Le Canapé couleur de feu : Histoire galante (1741)
Texte établi par Guillaume ApollinaireBibliothèque des curieux (p. 5-9).


CHAPITRE II

Du pays de l’Inconnu et de ce qui occasionna sa métamorphose.


Quand le trio fut assis, l’inconnu se moucha, cracha et rompit le silence en ces termes — Je suis un gentilhomme des environs de Liége, allié aux meilleures maisons du pays. Mes biens sont situés sur les bords de la Meuse, auprès des Ardennes. Je ne vous dirai pas mon nom, parce que je ne crois pas que cela soit bien essentiel ; et puis il y a si longtemps que je suis Canapé, que je ne sais trop si je m’en souviendrai au juste. Ainsi, je me nommerai, si vous le trouvez bon, le chevalier Commode, à cause de la commodité que tant d’honnêtes gens, y compris monsieur et madame, ont trouvée chez moi lorsque j’étais fait pour la mollesse, le repos et les plaisirs des deux sexes.

Je n’avais de passe-temps jadis que la chasse : dès le matin, j’entrais dans la forêt et je n’en sortais rarement que le soir ; tantôt je prenais des oiseaux à la pipée, tantôt à la glu, une autre fois aux filets ; en un mot, le seul amusement que j’eusse au monde, je savais le varier, de manière que je ne m’ennuyais jamais. Un jour que je m’étais plus fatigué que de coutume, je m’endormis sous une feuillée épaisse. De ma vie, il m’en souvient encore, je n’eus, en dormant, de songes plus agréables : à la vérité, j’étais bien en état d’en avoir de semblables, n’ayant alors qu’environ dix-huit ans. Je m’éveillai enivré de ces plaisirs que l’on sent et que l’on ne définit pas. Mais quelle fut ma surprise lorsque je vis à côté de moi une charmante personne, dont l’image adorable m’avait occupé si délicieusement pendant mon sommeil. Elle savait trop bien lire dans les cœurs pour ne point voir ce qui se passait alors dans le mien : entraîné par l’amour, retenu par la crainte, je voulais parler et n’osais. Ces mouvements divers lui expliquaient mieux ce qui se passait dans mon âme que tout ce que la parole aurait pu me suggérer de plus délicat et de plus tendre, et mes yeux, interprètes fidèles de mes sentiments, lui tinrent un langage si pressant qu’elle eut pitié de moi et me parla ainsi :

— Vous êtes étonné, sans doute, de voir une fille de ma sorte dans ces lieux sauvages et déserts ? — Ma foi, madame, dis-je en me levant, on le serait à moins. Ce n’est guère l’usage de trouver des personnes de votre figure et parées comme vous l’êtes dans les forêts ; je ne sais si ceci est un rêve. — Non, reprit-elle, vous ne fûtes jamais plus éveillé ; fiez-vous-en à moi, je m’y connais. — À la bonne heure, repartis-je ; mais ne pourrais-je savoir à qui j’ai l’honneur de parler maintenant ? — À la fée Printanière, répondit-elle, première dame de compagnie de la fée Crapaudine, qui règne depuis six cents ans dans les Ardennes. — Voilà, dis-je, pour une souveraine, un vilain nom. — Oh ! si vous la voyiez, repartit Printanière, vous trouveriez que son nom cadre assez bien avec sa figure. Mais puissiez-vous ne la voir jamais ! — Que je meure, répondis-je, s’il m’en prend envie sur l’idée que vous m’en donnez ! — Ah ! poursuivit-elle en soupirant et laissant échapper quelques larmes, vous ne la verrez peut-être que trop tôt pour votre malheur et le mien ; car il est inutile de vous cacher que je vous aime, et le sort qui vous menace ne me permet pas de vous laisser ignorer plus longtemps mon ardeur.

Crapaudine vous vit ces jours passés tirer des merles avec la sarbacane ; votre bonne mine et votre dextérité lui ont tellement gagné l’âme qu’elle a résolu de vous enlever et de vous faire tireur ordinaire de ses plaisirs. — Parbleu, répondis-je en colère, que Mme Crapaudine cherche ses tireurs où il lui plaira, je tire pour mon amusement, et… — Hélas ! interrompit Printanière, elle serait femme à vous faire tirer pour le sien jusqu’à vous mettre sur les dents ; car elle ménage si peu son monde ! — Ce ne serait point la fatigue qui me rebuterait à son service, répliquai-je, si elle était aussi aimable que vous, et je fixerais volontiers mon bonheur au plaisir d’être attaché à une personne de votre mérite. — Eh bien ! reprit Printanière, en me regardant tendrement, il ne tient qu’à vous d’être heureux ; mais déterminez-vous promptement et voyez si vous voulez me suivre, tandis qu’il est encore temps. Si Crapaudine arrivait, je ne serais point maîtresse de vous secourir. — Ah ! mon adorable fée, m’écriai-je, pour fuir un pareil monstre et vivre sous vos lois, j’irai, s’il le faut, dans les climats les plus éloignés. — Ce n’est pas la peine, dit Printanière, Crapaudine nous découvrirait, fussions-nous au centre de la terre ; d’ailleurs, ma destinée me fixe à sa cour, je ne puis m’en éloigner sans ses ordres. Mais je sais un moyen de vous avoir toujours auprès de moi, même à ses yeux. Il n’est question que de savoir si vous m’aimez assez pour vous résoudre à être métamorphosé en petit épagneul. — J’y consens, à condition, néanmoins, que, quand nous serons dans votre appartement, je reprendrais ma forme ordinaire. — Voilà qui est fait, repartit Printanière : en même temps elle me transporte à travers les airs, sous la figure du plus joli petit chien du monde.