Éditions Édouard Garand (p. 21-22).

II


Aramèle, tout en voyageant vers l’est, n’atteignait pas la France ; il l’avait retrouvée dans ces campagnes admirables échelonnées sur les deux rives du Saint-Laurent. Durant tout l’été il alla de plaine en plaine, de champ en champ, de village en village. Il ne recherchait plus la France. À quoi bon ?… elle était là ! Oui, sur ces deux rives c’étaient des champs français, des villages de France, des populations qui ne parlaient d’autre langue que la sienne et qui vivaient comme on vivait en France. Et pas un village, pas un bourg, pas un hameau où il ne découvrit le drapeau de la France, ce beau drapeau toujours fier ! Et le drapeau anglais ?… Il eut beau regarder, chercher, fouiller, il ne le vit pas !

La France… oui, Aramèle l’avait retrouvée sans traverser les mers immenses, il avait marché sur son sol d’un pied ardent, il en avait contemplé le ciel pur ! Non… il n’était plus en pays conquis, il était en pays français ! Hors les murs de la cité de Québec, c’était encore le prolongement de la France jusqu’au golfe, jusqu’à l’océan ! Les Anglais avaient conquis une ville, ils n’avaient pas pris un pays, ils n’avaient pas conquis une population toute française ! Québec était aux Anglais, mais pas la Nouvelle-France ! Car elle était toujours là cette Nouvelle-France, bien vivante, majestueuse, noble… Ah ! il l’avait bien reconnue…

Et il la reconnaissait davantage, lorsque des lois arbitraires, émanées de Québec par le gouvernement nouveau, venaient soulever l’esprit de ces grands paysans qui avaient été soldats. On enlevait les lois établies sous l’ancien régime, on imposait des lois contraires au caractère du peuple, on violait de plus en plus chaque jour la lettre et l’esprit des capitulations et des traités. Et le pouvoir qui légiférait ainsi sur une population française n’était fait que d’Anglais… pas un Français ! pas un Canadien ! Ah non ! cela ne marcherait pas ainsi ! La Nouvelle-France ne souffrirait pas ces outrages et ces violences ! Pas de tyrannie !…

Aramèle avait entendu des murmures, des plaintes, des menaces ; il avait vu des gestes de colère s’ébaucher ; il avait saisi des grondements sourds parmi ce peuple qui, fatigué des guerres, ne demandait plus que la paix en ses champs et en son foyer. Le sang commençait à bouillonner… il fermentait comme des laves aux entrailles d’un mont sicilien. Des représentants furent envoyés auprès de Murray, auprès du roi d’Angleterre. S’il était convenu qu’Albion régnât sur cette terre française, il devait être entendu de suite que cette terre ne fût pas traitée comme une terre d’esclaves.

Devant cette ébullition, qui était une ébullition de son propre sang, Aramèle avait frémi.

Souvent il avait clamé :

— Hé ! mais, en ce pays on est chez soi, on est en sa France ! Si les Anglais ont Québec, ils n’ont pas tout le pays ! Pas vrai, amis Canadiens ?…

Cette boutade avait été vivement acclamée.

— Ensuite, ajoutait-il, on pourrait bien leur reprendre ce Québec dont ils se rendent décidément trop jaloux ! Que faudrait-il au juste pour reprendre notre bien ?… quelques bons bras, quelques cœurs vaillants, quelques bonnes épées… comme celle-ci !

D’un geste digne le capitaine frappait la poignée de sa rapière, et chaque fois le son métallique qui s’en échappait le faisait frissonner d’ivresse belliqueuse.

Pour un peu, Aramèle, à la tête de quelques ardents, se fût jeté contre la cité conquise, contre l’étranger ; il ne vivait plus qu’avec cette pensée : reconquérir à tout prix la Nouvelle-France ! S’il eût obéi à l’impétuosité de son tempérament, il aurait soulevé d’un mot, d’un geste, toute cette population qui déjà demandait un chef, qui demandait des armes !

Des armes… ce n’était pas facile ! Pourtant, beaucoup pensaient qu’il y avait moyen de s’en procurer !

Oui… mais une voix sage et autoritaire dominait les rumeurs séditieuses, soumettait les révoltes naissantes, prêchait l’obéissance et la soumission, elle donnait l’espérance : c’était la voix de l’Église !

Alors, le peuple refoulait ses colères, il ravalait ses menaces…

La voix disait :

— Espérez encore… la France reviendra peut-être !

La France… Mais Aramèle savait qu’elle était revenue… ou du moins il savait qu’elle n’était jamais partie !

Seulement, là-bas, dans la cité conquise qu’il avait quittée, peut-être ne restait-il plus de Français, et il fallait qu’au moins reste un Français… il retournerait à Québec !

Mais on l’en avait chassé !

Bah ! est-ce qu’on peut chasser un Français de sa France qu’il aime et qu’il sert ?

Allons donc ! il faudra voir !

Et le capitaine reprit le chemin de la cité par la rive sud. Il passa au travers de riches moissons, toutes dorées, très abondantes. Et, un soir, au commencement du mois de septembre, Aramèle poussa doucement la porte de son logis en la basse-ville.

Tout, en la ville basse comme en la ville haute, était désert et silencieux.

Il était tard, passé minuit !

Un batelier de hasard l’avait traversé d’une rive à l’autre au clair de lune. Aramèle avait préféré entrer chez lui en pleine nuit, pour ne pas créer une sensation qui n’aurait pas manqué de se produire s’il était arrivé en plein jour au vu et su de tous les habitants de la ville.

Non… il valait mieux rentrer bien paisiblement, comme si de rien n’était.

Il alluma une bougie… il chancela d’étourdissement en constatant que son logis avait été envahi, pillé, dévasté…

On avait enlevé toutes ses armes : fleurets, épées, rapières… On avait brisé les masques, les plastrons, les meubles, dont les débris gisaient sur le parquet. On avait cassé en mille miettes le crucifix de plâtre, on avait lacéré les murs, on avait cassé les vitres des fenêtres… Quels barbares !…

Aramèle eut envie de pleurer…

Ah ! non, là dans ce Québec encore tout meurtri du terrible combat qu’il avait soutenu contre l’envahisseur en 1759, Aramèle sentit qu’il n’était plus en France !

Et, pourtant…