Éditions Édouard Garand (p. 10-12).

III


Ce matin de mai, Aramèle était rentré chez lui sombre et de mauvaise humeur. Cette rencontre des deux officiers anglais avait laissé dans son esprit une certaine préoccupation. Il s’en voulait de ne leur avoir pas appris séance-tenante de quelle façon il maniait cette rapière qu’on voulait lui enlever. Oui, on voulait la lui prendre cette bonne lame… mais par surprise, et non en se campant face à lui et l’épée à la main. Ah ! non pour ces lâches, pas de ce jeu-là ! On essaierait plutôt de le larder par derrière, car on savait trop la force d’Aramèle au jeu de l’épée pour tenter les chances du hasard. On le menaçait, on le tracassait, mais on n’osait l’attaquer carrément.

Les élèves commencèrent d’arriver.

Le maître les recevait toujours avec un sourire paternel, une parole aimable, un geste accueillant.

— Bonjour, mon Charlot… tu as donc couru que tu es tout essoufflé ?… Et toi, ma Denise, comment se porte ton papa ? Va-t-il mieux ?… Bon, voilà Étienne… gaillard ce matin ?… Ho ! mademoiselle Thérèse… que voilà sur votre tête blonde une petite toque qui lui sied à merveille ! Mais tenez !… cette plume… certes, certes, elle va bien ! Mais si, encore, sur cette hermine l’on posait çà et là une petite fleur de lys… oui, un tout petit lys d’or ! Hein ! que ce serait crâne ! Car la France doit être partout !…

Les enfants s’entre-regardaient en souriant. Aramèle se gourmait, puis rehaussait la tête, grandissait sa taille, et par l’une des croisées il jetait un regard de sombre défi, comme s’il y eût aperçu la silhouette de l’étranger.

Un peu plus tard, la classe commençait…

Neuf élèves ce matin-là avaient répondu à l’appel, car souvent il en manquait un ou deux.

Aramèle, après une courte prière devant le crucifix de plâtre, commençait sa classe invariablement par l’Histoire de France. Durant quelques minutes il discourait sur une période de l’histoire, faisait un tableau du règne d’un roi, parlait d’un événement très important, d’une guerre notamment. Lorsqu’il s’agissait d’une guerre heureuse pour la France, Aramèle s’étendait jusqu’aux plus petits détails, il analysait, il commentait. Puis il devenait silencieux, quittait sa table, caressait la poignée de sa rapière, marchait, méditait pour s’arrêter tout à coup et poser à ses élèves attentifs des questions sur le sujet qu’il venait de traiter.

Ce matin-là il avait parlé de la première partie du règne de François 1er , et il s’était attaché sur la belle victoire gagnée par les Français à Marignan. Mais il n’eut pas le temps de poser les questions d’usage à ses élèves : on venait de frapper rudement à la porte qui ouvrait sur la ruelle.

Aramèle alla ouvrir, un peu surpris, car rarement on le dérangeait durant ses classes de la matinée.

Il aperçut devant lui un officier et un sous-officier de l’armée anglaise. Ceux-ci négligèrent de faire le salut militaire, voulant par là faire entendre à Aramèle qu’ils méconnaissait son grade de capitaine de l’armée française. Naturellement, la vanité du capitaine en fut piqué, car il tenait fort qu’on l’appelât « Capitanie ».

— Monsieur, dit l’officier, le gouverneur vous transmet ce parchemin, ainsi que des ordres verbaux que nous sommes chargés de faire exécuter séance tenante.

— Voyons ce parchemin et voyons ces ordres, répliqua froidement le capitaine en prenant des mains de l’officier un pli scellé aux armes de Murray.

Puis, pour ne pas déroger à la bonne politesse française, Aramèle s’effaça courtoisement et dit :

— Messieurs, daignez entrer.

Les deux officiers pénétrèrent dans la salle d’armes, hautains et méprisants, et ne daignant pas regarder les élèves d’Aramèle qui, étonnés, demeuraient immobiles et graves.

Le capitaine offrit à ses deux visiteurs des sièges, mais ils refusèrent.

Il sourit, tourna le dos et alla s’asseoir à sa table en face de ses élèves. Puis, comme si de rien n’était, il interrogea d’une voix tranquille :

— Ovide Darcier, veuillez nous dire quels furent les principaux événements qui signalèrent les commencements du règne de François 1er .

L’élève ainsi interpellé se leva et commença, d’une voix tout aussi calme que celle de son maître, la narration demandée.

Tout en écoutant attentivement l’élève, Aramèle, d’un geste fort délibéré, brisa le pli aux armes du général Murray, en tira un parchemin et se mit à le lire du regard. Et tout en ce faisant, il interrompait parfois l’élève pour le reprendre sur un fait omis, une date, un incident.

Et cependant Aramèle lisait l’épître suivante :


« Ce lundi, 28 mai 1764. »
De notre ville de Québec

« Au Sieur Jacques Aramèle,

instituteur.

« Monsieur, vous êtes informé que le gouverneur ordonne la fermeture de votre classe qui n’a reçu aucune existence légale. Il vous est également défendu de donner dorénavant des leçons d’escrime sans une autorisation spéciale du gouverneur. Vous devrez donc, à moins d’encourir les peines les plus sévères, renvoyer à leurs domiciles les élèves de votre classe. Les parents de ces enfants sont présentement avisés qu’ils seront exposés à des désagréments s’ils continuent de vous confier l’éducation de leurs enfants. Le porteur de ce pli, le lieutenant Hampton a reçu instructions de voir à l’exécution immédiate des ordres ci-haut donnés. »

WHITTLE, major.


— Whittle !… murmura Aramèle avec un sourire ironique.

C’était le nom de ce major qui, le matin même, lui avait enjoint de saluer le drapeau anglais.

Aramèle remit le parchemin dans l’enveloppe, se leva et, marchant vers Hampton, dit froidement :

— Monsieur, ceci ne vient pas du gouverneur Murray, mais de l’un de ses serviteurs que je ne connais pas. Veuillez le lui rapporter.

D’un pas assuré il alla ouvrir la porte, et ajouta en s’effaçant :

— Messieurs, votre mission est terminée…

Le lieutenant Hampton avait blêmi de colère.

— Monsieur, vous oubliez, gronda Hampton, que le major Whittle est le premier aide-de-camp du général Murray !

— Monsieur, rétorqua Aramèle avec hauteur, j’ai dit… allez !

Il montra la porte et la rue.

Ce geste était si péremptoire que Hampton hésita et parut se troubler. Pour effrayer de payer d’audace il dit encore :

— Et vous paraissez oublier que vous êtes en pays anglais ?

— Et vous, monsieur, répliqua avec une belle énergie le capitaine, vous paraissez oublier que vous êtes ici en terre française… sortez !

Cette fois les deux officiers obéirent, mais non sans avoir jeté au Capitaine un regard mortel.

Aramèle haussa les épaules, referma tranquillement la porte et alla se rasseoir à sa table. Avant de poursuivre sa classe, il dit à ses élèves très impressionnés encore par la scène qui venait de se passer sous leurs yeux :

— Mes enfants, vous venez d’être témoins de la tyrannie de ces étrangers, et je vous ai montré de quelle façon il faut les combattre. Je vous répéterai ce que maintes fois je vous ai enseigné : Ne craignez pas de leur faire entendre, aussi souvent que vous en aurez l’opportunité, que vous êtes en terre française ! Car croyez bien que la France reviendra… elle reviendra parce que Dieu l’aura voulu !…

Et Aramèle, ayant poussé un long soupir d’espoir, continua la classe.