La Malène. — Dessin de Vuillier, d’après nature.


LE CAGNON DU TARN[1],
PAR M. ALPHONSE LEQUEUTRE,
PRÉSIDENT D’HONNEUR DE LA SECTION DU CLUB ALPIN FRANÇAIS DE LA LOZÈRE ET DES CAUSSES.
TEXTE ET DESSINS INÉDITS.




IV. La Malène.


On est très convenablement à la Malène chez Justin Montginoux et aussi chez Casimir Montginoux. Justin, voyant augmenter chaque année l’affluence des touristes, a fait construire des chambres nouvelles, et c’est lui qui a eu l’intelligence commerciale d’abaisser à 50 francs le trajet en barque de Sainte-Énimie au Rozier.

À propos du trajet en barque, il m’est arrivé lors de mon premier voyage dans le cagnon, en 1679, de recommander très vivement un garçon du pays, Urbain Faisandier, qui m’avait conduit de la Malène au pas de Soucy et aux Vignes et dont j’avais été très satisfait,. Peu après Urbain quitta la Malène pour aller s’établir dans le Rouergue. Or, sur ma recommandation, les voyageurs demandaient Urbain Faisandier. À la longue, cette demande chaque fois répétée devint une véritable scie, et afin de la faire cesser on déclara que Faisandier était mort ; quelques-uns même affirmèrent qu’il n’avait jamais existé ! Heureusement pour le brave garçon, je puis vous rassurer sur son sort, il est en fort bonne santé, mais il n’habite plus le cagnon. Je vous engage donc à ne plus demander Urbain, mais bien l’un des Montginoux : ils sont au moins quatre, peut-être cinq ; il y a donc lieu d’espérer qu’il en restera bien un pour vous répondre.


La Malène, située au débouché d’une brèche des murailles du causse de Sauveterre et en face d’une brèche du causse Méjan, a été de tout temps un des rares passages du cagnon. On ne sait à quelle époque remonte son origine ; mais des chroniques des évêques de Mende, citées par M. de Malafosse, disent qu’en 532 l’évêque saint Hilaire (qu’il ne faut pas confondre avec saint Ilère) fut assiégé dans le castrum de la Malène par les troupes de Thierry Ier, venu dans ces parages à la suite de la guerre d’Auvergne. L’entente se serait bientôt établie entre le roi des Francs et l’évêque, si bien même que ce dernier, après avoir assisté au concile de Clermont en 585, serait devenu le conseiller de Théodebert, fils du roi d’Austrasie[2]. Ce castrum se trouvait probablement près du causse, à l’entrée du ravin.

Plus tard la famille de Montesquieu posséda le vieux château de la Malène, qui peut-être avait été construit sur l’emplacement de l’antique forteresse, et elle fit élever au bord du Tarn le nouveau château, qu’elle habite encore. En 1793 ce château, qui a été restauré, fut dévasté par l’incendie, et il ne reste des anciens bâtiments que les tours et les parties voûtées.

À la même époque, lors de l’échauffourée royaliste de Charrier, les troupes républicaines mirent le fou au village, et c’est, paraît-il, à la fumée huileuse d’une maison remplie de noix et adossée au rocher, qu’il faut attribuer la singulière coloration noire de la falaise. L’incendie causa d’ailleurs peu de mal aux maisons, la plupart étant voûtées jusqu’au dernier étage.

En face de la Malène, sur la rive gauche du Tarn, on a récemment érigé une grande statue de la Vierge, au-dessus d’une grotte à l’entrée de laquelle on a construit une chapelle sous l’invocation de Notre-Dame de Lourdes. De la plate-forme on a une vue magnifique, sur la Malène entourée de vignes (excellent vin) ; sur le cagnon en amont et en aval. Il en est de même de la route de voitures qui monte sur le causse Méjan et qui, au Mas Saint-Chély, va se souder à la route de Sainte-Énimie à Meyrueis ou à Florac. Un peu en aval du pont, sur la rive gauche, est la belle source de Galène.


Avant de descendre le cagnon en barque, allons le reconnaître des murailles du causse de Sauveterre. Ce sera une promenade de toute une journée, si vous voulez bien me suivre, car nous ferons un grand détour, afin d’éviter de parcourir deux fois le même chemin. De la sorte nous verrons le sentier de la Caze et de Laval du Tarn, nous traverserons, en retour, un grand coin du causse jusqu’à Saint-Georges de Lévejac, et de là, bordant une partie de la muraille, nous irons descendre à la Malène par la route de la Canourgue.

Le sentier remonte la rive droite, passe à côté du moulin et longe la rivière : très ombragé, il est charmant avec sa bordure de grands escarpements, ses encorbellements de roches, et la belle végétation qui l’entoure ; la flore en est très riche, dit-on. Mais nous avons déjà entrevu tout cela, en descendant en barque.

Une heure quinze minutes de marche et nous sommes derrière le château de la Caze. Buvons une dernière gorgée d’eau à la source, nous n’en rencontrerons plus une seule dans tout le parcours, et, laissant à droite, sans le voir, le sentier du pas de l’Escalette qui nous conduirait à Pougnadoires, grimpons vers le causse par un chemin muletier, tracé en lacets au milieu des taillis, des broussailles, et plus haut au travers de maigres pâturages. Cette petite escalade sur l’éperon rocheux qui sépare la Caze de Pougnadoires est des plus faciles, et les vues sont fort belles, tantôt sur les murailles du causse Méjan et une partie des gorges en amont et en aval, tantôt sur les gracieux massifs de verdure qui au gré des lacets de la route nous cachent en partie la Caze ou Pougnadoires. Une fois sur le causse, on ne voit plus que le fronton de roches du causse Méjan.


Le 14 juillet 1884, après deux heures de marche, j’étais à Laval du Tarn avec Fortuné Paradan, de Sainte-Énimie, qui, pendant plusieurs jours, m’a accompagné dans mes courses et dont j’ai été très satisfait ; il est très sobre ; pas bavard, tout en étant de bonne humeur, et connaît bien le pays. Je traverse Laval sans m’y arrêter et tourne à l’ouest, revenant ainsi du côté de la Malène.

La partie du causse de Sauveterre située à l’ouest de Laval du Tarn est assez différente d’aspect des parties orientales du causse, traversées par les routes de Balsièges à Sainte-Énimie ou à Ispagnac. Ici les couronnes ou mamelons sont généralement couvertes de bouquets de pins ; les groupes d’habitations sont moins éloignés les uns des autres, les traces de culture moins rares ; les sotchs ou creux, en forme de cratères de volcans dont le fond serait plat et où l’on cultive du seigle ou de l’avoine, plus nombreux, plus grands et plus verts, comme si la couche d’humus y était plus profonde. Pas une goutte d’eau d’ailleurs. Pourtant le sol est moins âpre, moins hostile à l’homme que dans la partie orientale[3]. C’est encore une immense solitude, mais ce n’est plus tout à fait le désert. Quelques jours avant, j’avais éprouvé cette même impression sur la partie occidentale du causse Méjan en allant du Truel, dans la vallée de la Jonte, à Saint-Pierre des Tripiers ou Trépieds et à la Malène. À quoi tient cette différence ? Est-ce à la différence d’altitude, la table jurassique des grands causses Méjan et Sauveterre qui vient butter contre les granits de l’Aigoual, du Bougès et des monts Lozère s’abaissant peu à peu de l’est-sud-est à l’ouest-nord-ouest ? Est-ce à l’apport plus fréquent d’humidité des vents d’ouest ? Je ne sais, mais certainement la différence existe.

Voici Perieyres, avec sa couronne boisée et sa lavogne ; un peu plus loin, c’est Rausas. À droite, à gauche, de tous côtés les mamelons bornent la vue ; puis nous longeons des sotchs cultivés, nous traversons des planées pierreuses ; pas un rocher, rien que de petites pierres, mais comme s’il en pleuvait ; sur les pentes sont des bouquets de pins. Rien ne trouble le silence, ni bêtes, ni gens, pas même l’aboi d’un chien. Je ne saurais trouver d’expressions pour rendre le charme étrange, exquis et très puissant de cette solitude ensoleillée, de ce silence absolu.

Tout à coup, par une grande échancrure du causse, nous voyons au sud la muraille du causse Méjan ; c’est l’ouverture du ravin de Coquenas qui descend à la Malène. Bientôt après, nous croisons la route de la Canourgue, et, traversant des bois de pins et un petit bouquet de chênes, nous arrivons à Monziols ; à deux heures nous sommes aux Fons et à deux heures vingt minutes à Saint-Georges de Lévejac (891 mètres).

Les environs de Saint-Georges abondent en dolmens et en grottes préhistoriques. Les dolmens portent ici les noms de lou géoyon (le géant) et de peyrogéoyondo (pierre géante). D’après les recherches de M. l’abbé Solanet, qui a fouillé plusieurs de ces mégalithes, on en compterait, encore aujourd’hui, plus de quatre-vingts dans un rayon peu étendu.

Après un arrêt assez long à l’auberge, nous partons à l’est pour rentrer à la Malène. Arrivés au Mas-Rouge, sur le bord du causse, je monte avec mon compagnon au point coté 916 mètres. Là nous sommes au centre du cirque des Baumes. À mes pieds, je dirai presque sous mes pieds, s’ouvre et se développe de chaque côté l’immense hémicycle ; en amont sont les Baumes-Hautes et le Détroit : en aval, les Baumes-Basses et le chaos du pas de Soucy ; plus loin, au sud, jusqu’à la rencontre du causse Noir, se profilent les hautes falaises crénelées du cagnon. Comme hardiesse de ligne, c’est beau ; comme couleurs, c’est éblouissant.

En fermant les yeux, je revois nettement ce magnifique spectacle ; mais le décrire m’est impossible ; je ne trouve qu’un seul mot : c’est une merveille.

Après avoir descendu le Tarn en bateau, c’est là qu’il faut venir le revoir.

Je restai sur le mamelon du Mas-Rouge près d’une demi-heure, regardant et regardant encore. Puis je me décidais à regret à partir lorsque Paradan me dit tout à coup : « Monsieur, c’est ça qui est bien f… ! — Ma foi, oui » lui dis-je, et nous partons.

Le chemin jusqu’à Coquenas s’éloigne peu du fronton du causse, qui d’ailleurs est un peu en contre-bas, et les vues seraient magnifiques si l’on n’avait devant les yeux le souvenir d’ensemble du cirque. Nous passons à la Caleidouze, puis au Cayroux et à Coquenas. Là nous descendons dans un ravin et joignons la route de la Canourgue à la Malène. Ce ravin, dont le milieu est occupé par des noyers, en guise d’eau, est fort amusant ; plus bas, la route remplace les noyers. À gauche, à dix minutes environ de la Malène, s’ouvre une large grotte formant abri.

À sept heures j’étais de retour à la Malène, ravi de mon expédition.

  1. Suite et fin. — Voyez t. LII, p. 278.
  2. Grégoire de Tours ne fait aucune mention de ce fait.
  3. J’ai parcouru les différents causses tantôt au mois de juillet, tantôt en septembre, et chaque fois j’ai eu une impression analogue.