Éditions Édouard Garand (p. 6-10).

II


Étienne Lebrand avait 17 ans, Thérèse, sa sœur, en avait 16. Le batelier n’avait eu que ses deux enfants. C’étaient deux beaux adolescents aux cheveux blonds. Ceux de Thérèse étaient d’un blond un peu plus pâle que ceux d’Étienne ; ils tombaient autour de sa tête en boudins dorés, et dans les rayons de soleil ces boudins ressemblaient à des lingots aux reflets magiques. Cette petite Thérèse était une très belle enfant que maints passants regardaient avec admiration, lorsqu’elle se rendait à la classe, ou quand elle allait aux provisions.

Thérèse était grande, élancée, d’une taille qui lui donnait déjà un air de jeune fille. Dans ses vêtements pauvres elle était encore gracieuse et presque élégante. Ajoutons que sous des dehors timides elle possédait une grande somme d’énergie et de courage.

Étienne, un peu plus grand que sa sœur, devenait un vigoureux jeune homme qui promettait. Il était d’une grande souplesse, et son teint hâlé attestait qu’il faisait déjà son apprentissage du métier de marin. En effet, dès l’âge de dix ans il avait accompagné son père sur le petit navire qui faisait le transport de marchandises entre Québec et les villages et hameaux échelonnés sur les deux rives du fleuve. Seulement, durant l’hiver qui venait de s’écouler, comme durant tous les hivers d’ailleurs, il étudiait. Aramèle en voulait faire un marin distingué.

Comme tous les enfants canadiens de cette époque, Étienne et Thérèse avaient été élevés dans la crainte des Anglais. Mais non seulement dans la crainte, mais aussi dans la haine. Car les Canadiens de 1759 n’avaient pas oublié — et leurs descendants n’oublieraient jamais — les monstruosités commises sur les deux rives du fleuve par les régiments de Wolfe avant la prise de Québec. Les ruines et les deuils qu’ils y avaient semés demeureraient profonds dans le souvenir de la race. Aussi, lorsque plus tard nos pères racontaient à leurs enfants les cruautés commises par les Anglais dans les campagnes canadiennes, ils jetaient dans l’esprit de ces petits une terrible épouvante de ces barbares ; et lorsque ces petits, plus tard devenus hommes, se rappelaient les scènes de carnage et de dévastation entreprises par les soudards étrangers, la haine faisait place à la crainte.

Étienne et Thérèse avaient été témoins de quelques gestes féroces des Anglais de 1759 ; mais Noël Lebrand, leur père, avait vu semer l’incendie et la mort dans les paroisses canadiennes, et il avait assisté plus particulièrement aux férocités d’un certain Montgomery et de ses soldats à Saint-Joachim. Que de fois il avait narré à ses enfants, au coin du feu à la veillée, les horreurs auxquelles il avait assisté. Aussi, Étienne était-il devenu très craintif, et la seule vue d’un soldat anglais le faisait trembler.

Et son père, pour plaisanter, disait souvent lorsque le jeune homme allait sortir pour se rendre à la classe :

— Gare à toi, Étienne, il y a des Anglais par là !

Étienne refermait vivement la porte. Noël Lebrand partait de rire, car lui n’en avait pas peur des Anglais. Tout de même il fallait rudement rassurer l’adolescent pour le décider à sortir. Comme Thérèse était plus brave, elle sortait la première, et sa petite bravoure enhardissait Étienne.

Toutefois, après quelques mois de classe chez le capitaine Aramèle, Étienne avait rapidement changé : maintenant il pouvait regarder un soldat anglais en pleine face.

Car Aramèle avait dit en parlant des soudards étrangers :

— Ils sont chez nous, ces gueux-là, il faut le leur faire sentir !

Quant à Thérèse, sa bravoure devant l’étranger lui venait d’elle-même, elle était dans sa nature, et elle n’avait jamais paru redouter beaucoup cette soldatesque hautaine. Il est vrai que sa beauté avait attiré et retenu des regards admiratifs et persistants, et elle s’était troublée naturellement. Mais elle avait fini par s’accoutumer aux regards, même aux regards un peu tenaces. Il était arrivé parfois qu’on lui avait décoché des sourires dont l’expression lui avait déplu, ou qu’on avait prononcé des paroles trop admiratives et quelque peu déplacées, alors le regard profond et sévère de Thérèse avait rapidement mis une barrière devant laquelle sourires et paroles avaient cru bon de retraiter au galop. Elle avait une telle façon de darder chez ceux qui lui avaient déplu un regard aigu ! Contre ces étrangers qui affectaient d’être les maîtres absolus de ce pays qu’ils disaient avoir conquis, l’éclat des yeux bleus et sombres de Thérèse lui était une arme presque sûre : de cette arme elle se pouvait protéger contre toute attaque ou plaisanterie grossière.

Une fois, à la brume, en revenant de faire les provisions pour sa mère, Thérèse avait été croisée sur la rue déserte par un pochard anglais qui l’avait dévisagée pour s’écrier ensuite avec un sourire idiot et insultant :

— Dieu me damne !… la belle image pour orner mon logis ! J’ai bien envie de la prendre !

Sans peur Thérèse s’était arrêtée devant l’homme grossier, et elle avait seulement laissé peser son regard sombre sur les yeux pochés de l’ivrogne. Cela avait suffi : les yeux de l’homme avaient papilloté, son visage rougi par le vin avait pâli, puis il s’était presque incliné en perdant son sourire brutal, il avait grommelé quelque chose ressemblant à une excuse, et il s’en était allé.

Sans la moindre émotion Thérèse, de son côté, avait poursuivi son chemin.

Et c’était un brave homme que le père de ces deux enfants. Travailleur, honnête, généreux et, peut-être, le meilleur de la race, Noël Lebrand — mais non sans hésitations — s’était soumis aux lois nouvelles, à la domination étrangère, parce qu’il n’avait pas voulu encourir l’excommunication de l’évêque. Catholique, il croyait que son premier devoir était d’obéir à la voix des représentants de Dieu ; et ce devoir envers Dieu était également, comme on le lui avait expliqué, un devoir envers son pays malheureux.

Il faut admettre, en effet, que la soumission était, à cette époque, le premier devoir qui incombait à nos pères ; en refusant de reconnaître l’autorité anglaise, il était à redouter qu’ils ne fussent exposés à subir quelque terrible déportation. Ils savaient déjà trop ce qu’avaient souffert les Acadiens en 1755 !… Ne disposant pas de la force armée pour reconquérir leur pays, les Canadiens eurent la sagesse de se résigner, et cette résignation était peut-être déjà un commencement de reconquête !…

Ils étaient pauvres, ces Canadiens, plus pauvres encore après les ruines accumulées par les hordes barbares. Ils ne possédaient pas encore cette puissance qu’est l’argent, puissance qui, déjà, rendait l’Angleterre presque souveraine dans le monde entier. Et ils manquaient de chefs militaires et de ces hommes instruits capables de manier la parole, la plume et la finance, de ces hommes qui, plus tard, pourraient ouvrir à la race une large voie vers la souveraineté. Tous les Canadiens de 1760 avaient donc compris la nécessité de se soumettre, hormis quelques têtes plus chaudes, quelques tempéraments plus impétueux et plus rancuniers qui n’admettaient pas de loi inexorable tant qu’un souffle de vie les animait. Parmi ceux-là, le Capitaine Aramèle. Néanmoins, entre le capitaine Aramèle et quelques Canadiens récalcitrants qui avaient même la voix du clergé, il y avait une nuance, ou plus justement une différence. Ces Canadiens récalcitrants étaient demeurés inflexibles à cause d’un esprit trop fermé, l’ignorance écartait de leur cerveau les suggestions du plus simple bon sens, et ils ne pouvaient pas comprendre ; mais Aramèle, lui, comprenait très clairement, mais la fierté du sang, l’orgueil de la race le faisaient se rebeller à la moindre idée de soumission aux vainqueurs. Par surcroît, il y avait en ce français cette haine séculaire qui le séparait et l’éloignait de l’Anglais, et chez lui la répulsion était plus forte que la compréhension. Et pourtant Aramèle se serait soumis, mais à la condition que son acte de soumission ne fût pas celui d’un vaincu. Il était disposé à reconnaître aux Anglais un droit de maître sur le pays, mais un droit acquis plutôt par convention que par la force des armes. Lorsque le roi Louis XV avait abandonné à l’Angleterre le Canada, alors qu’il aurait pu par une juste diplomatie le conserver, Aramèle, le premier, s’était écrié :

— Soit ! l’on peut vendre son pays, je suppose, comme l’on peut vendre son épée, parce qu’il est arrivé qu’on a perdu tout sentiment d’honneur ; mais nous, ici, nous ne sommes ni vendus ni vaincus !

Et c’était si vrai que, après 1759, on aurait pu reprendre Québec aux Anglais et les chasser de la colonie. Le Chevalier de Lévis et ses lieutenants eussent accompli cette tâche sans les traîtres, les renégats et les indifférents qui semaient le découragement et la division dans les débris de l’armée française et coloniale. Et quels débris encore !… des débris qui eussent accompli des prodiges !

Aramèle était un exemple ou mieux une image de cette âme chevaleresque qui animait l’armée du roi de France après ses revers : elle avait été malheureuse, mais non vaincue !

Mais le Capitaine Aramèle, en refusant de reconnaître un droit de maître aux Anglais, n’était pas un danger pour la race française du pays, car son insoumission ne demeurait qu’une sorte de protestation contre l’acte du roi de France. Il ne demandait que de vivre avec ce rêve que la France était encore reine et maîtresse en ce pays pour la défense duquel il avait versé de son sang. Il était même si inoffensif que Murray allait le protéger contre les attaques féroces et les attentats meurtriers d’ennemis implacables.

Ainsi, on imagine bien les sentiments de patriotisme que développait et entretenait Aramèle dans les jeunes intelligences de ses élèves préférés, Étienne et Thérèse Lebrand.

La mère de Thérèse était une de ces femmes françaises comme il y en a tant, comme il n’y en aura jamais assez peut-être : tout pour la famille, pour Dieu, pour le pays ! Cette trinité était tout son devoir. Avec joie elle accumulait pour elle-même tous les sacrifices et toutes les abnégations pour arriver à établir l’unique bonheur de ses enfants. C’était une femme vaillante et douce, mais, hélas ! maladive. Et depuis 1759, cette année terrible en laquelle elle avait beaucoup souffert, lorsqu’elle entendait dire que les maîtres nouveaux du pays songeaient à s’allier par l’assimilation la jeune génération canadienne, elle se faisait bien du mauvais sang. C’était le pire danger que cette femme simple et de race redoutait pour ses enfants. Et pourquoi n’eût-elle pas appréhendé ce danger, elle si canadienne et si française ? Des hautes sphères de la métropole anglaise partait cette rumeur insidieuse :

— Nous ferons aux Canadiens une grande et belle patrie nouvelle, et la génération d’aujourd’hui au Canada oubliera peu à peu son origine, et celle de demain sera anglaise, ou tout comme !…

Mais c’était peut-être une bravade seulement ! En tout cas elle fit du bien. Certes, il faut bien le reconnaître, depuis l’anglicisation a quelque peu entamé nos rangs, mais elle ne les a pas rompus ! Ah ! l’on peut bien avoir été battus çà et là, mais non vaincus ! Vaincus ! Jamais !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il était huit heures du matin.

Noël Lebrand appareillait son petit navire pour partir dès la marée haute.

Étienne et Thérèse, le main dans la main, se dirigeaient vers le logis d’Aramèle pour l’heure de la classe.

Le capitaine habitait, à la ville basse, sur une petite ruelle débouchant sur les jetées du fleuve non loin de la Porte du Palais, et l’on avait appelé cette ruelle « La ruelle-des-cailloux ». Pourquoi ? Peut-être parce que sa chaussée était toute couverte de gros cailloux sur lesquels cahotaient rudement les charrettes qui passaient. Mais c’était l’une des ruelles les plus propres de la basse-ville, et il y vivait une population honnête d’ouvriers, de pêcheurs et de mariniers. Quelques-uns paraissaient jouir d’une certaine aisance. Ses maisons de bois, plutôt basses, mais toutes neuves, offraient par les beaux jours d’été un certain air de coquetterie. Quelques habitants de la ruelle y avaient transporté de la terre meuble et avaient aménagé devant leurs maisonnettes un minuscule parterre suffisant pour permettre aux petits enfants de s’y délasser.

Le logis d’Aramèle n’était pas agrémenté d’un parterre, sa porte d’entrée donnait de plain-pied sur la chaussée, mais il offrait par ses deux larges et hautes croisées de la façade un certain air de bourgeoisie qui plaisait à l’œil. L’habitation était plus haute que celles qui l’avoisinaient. Il est vrai qu’elle n’avait qu’un rez-de-chaussée, mais sous sa toiture élevée Aramèle avait aménagé une chambre qu’éclairait une lucarne ouvrant sur la ruelle.

Le rez-de-chaussée se divisait en trois pièces : l’une, vaste et spacieuse, servait de salle d’armes. On y voyait des épées, des rapières, des fleurets, des masques, des plastrons, des gantelets. Une extrémité de la pièce était meublée de petites tables et de bancs et elle servait de classe aux enfants. À côté de cette pièce était la chambre à coucher d’Aramèle. Au fond était la cuisine, grande pièce également, qui servait en même temps de réfectoire. Dans un angle, des rideaux tendus masquaient un lit. C’était le lit de la cuisinière, une demoiselle Hortense, vieille fille venue de France en 1740 avec sa sœur mariée à un paysan de là-bas. Le paysan était venu s’établir à Saint-Augustin avec sa femme et sa belle-sœur. Après la conquête, Aramèle avait pris à son service comme cuisinière mademoiselle Hortense.

Cet intérieur était naturellement pauvre et son mobilier était plutôt rudimentaire. La décoration y était à peu près nulle. Seule la salle d’armes, comme on la pourrait appeler, offrait un certain coup d’œil qui n’avait rien de trop misérable. Les murs avaient été lavés à la chaux, et çà et là le capitaine avait attaché des dessins aux couleurs vives représentant des scènes de bataille et de combats singuliers. À l’extrémité opposée à celle de la chambre du capitaine était une haute cheminée qui, par les jours d’hiver, pétillait gaîment et réconfortait. À côté de la cheminée et occupant l’angle droit un escalier conduisait à la chambre aménagée sous la toiture. Quelques divans et fauteuils complétaient cet ensemble de la salle d’armes proprement dite.

Là où étaient les tables et les bancs des élèves d’Aramèle on voyait au mur un large tableau noir, et sur ce tableau Aramèle avait tracé à la craie en grosses lettres rondes :

« Vive la France toujours ! »

Enfin, au-dessus du tableau était suspendu un crucifix de plâtre tout entouré des plis d’un drapeau de la France.

Aramèle se trouvait donc, même en ville conquise par l’étranger, vivre dans une atmosphère française. Il était chez lui, il se sentait chez lui, entre les murs de son modeste logis il ne respirait qu’une odeur française : l’odeur de l’étranger, maître du pays, n’avait pas encore pénétré là. Aramèle y vivait donc, pauvre, c’est vrai, mais content de son sort, heureux. Là, il pouvait attendre patiemment que la France revînt de son souffle vivifiant animer encore une fois ce grand pays devenu si mélancolique et si sombre, depuis qu’un drapeau inconnu déployait ses couleurs sanglantes au-dessus du Fort Saint-Louis.

L’instituteur improvisé faisait la classe de huit heures et demie du matin à onze heures. De onze heures à midi, il y avait jeux et exercices physiques pour les élèves. Aux plus grands de la classe, et parmi ceux-là Étienne Lebrand, le capitaine enseignait les premiers éléments de l’escrime. Et chose stupéfiante, voilà qu’en si peu de temps Étienne Lebrand commençait à tirer presque à merveille. Oh ! c’est que le capitaine Aramèle n’était pas un maître ordinaire !

À midi, la classe était terminée, et les élèves reprenaient le chemin du foyer paternel pour ne revenir que le lendemain. L’après-midi de chaque jour était réservé pour les leçons d’escrime aux jeunes gens de la ville. Cette classe n’était pas régulière par le fait que les amateurs n’y venaient pas toujours. Souvent Aramèle demeurait seul durant de longs après-midi. Quand il désespérait de donner des leçons, il allait faire une promenade solitaire, la rapière au côté toujours, fier, droit, allant au pas militaire, mais conservant sur les traits fins de son visage romain une expression de grande mélancolie.

Il rentrait chez lui vers le crépuscule, mangeait copieusement tout en causant de ci et de ça avec sa cuisinière, puis il allait faire une courte visite chez des amis, revenait et se couchait.

Voilà à peu près à quoi se résumait maintenant l’existence de ce soldat de la France ! Sans l’espoir de revoir un jour le drapeau de la chère patrie flotter sur les murs de la cité conquise, Aramèle serait mort d’ennui, de regrets, de chagrin, de désespoir peut-être.

— Mais non… il espérait toujours !