Le Canon russe de 40 tonnes à l’exposition de Vienne

LE CANON RUSSE DE 40 TONNES
À L’EXPOSITION DE VIENNE.

Le gouvernement russe a envoyé à Vienne un gigantesque spécimen de son matériel d’artillerie navale ; il n’est peut-être pas sans intérêt d’établir un parallèle entre les divers systèmes actuellement en usage pour la fabrication des bouches à feu de gros calibre. Notre intention n’étant pas, en raison même de l’importance du sujet, de faire un historique complet des canons de marine, nous parlerons seulement de ceux dont le diamètre est supérieur à 25 centimètres : les uns se chargeant par la bouche, les autres par la culasse. C’est surtout, en effet, de ces énormes pièces que les grandes puissances de l’Europe se servent aujourd’hui, pour l’armement des navires et la défense des côtes, alors qu’il s’agit de lutter, d’une manière sérieuse, contre des vaisseaux blindés et des batteries flottantes pourvues de cuirasses en fer de 12 à 35 centimètres d’épaisseur !

Les trois principaux systèmes usités sont les suivants :

Système de Woolwich (ou Fraser),
Krupp,
français ;

le premier employé par l’Angleterre, le second par la Prusse et la Russie, et le troisième par la France, l’Italie et plusieurs autres puissances.

Avant de passer à l’examen de ces divers modes de fabrication, il importe d’indiquer les motifs qui ont engagé les constructeurs modernes à substituer le fer au bronze : ce dernier métal offrait cependant un grand avantage, celui de pouvoir être facilement coulé dans des moules, tandis que le fer et l’acier ne peuvent être travaillés qu’au moyen d’un outillage spécial, impliquant une augmentation notable de la main-d’œuvre. Les bouches à feu en bronze, qui donnent d’excellents résultats comme pièces de campagne pour lancer des boulets de 12 livres, ne peuvent être utilisées lorsqu’il s’agit de projectiles de 250 kilogrammes, exigeant des charges de 30 kilog. de poudre. Pour comprendre l’impossibilité dans laquelle on se trouvait d’employer le bronze pour les gros calibres, il est bon de rappeler que lorsqu’un tube métallique est soumis à une pression intérieure, la résistance de ce tube n’est pas proportionnelle à son épaisseur et dépend surtout de la ténacité du métal qui le compose. On peut même arriver à formuler ce résultat, en disant qu’un cylindre creux, d’une épaisseur quelconque, ne peut supporter une pression intérieure plus forte que la résistance à la rupture, d’une barre de même matière : ainsi, par exemple, si une tige de métal d’un centimètre carré de section se brise sous l’effort d’un poids de 1 000 kilogrammes, un cylindre de ce même métal éclatera s’il est soumis à une pression de 1 000 kilogrammes environ par centimètre carré.

D’après cela, lorsqu’un canon doit subir l’effet brusque et presque instantané de pressions supérieures à 3 000 atmosphères, il est clair que les métaux qui le composent doivent offrir une résistance énorme sous une épaisseur telle que le poids de la pièce n’en rende pas la manœuvre impraticable.

Partant de ces principes, les ingénieurs des différents pays ont cherché à combiner le plus avantageusement possible, dans la fabrication des bouches à feu, l’emploi des métaux dont la ténacité est la plus grande : le fer et l’acier. Mais, en raison des difficultés de toute nature que présente la mise en œuvre de blocs de fer pesant 20 tonnes et plus, on a dû former chaque canon de plusieurs parties travaillées séparément, puis réunies à chaud par le moyen de gigantesques marteaux à vapeur. Cette manière d’opérer offre surtout l’avantage de fournir des pièces parfaitement homogènes, par suite du fini que comporte le procédé de détail ; de plus, on peut ainsi donner aux diverses parties du canon une position relative telle, que chacune d’elles concoure à la résistance à l’éclatement dans un sens déterminé. Ainsi, la force de cohésion du fer forgé étant, dans la direction des fibres, double de celle qu’il présente en travers, il y aura intérêt à forger une pièce de culasse dans le sens parallèle à l’axe du canon, tandis que les tourillons qui supportent la pièce devront être travaillés perpendiculairement à ce même axe.

Ces quelques préliminaires posés, nous allons examiner successivement les trois systèmes de construction énumérés plus haut, en prenant pour type de chacun d’eux une bouche à feu remarquable par ses dimensions et réalisant tous les perfectionnements apportés jusqu’à ce jour.

1o Système de Woolwich (chargement par la bouche).

L’artillerie anglaise, pleine d’enthousiasme il y a quinze ans pour les canons de sir W. Armstrong, se chargeant par la culasse, paraît aujourd’hui avoir reporté ses préférences sur le mode de chargement par la bouche. La fonderie royale de Woolwich fournit actuellement, dans ce système, des pièces de tous les calibres, depuis celui de 7 livres (poids du projectile), jusqu’à celui de 12 pouces (0m30) de diamètre, lançant des projectiles de 518 kilogrammes. Le Woolwich’s Infant, représenté par notre gravure, constitue le plus beau spécimen de ce genre de fabrication. Ce canon se compose d’un tube en acier qui forme l’âme, d’un second tube plus épais en fer enroulé (rolled iron), enveloppant le précédent sur la moitié environ de sa longueur du côté de la volée, d’un bloc de culasse qui s’emboîte avec le second tube, et enfin d’un tampon de culasse en fer forgé. Le travail des coils ou barres de fer enroulé mérite une mention spéciale : pour les obtenir, on place dans un four chauffé au rouge un mandrin légèrement conique, autour duquel, par une rotation dans un sens déterminé, on peut enrouler en hélice une barre de fer placée dans le four. Cette barre est ensuite dégagée du mandrin, puis chauffée au blanc soudant, et enfin soumise à l’action d’un puissant marteau-pilon qui rapproche les spires de l’hélice et régularise les surfaces intérieure et extérieure du coil. On peut former des tubes d’une solidité remarquable en superposant des coils dont les diamètres vont en augmentant ; on a d’ailleurs soin, à chaque opération, de les chauffer à blanc et de les porter sous le marteau pour les souder entre eux.

Voici maintenant de quelle manière sont assemblées les différentes parties du canon : le tube en acier, après avoir été foré aux 9/10mes environ, est forcé dans le second tube, composé lui-même d’un double coil et préalablement chauffé au feu de bois. La volée étant ainsi ajustée, on la réunit de même au bloc de culasse, formé d’un coil double et d’un triple, emboîtés l’un dans l’autre et maintenus par la frette des tourillons. Tous ces assemblages se font à chaud ; pendant chaque opération, un courant d’eau froide dirigé dans l’intérieur de l’âme refroidit la pièce de manière à régulariser le serrage des diverses couches concentriques ; puis la masse étant chauffée à blanc, on la soumet à l’action de marteaux pesant vingt et trente mille kilogrammes, qui en soudent les diverses parties avec une solidité à toute épreuve. Il ne reste plus alors, après avoir fileté la vis du tampon de culasse et l’avoir fixée, qu’à aléser soigneusement l’intérieur et l’extérieur de la pièce, puis à rayer l’âme.

Les officiers de l’artillerie anglaise se félicitent des bons résultats donnés par l’emploi du canon que nous venons de décrire. Quoique la pièce seule pèse 35 tonnes, la manœuvre en est assez facile, grâce à un ingénieux système d’affût ; le Woolwich’s Infant lance des projectiles de 318 kilos avec une vitesse initiale de 400 mètres environ.

2o Système Krupp (chargement par la culasse).

Les canons de ce système étaient, dans l’origine, formés d’un bloc massif d’acier fondu, qu’on amenait ensuite, par le travail du marteau et du tour, à ses dimensions définitives. Depuis lors, M. Krupp a adopté, dans ses ateliers d’Essen, la fabrication par frettage qui n’offre pas les mêmes inconvénients. Il y avait en effet, dans le procédé primitif, de sérieuses difficultés à vaincre, en raison du poids énorme des masses à forger. Le frettage, on le sait, consiste dans l’application à chaud d’anneaux en acier sur le corps du canon maintenu froid. Cette opération donne à la pièce une résistance à l’éclatement bien supérieure à celle d’un culot massif de même épaisseur totale.

La bouche à feu représentée par notre gravure, quoique fabriquée en Russie dans les ateliers Oboukhoff, est faite selon le système Krupp : elle est formée d’un gros tube en acier fondu entouré d’anneaux de frettage, superposés sur quatre rangs de manière à s’échelonner le long de la pièce. Le tube intérieur est prolongé en arrière des frettes et porte une ouverture latérale destinée à recevoir le mécanisme de chargement ou culasse mobile.

Voici en quoi consiste ce mécanisme : un coin cylindro-prismatique, ayant sa face plane perpendiculaire à l’axe de l’âme, est mis en mouvement par l’action d’une vis à pas allongé, qui s’engage à la fois dans une portion d’écrou fixée au canon et dans une rainure non filetée pratiquée à la partie supérieure du coin. Lorsqu’on a, par le mouvement de cette vis, déterminé le serrage approximatif du coin, pour le rendre plus complet, on fait mouvoir une seconde vis à pas plus court, et mobile dans un écrou fixé en arrière du coin sur son milieu. Une manivelle permet d’agir successivement sur ces deux vis. Pour assurer l’obturation, c’est-à-dire pour empêcher les gaz chauds provenant de la combustion de la poudre de détériorer les joints de la culasse mobile, on emploie l’obturateur de Broadwell. Un anneau élastique en acier, dont la surface postérieure est plane et creusée de gorges circulaires de Om,005 de large sur 0m,002 de profondeur, est fixé à l’orifice postérieur de l’âme, de manière à se trouver en contact intime avec le rebord d’un plateau encastré dans le coin de serrage, lorsque la culasse mobile est fermée.

Si les gaz chauds arrivent dans les gorges de l’anneau, ils s’y répandent, y perdent leur pression et ne s’échappent pas au dehors. On évite ainsi, en même temps, les fuites et l’inconvénient résultant du passage des filets de gaz échauffés, qui produiraient des stries du métal, amenant ainsi une détérioration rapide des joints. Les projectiles sont cylindro-coniques, en fonte, et revêtus d’une chemise de plomb ; trois couronnes de ce dernier métal, faisant saillie à l’extérieur, ont pour effet d’engager le projectile dans les rayures, de manière à lui donner le mouvement de rotation nécessaire, et en même temps empêcher la fuite des gaz pendant le, tir, inconvénient qui serait très-grave au point de vue de la justesse et de la portée.

Le canon d’Oboukhoff, construit pour la marine russe, dans le système que nous venons de décrire, pèse 40 tonnes ; il lance des projectiles de 290 kilogrammes avec une vitesse initiale du 410 mètres environ.

3o Système français (chargement par la culasse).

Nous prendrons pour type de ce système le canon de 0m,27 (modèle de 1870), qui représente le plus gros calibre couramment adopté par la flotte. La fabrication d’une de ces bouches à feu s’effectue comme il suit : On coule un tube en fonte, puis on y adapte successivement deux rangs de frettes en acier puddlé, fixées à chaud par des procédés analogues à ceux que nous avons décrits plus haut. Une heureuse modification apportée au modèle de 1864 consiste dans l’addition, à l’intérieur de l’âme, d’un tube court en acier placé le long de la chambre de culasse jusqu’à l’extrémité du logement du projectile. L’effet principal de ce tube est de prévenir le déculassement, c’est-à-dire la rupture des filets de la vis intérieure, rupture qui se produisait assez fréquemment lorsque l’âme était en fonte sur toute sa longueur. La fermeture de culasse consiste en une vis centrale placée dans l’axe du canon de manière à former bouchon à l’arrière. Cette vis, dite à filets interrompus, se compose d’un cylindre en acier, fileté le long de trois secteurs d’un sixième de circonférence, séparés par trois autres secteurs non filetés. Une disposition semblable de la vis intérieure permet d’introduire la culasse mobile par glissement. À cet effet on lui donne une position telle que ces filets soient en regard des parois lisses de la culasse, et inversement. Il suffit alors d’un sixième de tour de la manivelle fixée à l’arrière du bouchon pour le visser complètement. L’obturateur est formé d’un anneau en cuivre, en forme de gouttière amincie, placé dans l’âme de manière à appuyer, par sa face postérieure, contre une autre couronne en cuivre encastrée dans la tête de la vis ; il s’établit ainsi un contact d’une intimité parfaite qui prévient toute fuite des gaz. Le projectile est revêtu de ceintures en cuivre dont la supériorité sur celles en plomb est de ne pas encrasser l’âme : au contraire, le cuivre offre, en raison de sa dureté, l’avantage d’assurer par le tir même le nettoyage des rayures. Le canon de 0m,27 pèse 20 tonnes environ et lance des projectiles de 216 kilogrammes, avec une vitesse initiale de 420 mètres.

Nous ne croyons pouvoir mieux établir une comparaison entre les divers systèmes énumérés ci-dessus qu’en empruntant les lignes suivantes à une brochure récemment publiée par un officier distingué, M. Sébert :

« Tandis que nos bouches à feu actuelles, qui reviennent, toutes terminées, à 1 fr. 25 le kilogramme, peuvent imprimer à leurs boulets massifs une vitesse de 420 à 450 mètres, selon le calibre, et à leurs obus une vitesse de 470 à 500 mètres, les canons anglais de construction Fraser, à tube intérieur d’acier, coûtent plus de 3 francs le kilogramme, et ne donnent que des vitesses de 390 à 415 mètres, lorsqu’ils tirent des projectiles dont les poids sont dans le même rapport avec les calibres que ceux des boulets français.

« Les canons Krupp, en acier, coûtent bien davantage encore. Leur prix s’élève à 6 francs le kilogramme. Ils ne peuvent cependant imprimer à leurs projectiles massifs, avec la poudre prismatique, qu’une vitesse de 410 mètres au maximum ; et les accidents survenus, dans ces dernières années, avec ces canons, en Russie et en Italie, accidents dont on n’a qu’imparfaitement réussi à masquer l’importance, sont venus prouver qu’ils n’avaient même pas pour eux l’avantage de la sécurité de l’emploi …

« Le canon français de 52 centimètres, dont quatre spécimens sont déjà construits, et dont le projectile, du poids de 550 kilogrammes, aura une vitesse initiale de 410 mètres, traversera les murailles revêtues de plaques de :

15 cent. à toutes distances ;
20 — à 6 700 mètres ;
25 — à 4 500 mètres ;
30 — à 2 500 mètres. »

On ne peut nier l’éloquence de ces chiffres qui font voir la valeur des résultats obtenus : espérons que chaque jour, les expériences de nos savants officiers viendront fournir de nouvelles preuves des progrès qu’il serait temps de voir réalisés par l’artillerie française.

P. de Saint-Michel.