Le Cantique des cantiques (Renan)/Texte entier

Calmann-Lévy (p. Titre-TdM).


LE CANTIQUE


DES CANTIQUES


TRADUIT DE L’HÉBREU


AVEC UNE ÉTUDE
SUR LE PLAN, L’ÂGE ET LE CARACTÈRE DU POËME


PAR


ERNEST RENAN
MEMBRE DE L’INSTITUT


CINQUIÈME ÉDITION, REVUE ET CORRIGÉE


PARIS
CALMANN LÉVY, ÉDITEUR
ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES
3, RUE AUBER, 3
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1884





À M. LE BARON DE BUNSEN


Quand je vous vis, il y a cinq mois, j’hésitais encore à donner au public ce livre, sur lequel la frivolité pourra facilement se méprendre. Vos exhortations et l’accord que je remarquai entre vos vues et les miennes me portèrent à ne pas m’interdire pour le malentendu des uns ce qui pouvait n’être pas sans fruit pour quelques autres. Vous m’apprîtes que le Cantique fait partie de votre Bible et que vous le relisez chaque année. Vous me fîtes comprendre que dans l’église que nous édifions tout sert au but de l’éternité, et vos entretiens me révélèrent de combien de joie (je ne dis pas de vulgaire gaieté) la vie serait pleine si on savait retrouver l’art de la passionner pour ce qui est beau et vrai. Lisez, ce printemps, la pastorale de Sulem sous vos orangers de Cannes, et venez bientôt nous redire que la science est une chose jeune, qu’elle suppose la fraîcheur de l’âme, et que, quand elle remplit la vie, elle empêche de vieillir.


6 avril 1860


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PRÉFACE
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Israël se laissait quelquefois distraire de sa haute destinée, et durant des siècles on vit ce peuple oublier la mission religieuse qu’il était appelé à remplir. Devenue la Terre Sainte pour l’humanité civilisée, la Judée ne nous apparaît maintenant que comme un pays de prêtres et de prophètes ; tous les monuments de la littérature hébraïque sont, au premier coup d’œil, des livres saints. Mais c’est là une illusion résultant du préjugé qui ne nous permet de voir dans les grandes choses que le principe même qui en a fait la grandeur. Une étude attentive de ces écrits donnés tous pour religieux nous révèle de nombreuses traces d’une vie profane, qui, n’ayant pas été le côté le plus brillant du peuple juif, a été naturellement rejetée dans l’ombre. Par un miracle étrange, et grâce à une méprise pour laquelle la critique ne saurait se montrer bien sévère, puisqu’elle nous a conservé le plus curieux peut-être des monuments de l’antiquité, un livre entier, œuvre de ces moments d’oubli où le peuple de Dieu laissait reposer ses espérances infinies, est venu jusqu’à nous. Le Cantique des Cantiques n’est pas la seule page profane que renferme la Bible, mais c’est de beaucoup celle pour laquelle les scribes qui ont décidé du sort des écrits hébreux ont le plus élargi leurs règles d’admission. J’ai donc cru faire un travail utile en étudiant, après le Livre de Job, cet autre livre, bien moins important sous le rapport de la philosophie et de la religion, mais essentiel aussi pour qui veut connaître exactement l’histoire du développement de l’esprit hébreu.

La nature particulière des difficultés du Cantique des Cantiques m’a obligé dans cet essai à suivre un plan un peu différent de celui que j’avais adopté pour le Livre de Job. Ni dans l’une ni dans l’autre de ces deux études, je ne me suis proposé de faire un commentaire perpétuel où le sens de tous les passages difficiles soit discuté ; rarement, j’ai été amené à proposer dans le détail des interprétations entièrement neuves ; la justification de ma traduction se trouve, par conséquent, dans les nombreux ouvrages où chaque ligne de ces antiques écrits a été examinée avec des développements auxquels j’aurais peu de chose à ajouter. Mais en ce qui concerne le Cantique des Cantiques quelques explications de plus étaient nécessaires. Le plan de l’ouvrage, qui dans le livre de Job est évident, offre, dans le poëme qui cette fois nous occupe, les plus sérieuses difficultés ; c’est là, à vrai dire, le grand problème de l’exégèse du Cantique. J’ai donc proposé au lecteur, sans jamais reculer devant la nécessité des déductions les plus compliquées, toute la série des raisonnements qui m’ont conduit à mon hypothèse sur la nature du poëme. C’est l’objet du premier paragraphe de l’Étude préliminaire. Sans ces détails, l’arrangement que j’ai prêté au poëme eût semblé une construction artificielle, et plusieurs endroits eussent offert une apparence de subtilité.

La même considération m’a forcé d’adopter pour l’arrangement de la traduction un parti qui d’abord surprendra peut-être, mais dont on reconnaîtra, j’espère, l’utilité. La traduction se trouve en ce volume imprimée deux fois, une première fois sans aucune addition explicative et sous une forme qui ne laisse rien préjuger quant au plan du poëme, les seules coupes qu’on y trouve étant celles qui frappent au premier coup d’œil un lecteur attentif, et ces coupes d’ailleurs n’ayant qu’un caractère provisoire[1] ; une seconde fois avec les coupes et les explications qui résultent de la discussion à laquelle je me suis livré, dans l’étude préliminaire sur le plan du poëme. Si je m’étais borné à la première forme, j’aurais manqué au devoir le plus essentiel du traducteur, qui est de donner au lecteur un texte qui s’explique de lui-même. Si je n’eusse donné que la seconde forme, on m’eût reproché avec raison d’imposer mon hypothèse avec ma traduction ; il eût été difficile de faire abstraction des coupes et des indications scéniques ; le texte nu ne se fût pas suffisamment dégagé. Au contraire, dans le parti que j’ai adopté, la liberté du lecteur est pleinement respectée ; il peut, si bon lui semble, en ne lisant que la première version, chercher à bâtir une hypothèse meilleure que celle que j’ai proposée. J’avertis pourtant ceux qui voudront tenter cette épreuve que le plan auquel je me suis arrêté est celui qui résulte du travail de plusieurs générations de laborieux interprètes. Il sera facile au premier coup d’œil d’y trouver des parties faibles ; mais si l’on veut tout peser et ne pas s’en tenir à la considération exclusive de certains passages, on arrivera, je crois, à reconnaître qu’il est impossible de proposer une autre construction. Ceci ne s’applique, bien entendu, qu’à l’ensemble du poëme. Une foule de nuances, dans l’interprétation d’un livre de cette nature, sont laissées à l’appréciation de chacun, et il est même probable que l’auteur n’avait pas sur tous les points des partis pris aussi strictement arrêtés que l’exigent nos habitudes d’esprit. Deux passages surtout (vi, 11 et suiv., viii, 8 et suiv.) sont d’une extrême difficulté. J’ai donné l’explication qui m’a paru la plus vraisemblable ; mais on serait présomptueux à parler de certitude quand il s’agit de morceaux aussi obscurs.

Je ne dissimulerai pas un système qui m’a d’abord préoccupé et auquel je n’ai renoncé qu’en faisant subir à mon travail la dernière révision. J’ai longtemps pensé que le seul moyen de porter remède aux troubles que semble offrir le plan du Cantique était de transposer quelques scènes. Il est certain que, dans l’état actuel du poëme, l’ordre chronologique de l’action est tout à fait renversé. Ainsi, au chapitre ier nous voyons la jeune fille faire son entrée dans le sérail ; au chapitre iii, elle entre pour la première fois dans Jérusalem ; au chapitre vi, elle est surprise à Sulem par les gens de Salomon ; au chapitre viii, ses frères semblent former ensemble un complot dont le développement constituerait le nœud du poëme. C’est surtout pour ces deux derniers morceaux que la tentation était forte, et j’avoue que parfois je suis encore porté à croire que le poëme a subi des désordres graves. Mais au moment de réaliser l’entreprise hardie de toucher à un texte aussi anciennement établi, la main m’a tremblé. Le poëme tel qu’il est pouvant strictement être ramené, non certes à la forme qu’exigeraient nos idées sur l’art dramatique, mais à un système suivi, je me suis interdit l’emploi d’un moyen extrême, auquel il ne faut recourir que dans les cas d’une absolue nécessité.

Je sais que plusieurs passages de la traduction paraîtront un peu choquants à deux classes de personnes, d’abord à celles qui n’admirent de l’antiquité que ce qui ressemble plus ou moins aux formes du goût français ; en second lieu, à celles qui n’ont connu le Cantique qu’à travers le voile mystique dont la conscience religieuse des siècles l’a entouré. Ces dernières sont naturellement celles dont il me coûte le plus de froisser les habitudes. Ce n’est jamais sans crainte que l’on porte la main sur ces textes sacrés qui ont fondé ou soutenu les espérances de l’éternité, ni que l’on rectifie, au nom de la science critique, ces contre-sens séculaires qui ont consolé l’humanité, l’ont aidée à traverser tant d’arides déserts et lui ont fait conquérir des vérités fort supérieures à celles de la philologie. Il vaut mieux que l’humanité ait espéré le Messie que bien entendu tel endroit d’Isaïe où elle a cru le voir annoncé ; il vaut mieux qu’elle ait cru à la résurrection que bien lu et bien compris tel passage obscur du Livre de Job, sur la foi duquel elle a affirmé sa délivrance future. Où en serions-nous si les contemporains du Christ et les fondateurs du christianisme eussent été d’aussi bons philologues que Gesenius ? La foi à la résurrection et la foi au Messie ont fait faire plus de grandes choses que la science exacte du grammairien. Mais c’est la grandeur de l’esprit moderne de ne point sacrifier l’un à l’autre les besoins légitimes de la nature humaine ; nos espérances ne dépendent plus d’un texte bien ou mal entendu. Chacun, d’ailleurs, impose sa foi aux textes bien plus qu’il ne l’y puise. Ceux qui ont besoin de l’autorité de Job pour espérer en l’avenir ne croiront pas l’hébraïsant, qui leur exposera ses doutes et ses objections ; sans s’inquiéter d’une variante, ils diront hardiment avec l’humanité : De terra surrecturus sum. De même le Cantique cher à tant d’âmes pieuses subsistera malgré nos démonstrations. Comme une statue antique que la piété du moyen âge aurait habillée en madone, il conservera ses respects, même quand l’archéologue aura prouvé son origine profane. Pour moi, mon but n’a pas été de soustraire à la vénération l’image devenue sainte, mais de la dépouiller un moment de ses voiles pour la montrer aux amateurs de l’art antique dans sa chaste nudité.


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ÉTUDE


SUR


LE PLAN, L’AGE ET LE CARACTÈRE
DU POËME




ÉTUDE


SUR LE PLAN, L’AGE ET LE CARACTÈRE DU POËME
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I


Le Cantique des Cantiques est un des livres hébreux qui offrent, sous le rapport de la langue, le moins de difficultés ; mais de tous les monuments littéraires du peuple juif, c’est sans contredit celui dont le plan, la nature et le sens général sont le plus obscurs. Sans parler des innombrables explications mystiques et allégoriques proposées par les théologiens, et dont aucune (comme nous le démontrerons plus tard) n’a de fondement dans l’original, deux systèmes opposés se partagent encore les exégètes en ce qui concerne ce livre singulier. Selon les uns, une action suivie relie toutes les parties du poëme et en fait une composition régulière, ayant son unité. Selon d’autres, le Cantique des Cantiques n’est qu’une série de chants d’amour, n’ayant d’autre lien que l’analogie du sujet, et ne supposant pas derrière eux une action dramatique. Bien que ce second système nous paraisse insoutenable, et soit aujourd’hui à peu près abandonné, on conçoit quelles difficultés doit offrir l’ensemble du poëme, pour avoir réduit des hommes comme Herder, Paulus, Eichhorn. W. Jones, de Wette, à admettre une hypothèse aussi désespérée. Un coup d’œil rapide jeté sur le Cantique des Cantiques justifie du reste les hésitations de tant d’éminents critiques. Nous croyons que si le lecteur veut bien parcourir la première de nos traductions, il sera évident pour lui que divers morceaux, tels que le deuxième, le troisième, le huitième, le douzième, le quatorzième, le quinzième, le seizième renferment des allusions précises et indubitables à une action dramatique dont on entrevoit sans peine la contexture générale. Plusieurs traits de ces morceaux, en effet, n’offrent aucun sens si on envisage les pièces où ils se trouvent comme de simples romances détachées. D’un autre côté, quand on cherche dans le poëme un développement régulier analogue à celui de nos drames, on rencontre d’insolubles difficultés, et on est tenté de croire que l’ordre des scènes a été interverti ou que quelques morceaux ont été égarés. Un examen minutieux de tout le poëme, fait verset par verset, peut seul nous donner la clef de ce problème singulier.


Deux points sont admis de tout le monde : c’est 1o que le poëme est en dialogue, bien que la distinction des personnages ne soit pas indiquée ; et 2o qu’il se divise en parties distinctes, analogues à nos actes ou à nos scènes. Des espèces de refrains revenant assez régulièrement en certains endroits, ne laissent aucun doute sur ce second point. Ainsi, après le verset ii, 7, après iii, 5, après v, 1, après vi, 10, après vii, 11, après viii, 4, après viii, 7, il y a des repos évidents. L’examen du poëme pourra seul nous révéler avec précision le nombre et l’importance de ces coupes. Mais, dès à présent, il est permis d’adopter une division qui ne préjuge rien sur le plan de l’ouvrage. En s’arrêtant à tous les endroits où l’on croit remarquer un changement brusque de situation, on arrive à diviser le poëme en seize morceaux, ainsi qu’il suit :

I.       i, 2[2] —   i, 4
II. i, 5 —   i, 6
III. i, 7 —   i, 8
IV. i, 9 —   i, 11
V. i, 12 —   ii, 7
VI. ii, 8 —   ii, 17
VII. iii, 1 —   iii, 5

VIII.       iii, 6 —   iii, 11
IX. iv, 1 —   v, 1
X. v, 2 —   vi, 3
XI. vi, 4 —   vi, 10
XII. vi, 11 —   vii, 11
XIII. vii, 12 —   viii, 4
XIV. viii, 5 —   viii, 7
XV. viii, 8 —   viii, 12
XVI. viii, 13 —   viii, 14

Cette division servira de base à notre examen, bien que nous espérions démontrer que plusieurs des morceaux que nous séparons provisoirement offrent plus de lien et de suite qu’on ne le croirait au premier coup d’œil. On supposera dans tous les raisonnements qui vont suivre que le lecteur a constamment sous les yeux la première de nos deux traductions, où la division purement apparente que nous venons d’indiquer a été adoptée.


I. Le premier morceau se compose des trois premiers versets du poëme, qui font évidemment un ensemble. Nul doute que ces trois versets ne soient prononcés par une ou plusieurs femmes. Il semble d’abord naturel de les placer tous les trois dans la bouche d’une amante captive, qui soupire après son ami absent. Le reste de l’ouvrage va, en effet, nous retenir constamment sur ce thème. Mais en y regardant de près on voit s’élever contre une telle interprétation de graves difficultés. D’abord l’expression de l’amour, dans les trois versets en question, est toute sensuelle ; la comparaison de l’amour et du vin a quelque chose de choquant : or dans la suite du poëme, l’amante captive s’exprime toujours avec beaucoup de délicatesse. En outre, il y a des endroits du morceau que nous discutons (vers. 4) qui semblent prononcés par un chœur de femmes. Quand l’amante captive parle pour elle seule, elle ne met jamais le verbe à la première personne du pluriel. Enfin les versets 3 et 4 supposent que l’homme auquel s’adressent ces protestations d’amour est aimé de plusieurs femmes à la fois, ce qui n’a aucun sens dans la bouche d’une amante qui soupire pour un ami séparé d’elle. Ajoutons que le mot alamoth, qui désigne la troupe de femmes qui aime le héros, désigne ailleurs (vi, 8) d’une manière certaine les odalisques de Salomon. — Il semble donc qu’il faut voir dans ces trois premiers versets une scène de harem[3]. Chacune des femmes aspire aux faveurs du maître, qui est bien certainement Salomon (la suite le prouve évidemment). Elles lui expriment leur amour par des invitations passionnées, placées tantôt dans la bouche du chœur tout entier, tantôt dans la bouche d’une seule.

Quant à ces mots : « Le Roi m’a introduite[4] en ses appartements, » je pense qu’on doit les attribuer à une jeune fille qui vient d’être enfermée dans le harem ; cette conjecture deviendra presque une certitude quand nous examinerons les versets suivants, où nous verrons une jeune fille (l’héroïne du poëme) adresser la parole pour la première fois aux dames du sérail. Il ne faut pas s’étonner de ce qu’une telle indication scénique, mise dans la bouche de l’acteur, a de gauche et de contraire à nos habitudes. C’est ici le premier exemple d’un système dramatique que nous verrons appliqué dans tout le poëme, et qui consiste en ce que l’acteur, pour suppléer à l’imperfection du jeu et des décors, raconte ce qu’il est censé faire. De nombreux exemples vont bientôt rendre ce procédé parfaitement clair. Le temps du verbe employé pour exprimer ainsi l’action qui se passe au moment où l’acteur parle est toujours celui qu’on nomme dans les grammaires hébraïques le prétérit.

Il ne reste plus de doute que sur les mots « Tire-moi après toi ; courons. » Ces mots pourraient fort bien être dans la bouche de l’odalisque qui prononce les premiers mots « Qu’il me baise… » Cependant, comme les mots qui suivent, « Le Roi m’a introduite… », sont dans la bouche de l’héroïne, j’aime mieux croire que les mots que nous discutons en ce moment appartiennent au même personnage. C’est un cri de détresse qu’elle pousse vers celui qu’elle aime. Dans les scènes qui vont suivre, nous verrons de même l’héroïne ne tenir aucun compte de l’entourage, et parler à son amant comme si elle était seule au monde avec lui.

Il viendra peut-être à la pensée de quelques personnes, en suivant ce système, de placer également les premiers mots « Qu’il me baise… » dans la bouche de l’héroïne. Mais cela n’est guère admissible ; car, d’abord, il n’est pas naturel que la jeune fille qu’on enferme dans le harem demande à son amant un baiser avant de lui demander sa délivrance ; en outre, la seconde partie du verset 2 est sans contredit dans la même bouche que la fin du verset 4. Or, cette fin du verset 4 est la partie qui appartient le plus évidemment aux femmes du harem.


II. Le second morceau (i, 5-6) est parfaitement clair. Une jeune fille de la campagne, sans doute celle qui a dit au verset précédent : « Le Roi m’a introduite en ses appartements » fait son entrée dans le harem. Elle s’excuse de ses traits brunis par le soleil : ses frères la maltraitaient et l’employaient aux plus rudes ouvrages. On voit que ce monologue se rattache bien à la scène précédente et qu’il nous tient toujours dans le harem. Le dernier trait « vineam meam propriam non custodivi » offre seul quelque équivoque. Ce trait a son explication dans un autre endroit, viii, 12. En comparant les deux passages, on se convaincra qu’il faut prendre ces mots pour désigner métaphoriquement ce qui constitue le bien fonds[5] d’une jeune fille, savoir son innocence et sa beauté. La jeune fille s’accuse ici de quelque imprudence, et en effet, au ch. vi, versets 11-12, nous la verrons raconter une surprise qui a été l’origine de ses malheurs et à laquelle elle s’est exposée par son étourderie.


III. Le sens du troisième morceau (i, 7-8) offre malheureusement beaucoup plus de difficultés. Le premier verset de ce morceau nous montre une bergère (l’héroïne sans doute) demandant au berger son amant de lui fixer un rendez-vous. On s’attend à ce que le verset 8 renferme la réponse du berger. Il n’est pas absolument impossible qu’il en soit ainsi ; cependant il faut avouer qu’une telle réponse serait peu naturelle ; car loin de lui indiquer un lieu pour une entrevue secrète, le berger conseillerait tout au contraire à son amie de se mêler aux autres bergers. En outre, pour obtenir ce sens, on est obligé d’entendre ces mots אם לא תרﬠי לך dans le sens de « Si nescis », ce qui, indépendamment de l’extrême froideur du sens qui en résulte, est contraire à l’usage du poëme, où לא ירﬠ signifie « agir avec étourderie, perdre la tête » (vi, 12). Enfin, l’expression « ô la plus belle des femmes », par laquelle l’interlocuteur du verset 8 interpelle la paysanne, est celle qui est consacrée pour les cas où le chœur adresse la parole à l’héroïne. — On arrive donc presque forcément à croire que le verset 8 doit être placé dans la bouche d’une des femmes du harem, et que le verset 7 est prononcé par la paysanne pendant une sorte de rêve ou de distraction. La pauvre ingénue se croit encore à la campagne ; folle d’amour et étrangère aux dissimulations du sérail, elle parle tout haut à un amant qu’elle a laissé au village, et lui demande où il mènera son troupeau à midi. Une de ses compagnes, ou peut-être le chœur tout entier[6], effrayée de la naïveté avec laquelle elle vient de trahir son amour, lui fait sentir son imprudence et l’engage, si elle est si peu maîtresse d’elle-même, à quitter ce séjour et à se remettre à la suite de son troupeau. Ce qu’une telle hypothèse a de bizarre en apparence sera bientôt expliqué. On voit que la scène ainsi entendue fait assez bien suite à la scène précédente, et que nous ne sortons pas encore du harem.


IV. Le morceau IV, envisagé isolément, est fort simple. Nul doute que ces trois versets ne soient dans la bouche de Salomon. La jeune paysanne a reçu dans le sérail ses premiers atours. Salomon la voit, lui adresse un compliment auquel le poëte semble avoir donné à dessein un tour quelque peu gauche, et lui promet de nouvelles parures. Nous remarquerons plusieurs fois encore que les paroles mises dans la bouche de Salomon ont une allure pesante et sont bien différentes de celles qu’inspire le véritable amour.


V. Le petit monologue contenu dans les versets 12-14 est par lui-même assez clair. Ces trois versets sont évidemment dans la bouche de la paysanne. Le roi est à son conseil ; la jeune fille est toute pleine de la pensée d’un ami qui va venir et reposer sur son sein. Que cet ami ne soit pas le roi lui-même, c’est ce qui est rendu évident par la claire distinction établie d’une part entre le Roi (hammélek), dont l’absence est pour elle une bonne fortune, et d’une autre part le bien-aimé (nirdi, dodi) dont elle attend la venue. L’existence du berger aimé par la jeune fille, que le verset 7 nous avait déjà fait entrevoir, devient donc maintenant d’une certitude absolue. C’est ici un point capital et la clef de tout le poëme. On ne s’est tant égaré sur le plan de l’ouvrage que parce qu’on n’a pas assez remarqué la distinction capitale faite en cet endroit, distinction d’où il résulte que Salomon n’est pas l’objet aimé, bien plus, que son absence est la condition nécessaire pour jouir de l’objet aimé.

Au verset 15, commencent de graves difficultés. Un des deux amants de la jeune fille entre en scène et lui adresse un compliment assez banal, qui se retrouve mot à mot au chap. iv, vers. 1, et là bien certainement dans la bouche de Salomon. Un tour semblable se retrouve au chap. vi, vers. 4, et là encore certainement dans la bouche de Salomon. De plus, le mot dont se sert l’interlocuteur en s’adressant à la jeune fille est raïati, « mon amie. » C’est le mot dont se servait tout à l’heure Salomon (i, 9) et dont il se servira encore dans la suite (iv, 1, vi, 4. Or, il semble que ce soit un système très-arrêté chez le poëte de suivre une règle rigoureuse dans l’emploi de ces vocatifs, dont la différence servait à marquer le changement d’interlocuteur et suppléait au nom des personnages[7]. Il est vrai que raïati paraît aussi, ii, 10, et v, 2, dans la bouche de l’amant, mais perdu dans une énumération et associé à d’autres mots beaucoup plus tendres. Nous tenons donc pour indubitable que le verset 15 doit être mis dans la bouche de Salomon.

Le verset 16 est certainement du rôle de la jeune fille. Elle répond en reprenant le tour de phrase de l’interlocuteur du verset 15. Il semble donc naturel de supposer qu’elle s’adresse à Salomon. Mais à cela s’opposent deux difficultés : 1o elle l’appelle dodi, « mon bien-aimé, » nom qu’elle réserve toujours à son amant, à celui qu’elle a déjà appelé de ce nom (i, 13, 14) et qu’elle a formellement distingué de Salomon ; 2o ce trait : « Lectulus noster viridis » ne convient guère au sérail. Il semble qu’ici, comme au verset 7, la paysanne, dont l’imagination jeune et vive se transporte sans cesse à la campagne, rappelle à son amant le lit de feuillage qui fut témoin de leurs jeux d’enfants. Il est au moins très-probable que ce verset s’adresse à l’amant et non à Salomon.

Qui prononce le verset 17 ? C’est sur quoi les interprètes diffèrent beaucoup. Les uns supposent qu’il faut mettre ce verset, comme le précédent et le suivant, dans la bouche de la paysanne, et composent un discours pour la jeune fille avec les trois versets i, 16 ; i, 17 ; ii, 1. Mais ces trois versets ainsi réunis forment un ensemble incohérent et contradictoire. Les images de lit de verdure, lambris de cèdre, lys de la vallée, se heurtent d’une façon qui n’est nullement dans les habitudes du poëte. Il est encore moins naturel de placer le verset 17 dans la bouche du berger, qui n’a pas parlé jusqu’ici. Nous croyons donc que le verset 17 est dans la bouche de Salomon. La paysanne, qui ne rêve que sa vigne et son amant, vient de rappeler le lit de feuillage où elle a d’abord connu l’amour. Salomon, qui ne comprend rien à sa fidélité, oppose au lit de verdure les lambris de cèdre et les poutres de cyprès de son sérail.

On voit dès à présent la singularité de cette petite scène. Le verset 15 et le verset 17 sont dans la bouche de Salomon ; le verset 16 est dans la bouche de la paysanne ; mais, au lieu de s’adresser à Salomon, la jeune fille y parle à son ami absent, à celui dont elle attendait la venue (vers. 12-14), ou du moins dont la pensée occupait son âme. Quelque étrange que soit ce résultat, il nous semble qu’il faut l’accepter. Car de supposer que le verset 15 et le verset 17 soient dans la bouche du véritable amant, qui est attendu aux versets 12-14, comme il serait si naturel de le penser, cela ne se peut. L’auteur, en effet, prend grand soin de distinguer le ton de ses personnages, et jamais il n’eût commis la faute de mettre ici dans la bouche de l’amant les mêmes mots qu’il mettra ailleurs dans la bouche de Salomon. Et quant à dire que la tendre protestation de la paysanne (vers. 16) s’adresse à Salomon, cela est en contradiction et avec les versets 12-14, où la jeune fille est heureuse de l’absence du Roi, et avec tout le poëme, où le triomphe de la bergère consiste justement à traverser les diverses épreuves sans avoir répondu par un seul mot d’amour aux avances de Salomon.

Nous n’hésitons donc pas à voir ici une sorte de jeu double, dont nous trouverons encore des exemples. Aux compliments de Salomon, la paysanne répond par des protestations que le roi peut, si bon lui semble, prendre pour lui, mais qui en réalité s’adressent à un ami absent. Cet ami lui-même n’était absent que selon notre manière de concevoir la scène. Nous allons tout à l’heure le voir intervenir brusquement et parler comme s’il avait entendu ce qui précède. D’autres applications de ce système dramatique s’offriront encore à nous. On est porté à croire que, dans les représentations du genre de celles auxquelles notre poëme donnait lieu, tous les acteurs étaient présents à la fois et qu’ils prenaient la parole tour à tour pour débiter leur rôle sans que les personnages étrangers à la scène fussent censés les entendre. Les Hébreux, en fait d’œuvres scéniques, ne paraissent point avoir atteint l’idée du drame complet, où l’on vise surtout à mettre l’action devant les yeux du spectateur, et où la vraisemblance, sous le rapport des changements de lieux, doit être observée.

Le verset ii, 1, qu’il faut placer, de l’aveu de tous, dans la bouche de la bergère, est sans lien avec ce qui précède et ce qui suit ; il a un tour insolite, et l’on est tenté par moments d’y voir un début ou une entrée en scène. Cependant les versets suivants continuent très-bien la scène des versets 15, 16 et 17. Nous croyons donc que le dialogue à double portée se prolonge encore ici. Salomon vient de vanter ses palais de cèdre ; la paysanne, comme au verset 16, se reporte vers ses souvenirs de campagne et proteste à mots couverts de son innocence. Si l’on trouve, en adoptant ce sens, l’expression du verset 1 un peu contournée, on est libre d’y voir un couplet de chanson populaire, que la bergère chanterait en signe de ralliement pour révéler sa présence à son amant. Il est bien remarquable, en effet, que l’amant, comme s’il avait reconnu à ce signe la fidélité de son amie, entre subitement en scène, ainsi que nous allons le prouver tout à l’heure. Au verset ii, 15, nous trouverons, et là sans que le doute soit possible, un semblable artifice. — Quoi qu’il en soit de cette nuance, nous croyons qu’il faut voir dans le verset qui nous occupe, une suite de la dissonance que le poëte semble prendre plaisir à établir entre Salomon et la jeune fille, chacun d’eux suivant son idée et, grâce au mécanisme ingénieux de la scène, prolongeant le malentendu.

Le verset 2 est-il prononcé par Salomon ou par l’amant ? Le mot raïati, « mon amie, » porterait à croire qu’il l’est par Salomon. Mais c’est seulement dans les apostrophes au vocatif que le poëte observe la distinction des termes d’amour. — De très-fortes raisons nous invitent, au contraire, à attribuer ce verset à l’amant. À partir du verset suivant (vers. 3), en effet, la scène ne peut plus se passer de la présence de l’amant, et, au verset 7, cette présence est hors de contestation, puisqu’il parle. À quel moment faut-il introduire ce nouveau personnage ? Selon nous, c’est au verset 2. L’interlocuteur, en effet, entre dans la pensée de la paysanne et continue les images champêtres du verset 1 ; au contraire, chaque fois que le poëte met en scène Salomon, il le fait détonner en quelque sorte, et le montre en contradiction avec les sentiments de la jeune fille. Tandis que tout à l’heure Salomon répondait au lit de verdure par des lambris de cèdre, ici l’interlocuteur se reporte bien au village. Les jeunes filles s’appellent maintenant banoth, et non alamoth comme les odalisques du sérail (i, 3 ; vi, 8). Un trait bien caractéristique, c’est que l’acteur qui prononce ce verset ne parle pas directement à la jeune fille. On dirait qu’il est placé en dehors de la pièce où se passe la conversation de Salomon et de la paysanne et qu’il intervient brusquement dans leur dialogue. Le jeu de scène que nous avons décrit, p. 19, semble donc reparaître ici. Et qu’on ne m’oppose pas l’invraisemblance qu’il y a à ce que l’amant entre dans le harem et rende Salomon témoin de sa propre déconvenue, puisqu’à la fin de la scène (vers. 7) l’amant est indubitablement présent et parle. Les autres parties du poëme nous montreront la même indécision dans les entrées et les sorties des acteurs. Au verset iv, 8, en particulier, nous trouverons une entrée en scène de l’amant absolument semblable à celle-ci.

Les versets 3, 4, 5 et 6 doivent être placés sans contredit dans la bouche de la jeune fille. Les protestations d’amour du verset 3 ne peuvent s’adresser qu’à l’amant. La voix de l’amant (vers. 2) tire en quelque sorte la bergère de son rêve et amène cette vive reprise de ton qui va aboutir à une pâmoison. On peut même supposer qu’en prononçant les derniers mots du vers. 3, l’amante se jette entre les bras de son amant, toujours d’après ce principe que, dans le système dramatique du poëte, chaque acteur énonce ce qu’il fait au moment où il le fait. — Toute la difficulté roule, à vrai dire, sur le verset 4. Comment entendre ce trait : « Il m’a introduite dans la maison du vin, et son étendard sur moi, c’est l’amour » ? Ces mots « la maison du vin » semblent signifier le « cellier » et nous transporter brusquement à la campagne. Car d’admettre avec Gesenius que cette expression désigne « la salle où l’on boit le vin, » et que cela signifie métaphoriquement : « il m’a enivré d’amour, » c’est ce à quoi un homme de goût se résignera difficilement. La vigneronne ne se sert jamais que d’images champêtres. Le trait du verset 5, où l’héroïne, près de s’évanouir, demande qu’on la réconforte avec un fruit ou avec un morceau de ces gâteaux de raisin pressé qui restent après la vendange, prouve que la scène se passe ou est censée se passer dans un lieu où le vin se fait et se garde. — Quand on rapproche le passage qui nous occupe du passage tout semblable (i, 4) : « Le roi m’a introduite en ses appartements, » on reste convaincu que c’est là encore une de ces indications de changement de lieu que le poëte, faute de moyens scéniques, met dans la bouche de l’acteur. La bergère, dont l’imagination n’a pu un moment se détacher de son village, ayant retrouvé celui qu’elle aime, se laisse aller complètement à son illusion, ou, pour mieux dire, le poëte, voulant exprimer le triomphe des deux amants, nous les montre, après leur séparation, réunis dans la ferme où ils se sont aimés pour la première fois. Entre le verset iii, 4 et le verset iii, 5, nous trouverons encore un de ces passages, qui nous transportent en imagination de Jérusalem à la campagne. Il est évident que, dans la pensée du dramaturge, la scène n’était jamais rigoureusement localisée, et que nul décor n’indiquait les circonstances extérieures au milieu desquelles l’action se passait.

Le reste jusqu’au verset 7 inclusivement est parfaitement clair. La jeune fille éprouve une défaillance amoureuse et tombe dans les bras du berger ; la formule qui exprime l’évanouissement se reproduit dans deux autres endroits du poëme, iii, 5 et viii, 4. Dans ces deux endroits comme en celui-ci, l’évanouissement signale une division très-profonde, une fin d’acte. Nous sommes donc autorisés à former avec les vingt-trois versets discutés jusqu’ici un premier acte, dont voici l’économie. Une jeune vigneronne, enlevée à son village, est introduite de force dans le harem de Salomon. Restant étrangère à ce qui l’entoure, elle garde toutes ses pensées pour un amant qu’elle a laissé aux champs. En vain Salomon lui promet des parures et lui fait des compliments sur sa beauté. Pendant que le roi est absent, elle s’abandonne à l’espoir de voir son amant. Elle croit qu’il va venir. Mais c’est Salomon, au contraire, qui se présente et cherche à gagner ses bonnes grâces. Suit un dialogue où la jeune fille répond aux compliments de Salomon par des traits qui en réalité se rapportent à son amant. Un mot, peut-être un couplet de chanson populaire que chante la jeune fille, amène subitement l’amant en scène. Les deux amants se réunissent ; leur imagination et celle des spectateurs se transportent à la campagne ; l’amant est censé introduire son amie dans le cellier de la ferme où ils se sont connus ; l’amante s’évanouit dans les bras de l’amant.

Un tel arrangement dramatique offre, je l’avoue, quelque chose de singulier au point de vue de nos habitudes modernes ; on est étonné surtout de trouver à la fin du premier acte le dénoûment qu’on s’attendait à ne rencontrer qu’à la conclusion du drame ; mais le deuxième acte, que nous allons analyser, offre une disposition analogue, et cette fois tellement évidente que les doutes qui pourraient rester encore sur nos déductions disparaîtront, je l’espère, quand le système dramatique de l’auteur sera, par une seconde application, devenu clair. Il faut observer d’ailleurs que la conclusion finale (vii, 12 et suiv.) diffère sensiblement des conclusions particulières du premier et du second acte. Dans la conclusion finale, c’est bien réellement et avec tout un appareil scénique que les deux amants reviennent au village. Ici, au contraire, et dans l’acte qui va suivre, les deux amants ne sortent pas réellement de Jérusalem, et la réunion au village n’est montrée qu’en perspective et en imagination.


VI. Le sixième morceau (ii, 8-17) ne laisse place à aucun doute. La jeune captive rêve à son amant. Elle croit l’entendre et l’apercevoir derrière les barreaux de la fenêtre. Elle lui prête un discours passionné et établit une sorte de dialogue entre elle et lui. L’amant est censé hors du sérail, au pied d’une tour escarpée (vers. 14) ; il demande à son amie de lui faire entendre sa voix ; elle répond par une chanson de printemps, qu’ils chantaient probablement au village, et qui leur sert de signe de reconnaissance. Elle finit en protestant qu’elle n’appartiendra jamais qu’à son amant, et elle l’engage à revenir le soir. Tout le temps il est douteux si cette scène doit être considérée comme un rêve ou comme une réalité. Il est difficile également de dire si, dans l’intention du poëte, cette scène est un monologue renfermant un dialogue récité par l’héroïne, ou si le personnage qui jouait le rôle du berger devait prononcer directement les versets 10-14. La formule ﬠנה ואמר « Il prit la parole et dit » du verset 10, et plus encore la reprise du verset 16, où l’héroïne continue son discours, après avoir rapporté la réponse qu’elle fit à son amant, portent à croire que le dialogue amoureux des versets 10-15 est récité tout entier par la bergère.


VII. Le morceau VII offre encore moins de difficultés que le précédent. La bergère se réveille pendant la nuit, cherche son amant, parcourt la ville, le rencontre, s’attache à lui. Par un tour analogue à celui qui termine le premier acte, le poëte nous transporte tout à coup en imagination de Jérusalem à la maison maternelle de la jeune fille, et nous montre la bergère évanouie. Ceci est décisif. Ce qui pouvait rester de doute sur le brusque passage des versets ii, 4-7, disparaît par la comparaison avec les versets iii, 4-5. Au verset iii, 5, finit un second acte, en quelque sorte calqué sur le premier, du moins quant au dénoûment. Le plan de l’auteur est de nous montrer, dans chaque acte, l’héroïne traversant une épreuve qui se termine par la victoire de l’amour véritable sur la corruption et la contrainte. Les deux traits essentiels de son système de composition, les changements de lieu opérés en imagination, et la tendance à suppléer par des récits à ce que les moyens dramatiques imparfaits dont il dispose ne rendent pas suffisamment, apparaissent ainsi dans leur plein jour.


VIII. Cette scène a un caractère tout à fait à part. Les interlocuteurs sont les bourgeois de Jérusalem, formant le chœur des hommes. Ils assistent et nous font assister à une entrée solennelle de Salomon dans Jérusalem. On voit d’abord le cortége dans le lointain, s’annonçant par un nuage de parfums. Puis défilent le palanquin de Salomon, sa garde composée de soixante hommes, sa litière où brille une beauté nouvelle qu’il amène à son sérail, le Roi lui-même, la couronne en tête, et prêt pour la cérémonie du mariage. Aucun morceau ne porte autant que celui-ci les traces d’une représentation réelle et même d’un certain appareil de mise en scène et de costumes.


IX. Le long morceau suivant, comprenant tout le chapitre iv et le premier verset du chapitre v, forme une suite très-satisfaisante si l’on admet les principes que les deux actes précédents nous ont déjà forcés de supposer. On croyait généralement autrefois que toute la tirade amoureuse qui remplit le chapitre iv, moins les derniers mots, était dans la bouche de Salomon ; en y regardant avec attention, on voit qu’une distinction est nécessaire. Il n’est pas douteux que les sept premiers versets ne soient dans la bouche de Salomon ; la mise en scène du morceau précédent, les formules du verset 1 et le ton général de tout le passage, qui sent la rhétorique plutôt qu’il ne respire la tendresse, l’indiquent d’une manière certaine. Mais depuis le verset 8 jusqu’à la première moitié du verset 16 inclusivement, le ton est tout différent. L’interlocuteur est bien plus passionné ; il appelle l’héroïne « ma sœur fiancée. » Comme au verset ii, 14, il se plaint que sa belle soit enfermée en un lieu inaccessible pour lui. Il lui demande un regard. Puis, comme s’il l’avait obtenu, il déclare qu’elle lui a rendu le cœur ; il se croit assuré de sa fidélité, et il la loue comme une fontaine scellée pour tout autre que pour lui. Il n’est donc guère douteux que cette partie ne doive être mise dans la bouche de l’amant. Les mots du verset 6 par lesquels Salomon se promet pour le soir les faveurs de sa nouvelle épouse sont entendus du berger[8] ; il tremble que son amie ne préfère les splendeurs du palais de Salomon à l’amour qu’elle lui a juré. Usant d’un artifice dont nous avons déjà trouvé un frappant exemple dans le premier acte, le poëte le fait alors intervenir par cette vive exclamation : « A moi ! à moi, ma fiancée ! » La bergère répond à ses accents voluptueux par une invitation non moins passionnée. L’amant célèbre son triomphe devant le chœur et l’engage à partager sa joie.

Je n’insisterai pas sur une observation qu’on pourrait taxer de subtilité, je veux dire sur la nécessité d’introduire une coupe après le verset 6. Il est certain que le verset 7, considéré comme phrase finale du discours de Salomon, a quelque chose de lourd. Les tours dans le genre de celui du verset 6 qu’on retrouve ailleurs (ii, 17 ; iii, 4) supposent d’ordinaire que l’action annoncée par le verbe au futur, s’accomplit avant le verset suivant ; de plus, ces sortes de versets impliquant un espoir amoureux finissent toujours une scène. Je suis donc porté à croire que le verset 7, bien que prononcé aussi bien que ce qui précède par Salomon, commence une autre scène, je veux dire l’entrevue du soir, qui finit d’une manière si contraire aux espérances de Salomon. Cela serait certain si les Hébreux avaient eu un théâtre analogue au nôtre ; mais les libertés que prend le poëte avec les vraisemblances de temps et de lieu doivent rendre fort circonspect quand il s’agit de transporter nos exigences à une composition aussi éloignée de notre goût.

On voit que les deux morceaux VIII et IX réunis forment un acte complet, lequel est exactement conduit d’après le plan des deux premiers actes. Le poëte frappe d’abord les imaginations par l’éclat du cortège de Salomon. Le mariage est en quelque sorte célébré d’avance, tant le triomphe de ce puissant roi sur une simple vigneronne paraît assuré. Salomon annonce qu’il reviendra le soir. À ce moment décisif, la voix de l’amant se fait entendre et réveille la passion de la jeune fille ; elle n’a plus d’oreilles que pour lui, et le berger remporte la victoire sous les yeux mêmes de son rival. La scène ne finit pas cette fois par un évanouissement, mais par la réunion des deux amants et par la fête du chœur.

Et qu’on ne m’objecte pas que le chœur, composé au commencement de l’acte de bourgeois de Jérusalem, ne peut être le même que celui que l’amant invite ici à se réjouir avec lui. Le chœur, dans notre poëme, n’a pas une rigoureuse identité. C’est un personnage neutre, représentant en quelque sorte la foule des spectateurs, et exprimant les sentiments que la situation suggère. Qu’on ne s’arrête pas non plus à cette circonstance que la scène du morceau VIII, qui nous montre l’entrée triomphale de Salomon avec sa nouvelle épouse, est antérieure par le temps aux scènes des actes précédents, qui se passent toutes dans le harem. Cette objection serait fondée si les actes de notre poëme étaient consécutifs, c’est-à-dire si chacun d’eux reprenait l’action où l’a laissée l’acte précédent. Mais il n’en est pas ainsi ; les actes sont en quelque sorte parallèles. Chacun d’eux représente une même idée, c’est-à-dire les espérances et les tentatives de Salomon déjouées au profit de l’amant. Le troisième acte remonte un peu plus haut que les deux actes précédents, qui commencent au harem ; voilà toute la différence.


X. Le morceau X n’offre aucune obscurité quant au sens général. C’est la scène du morceau VII plus développée. La jeune fille se réveille en sursaut ; elle entend la voix de son bien-aimé qui frappe à la porte. Cédant à une petite fantaisie amoureuse, elle fait quelques difficultés pour ouvrir. Elle ouvre enfin ; mais l’amant, répondant à une taquinerie par une taquinerie, a disparu ; elle le cherche et traverse les mêmes aventures qu’au morceau VII. Elle rencontre le chœur de femmes, auxquelles elle fait le portrait de son bien-aimé. Piquées de curiosité par ce portrait, les dames de Jérusalem veulent l’aider dans sa recherche. La réponse de la jeune fille (vi, 2-3) a semblé singulière et a fait croire à quelques interprètes que c’était par un sentiment de jalousie qu’elle refusait les services de ses amies. Mais le principe que nous avons établi pour les versets i, 4 ; ii, 4 ; v, 1, et qui trouvera encore de nombreuses applications, à savoir que l’acteur indique en général par un verbe au prétérit l’action qui, selon nos habitudes théâtrales, se passerait au moment où il parle, nous donne la clef de ce passage. On ne peut guère douter qu’entre le verset 1 et le verset 2 n’ait lieu la rencontre des deux amants. Le morceau finit ainsi comme les trois premiers actes, et forme un acte à lui seul.

Ici, comme dans le morceau VII, la jeune fille raconte un dialogue qui est censé avoir lieu entre elle et son amant, et qui, selon les habitudes de notre théâtre, devrait être présenté directement ; car, quoique le discours de l’amant au verset v, 2, ne soit pas précédé de ﬠנה ואמר, comme au verset ii, 10, la reprise du verset 4 indique clairement que c’est la jeune fille qui récite et l’invitation de l’amant et sa propre réponse.


XI. Le morceau XI n’offre que peu de difficultés. Nul doute que les versets vi, 4-7 ne soient dans la bouche de Salomon. Le roi commence, selon son habitude, par un compliment, qui produit peu d’effet sur le cœur de la vigneronne, puisqu’elle n’y répond que par des yeux fixes et froids. Salomon, embarrassé, la prie de détourner les yeux et lui répète un compliment qu’il lui a déjà fait (morceau IX). Rien ne s’oppose absolument à ce qu’on mette aussi les versets 8-9 dans la bouche de Salomon. Cependant, cela est peu naturel. Plusieurs traits, tels que le souvenir de la mère de la jeune fille, souvenir qui revient fréquemment entre l’amant et l’amante (iii, 4 ; viii, 1, 5), n’ont pas de sens entre elle et Salomon. Les noms que l’interlocuteur donne à la bergère sont ceux qu’affectionne l’amant. L’interlocuteur parle du harem comme un étranger. Enfin, le plan du premier et du troisième acte semble se reproduire ici ; or, ce plan exige qu’après le discours de Salomon l’amant intervienne pour détruire l’effet des paroles du roi et préparer sa propre victoire sur le cœur de son amie.

Le verset 10 est la formule ordinaire du chœur. Toujours à l’unisson des personnages, il insiste, comme aux versets iii, 6 ; viii, 5, sur la circonstance principale de la scène, qui est ici le regard obstiné de l’amante résolue à ne pas céder. Cette formule sert ailleurs (morceaux VIII et XIV) d’ouverture, et pour ainsi dire de lever de rideau ; mais, comme ici elle se rattache aux derniers mots du verset 9, il vaut mieux la prendre cette fois, au moins provisoirement, pour une clôture de scène. Nous montrerons bientôt que la scène du morceau XII fait immédiatement suite à la scène du morceau XI ; la question de savoir à quelle scène appartient le verset 10 deviendra alors presque sans objet.


XII. C’est ici que la suite du poëme offre les plus grandes difficultés. Nous venons de laisser la bergère victorieuse des caresses de Salomon ; on s’attend à voir succéder à l’épreuve la finale ordinaire, c’est-à-dire l’expression vive du bonheur des deux amants réunis. Il n’en est rien. Au verset 11, nous trouvons en scène une jeune fille qui est sortie de la maison de sa mère pour aller jouer parmi les herbes et les fleurs de la vallée. La scène semble donc n’être plus à Jérusalem. Au verset 12, la jeune étourdie se trouve portée, sans le savoir, au milieu d’une suite princière, qui est sans doute la suite de Salomon. L’indécision des temps en hébreu ne permet pas de décider au premier coup d’œil si c’est là le récit d’une action passée depuis longtemps, ou renonciation d’un fait qui est censé se passer sous les yeux du spectateur. Dans la première partie du verset vii, 1, on crie à la jeune fille de revenir ou de se retourner (le mot hébreu offre les deux sens), ce qui suppose évidemment que la jeune fille, après avoir prononcé le verset 12, ou faisait mine de fuir, ou se tenait le dos tourné. De la nuance qu’on adopte sur ce verset dépend tout le sens de la scène. Si on adopte la première nuance, il faut évidemment placer la scène à la campagne, et supposer que ce sont les gens du cortége qui, voyant une jeune paysanne égarée et effrayée, la rappellent « pour la regarder. » Si, au contraire, on adopte la seconde, la scène se passe au harem, et ce sont les femmes de Salomon qui prononcent le verset vii, 1. Certes, le premier sens paraît d’abord le plus naturel, et telle est la singulière disposition du poëme que ces sortes de retours n’ont rien d’invraisemblable ; la scène du morceau VII, évidemment antérieure à celles qui la précèdent, en est la preuve. Mais il faudrait supposer alors que le morceau XI est à lui seul un acte complet, ce qui est contraire à toute l’économie du poëme : chaque acte, en effet, se termine par la réunion des deux amants ; or nous n’avons été témoins au verset 10 que de la résistance de la jeune fille. Il faudrait supposer de plus que le morceau XII, se passant à la campagne avant l’action principale, et le morceau XIII, se passant à Jérusalem au moment du départ et à la fin de l’action, formeraient un seul acte ; ce qui n’est pas possible. On ne saurait donc admettre qu’une scène se passant à la campagne soit enclavée à cet endroit du poëme[9]. On est amené de la sorte à penser que le morceau XII forme une seconde scène de l’acte commencé par le morceau XI, — que le morceau XI, remontant selon l’usage du poëte, au début de l’action, et même plus haut qu’aucun autre des actes précédents, nous présente les premiers efforts de Salomon pour captiver une jeune fille que ses gens viennent d’enlever et qui résiste fièrement, — que les versets vi, 11-12, sont prononcés dans une sorte d’a-parte, la bergère nouvellement introduite dans le sérail tournant le dos à la compagnie et refusant de rien voir, — qu’au verset vii, 1, enfin, les dames du harem cherchent à l’apprivoiser et l’engagent à se laisser regarder.

Un mot singulier nous frappe dans le verset vii, 1. Les personnes qui rappellent la jeune fille l’appellent hassulammith. Ce mot n’est pas un nom propre ; car il est précédé de l’article. Le nom de Sulammith signifie donc « une jeune fille de Sulem. » Sulem ou Sunem était un village de la tribu d’Issachar, patrie d’une certaine Abisag la Sunamite, dont les aventures racontées I (Vulg.III) Reg., i, 3 ; ii, 17 et suiv., ne sont pas sans analogie avec celles qui forment le canevas de notre poëme. Nous lisons, en effet, au premier des passages précités, que les gens de David, dans une circonstance trop éloignée de nos mœurs pour être rapportée ici, firent chercher dans toutes les tribus d’Israël la plus belle jeune fille, et que cette jeune fille se trouva être Abisag la Sunamite. Cette Abisag, à la mort de David, fut transférée dans le harem de Salomon ; mais elle avait inspiré une telle passion à Adonias, autre fils de David, que celui-ci ne craignit pas de faire pour elle à Salomon une demande indiscrète, qui fut la cause ou le prétexte de sa mort. Quoi qu’il en soit de ce rapprochement, il est certain que les deux versets et demi que nous venons d’analyser jettent sur la fable qui fait le sujet du poëme un jour singulier. D’abord le nom scénique de la jeune fille nous est donné. En second lieu, nous savons comment la jeune fille, que nous avons vue jusqu’ici enfermée dans le harem, y est entrée. C’est une jeune paysanne de Sulem qui, un jour en se promenant parmi les fleurs, a été surprise par un parti des gens de Salomon.

La seconde moitié du verset vii, 1, est malheureusement d’une extrême difficulté et n’a produit aucune interprétation qui ait pu obtenir définitivement l’assentiment des critiques. Les premiers mots : « Quid intuemini Sulammitidem ?  » ou « Quid vultis intueri Sulammitidem ? » semblent répondre à ces mots des femmes du harem : « ut intueamur te. » Mais si on les place dans la bouche de la Sulamite, on obtient un sens très-peu naturel et un tour insolite. Cette façon de parler de soi en se désignant par son nom a quelque chose de souverainement gauche. Mais comment surtout entendre les mots qui terminent le verset כמחלת המחנים ? Ce passage est un de ceux où l’indécision grammaticale de l’hébreu cause au philologue le plus d’embarras. Laissons de côté la difficulté du mot Mahanaïm, qui ne porte que sur un détail[10]. Qui prononce ces deux derniers mots ? Que veulent dire ces danses auxquelles la Sulamite paraît être comparée ? Quel lien établir entre toutes ces idées qui se heurtent ? Comment les rattacher à la grande description des versets 2-10 ? Avant de répondre à ces questions, il importe de soumettre la description des versets 2-10 à un examen attentif.

Cette description, en effet, ou pour mieux dire, ce dithyrambe à la louange d’une femme, se distingue des morceaux analogues qui précèdent par des traits essentiels. Tout indique que la jeune fille louée dans ces versets exécute une danse pendant qu’on la loue. Le premier trait : « Que tes pas sont beaux… » serait à lui seul presque démonstratif. La remarque que les critiques ont faite, à savoir que les autres descriptions procèdent a capite ad calcem, tandis que celle-ci procède a calce ad caput, n’est puérile que dans la forme. Enfin le rapprochement des derniers mots du verset 1 prouve que la danse est à ce moment du poëme une circonstance capitale. — Cela posé, deux questions se présentent : 1o Dans la bouche de qui ce morceau doit-il être placé ? 2o Quelle est la femme qui danse, ou, en d’autres termes, à qui s’adressent les versets 2-10 ?

La première question est celle qui nous arrêtera le moins longtemps. Les versets 9-10, dits d’un ton de maître, impliquent une prise de possession si positive qu’ils ne peuvent convenir qu’à Salomon[11]. Le chœur, dans son ensemble, pourrait bien prononcer les versets 2-8 ; mais les versets 9-10 ne lui conviennent nullement. Le chœur, d’ailleurs, n’intervient jamais que par de courtes exclamations d’un caractère fort reconnaissable. Quant à la seconde question, celle de savoir à qui s’adressent ces versets, elle est sujette à de très-grandes difficultés.

Beaucoup d’interprètes ont pensé que la jeune fille qui danse est la Sulamite. Coupant en trois morceaux le verset 1, ils traduisent ainsi ou à peu près : « Reviens, reviens, Sulamite, que nous te voyions ! — Que voulez-vous voir de la Sulamite ? — Une danse de Mahanaïm. » Puis la Sulamite, cédant à l’invitation qui lui est faite, exécuterait une danse, pendant laquelle les compliments des versets 2-10 lui seraient adressés. Sacrifions pour le moment la répugnance que nous éprouvons à mettre dans la bouche de la Sulamite un membre de phrase où elle se nomme elle-même. Nous trouverons encore contre une telle interprétation d’énormes difficultés. Et, d’abord, elle est grammaticalement insoutenable. La particule ב, qui suit le verbe חזה dans deux membres de phrases consécutifs, marque dans le premier un régime direct ; il est impossible que dans le second elle n’ait pas la même valeur. M. Hitzig a vu ceci avec une parfaite justesse. Il est indubitable qu’il faut traduire par l’accusatif : « Cur intuemini Sulammitidem ? » ou : « Curvultis intueri Sulammitidem ? » Mais c’est là encore la moindre objection qu’on peut adresser à l’opinion que nous combattons. Elle implique de telles inconvenances qu’on est surpris que des hommes de goût aient pu s’y arrêter. Quoi ! cette jeune paysanne, timide, réservée, que le poëte veut nous montrer comme un modèle de fidélité, qui, égarée au milieu de la cour de Salomon, ne songe qu’à fuir ou à se cacher, s’est si vite enhardie, qu’à la première demande, elle se met à danser de façon à mériter des louanges qui ne peuvent convenir qu’à une bayadère ! Le premier compliment de Salomon, à la vue d’une pauvre fille qu’on employait à garder la vigne, serait pour ses souliers ! Comment supposer que le poëte, qui ailleurs fait preuve d’un goût si délicat, se soit à ce point oublié ? Ajoutons : 1o que le roi appelle la danseuse bath nadib, « fille de prince, » mot qui serait absurde adressé à la paysanne, tandis qu’au contraire nous l’avons trouvé, deux versets plus haut, appliqué aux gens du cortège de Salomon ; 2o que Salomon connaît depuis longtemps la femme à laquelle il parle, puisqu’il vante ses charmes les plus secrets (vii, 7) ; 3o enfin, que les compliments adressés à la Sulamite dans les autres parties du poëme ont un caractère absolument différent de ceux que nous lisons ici. Le passage que nous discutons est le seul où la sensualité orientale se donne pleine carrière, et où le traducteur soit obligé à des atténuations. Il est impossible d’admettre que Salomon, voyant la jeune bergère pour la première fois, lui tienne un langage qui ne peut être convenablement adressé qu’à une prostituée, et qui forme un contraste si frappant avec celui qu’il lui tient ailleurs.

Une seule hypothèse est donc possible, c’est que les versets 2-10 s’adressent à une bayadère du sérail de Salomon. Il semble que le poëte veut opposer ici, comme il le fait encore au morceau 1, les mœurs sensuelles et l’amour grossier du sérail aux mœurs innocentes et à l’amour sincère de ses rustiques héros. Je suis tenté de voir dans cette scène, ainsi que dans le morceau XV que nous analyserons bientôt, une sorte de contraste destiné à faire ressortir la passion tendre et forte des autres scènes. Peut-être aussi un prétexte léger a-t-il suffi à l’auteur, comme cela a lieu dans nos opéras, pour amener un ballet. Plusieurs scènes, en effet, de notre poëme paraissent conçues en vue de fournir des motifs à des divertissements de noces. Le morceau VII offre, sous ce rapport, beaucoup d’analogie avec celui qui nous occupe.

Une telle explication étant admise comme la moins invraisemblable que puisse comporter le monologue bizarre des versets 2-10, il faut revenir sur les derniers mots du verset 1, qui lui servent d’introduction, et dont nous avons laissé jusqu’ici la signification en suspens. Éprouvant une invincible répugnance à mettre une phrase où la Sulamite est nommée dans la bouche même de la Sulamite, je suis amené à croire qu’il faut placer toute la seconde moitié du verset 1 dans la bouche d’une femme du harem de Salomon, probablement de la bayadère louée dans les versets 2-10. Les femmes du harem viennent d’inviter la Sulamite à se tourner vers elles pour qu’elles puissent juger de sa beauté. La bayadère intervient pour opposer aux charmes de la paysanne les siens qu’elle croit supérieurs. « Comment, dit-elle, faire attention à une Sulamite en présence de charmes comme les miens ? » ce qui amène le divertissement des versets 2-10. La nuance qu’il faut prêter pour obtenir ce sens à la particule כ n’étonnera pas les hébraïsants qui voudront bien se reporter aux exemples cités par Gesenius (Thes. p. 649, B. 3) et surtout au passage d’Isaïe, xviii, 4, 5.

Comme si le hasard s’était plu à accumuler les difficultés dans cette région du poëme, le verset 11 laisse encore place à un certain doute. M. Hitzig place ce verset dans la bouche de la danseuse. Le poëte, selon lui, opposerait de la sorte la condescendance des filles du harem à la fidélité de la paysanne. Le mot תשוקתו lui semble un mot voluptueux, qui ne convient pas au rôle de la Sulamite. Mais le mot לדודי, « à mon bien-aimé » appliqué à Salomon dans la bouche de la danseuse, est encore bien plus inconvenant que le mot תשוקתו dans la bouche de la Sulamite. Nous croyons donc que le mot דודי s’applique ici, comme dans tout le poëme, à l’amant, que par conséquent ce verset appartient à la Sulamite, et qu’il y faut voir une protestation de fidélité analogue à celles qui terminent plusieurs autres scènes. Le ton hardi des versets 9-10 n’excite chez la villageoise qu’un sentiment de répulsion ; elle se rattache au souvenir de son amant, et se console en songeant que lui, de son côté, réserve pour elle ses pensées et ses désirs.

Qu’on essaie toutes les interprétations, on n’en trouvera pas, je crois, de plus naturelle pour le morceau que nous venons d’analyser. Salomon vient de livrer, au morceau XI, un premier assaut à la fidélité de la bergère[12] ; la Sulamite n’y a répondu que par des regards obstinés qui frappent le chœur d’étonnement. L’héroïne, comme dans les morceaux I, II, III, est mise face à face avec les dames du harem ; jetée dans ce monde nouveau pour elle, elle n’ouvre la bouche que pour protester qu’elle restera fidèle à son amant. Le système dramatique de l’auteur, qui consiste à compléter les actes les uns par les autres, plutôt qu’à nous les montrer dans leur suite naturelle, se montre ainsi une fois de plus. Le spectateur, en effet, savait la fable d’avance, et ce qu’il cherchait dans ces spectacles, c’étaient moins des surprises et des péripéties que des développements passionnés et des morceaux de musique. Voilà pourquoi l’héroïne n’est nommée que si tard. Voilà aussi comment il se fait que le morceau VIII, où nous voyons Salomon rentrer à Jérusalem après une expédition qui a eu pour résultat de conquérir une nouvelle beauté pour son sérail, n’est expliqué que par le morceau XII, où nous assistons à l’expédition galante dont le morceau VIII nous montre le retour[13].

XIII. Cette scène charmante est heureusement aussi claire que la précédente est obscure. Le goût invincible des champs reprend la Sulamite ; elle supplie son ami de la ramener au village, à la maison de sa mère, près de laquelle commença leur amour. À l’effusion la plus tendre succède, comme dans les morceaux V et VII, un évanouissement entre les bras de l’amant. Cet évanouissement est la formule ordinaire qui marque la fin des actes, et il semble d’abord que l’acte que nous discutons devrait se terminer ici. La Sulamite, en effet, vient de résister à une épreuve qui, dans la série du poëme, sera la dernière ; une scène voluptueuse dont elle a été témoin n’a fait que la raffermir dans sa vertu. Le prix de la victoire est, comme dans les autres actes, la réunion des deux amants. Seulement, cette réunion devant être définitive, le poëte sent avec délicatesse qu’elle ne doit s’opérer qu’au village. La Sulamite ajourne donc les derniers gages de son amour jusqu’au moment où son ami l’aura ramenée à Sulem.

XIV. Ici nul doute encore sur la marche du poëme. La scène commence par l’exclamation accoutumée du chœur, modifiée selon les besoins de la circonstance. La Sulamite traverse la scène, appuyée sur son bien-aimé. Elle est endormie, comme le prouvent les premiers mots de la seconde partie du verset. L’amant est censé la transporter pendant son sommeil au village. Nous avons déjà vu les changements de lieux s’opérer ainsi instantanément et d’une façon toute conventionnelle. L’amant dépose sa bien-aimée endormie sous le pommier de la ferme, et la réveille en lui montrant les lieux où elle a vu le jour. La Sulamite (vers. 6) se donne à lui et célèbre la puissance invincible de l’amour. Le verset 7 renferme le résumé de toute la pièce : « Rien ne saurait éteindre l’amour vrai ; vouloir acheter l’amour à prix d’or (comme l’a fait Salomon), c’est s’exposer à la confusion. » Il n’est pas impossible que ce verset soit aussi dans la bouche de la Sulamite. Cependant il y a quelque chose de choquant à ce que l’amante, au comble de ses vœux, se mette à moraliser et à lancer des épigrammes contre Salomon. Le verset 6 finit à merveille le rôle de la Sulamite. L’art admirable et le goût raffiné qui se remarque dans ces deux dernières scènes nous interdisent de croire que le poëte eût commis la faute de mettre la formule abstraite de son drame dans la bouche de l’héroïne. Nous pensons donc que le verset 7 est prononcé par un personnage étranger à l’action, par une sorte de moraliste ou de chorége, peut-être par le chœur. Quoi qu’il en soit de ce détail peu important, il est évident 1o que la fin de l’acte se passe à Sulem, et 2o que la pièce proprement dite finit au verset 7. Non-seulement, en effet, l’action est terminée par le serment que se prêtent les deux amants, mais la moralité est tirée d’une manière si explicite qu’on éprouve une certaine surprise en voyant le poëme se prolonger encore après la scène qui vient de nous occuper.


XV. La surprise redouble quand on étudie les versets placés ainsi comme une sorte d’appendice à la suite de l’acte final. La scène de ces versets est à Sulem ; mais il semble, au premier coup d’œil, impossible de donner un sens, après la conclusion du verset 7, à l’action qui s’y passe. L’hypothèse admise par quelques exégètes de nouvelles embûches tendues à la Sulamite par ses frères, est contraire au texte et supposerait chez le poëte une inconcevable absence de raison. Quoi ! après que l’action est finie, il entamerait une autre action, non pour la développer, mais pour amener un dialogue de quatre ou cinq lignes, sec et insignifiant ! Quand on a longtemps réfléchi aux difficultés de ce morceau singulier, on cesse de trouver étrange le système d’Umbreit, qui pensait que l’épilogue en question n’a aucun rapport avec le poëme, et qu’en bonne critique on doit le supprimer. Nous croyons cependant que l’analyse minutieuse du passage va nous montrer qu’il a trop de liens avec l’action générale du poëme pour qu’on puisse sans arbitraire l’en détacher.

Le verset 8 est parfaitement clair. Des frères causent ensemble d’une jeune sœur, qui n’est pas encore nubile, et se demandent ce qu’ils lui feront le jour où l’on commencera à la rechercher. Au verset 9, un des frères fait en termes couverts une réponse que beaucoup d’interprètes entendent ainsi : « Si elle reste irréprochable, nous la récompenserons ; si elle se montre faible, nous la renfermerons. » Mais cette interprétation donne lieu à de graves difficultés. Je n’insiste pas sur ce qu’elle a de fade et de languissant. Admettons, contre toute vraisemblance, que les créneaux d’argent dont parlent les frères puissent désigner une sorte de parure qui soit la récompense de la vertu de la jeune fille, il restera encore un trait dont la signification est une énigme. Si les frères veulent punir leur sœur dans le cas où elle commettrait quelque faute, pourquoi la menaçent-ils de panneaux de cèdre ? Il est évident que cette circonstance implique une idée de richesse et de luxe. Créneaux d’argent, panneaux de cèdre se répondent. Ni l’une ni l’autre de ces deux alternatives ne renferme une idée de punition ou de récompense. Renfermeraient-elles l’une et l’autre l’idée de vigilance et de bonne garde, de telle sorte qu’il fallût traduire : « Si notre sœur est vertueuse, gardons-la bien ; si elle est faible, gardons-la bien encore ? » Cela ne se peut. En effet, pourquoi, si elle est vertueuse, l’entourer de murs crénelés ? Pourquoi ces circonstances, évidemment capitales dans la pensée du poëte, de cèdre et d’argent ? Est-il naturel d’ailleurs de supposer que les frères de l’héroïne se fassent les gardiens jaloux de sa vertu, quand nous voyons ailleurs (i, 6) qu’ils sont ses ennemis, qu’ils la haïssent, et que loin de la renfermer ils lui font passer sa vie en plein air[14] ? Tout porte donc à croire que la pensée exprimée dans les versets 8-9 n’est pas une pensée bienveillante. Nous croyons que, dans ces versets, les frères de la Sulamite annoncent l’intention de tirer profit de la beauté de leur sœur et de la vendre à quelque harem. Ces images de créneaux d’argent, de panneaux de cèdre, désignent, dans leur pensée, le luxe du sérail ou peut-être l’argent qu’ils espèrent tirer de leur mauvaise action. Deux nuances, au moins, nous paraissent certainement impliquées dans ce petit dialogue : c’est, d’une part, le désir de se débarrasser de la surveillance de leur sœur ; de l’autre, une vue intéressée qui les porte à se décharger de cette surveillance d’une façon avantageuse pour leur avarice.

On voit que ces deux versets semblent nous faire reculer, comme les versets vi, 11-12, jusqu’à une époque antérieure à l’enlèvement, époque où l’héroïne du poëme n’était encore qu’une petite paysanne de Sulem. Mais le verset 10 suppose au contraire que la Sulamite, au moment où nous sommes, a traversé le harem. Ce verset, en effet, est certainement dans la bouche de la Sulamite. Elle intervient dans le dialogue de ses frères, qu’elle est censée avoir entendu, et elle répond à l’alternative qu’ils ont posée. Elle est un mur (c’est-à-dire sa vertu est inaccessible), ses seins sont des tours (que nul n’a su ou ne saura prendre). L’interprétation littérale n’offre pas de difficulté. Mais la nuance qu’elle veut indiquer en termes voilés est difficile à saisir et dépend du sens que l’on adopte pour les mots qui suivent : « Tunc fui oculis ejus sicut inveniens pacem. » Ces mots ont fait le désespoir des interprètes. Avec le verset vii, 1, ils renferment le nœud des difficultés du Cantique. Sans entrer ici dans la discussion de toutes les hypothèses proposées, nous dirons qu’après beaucoup d’hésitations une seule nous a paru soutenable, c’est celle qui rapporte le pronom ejus à Salomon. Les frères viennent d’exprimer des inquiétudes sur la vertu de leur sœur. La sœur entre subitement en scène, leur déclare que sa vertu a été inébranlable, et que c’est grâce à sa fermeté qu’elle a obtenu que Salomon la laissât en paix. Tous mes efforts pour échapper à une telle interprétation ont été inutiles[15]. Le second membre du verset 10, et surtout la particule אז « alors », qui nous reporte à une aventure passée, m’ont ramené forcément à ce sens, quelles que soient les objections qu’on peut y opposer.

Ces objections s’aperçoivent tout d’abord. Salomon ne figure ni directement ni indirectement dans la région du poëme où nous sommes arrivés. Comment l’auteur peut-il le désigner par un simple pronom personnel ? De plus, si la Sulamite, au moment où se passe la scène que nous discutons, a traversé la grande aventure du harem, comment ses frères peuvent-ils venir au verset 8 parler d’elle comme d’une jeune fille qui n’est pas encore nubile, et sur le sort de laquelle ses parents délibèrent ? — Deux solutions peuvent être proposées pour lever ces difficultés. Et d’abord, on peut dire que les frères de la Sulamite ignorent son enlèvement et son séjour forcé au harem. Ils croient qu’elle est aux champs à garder la vigne, et ils parlent de son sort futur comme si rien d’extraordinaire ne s’était passé. On ne conçoit pas bien, il est vrai, dans cette hypothèse, comment la Sulamite vient leur parler de son aventure sous forme d’allusion et en désignant son séducteur par un simple pronom personnel, ce qui semble supposer qu’il était connu de tous. Mais il faut se rappeler que les vraisemblances scéniques ne sont pas dans notre poëme rigoureusement observées. C’est pour le public bien plus que pour ses frères que la Sulamite intervient ; ce qu’elle veut, c’est bien moins raconter clairement son aventure qu’affirmer sa victoire et insister, conformément à la pensée du verset 7, sur la défaite de Salomon. — M. Ewald a proposé une autre explication. Selon lui, le dialogue des frères serait prononcé par la Sulamite. Se fondant sur l’analogie des morceaux VI, VII, X, où la Sulamite raconte des entretiens qui, selon nos habitudes, devraient être récités directement par d’autres acteurs, il suppose que la Sulamite, au comble de la joie et fière de son triomphe, rappelle elle-même les paroles de ses frères, empreintes de défiance et de mauvais vouloir, pour s’en railler et y opposer, au verset 10, une sorte de défi. Mais dans les morceaux VI, VII, X, les passages guillemetés sont enchâssés dans un récit qui en détermine le sens. Ici, au contraire, la citation faite par la Sulamite aurait quelque chose de trop peu naturel. Il faudrait qu’il y eût en tête du verset 8 : אמרו בני אמי « les fils de ma mère ont dit… » — Il est difficile de se prononcer entre ces diverses nuances. Avec l’extrême latitude du système dramatique de l’auteur, avec la liberté qu’il se donne de tenir peu de compte du temps et du lieu, il n’est pas impossible que, pour montrer l’assurance de la Sulamite, il fasse précéder le discours qu’il prête à l’héroïne d’un dialogue rétrospectif entre les frères, dialogue qui n’a pas de sens au moment du poëme où nous sommes arrivés, mais qui montre clairement la pensée qu’il s’agit de mettre en relief. Les versets vi, 11-12 ont bien aussi quelque chose de rétrospectif à l’endroit du poëme où ils sont insérés.

Nous croyons donc que tout ce morceau, à partir du verset 8, doit être considéré comme un épilogue destiné non à compléter l’action (elle est finie au verset 7), mais à montrer les dangers dont la pauvre fille était menacée et à lancer un dernier trait contre Salomon. Les versets 11-12 vont recevoir, dans cette hypothèse, une explication bien naturelle. Presque tous les interprètes, en effet, sont d’accord pour mettre ces deux versets dans la bouche de la Sulamite[16]. « Salomon, dit-elle, a des vignes qu’il loue fort cher à des gardiens ; moi, j’ai ma beauté et mon innocence, qui sont ma vigne, et que j’ai su garder seule. » Elle finit par une apostrophe ironique adressée directement à Salomon. Salomon n’est pas censé présent à la scène ; cependant, comme tous les acteurs, selon notre opinion, figuraient à la fois sur l’estrade, l’épigramme le frappait en pleine poitrine, contrairement à toute vraisemblance, il est vrai, mais sans doute au grand applaudissement de l’assistance.


XVI. Ces deux versets forment à eux seuls une petite scène, très-claire en elle-même, mais qui, à l’endroit où elle se trouve, nous cause quelque surprise. Au verset 13, nous voyons un jeune homme, accompagné des jeunes gens du village, au pied d’un pavillon situé au fond d’un jardin. Il appelle sa bien-aimée et lui demande de lui faire entendre sa voix. Au verset 14, la bien-aimée répond et prie le jeune homme d’attendre. Il est évident que le jeune homme est l’amant de la Sulamite et que les jeunes gens sont ses paranymphes. Les amants se sont donné leur foi (viii, 6). Maintenant le mariage s’apprête, et tout le village prend part aux poursuites du berger. Il y a ici sans doute quelque allusion à ces usages qu’on retrouve encore dans les pays où les mœurs anciennes se sont conservées, et qui consistent à imposer aux fiancés une série de recherches vaines, d’attentes et de déceptions. La réponse par laquelle la Sulamite engage son amant à fuir, ne peut guère se prendre que comme une plaisanterie. En effet notre verset est calqué sur le verset ii, 17, où l’amante captive invite dans les mêmes termes le berger à revenir. On sent, du reste, que tout cet appendice, depuis le verset 8, n’a qu’une importance secondaire. Il est probable qu’on l’envisageait à peine comme faisant partie du poëme et qu’on l’omettait dans la plupart des représentations.


Si nous tirons les conséquences de l’analyse qui précède, nous arriverons à diviser le Cantique des Cantiques en cinq actes complets, plus un épilogue, qu’on peut à volonté détacher du poëme.

Le 1er acte s’étend de     i, 2 à     ii, 7
Le 2e acte — de ii, 8 à iii, 5
Le 3e acte — de iii, 6 à v, 1
Le 4e acte — de v, 2 à vi, 3
Le 5e acte — de vi, 4 à viii, 7
L’épilogue — de viii, 8 à viii, 14.


Une autre conséquence qui sort de notre examen, c’est qu’il n’est pas nécessaire de supposer, ainsi que l’ont fait plusieurs exégètes[17], que le texte du Cantique ait souffert des transpositions, ni qu’il s’en soit perdu quelques parties. La fin du poëme est abrupte et peu conforme à nos habitudes. Peut-être les derniers versets servaient-ils à amener de nouveaux développements. Mais, dans le corps du poëme, aucune lacune essentielle ne se laisse entrevoir, et quant aux transpositions, s’il en est qui paraissent vraisemblables, il n’en est aucune qui se trahisse avec assez d’évidence pour obliger à modifier le texte que les manuscrits hébreux, conformes aux plus anciennes versions, nous ont transmis.

En appliquant à notre vieux poëme les habitudes du théâtre moderne, nous serions donc amenés à présenter la liste des personnages et l’analyse de chacune des parties qui le composent ainsi qu’il suit :


PERSONNAGES.


La Sulamite, jeune fille du village de Sulem, dans la tribu d’Issachar.

Berger, amant de la Sulamite.

Le Roi Salomon.

Frères de la Sulamite.

Femmes du harem de Salomon.

Dames de Jérusalem.

Bourgeois de Jérusalem.

Gens de la suite de Salomon,

Paranymphes du berger,

personnages muets

Le chœur.

Sage tirant la moralité du poëme.



ACTE 1er


Scène ire. Le poëte nous introduit dans le harem de Salomon, et nous montre l’empressement de l’amour vénal et sensuel autour du maître. La Sulamite, jeune orpheline enlevée de son village par un parti des gens de Salomon, qui parcouraient les tribus du Nord pour peupler le sérail de Jérusalem, est introduite et dit quelques mots qui montrent sa naïveté. — Scène ii. Ignorant les dissimulations du sérail et étrangère à ce qui se passe autour d’elle, la jeune fille s’adresse à un ami absent. Une odalisque la rappelle à la raison. Salomon lui fait un premier compliment et lui promet des parures. — Scène iii. La Sulamite, en l’absence de Salomon, rêve à son amant et croit qu’il va venir. Salomon entre. La Sulamite résiste à ses flatteries, et répond par des paroles tendres qui ne se rapportent qu’à son amant. L’amant entre en scène tout à coup. La Sulamite ravie est ou se croit transportée au village, et s’évanouit entre les bras du berger.



ACTE II


Scène ire. La Sulamite entend ou croit entendre la voix de son bien-aimé qui accourt et l’invite à retourner au village. Elle l’engage à revenir le soir. — Scène ii. Le soir, elle cherche son bien-aimé ; ne le trouvant pas, elle sort et parcourt la ville pour le trouver. Elle est censée le rencontrer et revenir avec lui à la maison maternelle. Elle s’évanouit dans ses bras.



ACTE III


Scène ire. Entrée solennelle de Salomon dans Jérusalem, amenant avec lui la Sulamite, qu’il va épouser. — Scène ii. Salomon adresse à la Sulamite les plus pressantes flatteries, et se promet de jouir le soir de ses faveurs. L’amant, censé au pied du donjon, rappelle la Sulamite à la fidélité. Il est rassuré par un regard de la jeune fille. La Sulamite l’invite à entrer. L’amant entre, et célèbre son triomphe avec le chœur.



ACTE IV


Scène unique. La Sulamite, pendant son sommeil, entend ou croit entendre son amant qui frappe et l’appelle. Elle tarde un moment à ouvrir. L’amant a disparu. La Sulamite sort pour le chercher. Elle rencontre les gardiens de nuit, qui la maltraitent, puis le chœur des femmes, qu’elle invite à chercher son amant avec elle. Elle leur donne le signalement de son amant. Mais au moment où elles vont le chercher avec la jeune fille, celle-ci le rencontre et se jette entre ses bras.



ACTE V


Scène ire. Salomon essaie de fléchir l’obstination de la Sulamite. La voix de l’amant se fait entendre et triomphe encore. — Scène ii. La Sulamite raconte comment, en se promenant le matin parmi les herbes de la vallée, elle a été surprise par les gens de Salomon. Les femmes du harem cherchent à l’adoucir. Elle est témoin de danses voluptueuses, et entend des propos qui, loin de la séduire, ne font que la rattacher plus fortement au souvenir de son amant. — Scène iii. La Sulamite, victorieuse de toutes les épreuves, supplie son amant de la ramener au village ; là elle lui donnera les derniers gages de son amour. Elle s’évanouit dans les bras de son amant, qui la transporte endormie au village de Sulem. — Scène iv. L’amant dépose l’amante endormie sous le pommier de la ferme où elle est née, et la réveille. Ils se jurent une éternelle fidélité. Un personnage, sorte de chorège, intervient pour tirer la moralité de la pièce.



ÉPILOGUE.


Les frères de la Sulamite, qui ne savent pas son aventure, causent entre eux de ce qu’ils doivent faire de leur jeune sœur. La Sulamite intervient, se moque de leurs précautions inutiles, déclare qu’elle a su et saura se garder, et jette un défi dédaigneux à toutes les richesses de Salomon. On entend cependant la voit du berger qui arrive avec ses paranymphes. La jeune fille le prie d’attendre encore.



II


Le plan et le système de composition du Cantique des Cantiques apparaissent maintenant, si je ne me trompe, dans tout leur jour. Si l’on prend le nom de poésie dramatique dans son sens le plus étendu, pour désigner toute composition dialoguée et correspondant à une action, le Cantique des Cantiques est un drame. Mais il est inutile de faire ressortir combien ce drame est dépourvu non-seulement de ce que les modernes, mais de ce que les Grecs, les Latins, les Hindous ont considéré comme l’essence de la poésie théâtrale. Le théâtre des Grecs, des Latins, des Hindous est un théâtre complet, ayant des acteurs qui, de très-bonne heure, arrivent à faire un métier de leur art ; chez tous ces peuples, l’estrade est dressée en public ou dans des bâtiments spéciaux ; les acteurs ont des entrées et des sorties ; des décors, au moins sommairement indiqués, guident le spectateur ; enfin la scène se passe toujours dans un lieu déterminé, et la vraisemblance est jusqu’à un certain point observée. Il n’en est pas de même dans le Cantique des Cantiques : les changements de lieu s’y font instantanément et de telle sorte qu’aucun mécanisme ne pouvait les indiquer ; les personnages entrent en scène d’une façon contraire à toute vraisemblance ; la contexture du poëme prouve que les acteurs récitaient, chantaient, déclamaient, mais jouaient très-peu. Les passages i, 4 ; ii, 4 ; v, 1 ; vi, 2 ; viii, 5, n’offriraient sans cela aucun sens. Dans tous ces passages, en effet, l’acteur raconte ce qu’il est censé faire ; de telles indications eussent été évidemment absurdes si l’acteur avait agi en même temps qu’il parlait. Il en faut dire autant des morceaux VI, VII, X, qui sont plutôt narratifs que dramatiques et où un personnage non-seulement raconte des faits qui, chez nous, seraient mis sous les yeux du spectateur, mais rapporte des paroles appartenant à d’autres acteurs. M. Ewald a poussé trop loin ce principe en admettant que des scènes entières, dialoguées, sont ainsi récitées par une seule personne ; mais il est certain que, dans les trois morceaux précités, le poëme cesse presque d’être dramatique pour tomber dans la romance ou la chanson.

L’absence de décors résulte non moins clairement des passages précités et surtout des brusques changements de lieu, qui supposent que la scène n’est jamais localisée par des signes extérieurs. Quand on cherche à se représenter les circonstances où se jouait ce drame singulier, on est amené à concevoir une estrade où figurent trois acteurs principaux, le berger, la bergère et le roi. La bergère est placée au milieu du roi et du berger, et reçoit tour à tour leurs hommages. Ces acteurs sont toujours présents, même aux moments où les convenances de la scène voudraient qu’ils fussent absents. Les acteurs expriment par leurs gestes et les traits de leur physionomie les sentiments qui les animent (le morceau XI le prouve). Les rencontres et une fois même (iv, 16 — v, 1) le baiser des deux amants, les évanouissements de la bergère tombant entre les bras du berger, le transport de la bergère endormie, appuyée sur son bien-aimé (viii, 5), et quelques autres circonstances de ce genre, étaient représentées en réalité, comme le prouvent les exclamations du chœur ou des indications plus claires encore ; mais dans le détail, nul souci de montrer aux yeux une action complète et possible. Derrière les trois acteurs principaux ou alentour devaient être rangés les personnages secondaires formant deux chœurs, l’un d’hommes, l’autre de femmes, qui intervenaient dans la pièce par des réflexions appropriées à la circonstance et exécutaient par moments des évolutions, comme le prouve la cérémonie du morceau VIII. La scène du morceau XII, enfin, suppose des danses ou divertissements analogues à nos ballets. Quelques parties sans doute étaient chantées ; dans les formules de l’évanouissement, et dans le rhythme ingénieux de quelques passages (première moitié du verset vii, 1, par exemple), on sent encore, si j’ose le dire, les modulations qui accompagnaient la voix des acteurs ; une simple lecture, d’un autre côté, suffit pour faire apercevoir la différence des solo lyriques, où l’un des personnages donne cours d’une manière développée à l’expression de ses sentiments, et des dialogues en prose qui servent à amener ces développements. Cependant la distinction de la prose et des vers est loin d’être, dans notre poëme, aussi évidente que dans le Livre de Job ou dans les Psaumes, et il serait téméraire de vouloir établir sur ce point de rigoureuses distinctions.

Un fait très-grave confirme les inductions précédentes et achève de nous révéler la nature du drame chez les anciens Hébreux. Dans toute l’histoire juive, avant Hérode, il n’y a pas une trace de théâtre à Jérusalem, même aux époques où cette ville suivit les voies les plus profanes. Nulle trace non plus d’un personnel d’acteurs ni d’institutions quelconques se rapportant à des représentations scéniques. On peut même dire a priori que de telles institutions eussent offert bien vite une apparence de pratiques idolâtriques ; nul doute que le peuple n’y eût vu des fêtes de Baal, et que, parmi les déclamations des prophètes, qui souvent poursuivaient des objets beaucoup plus inoffensifs, il n’y en eût de dirigées contre un usage aussi contraire à la simplicité de l’esprit hébreu. Le grand-prêtre Jason encourut la malédiction de ses coreligionnaires pour avoir établi un gymnase à Jérusalem et y avoir célébré des fêtes grecques[18] ; Hérode, en construisant un théâtre dans sa capitale, blessa bien plus profondément encore la conscience juive[19]. Le manque de goût pour les grandes fictions est l’un des traits de l’esprit sémitique. Les musulmans de nos jours sont restés fidèles à cette ancienne antipathie ; les efforts qu’on tente à Beirouth et en Algérie pour introduire chez les Arabes l’usage des représentations restent sans grand résultat[20] ; quant aux mystères qui se jouent en Perse, à l’anniversaire de la mort d’Ali, ils sont un fruit de l’esprit persan, si opposé en tout à l’islam.

Cette curieuse lacune dans les littératures des peuples sémitiques tient, du reste, à une cause plus générale, je veux dire à l’absence d’une mythologie compliquée, analogue à celle que possèdent tous les peuples indo-européens. La mythologie, fille elle-même du naturalisme primitif, est la riche source d’où découle toute épopée et tout drame. Les deux seuls grands théâtres originaux de l’antiquité, le théâtre grec et le théâtre hindou (je persiste à croire que celui-ci n’est pas une copie du premier) sortent directement de la mythologie et y prennent tous leurs sujets ; ce n’est que fort tard qu’on en vient à fonder des drames sur de simples fictions de fantaisie. Le monothéisme, en étouffant les développements de la mythologie, devait atrophier du même coup chez les Sémites le théâtre et la grande poésie de récit.

Tout nous autorise donc à affirmer que les représentations théâtrales n’eurent à Jérusalem aucun caractère public. Comme, d’un autre côté, le Cantique, si l’on n’y voit qu’une composition littéraire destinée seulement à être lue, est inexplicable, la sécheresse et le décousu de certains passages dénotant clairement un libretto destiné à être complété par le jeu des acteurs et la musique, on est forcément amené à supposer que ce poëme se représentait dans des jeux privés et en famille. Une opinion développée d’abord d’une manière fort ingénieuse par Bossuet[21], puis adoptée par Lowth[22], se retrouve parfaitement admissible après les découvertes de la critique moderne ; c’est que le Cantique doit être coupé en journées correspondant à celles dont se composait la fête, des mariages. Peut-être se jouait-il dans ces solennités. Les formules : Ne réveillez pas, etc. (ii, 7 ; iii, 5 ; viii, 4) semblent indiquer des chants de nuit. Deux fois on peut croire qu’il est question de scènes du matin et de scènes du soir (ii, 17 ; iv, 6). Le caractère d’unité qu’offrent les actes pris isolément, chacun d’eux ayant son dénoûment, et un dénoûment toujours heureux, s’explique aussi très-bien dans cette hypothèse. Enfin quelques circonstances de la représentation, telles que la procession du morceau VIII, où sans doute les jeunes gens du village défilaient en simulant les gardes de Salomon, et où les femmes représentaient les dames de Jérusalem (iii, 11) ; la scène finale des paranymphes (viii, 13) ; les deux scènes de poursuite (morceaux VII, X) ; le passage v, 1, où nous voyons si clairement que le chœur à certains moments était composé des compagnons du fiancé ; l’allusion qui est faite dans ce même passage au festin de noces se continuant, selon l’usage oriental, pendant que s’accomplit l’union des deux époux ; le divertissement du morceau XII, d’autres traits encore, semblent préparés exprès pour servir aux jeux d’une noce. Tout ce que nous savons des noces des Hébreux[23] s’accorde bien avec cette hypothèse. Le mariage, chez les Hébreux, n’était accompagné d’aucune cérémonie religieuse. Il se célébrait en famille, ou pour mieux dire, au sein du village et de la tribu, par des chants, des danses, des promenades avec des lampes et des chœurs de musique, des banquets accompagnés de jeux d’esprit, tels que des énigmes en vers. Je ne doute pas que le Cantique des Cantiques ne fût le plus célèbre de ces jeux qu’on célébrait à l’époque des mariages[24], et qui probablement roulaient tous sur un sujet analogue à celui-ci : le fiancé et la fiancée se cherchant et surmontant tous les obstacles pour se réunir.

Les défauts que le Cantique des Cantiques semble offrir si on lui applique les règles ordinaires de la poésie dramatique disparaissent de la sorte. Rien de plus choquant, selon nos idées, que ces finales d’actes, qui, au lieu de laisser l’intérêt en suspens, nous offrent un dénomment et font ainsi de l’acte un drame tout entier. Rien de plus naturel, au contraire, si on voit dans chaque acte un jeu distinct, destiné à chacun des jours de fête. La ressemblance qu’offrent entre eux les morceaux VII et X serait un défaut dans un drame suivi, où chaque scène se rattacherait immédiatement à la précédente ; elle s’explique suffisamment dans une série de divertissements qui ne se font pas une suite rigoureuse. En somme, le Cantique des Cantiques n’est pas une exception à cette grande loi qui nous montre l’esprit hébreu incapable d’œuvres littéraires formant de grands ensembles et ayant une unité bien définie. Le progrès régulier d’une action toujours hâtée d’arriver à l’événement, progrès qui constitue l’essence du drame et de l’épopée, n’a jamais été chez eux bien compris. Dans le poëme de Job, également, la discussion ne fait pas un pas depuis le commencement jusqu’à la fin, et le dernier interlocuteur prend la question où chacun des préopinants l’a prise et laissée, c’est-à-dire à son point de départ. Le génie grec seul a connu dans l’antiquité le secret de la marche continue des poëmes et l’art de combiner des incidents secondaires en vue d’un dénoûment.

Le Cantique des Cantiques doit donc être envisagé comme tenant le milieu entre le drame régulier et l’églogue ou la pastourelle dialoguée. Il a de moins que le premier la marche continue. Il a de plus que le second le nœud, l’action et les incidents. C’est le moyen âge qui nous offre ici le meilleur rapprochement. Sans avoir de théâtre profane régulièrement établi, le moyen âge eut parfois, en dehors des mystères, des jeux scéniques assez développés. Les bourgeois d’Arras surtout arrivèrent, en s’organisant par confréries ou charités, à se créer des amusements fort ingénieux. Le plus célèbre des jeux d’Arras, le Jeu de Robin et Marion est, sous le rapport du sujet comme sous le rapport de l’agencement scénique, l’analogue parfait du Cantique. C’est la même donnée fondamentale, une bergère préférant le berger son amant au chevalier qui veut la séduire ; ce sont les mêmes changements de lieux et la même disposition de personnages, deux rôles seulement étant principaux et les autres acteurs constituant le chœur ; c’est la même façon d’amener des divertissements et des cantilènes ; c’est la même manière d’entendre l’unité et la marche du poëme. Le manque de noblesse et de style, qui gâte presque toutes les œuvres du moyen âge et leur imprime un cachet de vulgarité fâcheuse, établit seul une différence entre la vieille pastorale lyrique des Hébreux et l’ouvrage d’Adam de la Halle. — Le poëme d’Aucassin et Nicolette, qui a dans les manuscrits la forme d’un roman parsemé d’ariettes, semble aussi avoir eu à l’origine une disposition dramatique analogue à celle que nous essayons d’expliquer.


III


A quelle époque rapporter le poëme dont nous venons de rechercher le plan et le caractère. C’est là une question qui a fort divisé les critiques. Entre ceux qui attribuent le Cantique des Cantiques à Salomon et ceux qui, comme Eichhorn, Rosenmüller, Bertholdt, Kœster, Hartmann, Gesenius, le croient des derniers temps de la littérature hébraïque (quelques-uns osent descendre jusqu’au iiie siècle avant Jésus-Christ), on flotte dans un espace de 700 ou 800 ans. À vrai dire, nous croyons qu’une si forte divergence n’aurait pas dû se produire, et qu’elle tient à la méthode incomplète que les hébraïsants de l’école de Gesenius ont portée dans la détermination de l’âge des livres hébreux. Exclusivement préoccupés des particularités grammaticales, ils ont trop négligé les considérations historiques et littéraires, qui ne sont pas moins importantes que celles de la philologie dans les questions du genre de celle dont il s’agit en ce moment.

Le titre que porte dans le texte hébreu le Cantique des Cantiques renferme une attribution positive du poëme à Salomon. Une telle attribution ne saurait en aucune façon être maintenue. Salomon joue dans le poëme un rôle évidemment sacrifié et parfois presque ridicule. Une foule d’endroits laissent percer une nuance d’opposition et de mauvaise humeur contre le harem de ce prince et contre les mœurs que la royauté somptueuse du fils de David fit prévaloir. Les versets viii, 7, 11-12 renferment une amère dérision de sa puissance et une sorte de revanche que prend le vieil esprit libre des tribus sur la servilité que le pouvoir absolu avait déjà créée autour de lui à Jérusalem. Il est donc certain que le titre actuel a été ajouté à une époque relativement moderne et quand le poëme n’était déjà plus bien compris. Le nom vague de Sir hassirim n’était pas sans doute le titre primitif (si tant est que notre livre en portât un) : il suppose que le poëme en tête duquel on l’inscrivit était déjà célèbre. On sait que dans l’attribution des ouvrages à des auteurs de l’antiquité, les scribes se laissèrent souvent guider par des considérations fort superficielles. Le nom de Salomon écrit dans le titre du Cantique des Cantiques ne prouve pas plus pour la désignation de l’auteur véritable que le nom de David écrit en tête de plusieurs psaumes, qui, notoirement et de l’aveu de tous, ne peuvent être de ce roi. Ajoutons qu’une foule de détails (i, 4, 5, 12 ; iii, 6-11 ; iv, 4 ; vii, 6 ; viii, 11, 12) excluent formellement la pensée que Salomon ait écrit lui-même le drame où il paraît comme acteur et souvent dans une position si peu flatteuse pour sa vanité.

Il n’est fait aucune mention ni citation absolument évidente du Cantique des Cantiques dans les autres ouvrages hébreux. Mais je trouve une allusion très-probable à notre poëme dans le livre de Jérémie[25]. « Je ferai cesser, dit Jéhovah, dans les villes de Juda et les places de Jérusalem, les cris de joie et les chants d’allégresse, la voix de l’époux et la voix de la fiancée ; car toute la terre sera désolée. » Que signifient ces mots : la voix de l’époux et la voix de la fiancée, pris comme synonymes de chants de joie ? Il serait de la dernière froideur d’y voir simplement les entretiens que pouvaient avoir entre eux les fiancés de Jérusalem. Ces mots s’appliquent, selon toute vraisemblance, à une espèce particulière de poëmes joyeux, à un genre de composition littéraire alors en vogue et dont notre Cantique était le spécimen le plus célèbre. Peut-être les mots de Jérémie קול חתן וקןלכלה nous donnent-ils le titre sous lequel, avant la captivité, on le désignait.

Beaucoup de ressemblances se remarquent entre des versets du Cantique et des passages d’autres livres hébreux, surtout du livre des Proverbes. Celle du verset vi, 9 et de Prov. xxxi, 28 est la plus frappante. Mais aucun de ces rapprochements ne fournit de solides inductions[26] ; car il est difficile de dire de quel côté a eu lieu l’imitation, et d’ailleurs c’étaient là des traits en quelque sorte du domaine public, qui revenaient spontanément sous la plume de tous. Il en résulte seulement d’une manière générale que le Cantique doit être de l’époque des Rois, époque où ces sortes de traits étaient en quelque sorte les lieux communs de la poésie hébraïque. — C’est à l’examen du Cantique lui-même qu’il faut demander, pour la question qui nous occupe, des indications précises ; car un poëme qui tient si profondément aux mœurs populaires ne peut manquer de nous révéler l’état de la nation à l’époque où il fut composé.

Cette révélation est d’une telle évidence qu’on est surpris que tous les critiques n’en aient pas été frappés. Un passage (vi, 4) serait à lui seul démonstratif. La Sulamite y est comparée pour sa beauté à Thersa et à Jérusalem. L’auteur oppose ici les capitales des deux royaumes de Juda et d’Israël. Or Thersa fut la capitale du royaume d’Israël depuis le règne de Jéroboam jusqu’à celui d’Omri, de 975 à 924 avant J.-C. En 923, Omri bâtit Samarie, qui devint dès lors la capitale du royaume du Nord. À partir de cette époque, Thersa disparaît presque de l’histoire ; sa chute fut si complète que son emplacement est inconnu et qu’on a renoncé à la faire figurer sur les cartes de Palestine. Comment un poëte postérieur à la captivité, ou même de la dernière période des Rois, après la chute du royaume d’Israël, eût-il pensé à cette ville oubliée de Thersa pour la mettre en regard de Jérusalem ? L’antipathie contre Samarie était telle à cette époque qu’il est tout à fait inadmissible qu’on eût cité comme type de beauté une ville du Nord. Si l’on dit que l’auteur a voulu faire un pastiche de l’époque de Salomon et a choisi Thersa par une raison de couleur locale, on s’expose à de nouvelles difficultés. Car Thersa n’a été capitale que depuis le schisme qui eut lieu sous Roboam ; il faudrait, par conséquent, supposer chez le poëte une inadvertance inconciliable avec le dessein raffiné qu’on lui prêterait. Supposons un poëme où Clovis jouât un rôle et où Aix-la-Chapelle figurât à côté de Paris ; nous affirmerions avec certitude que ce poëme aurait été écrit sous les premiers Carlovingiens ; en effet, un poëte savant d’un âge plus moderne n’eût pas commis une telle inexactitude, et l’erreur des poëtes naïfs consiste toujours à transporter dans le passé l’état du monde qu’ils ont sous les yeux.

Ce seul passage nous autoriserait à affirmer que la première rédaction du Cantique a dû être antérieure à l’an 924 avant J.-C. Il est évident, d’un autre côté, qu’elle est postérieure à la mort de Salomon et au schisme, qui arrivèrent l’an 986. On est ainsi amené à fixer entre des limites fort étroites la date de la composition de notre poëme. Mais l’indice tiré du nom de la ville de Thersa n’est pas isolé ; bien d’autres circonstances prouvent d’une manière très-solide que le Cantique a été composé peu de temps après la mort de Salomon.

Loin, en effet, que le règne de ce prince y soit présenté sous ces traits légendaires que revêt un idéal lointain, il y paraît avec un caractère singulièrement arrêté. La garde du roi se compose de soixante forts ; son arsenal contient mille boucliers ; son sérail renferme soixante reines et quatre-vingts concubines. Voilà la vérité. On sait que les bandes qui firent la fortune de David et que celui-ci légua à Salomon étaient très-peu nombreuses ; un arsenal de mille boucliers, en ce siècle voisin encore de l’anarchie du temps des Juges, parut une merveille inouïe. Sans doute, à une époque plus récente, et dans la bouche d’un poëte traçant un idéal hyperbolique, ces chiffres modestes fussent devenus des milliers de milliers. Dans le livre des Rois et le livre des Chroniques, où des documents légendaires et exagérés peuvent s’être mêlés à des documents originaux et exacts, les nombres sont bien plus forts[27] : le chiffre quarante mille paraît le nombre rond affectionné par l’auteur ; le harem se compose de sept cents reines et de trois cents concubines ; les richesses et la puissance de Salomon sont décrites avec une emphase qui donne à la sobriété de notre poëme un relief singulier. — Une foule de traits, tels que la mention des deux piscines d’Hésébon[28] (Hésébon avait cessé d’être une ville juive dès l’époque d’Isaïe[29]), les relations familières avec la vieille tribu arabe de Cédar, la circonstance que les équipages de luxe sont appelés des « chars de Pharaon[30] » (nous savons expressément que Salomon achetait à grands frais des chevaux et des chars en Égypte[31]), l’impression vive des règnes de David et de Salomon, la mention des danses de Mahanaïm, qui nous reporte aux plus anciennes traditions d’Israël[32], concourent au même résultat, ou du moins rendent insoutenable l’opinion de ceux qui voudraient placer la composition du Cantique après la captivité, époque où le souvenir de l’ancien royaume était fort effacé.

L’esprit du poëme, si j’ose le dire, fournit des arguments encore plus décisifs. On y sent à chaque page l’opposition qu’avaient excitée chez les représentants de l’antique simplicité hébraïque le luxe et les habitudes plus égyptiennes et tyriennes qu’israélites de Salomon. Il n’est pas douteux que le poëte ne fût animé contre ce roi d’un véritable mauvais vouloir ; l’établissement du harem, surtout, paraît l’irriter à un haut degré, et il éprouve une joie évidente à nous montrer une simple bergère victorieuse du sultan présomptueux qui croit pouvoir acheter l’amour, comme tout le reste, à prix d’or. On sait que la principale objection des Israélites républicains contre la royauté était le droit que le roi se donnerait de prendre leurs filles pour en faire ses domestiques[33]. On sait aussi que les grandes dépenses de Salomon avaient été odieuses aux tribus du Nord, et que ce fut là une des causes du schisme qui éclata après sa mort[34]. Notre poëme semble renfermer le contre-coup de cette double opposition. Or, une telle manière de voir n’a pu se produire que dans les premières années après la mort de Salomon. Les mécontentements passagers qui résultent des dépenses royales s’oublient vite ; bientôt on ne voit plus que les monuments qui en restent, sans que l’on demande ce qu’ils ont coûté. Le souvenir des souffrances qui rendirent odieux au peuple le règne de Louis XIV et firent insulter ses funérailles fut bientôt effacé par l’impression générale de grandeur que laissa son siècle et par les formules admiratives que les rhéteurs mirent à la mode en parlant de lui. Il en fut de même pour Salomon. Au moment de sa mort, on voit la haine contre son administration produire une révolution violente ; plus tard, on ne trouve plus que légende et fascination.

La fraîcheur, la naïveté, la jeunesse du poëme achèvent de nous persuader que le Cantique est de l’époque où le génie d’Israël fut le plus vif et le plus dégagé. Jamais nous ne croirons que des compositions toutes profanes comme notre poëme, comme le livre de Job[35], aient été le fruit d’une époque de rabbinisme et de petitesse d’esprit telles que furent celle d’Esdras et même, en remontant plus haut, celle de Josias et de Jérémie. Le peuple juif, à partir de ce grand triomphe du piétisme, est absorbé par son idée religieuse ; l’art lui devient indifférent, s’il ne sert, comme dans quelques psaumes, au triomphe de la Loi de Jéhovah. Toutes les œuvres libres et larges du génie hébreu, œuvres que j’appellerais plus volontiers sémitiques que juives, en ce sens que les peuples voisins de la Palestine possédaient une semblable littérature, et qu’on n’y trouve pas le cachet spécial de l’esprit juif, doivent être placées avant le temps de la grande vocation religieuse d’Israël. Dès lors, en effet, une profonde différence se fait sentir dans les créations poétiques du peuple hébreu. Ruth, Job, la Sulamite, la Femme forte, tous ces vieux types empreints d’une mâle vigueur, font place à des héroïnes pieuses, à des Judith, à des Esther, victimes dévouées de la foi qu’on leur a prêchée ; à de saints personnages, tels qu’Esdras, Néhémie ; à des peintures d’intérieur dévot, comme en présente le livre de Tobie. Il y a une distance infinie entre les compositions de cette époque de décadence et l’allure hardie de notre poëme. La fierté de la jeune républicaine des tribus du Nord et son dédain pour Salomon n’eussent plus eu de sens à une époque où presque tout Israël était renfermé à Jérusalem, et où Salomon était devenu un miracle de sagesse, le modèle d’un prince accompli. Comparez Esther et la Sulamite, par exemple. La première trouve tout simple de faire fortune en s’attirant les bonnes grâces d’un eunuque, et de gagner par ses complaisances la faveur qu’une autre femme a perdue par sa fierté[36] ; un motif excuse tout à ses yeux : l’intérêt et la vengeance de ses coreligionnaires. La seconde obéit à des mobiles bien moins raffinés ; l’amour sincère du berger qu’elle a laissé au village, le goût des champs, la haine de la vie artificielle du sérail, le sentiment des mœurs simples et nobles de la tribu, voilà toute sa religion[37]. L’éclat de la cour de Salomon, dont les siècles postérieurs firent une sorte d’idéal à demi sacré, ne lui inspire que le dédain et la raillerie. La joie, la franchise, la liberté d’esprit qui respirent dans tout le poëme sont l’inverse des sentiments qui dominent dans les monuments littéraires des âges dogmatiques et dévots.

Mais voici une considération à laquelle j’attribue pour ma part un poids encore plus considérable. Nous établirons bientôt que les explications allégoriques du Cantique des Cantiques (explications auxquelles assurément l’auteur ne pensait pas) commencèrent à se former dans le siècle qui précéda et le siècle qui suivit l’ère chrétienne ; en d’autres termes, vers l’époque de J.-C., le Cantique des Cantiques, avec les idées qu’on était arrivé à se faire sur la canonicité, devenait un embarras et ne se sauvait qu’au moyen d’un subterfuge pieux. Qu’on songe aux conséquences qui sortent de ce fait, dans l’hypothèse où le Cantique aurait été composé 3 ou 400 ans avant J.-C. Deux ou trois siècles après l’époque où un tel livre serait sorti de la conscience populaire, on en fût venu à le trouver scandaleux et à se croire obligé de le dénaturer ! Cela est inadmissible. On comprend très-bien qu’un livre pieux comme la Sagesse de Jésus, fils de Sirach, soit devenu canonique peu de temps après sa composition ; car la canonisation pour les écrits qui n’étaient ni la Loi ni les Prophètes n’impliquait qu’une certaine aptitude à produire l’édification, quelque chose d’analogue au caractère que l’Église catholique attribue à l’Imitation, au Combat spirituel, etc., à côté de la Bible. On comprend mieux encore qu’un livre fort ancien, quoique peu édifiant, fût sacré, et qu’on l’entourât d’un voile pieux d’allégorie ; car l’antiquité a été chez tous les peuples le motif principal de la vénération. Mais qu’un livre à la fois profane et moderne ait été d’emblée accepté comme canonique, voilà ce qui est impossible. Car enfin si on était blessé de la liberté de l’ouvrage, pourquoi l’adopter ? La canonicité à cette époque ne supposait pas une inspiration dans le sens que les chrétiens ont attaché à ce mot ; mais elle impliquait au moins l’opinion que le livre était pieux. — Si donc la composition artificielle du Cantique des Cantiques à une époque moderne est contraire à toutes les vraisemblances de l’histoire littéraire, la canonicité du livre et le système d’allégories qui lui fut appliqué sont bien plus inconcevables encore dans l’hypothèse que nous combattons. Car, d’une part, cette canonicité ne reposant pas sur des caractères internes de l’œuvre, n’a pu avoir qu’une seule cause, son ancienneté, et de l’autre, le système d’allégories suppose que le livre, quand il fut expliqué de la sorte, était entièrement sorti des usages populaires. De tels contre-sens ne peuvent se pratiquer que sur des textes vieillis, qui ne correspondent plus à l’esprit du temps et qui ont cessé d’être bien compris.

Quels motifs ont donc pu porter d’éminents critiques à adopter sur l’âge du Cantique des Cantiques une hypothèse qui en explique si mal et le caractère littéraire et le rôle symbolique ? Un seul, fort grave assurément, mais qui demande à être pesé avec une sévère attention, je veux dire le style du poëme. La langue du Cantique a paru aux minutieux grammairiens qui ont renouvelé il y a moins d’un siècle la science de l’hébreu incliner vers les formes de l’époque chaldéenne, c’est-à-dire de l’époque qui commence un peu avant la captivité. Quelques mots leur ont semblé ne pouvoir être que de l’époque persane ou même de l’époque grecque. — Les chaldaïsmes sont, quand il s’agit de l’âge des livres hébreux, un critérium fort dangereux[38]. On prend souvent pour des chaldaïsmes certaines particularités des dialectes du nord de la Palestine ou des traits de langage populaire. En ce qui concerne le Cantique des Cantiques, ces deux solutions sont également bien applicables. C’est, d’une part, un livre populaire, et, d’un autre côté, nous montrerons bientôt que le livre a été probablement composé dans le royaume du Nord. Or la langue populaire et la langue des tribus du Nord penchaient fort l’une et l’autre vers l’araméen. L’hébreu pur de Jérusalem fut de très-bonne heure une sorte de langue classique, que les puristes seuls parlaient, langue brève, synthétique, énigmatique, à laquelle on préférait dans l’usage vulgaire des tours plus analysés et plus développés comme en offre l’araméen. Il n’est aucun des idiotismes dont on a voulu tirer des conclusions pour l’âge moderne du Cantique qui ne s’explique ainsi d’une façon suffisante. Si le style a quelque chose de lâche et de bien différent de celui de la vieille poésie hébraïque, il faut se rappeler que cette torsion violente, semblable à celle d’une corde fortement tissée, qui caractérise le vers de Job, par exemple, ne pouvait convenir à une composition destinée à d’aussi humbles usages. La langue de Plaute a de même beaucoup plus de ressemblance avec la basse latinité que celle de Cicéron ou de Sénèque. — Quant aux mots où l’on a cru trouver des traces d’influence grecque ou persane, un seul mérite considération, c’est le mot pardès, « parc. » Ce mot, selon l’opinion commune, ne serait entré dans l’hébreu, comme dans les autres langues de l’Asie occidentale et dans le grec (Παράδεισος), qu’à l’époque achéménide. C’est ici de beaucoup le meilleur argument de ceux qui veulent rabaisser le Cantique jusqu’à l’époque persane ou grecque. Mais j’avoue que j’hésite à faire violence à toute une série d’inductions concordantes pour un seul mot embarrassant. Le texte des ouvrages qui avaient peu d’importance religieuse n’était pas si strictement gardé qu’il soit permis d’en appeler à une particularité de style isolée quand il s’agit de la rédaction du livre tout entier. Il se peut que le Cantique ait été conservé longtemps à l’état de chant populaire et n’ait été écrit qu’assez tard. On sait que ces sortes de chants non écrits subissent de perpétuels changements dans la bouche du peuple. Ajoutons que l’origine achéménide du mot paradis n’est peut-être pas incontestable[39]. Les Achéménides ont pu emprunter le mot et la chose aux grandes royautés qui les avaient précédés dans l’Asie occidentale. Le mot est d’origine arienne, mais il n’est pas spécialement iranien ; il semble plutôt se rapporter à l’arménien.

Nous persistons donc, avec Herder, Ewald, de Wette, B. Hirzel, Hitzig, à placer la composition du Cantique des Cantiques peu de temps après le schisme, c’est-à-dire vers le milieu du xe siècle avant Jésus-Christ. Ce fut là une des époques les plus libres du génie hébreu. Nul grand prophète ne parut vers ce temps et n’imposa son esprit à la nation ; les institutions religieuses n’avaient pas la rigueur qu’elles atteignirent plus tard ; la royauté de Jérusalem continuait timidement les habitudes fastueuses inaugurées par Salomon ; mais le vieil esprit républicain vivait dans le Nord et allait bientôt aboutir à l’apparition du plus séditieux des prophètes, du démagogue Élie. Voilà le milieu historique au sein duquel se meut, selon nous, l’auteur du Cantique des Cantiques. C’est dire assez que nous admettons comme très-probable une hypothèse proposée par Ewald et Hitzig, et d’après lequel notre poëme aurait été composé dans le Nord. On comprend très-bien qu’un poëte du royaume d’Israël ait mis sur le même rang la petite capitale de Thersa et Jérusalem, tandis que cela ne se conçoit pas de la part d’un Hiérosolymite. L’antipathie contre le harem de Salomon, composé de « filles de Jérusalem », est aussi un trait qui ne convient qu’au Nord. Le style nous reporte vers les régions voisines de la Syrie. Enfin, les rapprochements que M. Hitzig[40] a établis entre notre auteur et Osée, qui, comme l’on sait, est un écrivain du Nord (viiie siècle avant J. C), s’ils ne prouvent pas rigoureusement que ce prophète a lu le Cantique, prouvent au moins que les deux écrivains vivaient dans le même cercle d’images et que les mêmes expressions leur étaient familières[41]. On sent chez eux, si j’ose le dire, l’impression de la nature verte et fraîche du Nord. « La Palestine du Nord, dit très-bien M. Réville[42], apparaît, dans l’histoire des Israélites, comme moins accessible au spiritualisme religieux, moins portée à la réaction contre la nature et la vie naturelle que la Palestine du Sud. Aussi c’est là que la poésie populaire semble avoir pris le plus d’essor. C’est de là que nous viennent le chant patriotique de Deborah, l’apologue de Jotham (Juges, ix, 5-20), les histoires de Gédéon, de Jephté, de Samson, où l’élément poétique tient tant de place ; les prophéties d’Osée, si fortement colorées ; les prophètes qui n’ont pas écrit, mais dont l’histoire atteste l’action vigoureuse sur les imaginations populaires, Élie et Elisée, la légende de Jonas, etc. … Ajoutons que les beautés de la nature dans ce pays du Liban, pays agricole, d’une merveilleuse fertilité, riche en bois, en prairies, en eaux courantes, inspiraient mieux la poésie pastorale que les districts sablonneux et passablement rocailleux du Sud. » Ajoutons encore qu’à l’exception d’Engaddi, de Jérusalem et d’Hésébon, toutes les localités citées dans le poëme, Saron, Galaad, Thersa, le Liban, Amana, Hermon, Sanir, Carmel, Baal-hamon, Sulem, patrie de l’héroïne, appartiennent au royaume du Nord.


IV


L’histoire de la conservation et de l’interprétation du Cantique des Cantiques est trop singulière et fait naître des problèmes qui tiennent de trop près à la nature du livre lui-même pour que nous puissions négliger d’en parler ici. Nul doute qu’à l’origine le Cantique ne fût un livre profane, dans le sens ordinaire qu’on donne à ce mot. Non-seulement aucune arrière-pensée mystique ne s’y laisse entrevoir, mais la contexture et le plan du poëme excluent absolument l’idée d’une allégorie. Le ton et les images des morceaux passionnés sont ceux des chants d’amour des Arabes, où jamais l’on n’a prétendu trouver une trace de symbolisme religieux.

Un seul argument peut être invoqué pour soutenir la possibilité d’une arrière-pensée religieuse dans le Cantique des Cantiques : c’est l’exemple de la poésie érotico-mystique de l’Inde et de la Perse. On sait que dans ces deux pays s’est développée une vaste littérature, où l’amour divin et l’amour terrestre se croisent d’une façon souvent difficile à démêler. L’origine de ce singulier genre de poésie est une question qui n’est pas encore éclaircie. Dans beaucoup de cas, les sens mystiques prêtés à certaines poésies érotiques persanes et hindoues n’ont pas plus de réalité que les allégories du Cantique. Pour Hafiz, par exemple, il semble bien que l’explication allégorique est le plus souvent un fruit de la fantaisie des commentateurs ou des précautions que les admirateurs du poëte étaient obligés de prendre pour sauver l’orthodoxie de leur auteur favori. Puis, l’imagination étant montée sur ce thème, et les esprits étant faussés par une exégèse qui ne voulait voir partout qu’allégories, on en est venu à faire des poëmes réellement à double sens, comme ceux de Djelal-Eddin Roumi, de Wali, etc. Une forte ligne de démarcation, en effet, sépare ces derniers poëmes, où l’auteur a réellement voulu cacher une pensée mystique sous la forme érotique, de ceux où la pensée mystique a été imaginée par des exégètes complaisants. Dans l’Inde, au moins, l’exégèse allégoriste semble avoir précédé les poëmes allégoriques et en avoir provoqué la composition[43]. — Quoi qu’il en soit sur ce point, il est bien certain que, ni dans l’Inde ni dans la Perse, le genre de poésie dont nous parlons n’est fort ancien. Le soufisme, auquel il se rattache en Perse, ne commence à produire de tels écrits que vers le xiie siècle de notre ère. Le plus célèbre poëme érotico-mystique de l’Inde, la Gita-Govinda de Jayadéva, appartient, selon toute vraisemblance, au milieu du xive siècle[44]. L’Adhyatma Ramayana, autre poëme du même genre, ne paraît pas plus ancien[45]. Dans l’Inde et la Perse, ce genre de poésie est le fruit d’un extrême raffinement, d’une imagination vive et portée au quiétisme, d’un certain goût du mystère, et aussi, en Perse du moins, de l’hypocrisie imposée par le fanatisme musulman. C’est, en effet, comme réaction contre la sécheresse de l’islamisme que le soufisme a fait fortune chez les musulmans non arabes. Il y faut voir une révolte de l’esprit arien contre l’effrayante simplicité de l’esprit sémitique, excluant par la rigueur de sa théologie toute dévotion particulière, toute doctrine secrète, toute combinaison religieuse vivante et variée,

Il est évident qu’aucun rapprochement ne peut être établi entre les produits d’un mysticisme aussi avancé et un drame pastoral qui n’a, comme le nôtre, aucune physionomie religieuse. Et d’abord, si l’auteur avait eu réellement quelque prétention théologique, ce n’est pas la forme dramatique qu’il eût choisie ; la forme lyrique convient seule à ces sortes de débauches métaphysiques. À quelles invraisemblances, d’ailleurs, ne s’expose-t-on pas en plaçant un grand développement de théologie transcendante en Judée, au xe siècle avant Jésus-Christ ! Rien ne fut jamais plus éloigné du mysticisme que l’ancien esprit hébreu, que l’esprit arabe, et, en général, que l’esprit sémitique. L’idée de mettre en rapport le créateur avec la créature, la supposition qu’ils peuvent être amoureux l’un de l’autre, et les mille raffinements de ce genre où le mysticisme hindou et le mysticisme chrétien se sont donné carrière, sont aux antipodes de la conception sévère du dieu sémitique. Il n’est pas douteux que de telles idées n’eussent passé pour des blasphèmes en Israël. Jusqu’au ier ou iie siècle avant l’ère chrétienne, il n’y eut aucune doctrine secrète dans le sein du judaïsme. Ces sortes d’allégories indiquent toujours un certain besoin de se cacher, une revanche contre quelque compression extérieure. Sous le langage quintessencié des soufis, sous la brûlante passion lyrique de Louis de Léon, sous la feinte quiétude de Madame Guyon, on sent la rigueur intolérante de l’islamisme orthodoxe, de l’inquisition, du catholicisme gallican. Or, l’histoire du peuple juif ne nous présente, au moins avant l’époque des prophètes adonnés à un mosaïsme sévère et des rois piétistes, aucun exemple de persécution pour motif de doctrine ; la vieille religion patriarcale était si simple, si naturelle, si peu gênante, que nul ne devait chercher à y échapper. Les poëmes érotico-mystiques, enfin, supposent autour d’eux un grand développement d’écoles philosophiques et théologiques. Or, aucun peuple n’a été plus sobre que le peuple hébreu de symbolisme, d’allégories, de spéculations sur la divinité. Traçant une ligne de démarcation absolue entre Dieu et l’homme, il a rendu impossible toute familiarité, tout sentiment tendre, toute réciprocité entre le ciel et la terre. Le christianisme n’a innové dans ce sens qu’en faisant violence à son origine judaïque et en provoquant la colère des vrais israélites, restés fidèles à la notion sévère de la divinité.

Nous tenons donc pour certain que l’auteur du Cantique des Cantiques, en écrivant son poëme, n’eut aucune intention mystique. Comment et à quelle époque l’idée de voir en ce poëme un ouvrage allégorique et sacré commença-t-elle à se former ? Il faut répondre, ce semble, que le besoin d’une explication allégorique et mystique se fit sentir, quand l’idée de la canonicité des anciens livres prit de la consistance. Sauvé, à cause de sa célébrité et de son usage presque journalier, du naufrage des anciens livres hébreux, le Cantique des Cantiques, par suite des difficultés qu’il offrait, cessa de très-bonne heure, probablement dès l’époque d’Esdras ou de Néhémie, d’être bien compris. Il n’est pas vraisemblable néanmoins que dès lors on l’envisageât comme sacré ; la Loi, les livres historiques et les prophètes, avaient seuls à cette époque une autorité reconnue. Mais peu à peu l’idée de l’inspiration s’étendit et se détermina. Vers l’époque des Macchabées, tous les vieux livres étaient fort vénérés[46], et vers l’époque de Jésus-Christ, ils étaient sacrés. Les écrivains du Nouveau Testament ne citent jamais, il est vrai, l’Ancien Testament comme un corps d’ouvrages ; ils s’en réfèrent isolément à la Loi, aux Prophètes, aux Psaumes[47]. Mais Josèphe, leur contemporain, nous donne un canon de livres « réputés divins, » dont le Cantique des Cantiques fait partie[48]. On conçoit la révolution qu’une telle notion de la canonicité dut produire dans l’exégèse. Le Cantique, qui était venu presque inaperçu depuis Esdras jusqu’à l’ère chrétienne, dut paraître un livre scandaleux quand on l’envisagea au point de vue d’une rigoureuse orthodoxie, dont la première prétention était que les livres canoniques ne renfermaient rien que de saint. On crut donc sauver l’honneur du vieux poëme en lui cherchant un sens allégorique. Mais comme ces explications reposaient sur l’arbitraire le plus complet, aucun système ne prit décidément le dessus. De là une forêt d’interprétations, souvent poétiques, parfois insignifiantes, qui se sont produites chez les juifs et chez les chrétiens, avec une exubérance d’imagination qui cause parfois un véritable étonnement[49].

C’est donc au ier siècle avant notre ère ou au ier siècle après Jésus-Christ qu’il convient de placer le commencement de l’exégèse allégorique du Cantique[50]. Le goût des sens détournés n’a jamais été plus fort qu’à cette époque, comme on le voit dans Philon, dans les évangélistes, dans saint Paul, dans le Talmud[51]. Un docteur du iie siècle, fort versé dans la science des Écritures, Méliton, évêque de Sardes, compose déjà une clef de ces allégories[52]. La version grecque dite des Septante n’offre, il est vrai, pour le Cantique aucune trace d’interprétations mystiques ; mais la version syriaque semble en offrir[53] ; le Talmud en est plein. Les chrétiens surtout, en exagérant beaucoup les idées des juifs sur la canonicité et l’inspiration, s’obligèrent à des efforts désespérés pour trouver au Cantique un sens mystérieux. Théophile d’Antioche, au iie siècle, explique le bois du Liban par Ruth, qui renferme en son sein toute la race de David, et la litière par les âmes qui portent Dieu en elles-mêmes[54]. Origène, enfin, au iiie siècle, donna la première explication allégorique complète de notre poëme. Posant en principe que tout ce qui dans la Bible paraît indigne de l’inspiration divine, et par conséquent tout ce qui ne sert pas à l’édification et à l’instruction du lecteur, doit renfermer quelque sens caché, il déclara que l’amour dont il est question dans le Cantique ne pouvait être que l’amour divin, et que ce poëme n’était autre chose que l’épithalame de l’Église avec son céleste fiancé, Jésus-Christ.

On comprend d’après cela combien sont dénuées de valeur les inductions que l’on a tirées, en faveur de l’interprétation mystique, de la présence du Cantique dans le canon et de la tradition qui, depuis dix-huit siècles, lui attribue un sens pieux. Comment supposer, dit-on, qu’un livre purement profane eût été accepté comme livre sacré ? Cette consécration n’est-elle pas une preuve du caractère religieux qu’offrait dès lors le livre ainsi adopté ? — Observons d’abord que, lors même qu’il serait prouvé qu’à l’époque où se forma le canon juif le Cantique était tenu pour allégorique, il n’en résulterait pas qu’il l’était dans la pensée de son auteur, puisque entre sa composition et sa canonisation se seraient écoulés huit ou neuf cents ans. Nous avons trouvé dans la Perse et dans l’Inde des poëmes auxquels tous les commentateurs prêtent des sens théologiques, et qui pourtant à l’origine n’avaient rien de mystérieux. Observons de plus que l’hypothèse symbolique se forma à une époque où tout sentiment de véritable exégèse était perdu et où le goût des interprétations allégoriques était poussé jusqu’à la folie. Il n’est pas de livre de la Bible qui n’ait subi des tortures de ce genre, et pour être conséquents les partisans de la tradition devraient aussi prendre le livre de Ruth pour une allégorie ; car ce livre a reçu une explication allégorique aussi complète que le Cantique. La vieille exégèse juive admettait que chaque passage de la Bible a soixante-dix sens, tous également vrais, et au milieu du dédale des sens anagogiques, tropologiques, etc., que reconnaissaient les interprètes chrétiens, le sens littéral était à peu près le seul que l’on négligeât. Remarquons enfin que l’argument susdit repose sur une notion très-fausse de la canonicité chez les juifs. L’idée d’un canon strictement limité et d’une inspiration divine s’étendant uniformément à tous les livres contenus dans ce canon est une idée chrétienne et non juive[55]. Les anciens docteurs juifs se permettent des critiques de fond contre des livres réputés sacrés, contre l’Ecclésiaste, par exemple, et contre le Cantique[56]. Quand l’opinion se prit à regarder les anciens livres indistinctement comme un répertoire de sagesse, le choix n’était plus à faire. Le temps avait tranché la question ; tout ce qui restait de la vieille littérature, même ce qui ne correspondait pas au sentiment religieux de l’époque, fut soigneusement conservé. C’est ainsi que des ouvrages médiocrement édifiants passèrent pour sacrés. Le Cantique des Cantiques, en effet, n’est pas le seul livre auquel puisse s’appliquer l’objection à laquelle je réponds. Le livre des Proverbes et plusieurs psaumes sont des ouvrages moraux, mais non religieux. Le livre de Job est un livre de philosophie et de discussion ; aucun ouvrage ne ressemble moins à un livre sacré. Le psaume Eructavit cor meum est un épithalame comme le Cantique des Cantiques. L’Ecclésiaste, enfin, bien que composé à une époque moderne et contenant des parties si étranges, n’en a pas moins été consacré, parce qu’à l’époque où se formèrent les premières idées de canonicité, on le trouva lu par des hommes instruits. La canonicité, tout en renfermant une idée religieuse, se trouva donc par le fait appliquée à des ouvrages qui n’avaient guère de caractère religieux, et on ne saurait conclure des efforts qui furent faits ensuite pour sanctifier ces ouvrages qu’ils eussent, dans la pensée de leur auteur, le sens qu’une tradition pieuse leur a attribué.


Il n’entre pas dans notre plan de suivre tous les développements de cette singulière exégèse, qui a son intérêt au point de vue de la littérature rabbinique et chrétienne, mais qui n’a aucune valeur pour l’interprétation du livre lui-même[57]. Une seule voix, avant le xvie siècle, s’éleva pour maintenir les droits de la saine exégèse : ce fut celle de Théodore de Mopsueste. Les condamnations du second concile de Constantinople montrent le scandale que causa son opinion. Au moyen âge, pas un doute ne se produisit. On imagina même de nouvelles allégories : par suite de la grande extension que prit le culte de la Vierge, la Sulamite se vit identifiée avec Marie, et presque tous les traits du Cantique des Cantiques furent appliqués à la mère de Dieu. L’absence de bonnes études exégétiques et philologiques dans les monastères et les universités, jointe à l’habitude de chercher dans les Écritures des sens détournés et arbitraires, ne permit à aucun docteur de ce temps d’entrevoir la vraie interprétation du Cantique. Les premiers théologiens protestants ne se séparèrent aucunement sur ce point de la tradition catholique. Enfin les exégètes juifs donnèrent comme tous les autres dans la manie des explications figurées. Quand la philosophie arabe fut devenue à la mode parmi eux, la Sulamite devint l’intellect actif, auquel l’âme individuelle aspire à s’unir[58]. Quelques lueurs d’une meilleure méthode percent cependant dans l’école juive. Plusieurs rabbins, comme Aben-Esra, distinguent nettement le sens littéral, dont ils reconnaissent la réalité, du sens mystique ; on voit même parfois les interprètes orthodoxes combattre des personnes mal pensantes qui regardaient le Cantique comme un poëme profane. Mais le nom de ces téméraires ne nous est pas parvenu, et je ne crois pas qu’un seul docteur juif de l’époque qui nous occupe ait osé se soustraire au préjugé régnant sur l’indispensable nécessité de chercher à l’antique idylle d’Israël un autre sens que le sens littéral.

Le premier, depuis Théodore de Mopsueste, qui osa soutenir que le Cantique des Cantiques était un livre profane, fut le noble et infortuné Sébastien Castalion. Il exagéra même sa thèse, et, par une erreur qui devait exercer sur l’exégèse du Cantique une influence fâcheuse, il crut y voir un livre inconvenant, qu’il fallait rayer du canon. Son opinion resta isolée pendant près d’un siècle ; Grotius et Jean Leclerc la reprirent, le premier avec timidité et maladresse, le second avec décision et netteté. Une opinion mitigée s’était formée d’un autre côté, et avait rallié Vatable (ou l’auteur quel qu’il soit des notes publiées sous son nom), Bossuet, Lowth. D’après cette opinion, analogue à celle d’Aben-Esra, les deux sens, l’un naturel, l’autre mystique, ont leur réalité et doivent l’un et l’autre être maintenus. C’était là, au milieu des opinions théologiques du temps, un véritable progrès, qui permit à Bossuet en particulier d’émettre sur le plan du poëme des idées beaucoup plus justes que celles que l’on avait eues avant lui.

La grande école exégétique qui se forma en Allemagne, vers la fin du dernier siècle, posa enfin la condition essentielle d’une bonne interprétation du Cantique, en écartant absolument le sens mystique, ou du moins en montrant avec évidence que l’auteur n’avait eu en vue aucun autre sens que celui que comporte la lettre. Semler, J. D. Michaëlis, Herder insistèrent victorieusement sur ce point[59]. Il s’en faut pourtant que la clef du poëme fût pour cela trouvée. Le principal obstacle à la bonne interprétation était levé ; mais l’ouvrage s’offrait encore comme un véritable chaos. L’erreur de Castalion préoccupait les meilleurs esprits. On s’obstinait à croire que, si le Cantique n’était pas un livre mystique, il était un livre obscène. L’idée que Salomon était l’objet de l’amour de la bergère fermait la porte à toute interprétation satisfaisante. Ni Grotius ni Leclerc, qui avaient montré la vanité des explications mystiques, ni Bossuet, qui avait finement reconnu le caractère littéraire et la division de l’ouvrage, n’entrevirent ce qui en fait le trait essentiel, à savoir l’amour de la Sulamite pour un amant qui n’est pas Salomon, sa résistance aux propositions du roi et son triomphe sur les séductions du sérail.

Le premier qui établit ce point fondamental fut J.-F. Jacobi (1771). Michaëlis avait déjà bien vu que le Cantique, interprété littéralement, était loin d’être un objet de scandale ; il avait proclamé que l’amour qui y est chanté est l’amour honnête (castos conjugum amores). Mais Jacobi trouva l’explication de l’énigme en montrant que le sujet du drame était « la victoire des amants fidèles, » que l’héroïne était une bergère attirée à la cour pour satisfaire les désirs criminels du roi, et que, loin d’offrir des idées inconvenantes, le poëme était, dans la pensée de l’auteur, parfaitement moral. Le rôle du berger, qui est le nœud de tout le poëme, commença dès lors à se dégager. Anton, Ammon, Staeudlin, Lindemann et surtout Velthusen (1786) développèrent l’idée de Jacobi, en écartant les explications subtiles qu’il y avait mêlées. Mais telles sont les obscurités que présente, selon les idées modernes, le poëme étrange dont nous nous occupons que le système de ces ingénieux critiques ne put d’abord conquérir un assentiment universel. Un système contraire, envisageant le Cantique comme un simple recueil de chants d’amour entre lesquels il ne faut chercher ni lien ni plan suivi, système qui avait déjà séduit Richard Simon, conserva de nombreux adhérents, Herder, Dœderlein, Hufnagel, Kleuker, Eichhorn, et, presque jusqu’à nos jours, Dœpke, Magnus et de Wette.

Le vaste travail de philologie et de critique qui, dans la première moitié de notre siècle, a fait faire de si grands progrès à la connaissance de l’ancienne littérature hébraïque, a pleinement confirmé, en la modifiant sur plusieurs points de détail, l’hypothèse de Jacobi et de Velthusen. Les belles études de MM. Umbreit (1820), Ewald (1826), Hitzig (1855), tout en laissant encore place à bien des incertitudes, ont obtenu la presque unanimité des suffrages[60], et victorieusement établi le plan du Cantique et son vrai caractère. Le poëme n’est ni mystique, comme le voulaient les théologiens, ni inconvenant, comme le croyait Castalion, ni purement érotique, comme le voulait Herder ; il est moral ; il se résume en un verset, le 7e du chap. viii, le dernier du poëme : « Rien ne peut résister à l’amour sincère ; quand le riche prétend acheter l’amour, il n’achète que la honte. » L’objet du poëme n’est pas la voluptueuse passion qui se traîne dans les sérails de l’Orient dégénéré, ni le sentiment équivoque du quiétiste hindou et persan, cachant sous des dehors menteurs son hypocrite mollesse, mais l’amour vrai, l’amour inspirateur du courage et du sacrifice, préférant la pauvreté libre à l’opulence servile, aboutissant à une haine vigoureuse de tout ce qui est mensonge ou bassesse, et finissant par le bonheur calme et la fidélité.


Ainsi doivent se résoudre, aux yeux du théologien et aux yeux du critique, les difficultés soulevées par le livre qui nous occupe. Même aux yeux du critique, il pouvait paraître étrange qu’au milieu de cette littérature devenue l’une des assises de la foi de l’humanité, parmi les monuments de cette pensée hébraïque toujours grave et réservée, au nombre de ces écrits vénérés qui ont traversé les épurations de tant de scribes pieux, figurât un livret équivoque, un poëme consacré sans arrière-pensée à l’amour sensuel. Tel n’est pas le Cantique des Cantiques[61]. Ce n’est ni aux poëmes purement érotiques de l’Inde, tels que les poésies d’Amarou et de Bhartrihari, ni aux poésies de Hafiz, ni aux maouals des Arabes qu’il faut comparer notre poëme. Le Cantique des Cantiques est un livre profane, mais ce n’est pas un livre frivole. Les traits de détail qui peuvent paraître choquants à notre légèreté, trop portée à sourire, sont de ceux qu’on trouve dans toutes les poésies antiques. Voltaire a eu tort de s’en égayer, et les croyants ont tort d’en être scandalisés. Il faut remarquer d’ailleurs que les deux seuls passages vraiment sensuels de l’ouvrage (i, 2-4 ; vii, 2-10) ont pour but de présenter le harem et les mœurs de la cour de Salomon sous un jour odieux, et servent à produire une sorte de contraste. La pensée du livre, comme celle de tous les livres hébreux, est saine, et si l’exécution manque parfois de nuance et de distinction, c’est que ces qualités-là, fruits de nos raffinements, ne sont nullement celles de l’esprit sémitique en général. Pour moi, je trouve le Cantique, entendu dans son sens naturel, bien plus sacré que beaucoup d’autres livres dont on est moins embarrassé, — que le livre d’Esther, par exemple, dur, orgueilleux, cruel, hautain, d’où Dieu est si absent (c’est le seul livre de la Bible où le nom de Dieu ne soit pas prononcé). J’ose même dire que le Cantique est fort important pour l’honneur du peuple juif, en ce sens qu’il montre dans l’esprit hébreu des qualités que sans cela on n’eût pas soupçonnées. À la vue de cette tension terrible, de cette âpreté de caractère qui a produit l’ardente passion d’un David et le fanatisme des prophètes, on pourrait être tenté de croire qu’il n’y eut place dans le cœur d’un tel peuple pour aucun sentiment de tendresse et de bonté. Le Cantique des Cantiques prouve que, si la lutte grandiose où s’engagea Israël étouffa, depuis une certaine époque, la partie purement humaine de son développement, cette partie du caractère hébreu avait en son temps produit sa fleur. L’Israël devenu peuple de Dieu ne doit pas nous faire oublier le jeune Israël du temps des patriarches, l’Israël tribu arabe, dont l’esprit se continua surtout dans le royaume du Nord, et au sein duquel s’épanouit librement toute une vie profane, éclipsée dans la suite par l’éclat incomparable de la vocation religieuse.

Au point de vue d’une philosophie éclairée, ce fut donc une erreur de croire que le Cantique, pour ne pas être un livre scandaleux, devait être un livre mystique. Mais la conscience de l’humanité ne se trompe jamais tout à fait. Telle est la force du sentiment religieux qu’il sait donner à des contre-sens de la beauté et du charme. Le sens mystique est faux philologiquement, mais il est vrai religieusement ; il correspond à cette grande sanctification de l’amour que le christianisme a inaugurée. La Sulamite a pris le voile chrétien ; sous ce voile elle est belle encore. Comment regretter, en effet, cette guirlande de poétiques mensonges que l’imagination chrétienne a tressée à l’objet de ses rêves favoris, quand on songe que sans ce réseau de méprises pieuses les âmes mystiques n’eussent pas eu leur livre saint ? Que d’amours purs ont vécu de ce beau Vulnerasti cor meum, que l’Église chante dans ses fêtes ! Ces litanies de la Vierge et ces hymnes composées tout entières d’images mélancoliques ou brûlantes empruntées à l’idylle sacrée[62], que de larmes (les meilleures peut-être qui ont coulé ici-bas) elles ont fait verser ! Ajoutons que l’interprétation chrétienne a donné au Cantique ce qui lui manque dans l’original, de la transparence et de la délicatesse. La Sulamite chrétienne est bien plus distinguée que l’antique vierge de la tribu d’Issachar ; la finesse de sentiment des races nouvelles a corrigé ce que le génie hébreu a d’un peu mat et d’un peu lourd.

Sur la trame de l’ancien Cantique s’est ainsi formé un livre tout différent de celui des Hébreux, infiniment curieux, pourtant, et sacré à sa manière. En philologie, la lettre seule doit être considérée ; au contraire, dans le développement original de l’humanité, c’est l’esprit qui vivifie. Pour être le fruit de conceptions morales fort éloignées de celles de l’antique Israël, l’épouse mystique que les ascètes chrétiens ont tirée de leurs rêves ne doit pas être bannie du nombre des images consacrées. — Mais, pour être étrangère aux subtilités théologiques de sa sœur chrétienne, la pauvre bergère qui a préféré à Salomon celui qu’elle aime ne doit pas non plus être dédaignée. Aucune de ses contemporaines, dans le monde immoral, quoique plus civilisé, des races chamites et couschites, n’eût fait ce qu’elle a fait ; aucune fille de Memphis ou de Babylone, mille ans avant J.-C, n’avait résisté à un roi, ou préféré une chaumière à un sérail. La Sulamite fut une sainte en son temps. Elle marque la première apparition de la vertu de l’amour, le moment où, sensuel encore, l’instinct profond que Dieu a caché au sein de la nature humaine atteint, dans la conscience libre et fière d’une jeune israélite, la sphère plus haute de la morale. Ne critiquez pas, d’après les règles de nos convenances modernes, chacune des paroles de la paysanne ingénue ; ne lui demandez pas les raffinements d’une sainte Thérèse. C’est une simple fille de la naïve antiquité. Sans que le trait de flamme du séraphin ait transpercé son cœur, elle sait « que l’amour est plus fort que la mort, » elle a ressenti « la flèche du feu de Jéhovah. »

Je ne suis pas de ceux qui regardent l’amour comme le plus élevé des principes de la moralité humaine, et qui voudraient croire que l’homme n’est grand que quand il obéit à la passion. Ce qui fait la noblesse de l’homme, c’est le devoir et la raison ; il n’est grand en réalité que quand il sacrifie ses entraînements à une fin voulue et désintéressée. Encore moins suis-je de ceux qui font cas de cet amour égoïste et sans poésie de l’Orient et du Midi, qui n’a jamais inspiré une haute pensée, et n’a contribué en rien à améliorer l’humanité. Mais le sentiment profond qui joue un rôle si essentiel dans l’histoire du progrès de la morale ne doit pas être confondu avec cette jouissance inférieure, reste de l’humanité sensuelle que la civilisation a vaincue. Après le devoir, l’amour, tel que les grandes races l’ont transformé, a été le principal mobile d’ennoblissement, le plus puissant levier pour élever l’espèce humaine vers un idéal plus parfait. Il ne faut pas le mettre au premier rang des dieux ; mais il ne faut pas non plus rabaisser au niveau des choses terrestres le sentiment grâce auquel un rayon a lui sur les fronts les plus ternis par l’égoïsme, une illusion a traversé les vies les plus mornes, un fugitif moment de poésie a tiré de leur humilité les plus vulgaires natures. L’amour grandit ou diminue selon que les éléments nobles de l’humanité s’élèvent ou s’avilissent. Aux basses époques, l’on ne sait même pas aimer ; et sans doute, si, à défaut de l’honneur, notre âge de plomb avait conservé du moins la vigueur des fortes passions, il ne se réduirait pas si facilement aux poursuites mesquines de la richesse sans considération et des honneurs sans gloire. Au milieu des préoccupations bourgeoises qui ont toujours été la part du plus grand nombre, il resterait place encore pour la grande ambition et les entreprises audacieuses. Principe secondaire de noblesse, mais le plus efficace pour ceux auxquels le devoir paraît trop abstrait, l’amour n’a au-dessus de lui que l’éclat sans pareil de la vertu et du génie. Le livre qui, dix siècles avant Jésus-Christ, nous le montre, non encore distingué et délicat, mais vrai et fort, est donc en un sens un livre sacré. Plaçons-le hardiment dans l’arche où se gardent les choses saintes ; laissons le théologien croire que pour sauver l’honneur du vieux Cantique il faut le travestir, et à ceux qui défendraient par des raisons de convenance cette interprétation surannée, rappelons ce que Niebuhr[63] répondit à un jeune pasteur que troublait la nécessité d’admettre dans le canon biblique un chant d’amour : « Pour moi, dit avec vivacité l’illustre critique, j’estimerais qu’il manque quelque chose à la Bible, s’il ne s’y trouvait une expression pour le plus profond et le plus fort des sentiments de l’humanité. »


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LE


CANTIQUE DES CANTIQUES




LE CANTIQUE DES CANTIQUESi, 1


DE SALOMON[64]
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I


i, 2 Qu’il me baise d’un baiser de sa bouche ! 3Tes caresses sont plus douces que le vin, quand elles se mêlent à l’odeur de tes parfums exquis ; ton nom est une huile épandue ; c’est pourquoi les jeunes filles t’aiment.

4 Entraîne-moi après toi ; courons ensemble. Le roi m’a fait entrer dans son harem.

Nos transports et nos joies sont pour toi seul. Mieux valent tes caresses que le vin ! Qu’on a raison de t’aimer !


II


i, 5 Je suis noire, mais je suis belle, filles de Jérusalem, comme les tentes de Cédar, comme 6 les pavillons de Salomon. Ne me dédaignez pas parce que je suis un peu noire : c’est que le soleil m’a brûlée. Les fils de ma mère m’avaient prise en haine ; ils m’avaient mise dans les champs pour garder les vignes. Hélas ! ma vigne, à moi, je l’ai bien mal gardée.


III


i, 7 Dis-moi, ô toi que mon cœur aime, où tu mènes tes brebis, où tu les fais reposer à midi, pour que je n’erre pas comme une égarée autour des troupeaux de tes amis.

8 Si tu es simple à ce point, ô la plus belle des femmes, va te remettre à la suite de ton troupeau et faire paître tes chèvres près des huttes des bergers.


IV


i, 9 À ma cavale, quand elle est attelée aux chars que m’envoie Pharaon[65], je te compare, ô mon 10 amie. Tes joues sont ornées de rangs de 11 perles, ton cou de files de corail. Nous te ferons des colliers pointillés d’argent.


V


i, 12 Pendant que le roi est à son divan, le nard qui me parfume[66] m’a fait sentir son odeur. 13 Mon bien-aimé est pour moi un bouquet de 14 myrrhe ; il va reposer entre mes seins. Mon bien-aimé est pour moi une grappe de troëne des vignes d’Engaddi.

15 Oui, tu es belle, mon amie ! oui, tu es belle ! Tes yeux sont des yeux de colombe.

16 Oui, tu es beau, mon bien-aimé ! oui, tu es charmant ! Notre lit est un lit de verdure.

17 Les poutres de notre palais sont de cèdre, nos lambris de cyprès.

ii, 1 Je suis le narcisse de Saron, le lis des vallées !

2 Comme un lis au milieu des épines, telle est mon amie au milieu des jeunes filles.

3 Comme un pommier au milieu des arbres de la forêt[67], tel est mon bien-aimé au milieu des jeunes hommes. J’ai longtemps désiré m’asseoir à son ombre, et son fruit est doux à mon palais.

4 Il m’a introduite dans le cellier ; l’étendard 5 qu’il lève sur moi, c’est l’amour[68]. Soutenez-moi avec un peu de raisin, fortifiez-moi avec des fruits, car je me meurs d’amour.

6 Sa main gauche soutient ma tête, et sa droite me tient embrassée.

7 Je vous en prie, filles de Jérusalem, par les gazelles et les biches des champs, ne réveillez pas, ne réveillez pas la bien-aimée, avant qu’elle le veuille.


VI


ii, 8 C’est la voix de mon bien-aimé ! Le voici qui vient bondissant sur les montagnes, franchissant 9 les collines. Mon bien-aimé est semblable au chevreuil ou au faon des biches. Le voilà qui se tient derrière la muraille, qui regarde 10 par la fenêtre, qui épie par le treillage. Il me dit : « Lève-toi, mon amie, ma belle, et viens. 11 Car voici que l’hiver est fini ; la pluie est passée ; elle a disparu. 12 Les fleurs commencent à paraître sur la terre ; le temps des chansons approche. La voix de la tourterelle a été entendue dans nos champs ; 13 les jeunes pousses du figuier commencent à rougir ; la vigne en fleur exhale son parfum. Lève-toi, mon amie, ma belle, et viens. 14 Ma colombe, nichée aux trous de la pierre, cachée au haut du rocher, montre-moi ton visage, fais-moi entendre ta voix ; car ta voix est douce et ton visage est charmant. »

15 Prenez-nous ces renards, ces petits renards, qui ravagent les vignes ; car notre vigne est en fleur.

16 Mon bien-aimé est à moi et je suis à lui… mon bien-aimé, qui fait paître son troupeau parmi les lis[69]17 À l’heure où la chaleur tombe et où les ombres s’inclinent, reviens, et sois semblable, mon bien-aimé, au chevreuil ou au faon des biches sur les montagnes ravinées.


VII


iii, 1 Sur ma couche, pendant la nuit, j’ai cherché celui que mon cœur aime ; je l’ai cherché et ne l’ai point trouvé… 2 « Levons-nous, me suis-je dit, faisons le tour de la ville, parcourons les marchés et les places, cherchons celui que mon cœur aime. » Je l’ai cherché et ne l’ai point trouvé… 3 Les gardes qui font la ronde dans la ville m’ont rencontrée : « Avez-vous vu, leur ai-je dit, celui que mon cœur aime ? » 4 A peine les avais-je passés, que j’ai trouvé celui que mon cœur aime ; je l’ai saisi, et ne l’ai point lâché jusqu’à ce que je l’aie introduit dans la maison de ma mère, dans la chambre de celle qui me donna le jour.

5 Je vous en prie, filles de Jérusalem, par les gazelles et les biches des champs, ne réveillez pas, ne réveillez pas la bien-aimée, avant qu’elle le veuille.


VIII


iii, 6 Qu’est-ce ceci qui s’élève du désert[70] comme une colonne de fumée, exhalant l’odeur de la myrrhe, de l’encens et de toutes les poudres du parfumeur ?

7 Voici le palanquin de Salomon. Soixante braves l’entourent, d’entre les braves d’Israël ; 8 tous portent l’épée et sont exercés au combat ; chacun a son épée sur sa hanche, pour écarter les terreurs de la nuit.

9 Le roi Salomon s’est fait faire une litière de bois du Liban. 10 Les colonnes en sont d’argent ; les balustres, d’or ; le siège, de pourpre. Au centre, brille une belle choisie entre les filles de Jérusalem.

11 Sortez et voyez, filles de Sion, le roi Salomon avec la couronne dont sa mère l’a couronné[71] le jour de ses épousailles, le jour de la joie de son cœur.


IX


iv, 1 Oui, tu es belle, mon amie ! oui, tu es belle ! Tes yeux sont des yeux de colombe, sous les plis de ton voile. Tes cheveux sont comme un troupeau de chèvres suspendues aux flancs du Galaad. 2 Tes dents sont comme un troupeau de brebis tondues qui sortent du bain ; chacune d’elles porte deux jumeaux, aucune d’elles n’est stérile. 3 Tes lèvres sont comme un fil de pourpre, et ta bouche est charmante. Ta joue est comme une moitié de grenade, sous les plis de ton voile. 4 Ton cou[72] est comme la tour de David, bâtie pour servir d’arsenal, où sont suspendus mille cuirasses et tous les boucliers des braves. 5 Tes deux seins sont comme deux jumeaux de gazelle, qui paissent au milieu des lis. 6 Quand le jour fraîchira et que les ombres s’inclineront, je m’acheminerai vers le mont de la myrrhe, vers la colline de l’encens.

7 Tu es toute belle, mon amie, et il n’y a pas de tache en toi.

8 A moi, à moi, ma fiancée ! viens à moi du Liban ; regarde-moi du haut de l’Amana, du sommet du Sanir et de l’Hermon, du fond de la caverne des lions, du haut des montagnes qu’habitent les léopards. 9 Tu m’as rendu le cœur, ma sœur fiancée, tu m’as rendu le cœur par un de tes yeux, par une des boucles qui flottent sur ton cou. 10 Que ton amour est charmant, ma sœur fiancée ! Que tes caresses sont douces ! Elles valent mieux que le vin, et l’odeur de tes parfums vaut mieux que tous les baumes. 11 Tes lèvres distillent le miel, ma fiancée ; le miel et le lait se cachent sous ta langue, et l’odeur de tes vêtements est comme l’odeur du Liban. 12 C’est un jardin fermé que ma sœur fiancée, une source fermée, une fontaine scellée ; 13 un bosquet où le grenadier se mêle aux plus beaux fruits, le troëne au nard, le nard, le safran, la cannelle, 14 le cinname à toutes sortes d’arbres odorants, la myrrhe et l’aloès à toutes les plantes embaumées ; 15 une fontaine dans un jardin, une source d’eau vive, un ruisseau qui coule du Liban. 16 Levez-vous, aquilons ; venez, autans ; soufflez sur mon jardin, pour que ses parfums se répandent.

Que mon bien-aimé entre dans son jardin, et qu’il mange de ses beaux fruits.

v, 1 Je suis entré dans mon jardin, ma sœur fiancée ; j’ai cueilli ma myrrhe et mon baume ; j’ai mangé mon sucre et mon miel ; j’ai bu mon vin et mon lait. Mangez, camarades ; buvez, enivrez-vous, amis.


X


v, 2 Je dors, mais mon cœur veille… C’est la voix de mon bien-aimé[73] ! Il frappe : « Ouvre-moi, dit-il, ma sœur, mon amie, ma colombe, mon immaculée ; car ma tête est toute couverte de rosée, les boucles de mes cheveux sont toutes trempées de l’humidité de la nuit. » — 3 « J’ai tiré ma tunique ; comment veux-tu que je la remette ? J’ai lavé mes pieds ; comment les salirais-je ? » 4 — Mon bien-aimé alors a étendu sa main par la fenêtre, et mon sein en a frémi. 5 Je me lève pour ouvrir à mon bien-aimé ; ma main s’est trouvée dégoutter la myrrhe ; mes doigts, la myrrhe liquide qui couvrait la poignée du verrou[74]. 6 J’ouvre à mon bien-aimé ; mais mon bien-aimé avait disparu, il avait fui. Le son de sa voix m’avait fait perdre la raison : je sors, je le cherche et ne le trouve pas ; je l’appelle, il ne me répond pas. 7 Les gardes qui font la ronde dans la ville me rencontrent ; ils me frappent, me meurtrissent ; les gardiens de la muraille m’enlèvent mon manteau. — 8 Je vous en prie, filles de Jérusalem, si vous trouvez mon amant, dites-lui que je me meurs d’amour.

9 Quelle supériorité a donc ton amant, ô la plus belle des femmes ; quelle supériorité a donc ton amant, pour que tu nous supplies de la sorte ?

10 Mon amant a le teint blanc et vermeil ; on le distingue entre mille. 11 Sa tête est de l’or pur ; ses boucles de cheveux sont flexibles comme des palmes et noires comme le corbeau. 12 Ses yeux sont des colombes sur des rigoles d’eau courante, des colombes qui se baignent dans le lait, posées sur les bords d’un vase plein. 13 Ses joues sont comme une plate-bande de baume, comme un carreau de plantes de senteur ; ses lèvres sont des lis, la myrrhe en ruisselle. 14 Ses mains sont des anneaux d’or émaillés de pierres de Tharsis ; ses reins sont un chef-d’œuvre d’ivoire, couvert de saphirs ; 15 ses jambes sont des colonnes de marbre posées sur des bases d’or ; son aspect est celui du Liban, beau comme les cèdres. 16 De son palais se répand la douceur, de toute sa personne le charme. Tel est mon bien-aimé, tel est mon ami, filles de Jérusalem.

vi, 1 De quel côté est allé ton amant, ô la plus belle des femmes ? Vers quel côté s’est-il tourné, pour que nous le cherchions avec toi ?

2 Mon amant est descendu dans son jardin, il est venu vers la plate-bande de baume, pour faire paître son troupeau dans les jardins et cueillir les lis. 3 Je suis à mon bien-aimé, et mon bien-aimé est à moi… mon bien-aimé qui fait paître son troupeau au milieu des lis.


XI


vi, 4 Tu es belle, mon amie, comme Thersa[75], charmante comme Jérusalem, mais terrible comme une armée en bataille. 5 Détourne tes yeux de moi, car ils me troublent. Tes cheveux sont comme un troupeau de chèvres suspendues aux flancs du Galaad. 6 Tes dents sont comme un troupeau de brebis qui sortent du bain ; chacune d’elles porte deux jumeaux, aucune d’elles n’est stérile. 7 Ta joue est comme une moitié de grenade, sous les plis de ton voile…

8 Il y a là soixante reines, quatre-vingts concubines et des jeunes filles sans nombre. 9 Mais l’unique, c’est ma colombe, mon immaculée ; elle est l’unique de sa mère, la préférée de celle qui lui donna le jour. Les jeunes filles l’ont vue et l’ont proclamée bienheureuse ; les reines et les concubines l’ont vue et l’ont louée.

10 Quelle est celle-ci dont le regard est comme celui de l’aurore, belle comme la lune, pure comme le soleil, mais terrible comme une armée en bataille ?


XII


vi, 11 J’étais descendue au verger des noix pour voir les herbes de la vallée, pour voir si la vigne avait germé, si les grenades étaient en fleur. 12 Imprudente ! voilà que mon caprice m’a jetée parmi les chars d’une suite de prince.

vii, 1 De grâce, de grâce, Sulamite[76] ; de grâce, tourne-toi, pour que nous te voyions.

Comment regarder la Sulamite, devant une danse de Mahanaïm[77] ?

2 Que tes pieds sont beaux dans tes sandales, fille de prince ! La courbure de tes reins est comme celle d’un collier, œuvre d’une main habile. 3 Ton sein est une coupe ronde, pleine d’un vin aromatisé ; ton corps est un monceau de froment entouré de lis. 4 Tes deux seins sont comme les deux jumeaux d’une gazelle. 5 Ton cou est comme une tour d’ivoire ; tes yeux sont les piscines d’Hésébon, situées près de la porte Fille de la foule[78] ; ton nez est droit et fier comme la tour du Liban[79], qui surveille le côté de Damas. 6 Ta tête ressemble au Carmel ; tes cheveux sont comme des fils de pourpre ; un roi est enchaîné à leurs boucles. 7 Que tu es belle, que tu es charmante, mon amour, aux heures de la volupté ! 8 Ta taille est semblable à un palmier, et tes seins à ses grappes. 9 J’ai dit : Je monterai au palmier ; je cueillerai ses rameaux. Que tes seins soient pour moi les grappes de la vigne ; ton haleine, l’odeur du pommier ; 10 ta bouche, un vin exquis, qui coule doucement et humecte les lèvres de l’amant assoupi !

11 Je suis à mon bien-aimé, et lui aussi, c’est vers moi qu’il soupire.


XIII


vii, 12 Viens, mon bien-aimé ; sortons dans les champs, allons coucher au village. 13 Levons-nous de bonne heure pour courir aux vignes ; voyons si les ceps ont germé, si les bourgeons se sont ouverts, si les grenades sont en fleur. Là, je te donnerai mes caresses. 14 La pomme d’amour[80] fait sentir son parfum ; à notre porte roulent les plus beaux fruits ; nouveaux et vieux, je les ai gardés pour toi, mon bien-aimé. viii, 1 Oh ! que n’es-tu mon frère ! que n’as-tu sucé le sein de ma mère, pour qu’il me fût permis, quand je te rencontre dehors, de t’embrasser sans qu’on me raille ! 2 Je veux te conduire, t’introduire dans la maison de ma mère ; là, tu m’apprendras tout, et je te ferai boire le vin aromatisé, le jus de mes grenades.

3 Sa main gauche soutient ma tête, et sa droite me tient embrassée.

4 Je vous en prie, filles de Jérusalem, ne réveillez pas, ne réveillez pas la bien-aimée, avant qu’elle le veuille.


XIV


viii, 5 Quelle est celle-ci qui s’élève du désert[81], appuyée sur son bien-aimé ?

Je te réveille sous le pommier. Voilà l’endroit où ta mère te mit au monde, où ta mère te donna le jour.

6 Mets-moi maintenant comme un sceau sur ton cœur, comme un anneau sur ton bras ; car l’amour est fort comme la mort ; la passion est inflexible comme l’enfer[82]. Ses brandons sont des brandons de flamme, des flèches du feu de Jéhovah[83].

7 Les grandes eaux ne sauraient éteindre l’amour ; les fleuves ne sauraient l’étouffer. Quand un homme veut acheter l’amour au prix de ses richesses, il ne recueille que la confusion.


XV


viii, 8 Nous avons une petite sœur, qui n’a pas encore de mamelles. Que ferons-nous à notre sœur, le jour où on la recherchera ?

9 Si c’est un mur[84], faisons-lui des créneaux d’argent ; si c’est une porte[85], faisons-lui des panneaux de cèdre.

10 J’ai été un mur ; mes seins ont été des tours[86] ; voilà comment j’ai obtenu qu’il[87] me laissât en paix. 11 Salomon avait une vigne à Baal-Hamon[88] ; il l’a donnée à des fermiers dont chacun lui paye mille sicles pour son fermage. 12 Voilà ma vigne devant moi ! Mille sicles pour toi, Salomon, et deux cent sicles pour les fermiers de la vigne.


XVI


viii, 13 Belle qui habites ce jardin, les compagnons[89] sont réunis et prêtent l’oreille ; fais-moi entendre ta voix.

14 Fuis, mon bien-aimé, et sois semblable au chevreuil ou au faon des biches sur les montagnes parfumées.


TRADUCTION


OU L’ON A INTRODUIT LES DIVISIONS ET LES
EXPLICATIONS SCÉNIQUES.




LE CANTIQUE DES CANTIQUES
______


ACTE Ier.


La scène est censée représenter Salomon au milieu de son sérail.


SCÈNE Ire.


une femme du harem.

Qu’il me baise d’un baiser de sa bouche !…


les femmes du harem, en chœur.

Tes caresses sont plus douces que le vin, quand elles se mêlent à l’odeur de tes parfums exquis ; ton nom est une huile épandue ; c’est pourquoi les jeunes filles t’aiment.


la sulamite,
Amenée de force et s’adressant à un ami absent.

Entraîne-moi après toi ; courons ensemble. Le roi m’a fait entrer dans son harem.


les femmes du harem, à Salomon.

Nos transports et nos joies sont pour toi seul. Mieux valent tes caresses que le vin ! Qu’on a raison de t’aimer !


la sulamite.

Je suis noire, mais je suis belle, filles de Jérusalem, comme les tentes de Cédar, comme les pavillons de Salomon. Ne me dédaignez pas parce que je suis un peu noire : c’est que le soleil m’a brûlée. Les fils de ma mère m’avaient prise en haine ; ils m’avaient mise dans les champs pour garder les vignes. Hélas ! ma vigne, à moi[90], je l’ai bien mal gardée.


SCÈNE II.


la sulamite, rêvant.

Dis-moi, ô toi que mon cœur aime, où tu mènes tes brebis, où tu les fais reposer à midi, pour que je n’erre pas comme une égarée autour des troupeaux de tes amis.


une femme du harem.

Si tu es simple à ce point, ô la plus belle des femmes, va te remettre à la suite de ton troupeau et faire paître tes chèvres près des huttes des bergers.


salomon.

A ma cavale, quand elle est attelée aux chars que m’envoie Pharaon, je te compare, ô mon amie. Tes joues sont ornées de rangs de perles, ton cou de files de corail. Nous te ferons des colliers pointillés d’argent.


SCÈNE III.


la sulamite, seule.

Pendant que le roi est à son divan, le nard qui me parfume m’a fait sentir son odeur. Mon bien-aimé est pour moi un bouquet de myrrhe ; il va reposer entre mes seins. Mon bien-aimé est pour moi une grappe de troène des vignes d’Engaddi.


Salomon entre.


salomon.

Oui, tu es belle, mon amie ! oui, tu es belle ! Tes yeux sont des yeux de colombe.


la sulamite, s’adressant à son ami absent.

Oui, tu es beau, mon bien-aimé ! oui, tu es charmant ! Notre lit est un lit de verdure[91].


salomon.

Les poutres de notre palais sont de cèdre, nos lambris de cyprès.


la sulamite, chantant[92].

Je suis le lis de Saron,
Le narcisse des vallées !…


le berger,
Entrant brusquement en scène.

Comme un lis au milieu des épines, telle est mon amie au milieu des jeunes filles.


la sulamite.

Comme un pommier au milieu des arbres de la forêt, tel est mon bien-aimé au milieu des jeunes hommes. J’ai longtemps désiré m’asseoir à son ombre, et son fruit est doux à mon palais.


Les deux amants se réunissent.


la sulamite.

Il m’a introduite dans le cellier ; l’étendard qu’il lève sur moi, c’est l’amour. (Au chœur.) Soutenez-moi avec un peu de raisin, fortifiez-moi avec des fruits, car je me meurs d’amour…


Elle tombe en pâmoison entre les bras de son amant, et dit à mi-voix :

Sa main gauche soutient ma tête, et sa droite me tient embrassée.


le berger, au chœur.

Je vous en prie, filles de Jérusalem, par les gazelles et les biches des champs, ne réveillez pas, ne réveillez pas la bien-aimée, avant qu’elle le veuille.


_______




ACTE II.


SCÈNE Ire.


la sulamite, seule et comme en rêve.

C’est la voix de mon bien-aimé ! Le voici qui vient bondissant sur les montagnes, franchissant les collines. Mon bien-aimé est semblable au chevreuil ou au faon des biches. Le voilà qui se tient derrière la muraille, qui regarde par la fenêtre, qui épie par le treillage. Il me dit : « Lève-toi, mon amie, ma belle, et viens. Car voici que l’hiver est fini ; la pluie est passée ; elle a disparu. Les fleurs commencent à paraître sur la terre ; le temps des chansons approche. La voix de la tourterelle a été entendue dans nos champs ; les jeunes pousses du figuier commencent à rougir ; la vigne en fleur exhale son parfum. Lève-toi, mon amie, ma belle, et viens. Ma colombe, nichée aux trous de la pierre, cachée au haut du rocher, montre-moi ton visage, fais-moi entendre ta voix ; car ta voix est douce et ton visage est charmant. » (Elle chante.)

Prenez-nous les petits, les petits renardeaux
Qui ravagent les vignes ;
Car notre vigne est en fleur[93].

Mon bien-aimé est à moi et moi je suis à lui… mon bien-aimé, qui fait paître son troupeau parmi les lis… À l’heure où la chaleur tombe et où les ombres s’inclinent, reviens, et sois semblable, mon bien-aimé, au chevreuil ou au faon des biches sur les montagnes ravinées.


SCÈNE II.


la sulamite.

Sur ma couche, pendant la nuit, j’ai cherché celui que mon cœur aime ; je l’ai cherché et ne l’ai point trouvé… « Levons-nous, me suis-je dit, faisons le tour de la ville, parcourons les marchés et les places, cherchons celui que mon cœur aime. » Je l’ai cherché et ne l’ai point trouvé… Les gardes qui font la ronde dans la ville m’ont rencontrée : « Avez-vous vu, leur ai-je dit, celui que mon cœur aime ? » A peine les avais-je passés, que j’ai trouvé celui que mon cœur aime ; je l’ai saisi, et ne l’ai point lâché jusqu’à ce que je l’aie introduit dans la maison de ma mère, dans la chambre de celle qui me donna le jour.


Les deux amants se réunissent ; la bergère s’évanouit dans les bras de son amant.


le berger, au chœur.

Je vous en prie, filles de Jérusalem, par les gazelles et les biches des champs, ne réveillez pas, ne réveillez pas la bien-aimée, avant qu’elle le veuille.


_______




ACTE III.


SCÈNE Ire.


La scène se passe dans les rues de Jérusalem.


chœur d’hommes, composé d’habitants de Jérusalem.
Le cortège de Salomon commence à se montrer dans le lointain.


Qu’est-ce ceci qui s’élève du désert comme une colonne de fumée, exhalant l’odeur de la myrrhe, de l’encens et de toutes les poudres du parfumeur ?


Le cortège défile.


premier bourgeois.

Voici le palanquin de Salomon. Soixante braves l’entourent, d’entre les braves d’Israël ; tous portent l’épée et sont exercés au combat ; chacun d’eux a son épée sur sa hanche, pour écarter les terreurs de la nuit.


deuxième bourgeois.

Le roi Salomon s’est fait faire une litière de bois du Liban. Les colonnes en sont d’argent ; les balustres, d’or ; le siège, de pourpre. Au centre, brille une belle choisie entre les filles de Jérusalem.


le chœur des hommes,
S’adressant aux femmes, qui sont censées cachées dans leurs maisons.

Sortez et voyez, filles de Sion, le roi Salomon avec la couronne dont sa mère l’a couronné le jour de ses épousailles, le jour de la joie de son cœur.


SCÈNE II.
La scène se passe dans le harem.


salomon.

Oui, tu es belle, mon amie ! oui, tu es belle ! Tes yeux sont des yeux de colombe sous les plis de ton voile. Tes cheveux sont comme un troupeau de chèvres suspendues aux flancs du Galaad. Tes dents sont comme un troupeau de brebis tondues qui sortent du bain ; chacune d’elles porte deux jumeaux, aucune d’elles n’est stérile. Tes lèvres sont comme un fil de pourpre, et ta bouche est charmante. Ta joue est comme une moitié de grenade, sous les plis de ton voile. Ton cou est comme la tour de David bâtie pour servir d’arsenal, où sont suspendus mille cuirasses et tous les boucliers des braves. Tes deux seins sont comme deux jumeaux de gazelle, qui paissent au milieu des lis. Quand le jour fraîchira et que les ombres s’inclineront, je m’acheminerai vers le mont de la myrrhe, vers la colline de l’encens.


SCÈNE III.
Le soir.


salomon.

Tu es toute belle, mon amie, et il n’y a pas de tache en toi.


le berger,
Censé au pied de la tour du sérail.

A moi, à moi, ma fiancée ! viens à moi du Liban[94] ; regarde-moi du haut de l’Amana, du sommet du Sanir et de l’Hermon, du fond de la caverne des lions, du haut des montagnes qu’habitent les léopards.

(Elle le regarde.)

Tu m’as rendu le cœur, ma sœur fiancée, tu m’as rendu le cœur par un de tes yeux, par une des boucles qui flottent sur ton cou. Que ton amour est charmant, ma sœur fiancée ! Que tes caresses sont douces ! Elles valent mieux que le vin, et l’odeur de tes parfums vaut mieux que tous les baumes. Tes lèvres distillent le miel, ma fiancée ; le miel et le lait se cachent sous ta langue, et l’odeur de tes vêtements est comme l’odeur du Liban. C’est un jardin fermé que ma sœur fiancée, une source fermée, une fontaine scellée[95] ; un bosquet où le grenadier se mêle aux plus beaux fruits, le troëne au nard, le nard, le safran, la cannelle, le cinname à toutes sortes d’arbres odorants, la myrrhe et l’aloès à toutes les plantes embaumées ; une fontaine dans un jardin, une source d’eau vive, un ruisseau qui coule du Liban. Levez-vous, aquilons ; venez, autans ; soufflez sur mon jardin, pour que ses parfums se répandent.


la sulamite.

Que mon bien-aimé entre dans son jardin, et qu’il mange de ses beaux fruits.

Elle lui accorde un baiser.


le berger.

Je suis entré dans mon jardin, ma sœur fiancée ; j’ai cueilli ma myrrhe et mon baume ; j’ai mangé mon sucre et mon miel ; j’ai bu mon vin et mon lait. (Au chœur.) Mangez, camarades ; buvez, enivrez-vous, amis.

_______




ACTE IV.


SCÈNE UNIQUE.


la sulamite, seule.

Je dors, mais mon cœur veille… C’est la voix de mon bien-aimé ! Il frappe : « Ouvre-moi, dit-il, ma sœur, mon amie, ma colombe, mon immaculée ; car ma tête est toute couverte de rosée, les boucles de mes cheveux sont toutes trempées de l’humidité de la nuit. » — « J’ai tiré ma tunique ; comment veux-tu que je la remette ? J’ai lavé mes pieds ; comment les salirais-je ? » — Mon bien-aimé alors a étendu sa main par la fenêtre, et mon sein en a frémi. Je me lève pour ouvrir à mon bien-aimé ; ma main s’est trouvée dégoutter la myrrhe ; mes doigts, la myrrhe liquide qui couvrait la poignée du verrou[96]. J’ouvre à mon bien-aimé ; mais mon bien-aimé avait disparu, il avait fui. Le son de sa voix m’avait fait perdre la raison : je sors, je le cherche et ne le trouve pas ; je l’appelle, il ne me répond pas. Les gardes qui font la ronde dans la ville me rencontrent ; ils me frappent, me meurtrissent ; les gardiens de la muraille m’enlèvent mon manteau. (Au chœur des femmes.) Je vous en prie, filles de Jérusalem, si vous trouvez mon amant, dites-lui que je me meurs d’amour.


le chœur des femmes.

Quelle supériorité a donc ton amant, ô la plus belle des femmes ; quelle supériorité a donc ton amant, pour que tu nous supplies de la sorte ?


la sulamite.

Mon amant a le teint blanc et vermeil ; on le distingue entre mille. Sa tête est de l’or pur ; ses boucles de cheveux sont flexibles comme des palmes et noires comme le corbeau. Ses yeux sont des colombes sur des rigoles d’eau courante, des colombes qui se baignent dans le lait, posées sur les bords d’un vase plein. Ses joues sont comme une plate-bande de baume, comme un carreau de plantes de senteur ; ses lèvres sont des lis, la myrrhe en ruisselle. Ses mains sont des anneaux d’or émaillés de pierres de Tharsis ; ses reins sont un chef-d’œuvre d’ivoire, couvert de saphirs ; ses jambes sont des colonnes de marbre posées sur des bases d’or ; son aspect est celui du Liban, beau comme les cèdres. De son palais se répand la douceur, de toute sa personne le charme. Tel est mon bien-aimé, tel est mon ami, filles de Jérusalem.


le chœur.

De quel côté est allé ton amant, ô la plus belle des femmes ? Vers quel côté s’est-il tourné, pour que nous le cherchions avec toi ?

Les deux amants se retrouvent.


la sulamite.

Mon amant est descendu dans son jardin ; il est venu vers la plate-bande de baume, pour faire paître son troupeau dans les jardins et cueillir les lis. Je suis à mon bien-aimé, et mon bien-aimé est à moi… mon bien-aimé qui fait paître son troupeau au milieu des lis.

_______




ACTE V.


La scène se passe au harem.


SCÈNE Ire.


salomon.

Tu es belle, mon amie, comme Thersa, charmante comme Jérusalem, mais terrible comme une armée en bataille[97]. Détourne tes yeux de moi, car ils me troublent. Tes cheveux sont comme un troupeau de chèvres suspendues aux flancs du Galaad. Tes dents sont comme un troupeau de brebis qui sortent du bain ; chacune d’elles porte deux jumeaux, aucune d’elles n’est stérile. Ta joue est comme une moitié de grenade, sous les plis de ton voile…


le berger, du dehors.

Il y a là soixante reines, quatre-vingts concubines, et des jeunes filles sans nombre. Mais l’unique, c’est ma colombe, mon immaculée ; elle est l’unique de sa mère, la préférée de celle qui lui donna le jour. Les jeunes filles l’ont vue et l’ont proclamée bienheureuse ; les reines et les concubines l’ont vue et l’ont louée.


SCÈNE II.


le chœur.

Quelle est celle-ci dont le regard est comme celui de l’aurore, belle comme la lune, pure comme le soleil, mais terrible comme une armée en bataille[98] ?


la sulamite.
A part et tournant le dos aux dames du harem.

J’étais descendue au verger des noix, pour voir les herbes de la vallée, pour voir si la vigne avait germé, si les grenades étaient en fleurs. Imprudente ! voilà que mon caprice m’a jetée parmi les chars d’une suite de prince[99].


les femmes du harem.

De grâce, de grâce, Sulamite ; de grâce, tourne-toi, pour que nous te voyions.


une danseuse du harem.

Comment regarder la Sulamite devant une danse de Mahanaïm[100] ?

Elle danse.


salomon.

Que tes pieds sont beaux dans tes sandales, fille de prince ! La courbure de tes reins est comme celle d’un collier, œuvre d’une main habile. Ton sein est une coupe ronde, pleine d’un vin aromatisé ; ton corps est un monceau de froment entouré de lis. Tes deux seins sont comme les deux jumeaux d’une gazelle. Ton cou est comme une tour d’ivoire ; tes yeux sont les piscines d’Hésébon, situées près de la porte Fille de la foule ; ton nez est droit et fier comme la tour du Liban, qui surveille le côté de Damas. Ta tête ressemble au Carmel ; tes cheveux sont comme des fils de pourpre ; un roi est enchaîné à leurs boucles. Que tu es belle, que tu es charmante, mon amour, aux heures de la volupté ! Ta taille est semblable à un palmier, et tes seins à ses grappes. J’ai dit : Je monterai au palmier ; je cueillerai ses rameaux. Que tes seins soient pour moi les grappes de la vigne ; ton haleine, l’odeur du pommier ; ta bouche, un vin exquis, qui coule doucement et humecte les lèvres de l’amant assoupi !


la sulamite,
Persistant dans son isolement.

Je suis à mon bien-aimé, et lui aussi, c’est vers moi qu’il soupire.


SCÈNE III.


la sulamite.
Accourant vers son amant.

Viens, mon bien-aimé ; sortons dans les champs, allons coucher au village. Levons-nous de bonne heure pour courir aux vignes ; voyons si les ceps ont germé, si les bourgeons se sont ouverts, si les grenades sont en fleur. Là, je te donnerai mes caresses. La pomme d’amour fait sentir son parfum ; à notre porte roulent les plus beaux fruits ; nouveaux et vieux, je les ai gardés pour toi, mon bien-aimé. Oh ! que n’es-tu mon frère ! que n’as-tu sucé le sein de ma mère, pour qu’il me fût permis, quand je te rencontre dehors, de t’embrasser sans qu’on me raille ! Je veux te conduire, t’introduire dans la maison de ma mère ; là, tu m’apprendras tout, et je te ferai boire le vin aromatisé, le jus de mes grenades.

Elle se pâme, et dit à mi-voix :

Sa main gauche soutient ma tête, et sa droite me tient embrassée.


le berger, au chœur.

Je vous en prie, filles de Jérusalem, ne réveillez pas, ne réveillez pas la bien-aimée, avant qu’elle le veuille.


SCÈNE IV.


Le voyage de Jérusalem au village est censé s’effectuer.


le chœur,
A la vue de la Sulamite portée endormie par son amant.

Quelle est celle-ci qui s’élève du désert, appuyée sur son bien-aimé ?

Les amants sont censés arrivés au village.


le berger.
Il dépose son amante sous le pommier de la maison maternelle, et l’éveille.

Je te réveille sous le pommier (Lui montrant la maison :) Voilà l’endroit où ta mère te mit au monde, où ta mère te donna le jour.


la sulamite.

Mets-moi maintenant comme un sceau sur ton cœur, comme un anneau sur ton bras ; car l’amour est fort comme la mort ; la passion est inflexible comme l’enfer. Ses brandons sont des brandons de flamme, des flèches du feu de Jéhovah.


sage,
Apparaissant pour tirer la conclusion du poëme.

Les grandes eaux ne sauraient éteindre l’amour ; les fleuves ne sauraient l’étouffer. Quand un homme veut acheter l’amour au prix de ses richesses, il ne recueille que la confusion.




ÉPILOGUE


La scène se passe à Sulem, dans un pavillon au fond d’un jardin.


un des frères de la sulamite.
(Ils ignorent son enlèvement et son retour.)

Nous avons une petite sœur, qui n’a pas encore de mamelles. Que ferons-nous à notre sœur, le jour où on la recherchera ?


un autre frère.

Si c’est un mur, faisons-lui des créneaux d’argent ; si c’est une porte, faisons-lui des panneaux de cèdre[101].


la sulamite, intervenant brusquement.

J’ai été un mur ; mes seins ont été des tours ; voilà comment j’ai obtenu qu’il[102] me laissât en paix. Salomon avait une vigne à Baal-Hamon ; il l’a donnée à des fermiers, dont chacun lui paye mille sicles pour son fermage. Voilà ma vigne devant moi[103] ! Mille sicles pour toi, Salomon, et deux cents sicles pour les fermiers de la vigne[104].


le berger,
Au pied du pavillon, où il attend avec ses paranymphes.

Belle qui habites ce jardin, les compagnons sont réunis et prêtent l’oreille ; fais-moi entendre ta voix.


la sulamite.

Fuis, mon bien-aimé, et sois semblable au chevreuil ou au faon des biches sur les montagnes parfumées.



FIN


TABLE DES MATIÈRES





 149





  1. La vieille division en chapitres et en versets, qui n’a aucune valeur critique, mais qui sert pour les citations, est marquée d’après l’hébreu à la marge de la première traduction.
  2. Le verset 1 dans l’hébreu correspond au titre. Il faut observer que les chiffres des versets du texte hébreu diffèrent parfois de ceux de la Vulgate, mais jamais de plus d’une unité.
  3. C’est ce qu’ont bien compris les premiers MM. Bœttcher et Hitzig.
  4. Ou « m’introduit. »
  5. Le mot hérem (vinea) désigne ici un fermage de quelque nature que ce soit.
  6. Dans notre poëme, comme dans le drame grec, le rôle du chœur est à la fois individuel et collectif.
  7. Ce principe capital pour l’exégèse du Cantique des Cantiques a été établi par M. Ewald (Das Hohelied Salomo’s. Gœttingen, 1826.)
  8. V. ci-dessus, p. 19-20.
  9. Pour échapper à cette difficulté, j’ai longtemps cru devoir transporter toute la scène du morceau XII au commencement du poëme. Mais le principe des transpositions ne devant être admis que dans les cas évidents, et un tel principe ayant très-peu d’applications dans la critique des écrits hébreux, j’ai renoncé à ce moyen désespéré de sortir d’embarras.
  10. Les uns traduisent ce mot par « chœurs d’anges. » Les autres y voient la ville de Mahanaïm, située vers les confins des tribus de Gad et de Manassé. Au fond, ces deux interprétations paraîtront peu différentes, si on lit le ch. xxxii de la Genèse. Le nom de la ville de Mahanaïm y est rattaché à une troupe d’anges ou d’élohim que Jacob rencontra en ce lieu. Le mot en question signifie duo castra et peut désigner deux brigades de danseurs exécutant des pas vis-à-vis l’une de l’autre. Il est probable que la ville de Mahanaïm avait été le centre de quelque vieux culte non israélite et était restée célèbre par ses bayadères. L’auteur du Cantique pensait-il à la ville de Mahanaïm, ou prenait-il comme un nom commun (duo chori) le mot même dont la ville de Mahanaïm a tiré son nom ? C’est ce qu’il est bien difficile de décider.
  11. J’admets avec Ammon, Ewald, Hitzig, qu’il faut supprimer dans le verset 10 le mot לרודי, qui n’y forme aucun sens. Le mot לדודי, revenant à une distance de 23 lettres, c’est-à-dire d’une ligne à peu près, plus loin, on peut supposer que ce mot commençait une ligne dans le manuscrit dont tous les autres sont provenus. Le copiste se sera d’abord trompé d’une ligne, puis s’apercevant de son erreur, il aura pointé le mot לרודי, en signe de deleatur. Les copistes suivants n’auront pas tenu compte de ces points.
  12. Il faut toujours se rappeler que chaque acte reprend l’action au début, et que celui qui nous occupe, en particulier, est celui qui remonte le plus haut, puisqu’il nous fait presque assister à l’enlèvement de la jeune fille.
  13. M. Ewald a bien vu qu’il s’agit, dans la scène qui nous occupe, de la première rencontre de la Sulamite et de Salomon. Seulement le docte hébraïsant croit devoir placer la scène entière sous forme de récit dans la bouche de la Sulamite. Cette hypothèse, que M. Ewald applique à d’autres endroits, et qui a pour conséquence de faire prononcer des dialogues entiers à deux et à trois personnages par un seul acteur, amène des agencements scéniques compliqués et très-peu naturels.
  14. L’idée de présenter la jeune fille comme orpheline et délaissée domine tout le poëme. Il est souvent question de sa mère, jamais de son père. Je sais que, dans les mœurs amenées par la polygamie orientale, l’enfant a beaucoup plus de liens avec la mère qu’avec le père. Cependant, dans le Ps. xlv, si analogue à notre poëme, c’est la maison de son père que la fiancée abandonne pour venir joindre son futur époux.
  15. J’ai cru longtemps que tout l’épilogue viii, 8-14, devait être transposé, et qu’il y fallait voir un prologue destiné à nous montrer les parents de la Sulamite prêts à trafiquer de sa beauté. Cette hypothèse, qui était à peu près celle de Velthusen, s’applique très-bien aux versets 8-9, moins bien aux versets 11-12 ; de longues réflexions sur le verset 10 m’ont forcé à l’abandonner. La transposition du chapitre viii tout entier, récemment proposée par M. Blaubach (Das Hohe Lied, Berlin, 1855), n’a aucun avantage et ne fait qu’augmenter les difficultés.
  16. J’ai longtemps pensé, que les versets 11-12 étaient dans la bouche d’un frère ou d’un oncle de la Sulamite, qui songe à payer son fermage en livrant la jeune fille au harem de Salomon. Mais l’ensemble de la scène souffre, dans cette hypothèse, de trop grandes difficultés.
  17. Le système que M. P. Mac Pherson a récemment développé sous ce titre : Cantici Canticorum structura architectonica (Berlin, 1857), et d’après lequel le Cantique a dû être écrit sur des colonnes d’une façon analogue aux inscriptions de l’Alhambra, n’est qu’une fantaisie dénuée de sérieux fondements.
  18. II Macch, iv, 11 et suiv.. 22 et suiv.
  19. Joseph. Antiq. XV, viii, 1 ; De bello jud. I, xxi, 8.
  20. Les poésies dialoguées ou accompagnées de chœurs sont très-communes en Orient ; mais, quoi qu’en dise M. Ewald (Die Dichter des Alten Bundes, I, 39 et suiv. ; Gesch. des Volkes Israël, III, 459, note), ces poésies sont toujours restées à une grande distance du drame.
  21. Commentaire sur le Cantique des Cantiques. Préf.
  22. Poésie sacrée des Hébreux, troisième partie, leçon xxx.
  23. Voir surtout Juges, xiv, 10 et suiv. Ps. xliv ; I. Macch. ix, 37 et suiv. III Macch. (apocr.), xiv, 6 ; Évang. saint Matthieu, ix, 15 ; xxv, 1 et suiv. Saint Jean, iii, 29.
  24. M. Ch. Schefer, qui connaît si bien l’Orient musulman, m’apprend que des divertissements de ce genre se pratiquent encore, pour les mariages, à Damiette et dans certaines localités de la Syrie. Ils durent sept jours, durant lesquels l’épousée paraît chaque fois en un costume différent. Ces jeux se passent dans le harem : les invités, comme cela a lieu dans notre poëme, forment le chœur.
  25. vii, 34 ; xxv, 10. On sait que Jérémie est le plus lettré des anciens écrivains hébreux. Presque tous les ouvrages antérieurs à lui sont rappelés dans son livre.
  26. Voir la discussion de Hitzig, Das Hohe Lied, p. 9.
  27. I (III selon la Vulgate) Rois, v (vi selon la Vulgate), x, xi ; II. Chron. i, ix.
  28. Seetzen les vit encore existantes, en 1805.
  29. Is., xv ; Jérém., xlviii, 2.
  30. i, 9.
  31. I (III Vulg.) Rois, x, 29 ; II Chron. i, 17. Voy. Gesenius Thes., p. 942.
  32. Comparer Genèse, xxxii.
  33. I Samuel, viii, 13.
  34. I (III Vulg.) Rois, xii, 4 et suiv. II Chron. x, 1 et suiv.
  35. J’ai parfois été tente de mettre le Kohéleth ou Ecclésiaste dans la même catégorie. Mais la dernière étude que j’ai faite de cet ouvrage m’a convaincu qu’il est d’une époque moderne, et qu’il faut le rattacher à ce réveil de la poésie parabolique qui eut lieu vers le temps d’Alexandre. Salomon étant le représentant attitré de ce genre de littérature, c’est à lui qu’on continua d’attribuer les ouvrages composés à l’imitation des vieux Sages hébreux.
  36. Voir surtout le chapitre ii du livre d’Esther.
  37. On trouvera l’expression piquante de ces vieilles idées en opposition avec les mœurs nouvelles introduites par la royauté dans le 1er livre de Samuel, ch. viii.
  38. Voir Hist. générale des langues sémitiques, 1. II, c. i, § 3.
  39. Les Grecs croyaient à cette origine (voir Thes. linguæ græcæ, édit. Didot, au mot Παράδεισος), mais il est naturel qu’ils aient rapporté le mot au peuple qui le leur avait transmis, sans s’inquiéter de savoir si ce peuple lui-même ne l’avait pas pris d’ailleurs.
  40. Das Hohe Lied, p. 9-10.
  41. Cette considération prend surtout de la gravité, si l’on songe que les poëtes très-anciens offrent toujours une certaine pauvreté d’expression et ne font aucun effort pour varier leurs tours.
  42. Revue de Théologie de M. Colani, mai 1857, p. 278-279.
  43. V. Albert Weber, Histoire de la littérature indienne (trad. Sadous), p. 330-331.
  44. M. A. Weber a bien voulu m’envoyer un petit mémoire, plein de science et de critique, où la date ci-dessus indiquée est établie par des rapprochements d’un grand poids.
  45. Ce qu’il y a d’indubitable, au moins, c’est qu’il n’est pas antérieur au xie siècle. M. Weber l’établit par un fait positif. Un synchronisme bizarre, auquel il est difficile de ne pas songer, c’est l’apparition presque simultanée d’un allégorisme semblable, quoique d’une bien moindre portée religieuse, dans le monde latin, par François d’Assise, Dante et l’école florentine en général.
  46. Voir Ecclésiastique, prologue. Ce prologue fut écrit environ 130 ans avant Jésus-Christ.
  47. Voir surtout Luc, xxiv, 44.
  48. Contre Apion. i, 8. Le texte de Josèphe laisse douter s’il entendait le Cantique dans un sens allégorique ou dans un sens purement humain.
  49. Il importe d’observer, du reste, que ces interprétations n’étaient pas le plus souvent données par ceux qui les imaginaient comme représentant la pensée de l’auteur. Les habitudes de philologie rigoureuse, qui nous portent à chercher uniquement dans un texte ce que l’auteur a voulu dire, n’étaient pas celles de ce temps. Un texte était quelque chose d’objectif, d’indépendant des intentions de celui qui l’écrivit, un thème, enfin, sur lequel chacun glosait à sa guise. Quand Étienne Langton, au xiiie siècle, faisait un sermon entier à la louange de la Vierge sur la chanson : Bele Aliz matin leva, il ne prétendait pas que, dans l’intention de l’auteur de cette chanson, Bele Aliz eût été la Vierge. De même, quand tel prédicateur moralisait Ovide, il ne soutenait sans doute pas qu’Ovide eût eu les idées qu’il lui prêtait. (V. Histoire littéraire de la France, tome xxiii, p. 250 et suiv.) A ces époques, tout devenait texte ou, pour mieux dire, prétexte de dits allégoriques et de moralités.
  50. Les traces d’explication allégorique du Cantique qu’on a cru remarquer dans le livre de la Sagesse, dans l’Ecclésiastique, dans les Évangiles, dans l’Apocalypse, dans le ive livre (apocryphe) d’Esdras, dans Josèphe, sont tout à fait douteuses.
  51. La même exégèse avait cours depuis longtemps chez les Grecs, au moins pour Homère. (V. Egger, Hist. de la Critique chez les Grecs, p. 55 et suiv.)
  52. Les nombreux débris de ce vieux symbolisme ont été recueillis, mais non toujours avec assez de discernement des dates, par dom Pitra dans les tomes II et III de son Spicilegium Solesmense.
  53. Le Targum chaldéen est tout imprégné d’allégorisme ; mais il est postérieur au Talmud.
  54. Gallandi, Bibl. Patr. t. II, p. 141-142. L’attribution de ce passage à Théophile d’Antioche n’est pas tout à fait certaine.
  55. V. d’excellentes observations de M. Derenbourg sur ce point dans les Archives israélites, mars 1856.
  56. V. de Wette, Einleitung, § 276, 283.
  57. Cette histoire a été faite avec beaucoup d’érudition et de jugement dans une thèse soutenue devant la faculté de théologie protestante de Strasbourg par M. Ed. Cunits : Hist. crit. de l’interprétation du Cantique des Cantiques (Strasbourg, 1834). Voyez aussi l’article de M. Réville, dans la Revue de théologie de M. Colani, avril 1857.
  58. Sur l’origine et les progrès de cette singulière interprétation, voir Steinschneider, dans l’Encycl. d’Ersch et Gruber, IIe sect. part. xxxi, p. 53 et suiv.
  59. L’interprétation allégorique a encore trouvé de nos jours, en Allemagne, deux défenseurs dans MM. Hengstenberg et Delitzsch. Mais leurs systèmes, aussi dénués de raison et beaucoup moins poétiques que ceux des Pères, des scolastiques et des théologiens, sont conçus dans de tout autres vues que celles de la critique et de la philologie. M. Delitzsch reconnaît d’ailleurs que l’auteur du Cantique ne pensait qu’au sens naturel.
  60. On peut citer parmi ceux qui ont adhéré à leur opinion MM. B. Hirzel, Bœttcher, E. Meier, Veth, Hœkstra, Réville. Cette opinion est devenue, en quelque sorte, classique en Allemagne, en Hollande et en Angleterre.
  61. Voir les excellentes réflexions de M. Réville, dans la Revue de théologie, mai 1857, p. 284 et suiv.
  62. Voir surtout certaines hymnes d’Adam de Saint-Victor (t. II, p. 189, 340, édit. Gautier) et de son école (Pitra, Spicil. Solesm. III, p. 451).
  63. Je dois ce trait de la vie de Niebuhr à M. le baron de Bunsen.
  64. Ce titre est postérieur à la composition du poëme et renferme une attribution évidemment erronée.
  65. Chars que Salomon tirait de l’Égypte, et dont les chevaux étaient couverts d’ornements semblables à des colliers.
  66. C’est-à-dire son amant, dont la pensée est pour elle comme un parfum.
  67. C’est-à-dire comme un arbre à fruits au milieu d’arbres qui n’en ont pas.
  68. On élevait un drapeau sur les celliers où se distribuait le vin. Voir la Moallaca d’Antara, v, 52, et celle de Lébid, v. 58. Caussin de Perceval, Essai sur l’Histoire des Arabes, t. II, p. 525.
  69. Les prairies de Saron sont, en certaines saisons, pleines de lis, comme les nôtres de colchique en automne.
  70. C’est-à-dire « qui apparaît à l’horizon, » Jérusalem étant entourée à une certaine distance d’une ceinture de déserts.
  71. Bethsabée, mère de Salomon, conserva toujours sur lui beaucoup d’autorité.
  72. A cause des colliers qui l’entourent et la font ressembler à une tour garnie d’armures.
  73. La vision du bien-aimé est dans tout ce qui suit identifiée avec le bien-aimé lui-même, selon une figure bien connue des poètes arabes et nommée Thaïf al khaïâl. Voir Journal asiatique, avril 1838, p. 378 et suiv. (art. de M. de Slane).
  74. At lacrumans exclusus amator limina sæpe

    Floribus et mertis operit, posteisque superbos

    Unguit amaracino.
    Lucrèce, IV, 1173-75.
  75. Ville du nord de la Palestine, qui, depuis Jéroboam jusqu’à Omri, fut la capitale du royaume d’Israël.
  76. C’est-à-dire habitante de Sulem ou Sunem, ville de la tribu d’Issachar.
  77. Ancienne ville, célèbre par ses bayadères et les cultes orgiastiques qu’on y pratiquait.
  78. Bath-rabbim, l’une des portes d’Hésébon.
  79. L’une des tours que David fit bâtir, dans le nord de la Palestine, pour servir de postes d’observation contre les Syriens. (II Sam., viii, 6.)
  80. Mandragore ou belladone, à laquelle l’opinion populaire prêtait des vertus secrètes.
  81. C’est-à-dire qui apparaît à l’horizon. V. ci-dessus, p. 159.
  82. Qui ne lâche jamais sa proie.
  83. C’est-à-dire de la foudre.
  84. Une vertu inaccessible.
  85. Une vertu moins sévère.
  86. C’est-à-dire : Ma vertu a été à toute épreuve.
  87. Salomon.
  88. Localité du nord de la Palestine.
  89. Les jeunes gens du village, paranymphes de l’amant.
  90. C’est-à-dire, mon honneur de jeune fille. Elle fait allusion à la surprise dont elle a été victime. (Voir acte v, scène 2.)
  91. Elle se reporte par la pensée au temps où elle était au village.
  92. La Sulamite chante ce couplet, qui probablement faisait partie d’une chanson populaire, pour rassurer son amant sur sa fidélité et lui révéler sa présence. (Voir ci-dessous, acte ii, scène 2.)
  93. Elle chante une chanson de printemps, qui doit la faire reconnaître de son bien-aimé. (Comparer, ci-dessus, acte i, scène 3.)
  94. Le Liban et les images qui suivent représentent à mots couverts les hauteurs inaccessibles du palais et les dangers qu’y court l’innocence de son amie.
  95. Il se rassure sur sa fidélité.
  96. Le berger est censé répondre par une espièglerie à celle de la Sulamite.
  97. La Sulamite, fidèle à son amant, ne répond aux caresses de Salomon que par des regards fiers.
  98. Le chœur s’étonne de la fierté de la paysanne.
  99. Elle raconte la façon dont elle a été surprise dans une promenade matinale par les gens de Salomon.
  100. La danseuse semble jalouse de l’effet que produit la beauté de la paysanne, et cherche à attirer sur elle l’attention du sérail.
  101. Ils expriment en termes couverts l’intention de vendre leur sœur à un harem.
  102. Salomon.
  103. C’est-à-dire : J’ai su toute seule garder ma vigne.
  104. Ironie contre Salomon et contre ses frères, qui l’ont si mal gardée.