Éditions Édouard Garand (p. 13-16).

V


La sommation adressée au capitaine Aramèle avait vite été ébruitée et répandue par la cité, elle avait en même temps causé de la stupeur et du chagrin. Aramèle était fort estimé, non seulement des citoyens français de la ville, mais aussi d’un grand nombre d’Anglais. Dès l’après-midi, une délégation était allée prier Murray de revenir sur sa décision. Le gouverneur avait renvoyé la délégation avec ces paroles :

— C’est l’unique rebelle en la cité, il doit se soumettre ou partir !

Seulement, Murray n’avait pas dit qu’il obéissait en cela beaucoup plus à certains personnages de sa maison, ennemis de la race française du Canada, qu’à sa propre volonté.

Vers le milieu de l’après-midi Aramèle reçut la visite du sieur DesSerres et de son fils Léon, jeune homme de vingt-deux ans, joli garçon, à la mine fière et brave. Peu après le batelier, Noël Lebrand, survenait avec sa fille Thérèse.

C’était la deuxième fois seulement que Thérèse et Léon se rencontraient, et dès leur première rencontre ils avaient paru fort s’estimer tous deux.

L’ancien fonctionnaire et le batelier étaient venus chez le capitaine pour le supplier de se soumettre à la loi anglaise, et d’éviter l’expulsion.

Pendant que les trois hommes s’entretenaient de ce sujet, Léon et Thérèse s’étaient retirés à l’écart pour causer, tous deux, d’un sujet fort probablement tout autre. Léon parlait, et Thérèse paraissait avoir un vrai plaisir à l’écouter. Mais laissons ces enfants à leurs rêves d’avenir et revenons à ces trois hommes qui avaient à soutenir les luttes du présent.

— Mon cher ami, disait M. DesSerres au capitaine, il est de votre plus grand intérêt d’obéir aux ordres donnés. Cet intérêt ne vous est pas uniquement particulier, il concerne tout ce pays et la population qui l’habite, il concerne même, en une certaine mesure, notre ancienne patrie la France. Si, aujourd’hui, nous n’avons pas le pouvoir de reconquérir ce pays par les armes, entreprenons cette conquête par la soumission, la patience et l’espoir. Je connais le général Murray, ce n’est pas un ennemi de notre race : autant que possible il essaiera de nous rendre moins lourde la domination de son pays.

— Ah ! monsieur, s’écria Aramèle, quand vous parlez du général Murray, vous parlez d’un soldat, et comme tel je l’estime. Je suis même porté à penser qu’il est très sympathique à notre population. Mais il a autour de lui un clan affreux, un clan qui gouverne, un clan que nous devons non seulement redouter, mais combattre.

— Justement, répliqua M. DesSerres. Mais pour combattre ce clan avec efficacité il importe de ne pas nous montrer trop agressifs et de feindre tout au moins la soumission.

— Feindre, c’est déjà s’avouer battu ! dit rudement le capitaine.

— Non, Aramèle : feindre, c’est ruser, et c’est pour nous l’unique politique à suivre.

— Soit, nous ruserons ! se mit à rire le capitaine avec ironie.

— Vous en auriez tous les avantages, si vous le vouliez, reprit M. DesSerres. Je suis sûr que Murray serait disposé à vous donner un poste de fonctionnaire dans le pays, grâce à votre connaissance de la langue anglaise. Voilà où devraient tendre vos ambitions, vous y seriez bien placé pour défendre et protéger les intérêts de votre race, et votre situation sociale s’en trouverait améliorée.

— Oh ! ma situation, mon ami, sourit le capitaine, elle m’est tout à fait agréable. Je ne suis pas riche, mais j’ai tout pour me suffire. Je peux même faire des économies sur mes gains. Je suis heureux.

— Ce n’est pas suffisant, c’est de l’égoïsme !

— Allons donc ! vous n’allez pas penser que je doive me marier un jour et peupler cette terre de mes descendants !

— C’est là où vous avez eu tort !

— De ne pas peupler…

— De ne pas vous marier, Aramèle. Si vous aviez une famille, vous comprendriez mieux la position de vos compatriotes et vous vous soumettriez.

— Ce n’est pas certain.

— Ne doutez pas ! Et veuillez croire que je suis aussi français que vous ! Croyez que Lebrand, ici, n’est pas moins français que vous et moi, et croyez que soixante mille Français en ce pays le sont tout autant que vous, Lebrand et moi ! Eh bien ! le cœur bat, le sang bout, l’âme vibre, mais l’homme doit contenir ses ardeurs pour ne pas s’attirer une catastrophe qui pourrait bouleverser cette terre française et en faire tout à fait une terre étrangère !

— Je vous crois, mon cher ami, sourit amèrement Aramèle, et je voudrais me rendre à vos arguments très sensés. Mais me soumettre… dire aux Anglais : Messieurs, je me rends !… Jamais ! Jamais, DesSerres, entendez-vous ! Jamais… parce que mon âme à moi vibre plus fort que la vôtre, plus fort que toutes les âmes françaises de ce pays, parce que je ne peux pas… je ne peux pas !

— Hé ! que n’essayez-vous ? s’écria DesSerres, impatienté.

— Je ne suis pas même capable d’essayer.

— Ah ! vous êtes désespérant !

— Je le sais si bien que mes propres ennemis sont désespérés, et qu’ils en sont venus à me chasser de ma maison et de ma patrie adoptive.

— Ils ne vous chassent pas, ils disent : Reconnaissez que nous sommes les maîtres… que nous sommes les vainqueurs !

— Maîtres ! vainqueurs ! ils ne le sont pas ! cria Aramèle avec colère. Ils ont brisé des obstacles, ils ont renversé des hommes, ils ont démoli les murs d’une cité, ils sont entrés, ils ont arboré un drapeau inconnu… ils n’ont pas vaincu !

Et Aramèle, d’une marche impétueuse, fit le tour de la salle en grommelant des paroles inintelligibles. Il s’arrêta tout à coup devant ses deux interlocuteurs :

— Dites-moi, fit-il avec un air hautain, si j’ai l’air d’un vaincu !

Les bras croisés, la tête haute, le regard étincelant, la lèvre dédaigneuse, il attendait la réponse.

Les deux visiteurs le regardèrent un moment avec une grande admiration, puis DesSerres répondit :

— Non, vous n’en avez pas l’air, vous ne l’êtes pas ! Non, Aramèle, vous n’êtes pas un vaincu aujourd’hui, mais demain… car vous vieillissez aussi ! Ah ! demain, Aramèle, y songez-vous ?

— Demain, messieurs, répliqua rudement le capitaine, appartient à Dieu !

Et toujours fier il appela, de sa voix retentissante qui avait si souvent résonné dans les combats :

— Thérèse !… Léon !…

Les deux jeunes gens s’approchèrent.

— Vous, mes jeunes amis, continua Aramèle, dites-moi si j’ai l’air d’un vaincu ! Votre père, Léon, me dit : Demain ! Et vous, Lebrand, que dites-vous ?

— Mon ami, répondit le batelier, je pense comme monsieur DesSerres.

— Et vous, mes jeunes amis ?… Voyons, Thérèse, parle !

— Capitaine, vous demeurez un vrai Français, et je vous admire !

— Merci, Thérèse, voilà qui est parlé ! C’est-à-dire qu’un vrai Français n’est jamais un vaincu ? qu’il ne s’avoue jamais vaincu ?… Et vous, Léon ?

— Capitaine, je suis de votre avis : nous ne sommes pas des vaincus, mais des Français malheureux forcés de subir pour un temps une domination étrangère.

— Pour un temps… fit Aramèle avec surprise.

— Oui, répondit gravement le jeune homme, en attendant que la France revienne !

— Ah ! je comprends…

— Et vous comprenez, mon capitaine, ajouta le jeune homme avec une belle et noble franchise, que pour attendre la France il importe d’accepter notre malheur et de le supporter comme des hommes et des Français !

— Très bien, mon fils ! approuva joyeusement DesSerres. Aramèle, voilà de belles paroles qui ne sauraient manquer de vous convaincre.

Le capitaine s’était mis à marcher, lentement et les mains au dos. Il méditait profondément. Son front têtu, barré de plis durs, se penchait. Ses sourcils, excessivement contractés, s’agitaient. Ses lèvres minces et blêmes frémissaient. On sentait qu’une lutte terrible se livrait dans son esprit, on devinait qu’une affreuse torture tiraillait son âme. Aramèle, en effet, en se remémorant les paroles de sagesse qu’on venait de lui dire voulait admettre ceci : — Oui, ils ont raison, ils ont tous raison… moi seul ai tort !… Mais une voix grondait au tréfonds de son âme : — Tu n’as pas tort, Aramèle, tu es français ! Demeure français !… Il entendait cette voix dominer les autres voix et il pensait que se soumettre à la sagesse des premières, c’était s’avouer vaincu, c’était renier sa race, c’était vendre sa patrie lointaine, la France ! Rien que cette pensée faisait surgir en lui une honte si abominable qu’il en croyait mourir. Pour lui, se soumettre au régime anglais, c’était comme un reniement, une trahison ! Aramèle se fût peut-être, au pis aller, soumis à un autre pouvoir étranger ; mais à l’Anglais cela lui paraissait une impossibilité, une monstruosité ! Car l’Anglais, pensait-il, c’était l’ennemi irréconciliable, mortel, et c’était le barbare, le tyran ; et Aramèle se sentait assez de sang et de vigueur pour ne pas se courber, pour ne pas s’aplatir ! Au dedans de lui-même il ressentait comme un ressort puissant qui le faisait se redresser sans cesse… que pouvait-il faire ?

— Mes amis, dit-il après un long moment de réflexion, je vous remercie pour tous les excellents avis que vous m’avez donnés, et je veux les méditer dans la solitude et le silence. Demain, puisque j’ai jusqu’à demain, je prendrai une décision.

On allait se séparer.

— Lebrand, demanda Aramèle, appareillez-vous aujourd’hui votre navire ?

— Oui, tout à l’heure.

— Où allez-vous ?

— J’ai des marchandises à transporter à l’Île d’Orléans d’abord, puis à Lévis.

— Et vous revenez ce soir ?

— Oui.

— Eh bien ! je vous accompagne. J’ai besoin de me dégourdir, je veux respirer l’air salin du fleuve, je veux aspirer plus largement la brise qui souffle, je veux aller de mon pied fouler ces verdures jeunes que j’ai vues ce matin couvrir la côte voisine, et je veux aller entendre les murmures si doux des frondaisons nouvelles. Cette promenade aidera mes idées qui s’enchevêtrent, il me semble que je pourrai mieux réfléchir, que ma tête sera moins lourde, que mes yeux verront plus clair. Et nous emmènerons Thérèse, elle m’accompagnera sous la feuillée… peut-être que Léon…

Il regarda le jeune homme pour lui demander son avis.

Celui-ci exprima à Thérèse un regard de regret et répliqua :

— Pas aujourd’hui, capitaine, mon père et moi nous avons une course à faire avant la fin du jour.

— Soit, une autre fois, dit Aramèle.

M. DesSerres et son fils prirent congé.

L’instant d’après Aramèle, Lebrand et Thérèse se dirigeaient vers la jetée du fleuve.

Le jour était beau, grandiose. Le soleil brillait de tout son éclat printanier. La brise du sud était tiède et doucement parfumée. La basse-ville était joyeuse et animée.

Aramèle, dès les premiers pas dans cette atmosphère nouvelle, se sentit moins lourd, plus gai, plus audacieux encore. Ce ressort en lui-même se tendait, il redressait la tête, ce fier capitaine français qui ne connaissait pas la défaite. La nature vigoureuse qui l’entourait revivifiait son corps déjà vieilli, et dans ce jeune pays il se sentait redevenir jeune. Il croisait des commerçants, des soldats, des marins qui ne parlaient qu’anglais ; mais il croisait aussi des ouvriers, des mariniers dont la langue était la sienne.

Des femmes canadiennes, sur le pas de leur porte, lui faisaient la révérence en murmurant :

— Bonjour, monsieur le capitaine !

Aramèle enlevait son feutre galamment, souriait, saluait courtoisement… il respirait avec volupté le parfum de la France.

Des enfants, roses et joufflus, arrêtaient leurs joyeux ébats, se rangeaient et jetaient sur le beau capitaine des regards d’envie et d’admiration. Il entendait dire par ces petites voix françaises :

— C’est le capitaine !…

Aramèle sentait son âme tressaillir d’ivresse inouïe.

Vers la jetée, quelques voiles blanches oscillaient dans la brise : les unes s’élançaient, légères et gracieuses, sur les ondes bleues, onduleuses et argentées et elles voguaient fièrement vers l’est ou l’ouest ; d’autres revenaient d’une course, souvent d’une course lointaine, et elles semblaient apporter avec elles des senteurs de grande mer. Les charretiers, très affairés, faisaient claquer le fouet ou la langue, couraient se ranger le long des navires pour recevoir les marchandises. Le cahotement des véhicules, le bruit des sabots des chevaux et des mulets, les cris des charretiers, le grincement des roues dominaient tous les bruits. Les citadins se promenaient, examinaient les boutiques, s’arrêtaient devant les étalages : les uns se délassaient, les autres faisaient leurs emplettes et leurs affaires, allant de boutique en boutique, comme les matelots en congé et les ouvriers sans travail allaient de taverne en taverne.

Le batelier Lebrand, suivi d’Aramèle et de Thérèse, s’arrêta près d’un petit navire. Deux hommes, jeunes encore, au teint basané, étaient assis sur des tonneaux. L’un d’eux dit :

— Tiens ! voilà le patron !…

Ils se levèrent.

— Allons, mes gas ! il faut appareiller, cria Lebrand.

Les deux matelots, qui étaient les seuls aides du batelier, sautèrent à bord pour hisser les voiles.

Aramèle et Thérèse, pendant qu’on appareillait, allèrent s’asseoir sur un banc à l’avant du petit navire.

Un quart d’heure après le navire filait doucement vers l’Île d’Orléans.

Aramèle entraîna Thérèse à l’arrière où le batelier se tenait gravement à la barre.

— Ah ! mon pauvre Lebrand, soupira le capitaine, je venais de faire un rêve magnifique : je m’imaginais que je partais pour la France !

— La France ! capitaine, répliqua le batelier, regardez autour de vous, c’est elle que vous voyez !

— C’est vrai, murmura Aramèle avec un sourire pâle.

— Ce serait plus vrai encore, dit Thérèse, sans ce drapeau qui flotte là-bas !

Et de son index elle indiquait le drapeau anglais qui se dressait au-dessus du Fort Saint-Louis.

Aramèle jeta un regard terrible dans cette direction, puis il saisit rudement la main de la jeune fille et lui dit avec une sorte de colère sourde :

— Ne regarde pas, je te le défends !…

Thérèse jeta un regard surpris au capitaine.

— Pardonne-moi, Thérèse, cette vivacité de ma part, mais ça me chagrine de savoir tes yeux purs fixés sur ce drapeau inconnu. Ah ! non, ne le regarde plus, jamais… Attends, attends que l’autre drapeau soit revenu… le drapeau de la France !…


Fin de la première partie