a voulu dire le Pactole !"

Alors il se tourna vers Marion qui, toute tremblante, avait assisté à cette scène.

"Vous n’irez pas, dites ? supplia-t-elle.

— Où cela ? Au Pont-au-Change ? J’irai d’autant mieux, madame, que, si je trouve une boutique de changeur encore ouverte, je serai enchanté de changer toute cette pistolade pour des doublons. Corbacque ! je n’ai jamais vu dans mes poches un pareil flot d’or !

— Oh ! vous allez vous faire tuer ! tuer pour moi !

— Et quand cela serait ? dit Capestang avec cette suprême galanterie qui fait frissonner le cœur des femmes. Il me semble bien, madame, que vous méritez qu’on meure un peu pour vous. Mais ne craignez rien. Je ne serai pas tué.

— Mais vous ne savez donc pas que cet homme c’est Louvignac ? Mais malheureux chevalier, vous ne savez donc pas que tout à l’heure, ici même, Louvignac parlait de vous avec M. de Bazorges ?

— Bon ! Qu’est-ce que Bazorges ?

— Un des ordinaires du maréchal d’Ancre. Je les ai entendus. Ils se donnaient rendez-vous au Pont-au-Change. C’est un guet-apens, chevalier !

— S’ils ne sont que deux, ma chère, tout ira bien ; je mettrai les bouchées doubles, voilà tout. Mais je suis honteux de vous laisser m’entretenir de pareilles misères. Parlons un peu de vous. Vous au tripot ! Auriez-vous besoin d’or ? J’ai dix-huit cents livres qui, de ma poche, se trouveront fort honorées de passer dans la vôtre. Pardonnez-moi mon offre, Marion, si elle vous offense, ajouta le chevalier avec un accent de douceur étrange et charmante."

Marion Delorme, d’un geste aussi doux que l’avait été la voix de Capestang, repoussa la main pleine de pistoles qui était tendue.

"Chevalier, dit-elle avec une sorte de mélancolie exquise, et en même temps une hardiesse de paroles stupéfiante, moi qui suis venue faire fortune avec la beauté de mon corps, moi qui suis venue à Paris pour me vendre le plus cher possible, laissez-moi le bon, l’heureux souvenir de m’être donnée une fois pour rien... oh ! pardon : pour le bonheur de me donner. Pourquoi je suis ici ? Parce que j’ai besoin de connaître Paris. Hier, au sermon de Notre-Dame, ce soir au tripot, demain ailleurs, je veux tout voir, tout entendre. Et j’ai déjà vu beaucoup, j’ai entendu... oh ! j’ai entendu... tenez, chevalier, prenez garde... non ; je ne puis parler ici ; venez me voir demain.

— À l’hôtellerie des Trois-Monarques ? fit le chevalier étonné du tremblement convulsif qui agita Marion.

— Oui. J’y suis encore, en attendant mieux. Je vous dirai ce que j’ai entendu, ajouta-t-elle en frissonnant. Mais vous, de votre côté, vous me direz ce qu’est devenu ce jeune homme qui vous chercha querelle sur les bords de la Bièvre. Il faut absolument que je lui parle.

— Le marquis de Cinq-Mars !" s’exclama Capestang d’une voix rauque, en même temps qu’une sourde douleur le poignait au cœur.

Le marquis de Cinq-Mars ! Le fiancé de Giselle !

"Oui : Cinq-Mars, reprenait Marion Delorme. Si vous ne savez pas où il est, cherchez-le, dites-lui que je l’attends."

Et tout bas, elle ajouta :

"Il me le faut. Lui seul peut me sauver d’un danger qui me menace.

— Lui seul ? fit Capestang en fronçant les sourcils. Et moi ?

— Lui seul vous dis-je ! Me promettez-vous de me l’envoyer ?

— Marion, murmura Capestang d’une voix assombrie, vous ne pouvez comprendre combien il peut m’être dur de me trouver en présence de cet homme et de lui parler. Mais puisque seul il peut vous sauver d’un danger que j’ignore, je le chercherai, je le trouverai, je lui dirai que vous l’attendez : vous avez ma parole."

Il lui avait offert la main et il la conduisait maintenant vers l’antichambre. Ils commencèrent à descendre l’escalier. Elle continuait à frissonner, et parfois levait sur le chevalier un regard chargé d’un mystérieux effroi.

"Vous viendrez chez moi demain, n’est-ce pas ? reprit-elle. Il le faut. Il faut que vous sachiez... car si une chose m’a étonnée ce soir, chevalier, c’est de vous voir vivant encore ! Je vous dirai, je vous expliquerai. Mais, dès maintenant, dès cet instant, prenez garde… Oh ! prenez garde..."

Elle se pencha vers lui et, dans un souffle :

"Prends garde à l’évêque ! au duc de Richelieu !"

Et Marion s’élança dans son carrosse où, mystérieuse et légère, elle disparut. A ce moment, un homme qui, penché sur la rampe, les avait regardés descendre, les avait suivis d’un œil avide et sournois, descendit à son tour lentement. Cet homme, c’était Laffemas.


Notes :