III. De Sainte-Énimie à la Malène.


Les touristes prennent généralement Sainte-Énimie comme point de départ de la descente en bateau. Ce n’est pas absolument nécessaire, puisqu’il y a un excellent chemin muletier sur la rive gauche de Sainte-Énimie à Saint-Chély du Tarn, et que traversant ensuite le Tarn en bateau, on pourrait continuer à pied sur la rive droite jusqu’à la Malène ; mais on verrait mal toute cette partie du trajet et, loin de conseiller d’abréger la course en bateau, je conseillerais plutôt de l’augmenter, en partant, non de Sainte-Énimie, mais de Castelbouc ou du moulin de Prades. J’ai fait ces différents trajets tantôt à pied et tantôt en bateau ; plusieurs fois j’ai été de Sainte-Énimie au Pas-de-Soucy à la descente et à la montée ; j’ai été à la Malène par Laval du Tarn, Saint-Georges de Levejac et le Mas Rouge, suivant autant que possible jusqu’au cirque des Baumes le bord du causse de Sauveterre ; j’ai également vu de la Malène à Sainte-Énimie le bord du causse Méjan : eh bien, rien, selon moi, sauf les Baumes vues du causse, ne vaut le trajet en bateau.

En 1888 j’étais parti de Sainte-Énimie à cinq heures du matin, et j’avais trouvé que le soleil manquait au tableau. Aussi, le 8 juillet 1884, je partis avec Bernard et son fils à une heure quinze minutes, et cette fois en plein soleil. La verdure des saules, des oseraies, des vernes et des peupliers avait encore toute sa fraîcheur ; l’eau, d’un adorable vert : pailleté d’or, miroitait autour du bateau ; les crêtes brillaient au soleil : c’était une vraie fête des yeux. Çà et là de grandes roches s’avancent, servant de support à des vignes et à des vergers ; au loin se montre le grand rocher rouge qui en face de Saint-Chély fait coin et semble barrer le Tarn. Ce n’est pas encore très grand, mais c’est déjà beau et joyeux.

À deux heures trente minutes la barque accoste la rive gauche. Nous sommes à Saint-Chély du Tarn. C’est un véritable petit « bout du monde » que l’oasis de verdure où au milieu de grands arbres se blottit Saint-Chély, accroupi au bord de la rivière dans l’embrasure de grandes roches. Au fond du village, dans une grotte ombragée de tous côtés, est une chapelle de la Vierge ; de cette grotte sort une source énorme qui fait immédiatement marcher des moulins avant de se jeter, ainsi qu’une autre magnifique source, en cascades dans le Tarn. Si Sainte-Énimie est dans un puits, Saint-Chély est dans une fissure de rocher, et le contraste des grandes roches, grises sur la rive gauche, rouges sur la rive droite, avec ce tout petit coin de verdure bordé par les eaux limpides du Tarn, est on ne peut plus pittoresque. C’est charmant et très beau.

Moulins de Saint-Chély. — Dessin de Vuillier, d’après nature.

« Quelque étrange que cela paraisse, Saint-Chély veut dire « Saint-Ilère ». Dans les anciens actes romans il s’orthographiait ainsi : Santch iler. Le ct dans le roman devient souvent ch, prononcé tch dans ces contrées. L’inversion des voyelles est fréquente en patois : on fit Santch-Elir. En voulant le franciser, on a coupé l’ensemble comme l’on prononçait, san-tchelir, et de là Saint-Chély.

« Le village de Saint-Chély est en partie bâti sur une sorte d’entablement dominant d’environ 7 à 8 mètres le Tarn et dont la composition surprend le voyageur peu au courant des roches adventices dans les pays calcaires. C’est un grand dépôt de coagulation calcaro-terreuse nommée tuf dans ces régions ; coagulation produite par une source d’eau pétrifiante, pour me servir de l’expression la plus connue. Cette roche, de composition récente, ne remonte pas, pour sa formation, au delà des âges quaternaires, ainsi que l’indiquent les mollusques et les végétaux pétrifiés dans son conglomérat. Ces tufs se taillent facilement en gros blocs à la hache et, malgré leur peu de compacité, sont d’une durée presque indéfinie dans les constructions où on les emploie. Sur les bords du Tarn je citerai aussi le château de la Caze, qui doit à ces matériaux sa belle conservation[1]. »

Un paysan de Saint-Chély. — Croquis de Vuillier, d’après nature.

À trois heures nous reprenons le bateau, admirant les blanches cascades à gauche et la grande falaise rouge à droite ; mais ce n’est rien encore. Derrière le taillant de roche, la rivière tourne à angle aigu au nord-ouest, et l’on se trouve enfoncé de tous côtés dans une solitude, vivement éclairée par le soleil. L’eau étale à plein bord sur les graviers bordés d’oseraies, entre d’immenses falaises dénudées, hautes de 450 à 500 mètres en plusieurs ressauts. Autant le fond du défilé était verdoyant entre Sainte-Énimie et Saint-Chély, autant ici il est d’abord aride et sauvage, mais aride de cette aridité ensoleillée du Midi qui sourit même dans sa tristesse. Les petites vagues miroitantes du Tarn troublent seules le silence. Bientôt devant nous se montre, au milieu de grands arbres, un village adossé au gigantesque éperon de roches rouges trouées de cavernes de l’Escalette. C’est Pougnadoires.

Pougnadoires. — Dessin de Vuillier, d’après nature.

Le tableau est d’une simplicité extrême, d’une beauté puissante : ni la photographie, ni même le dessin, ne peuvent rendre complètement l’harmonie de ce site, l’un des plus beaux, selon moi, des gorges du Tarn. C’est d’ailleurs également l’avis de M. de Malafosse : « il faut lavoir vu ».

Un barrage nous force à changer de barque ; montons au village. Dans les cavernes de la grande falaise colorée de rouge, de noir, de jaune, de gris, etc., partout où l’homme a pu grimper, il a appliqué aux trous de la roche des façades de maisons et des fenêtres, et en a fait sa demeure. C’est étrange au possible. Plus haut, là où la falaise est verticale, nichent les corneilles. Une de ces « baumes », fort belle, paraît-il, et qui mériterait une visite, a deux ouvertures et est habitée par deux familles. Sur les terrasses sont des noyers, des châtaigniers, des amandiers, çà et là des vignobles, grands comme la main.

D’ici un sentier monte, franchit par vingt-deux degrés le pas de l’Escalette et, passant derrière le château de la Caze, conduit en une heure trente minutes de marche à la Malène. Bernard est plus ou moins le cousin de tous les meuniers du Tarn, et il lui a été facile de trouver un bateau. Un grand contrefort du causse Méjan s’avance dans la rivière et la force de tourner au sud-sud-ouest ; à sa base est un fourré de hêtres ; sur les anfractuosités de la roche rouge, qui de versant en versant monte à 480 mètres, sont des arbres et des arbustes ; sur l’autre rive le rocher de l’Escalette plonge à pie dans le Tarn ; à chaque détour le cagnon semble formé par d’immenses falaises ; puis, ici, là, plus loin encore, sont des bouquets d’arbres, des broussailles, des plantes grimpantes qui, ayant profité d’une petite terrasse, se penchent curieusement, regardant filer dans les eaux transparentes des myriades de poissons. Brusquement on se trouve au pied du château de la Caze.

Château de la Caze. — Dessin de Vuillier, d’après nature.

Le château, entouré de massifs de grands arbres, semble plaqué contre les roches de l’Escalette ; bâti sur une terrasse de tuf qui borde le Tarn, il a gardé ses tours et ses mâchicoulis. Attachons le bateau et montons le voir de près. Derrière le château, charmant avec ses fenêtres à meneaux, ses tours et ses fossés taillés dans le tuf, sont de magnifiques arbres ombrageant une belle source, qui plus bas va tomber dans le Tarn. C’est un recoin charmant, perdu au milieu des arbres et des rochers.

En aval de la Caze est une des plus belles plaines d’eau du Tarn, et c’est charmant de voir le manoir s’y refléter comme dans un miroir. Çà et là, incrustés dans les cannelures de la roche, des arbres descendent jusqu’à la rivière et forment berceau sur ses eaux profondes. Plus loin, à gauche, sur un Piton de roches nues, dans un site désolé, se montrent, se découpant nettement sur le ciel, le donjon et les murailles éventrées du château d’Hauterive.

Au barrage d’Hauterive nouveau changement de barque. Le petit village a quelques vieilles maisons voûtées, fort curieuses. Nous nous embarquons, et ruines et village disparaissent.

Tantôt la paroi de roche s’avance en bastion et tombe à pic sur la rivière, tantôt elle se recule et laisse voir sur l’une ou l’autre rive de charmants « bouts du monde » dont la riche végétation tranche en sombre sur les teintes rouges ou jaunes de la roche. Bientôt on aperçoit à droite le grand rocher de la Malène.

Sur la rive gauche, au-dessous des roches plissées du causse Méjan, naît une source énorme, la fontaine des Ardennes, véritable rivière souterraine, la plus considérable du cagnon depuis Burle, « jamais unique, toujours au moins double parce qu’elle entre en rivière à la fois comme source de fond et comme source de bord, souvent triple, décuple, quand longue fut la pluie ou féconde en averses la brève tempête autour des avens du causse Méjan méridional[2] ».

Nous accostons la rive droite près d’un moulin, en amont du barrage et du pont, et à cinq heures du soir nous entrons à la Malène.


Alphonse Lequeutre.


(La fin à la prochaine livraison.)

  1. M. de Malafosse, ouv. cité, p. 47.
  2. En France, par M. Onésime Reclus, en cours de publication, 1886.