Le Canapé couleur de feu : Histoire galante (1741)
Texte établi par Guillaume ApollinaireBibliothèque des curieux (p. 1-4).


LE CANAPÉ
COULEUR DE FEU



CHAPITRE PREMIER

De la vergogne du Procureur
et le changement merveilleux du Canapé.


Un procureur, qui avait consumé toute sa jeunesse à ruiner de pauvres plaideurs, voulant, comme l’on dit, faire une fin, résolut de consacrer à l’hymen quelques années qui lui restaient à vivre. Il jeta, pour cet effet, les yeux sur la veuve d’un de ses confrères : elle était jeune et de figure à faire naître des désirs aux plus insensibles. Aussi ses charmes donnèrent-ils si vivement dans la visière de maître Crapignan que, pour s’épargner la peine de soupirer en vain, il fut lui offrir sa vieille personne et, par-dessus le marché, cinquante mille écus, qui étaient le reste de ses petites épargnes. La dame comptant, comme de raison, enterrer bientôt celui-ci avec l’autre, n’hésita point à lui donner la main. On célébra les noces ; quant à la cérémonie et au banquet, tout alla pour le mieux. Tandis que les parents et amis des conjoints tintamarraient à la manière de gens qui ne se sont jamais vus et qui s’entretiennent avec cordialité d’un bout de la chambre à l’autre, le nouveau couple s’éclipsa et fut se retrancher dans le cabinet de toilette préparé pour Madame.

La porte soigneusement barricadée et la portière par dessus, M. de la Chicane, crachant d’avance le coton, conduit sa fringante épouse sur un canapé, où la belle, avantageusement postée, se prépare à lui en donner pour ses vieilles menteries et pour son argent. — Mon Dieu, dit-elle, mon ami, quelle chaleur il fait aujourd’hui ! en vérité on étouffe. — C’est, répond-t-il, que nous sommes dans les jours caniculaires. — Voici, continua-t-elle, en se couchant à demi, un admirable canapé pour la commodité. Oui, repart-il, rien n’est plus commode. J’y fais la méridienne depuis dix ans. Cependant, Madame quitte son fichu et dévoile des appas qui ressuscitent l’humanité du procureur. Il s’émancipe, il tâte, il baise, il tressaille… Enfin, déboutonnant son haut-de-chausse, il lui lève la jupe et se met en posture de lui faire gagner son douaire. Mais inutilement, après avoir sué sang et eau et fait craquer le canapé pendant une heure, il est contraint d’abandonner la besogne.

Comme on se rajustait tristement de part et d’autre, pour aller rejoindre la compagnie, on entendit un cri de joie et, tout à coup, le canapé changea de forme, prit celle d’un jeune homme parfaitement beau et bien fait. — Miséricorde ! s’écria le procureur, plus effrayé de cette merveille que sa femme ; êtes-vous l’âme de quelque malheureux qui aurait besoin de prières ? — Je n’ai besoin de rien, répondit l’inconnu, et je ne suis point un revenant comme vous l’imaginez. Je n’ai pas cessé de vivre, quoique j’aie été métamorphosé ; et si vous daignez me prêter une oreille attentive, je vous conterai mon aventure ; aussi bien vous dois-je cette satisfaction, puisque c’est à vous à qui je suis redevable d’avoir recouvré mon premier état. — Ah ! dit la nouvelle mariée, je vous en conjure ; mais nous n’avons plus de canapé, et je ne vois ici qu’un siège ; mon ami, va en chercher deux autres. — Oh ! parbleu, Madame, dit le nouvel hôte, il serait honteux que vous fussiez entrée ici sans étrenner ; je profiterai, s’il vous plaît, des instants que votre mari nous laisse. Quoique je serve depuis si longtemps de siège à autrui, je suis assez reposé sur l’article pour vous donner en bref un témoignage du respect et de la considération que j’ai pour vous. Il dit et fit les choses si promptement que le Procureur ne s’aperçut de rien à son retour.