Le Cadran de la volupté ou les Aventures de Chérubin/08

La Faute impardonnable



LA FAUTE
IMPARDONNABLE


Je revois Divine, et je ne suis plus transporté d’amour, le désir ne me précipite plus entre ses bras ; elle-même s’élance dans les miens, je l’y presse faiblement, et je soupire… Je recule autant que je le puis, ce moment qui jadis n’arrivait pas assez-tôt au gré de mes désirs impatiens ; enfin, il fallut agir comme si je le souhaitais. Les petits préliminaires qui, autrefois étaient l’ouvrage du moment, furent prolongés un assez long-temps ; je ne donnais que de faibles marques de sensibilité ; timide, presque tremblant, je n’avais plus cette fermeté qui m’avait acquis tant de jouissances et d’honneurs… Je me mis pourtant en devoir de donner à Divine une preuve que ses charmes n’avaient pas perdu sur moi tout leur empire…… O douleur ! je succombe aux premiers pas que je fais dans la carrière. Divine a beau m’encourager, m’exciter…… Hélas ! elle n’était plus cette Divine, cette fée bienfaisante ; cette aimable et simple prêtresse de Vénus ; je la connaissais, et mon imagination ne travaillant plus, je voyais en elle la R… Cette idée me glaçait, me rendait craintif et gêné auprès d’elle ; autrefois la charmante erreur d’une douce égalité semait des fleurs sur toutes nos actions ; j’étais l’amant de Divine avant que je susse qui elle était ; et me trouvant tout-à-coup son sujet, je la respectais malgré moi. Eh ! qui ne sait pas que le respect est l’épouvantail de l’amour…… ajoutez à mon moral l’état d’épuisement physique où m’avait mis la belle messagère, et qu’on juge après cela de mon embarras.

Divine déguisant son mécontentement et sa surprise, me fit de tendres reproches. — Quelqu’autre sans doute a partagé avec vous des plaisirs dont tout ce que j’ai fait pour vous semblait m’assurer l’unique possession. Je comptais un peu plus sur votre fidélité. Vous savez sans doute aussi qui je suis ; mais rassurez-vous ; celle que l’amour a fait descendre de son rang pour l’unir à vos jouissances, ne se souvient de sa grandeur et de son pouvoir que pour combler de bien celui qui lui fut si cher. Des larmes coulaient de mes yeux ; j’avouai que je la connaissais, et lui jurai le plus grand secret. En vain protestai-je que je l’adorerais toute ma vie, en vain lui promis-je de ne plus vivre que pour elle… Hélas ! l’amour, avait fait place à l’indifférence. Je ne pouvais concevoir comment on pouvait passer si promptement de l’attachement le plus vif à la froideur la plus marquée. Quoi ! l’état de faiblesse où je me trouvais était-il donc une faute impardonnable ? Ne pouvais-je réparer le lendemain le tems perdu d’aujourd’hui ? Ah ! il n’est que trop vrai que les femmes ne pardonnent jamais ce que leur amour-propre leur fait envisager comme un outrage fait à leurs charmes. Notre entrevue fut courte, mon inflexible me signifia un mal de tête ; je compris, et me retirai bien désolé, bien puni de ma trop grande confiance en mes moyens. Ah comme je regrettai la fameuse liqueur qui m’avait transformé en dieu !

Je passai une triste nuit. Heureusement que le lendemain à dix heures, je reçus la visite de mon ambassadrice ; je lui racontai tout, elle ne parut étonnée de rien. — Tu es déjà remplacé, me dit-elle, et depuis deux jours, le C… de R… partageait avec toi ; mais viens oublier dans mes bras ta volage maîtresse, je veux te forcer à me trouver supérieure à elle. Bientôt elle fit oublier tout l’univers, je repassai avec elle toutes les jouissances que m’avait procuré Divine ; elle renchérit sur toutes, et je me consolai facilement de sa perte, en possédant ma belle J… Plusieurs jours se passèrent dans les plaisirs, j’allais tous les soirs partager sa couche ; et Morphée fuyant l’éclat du flambeau des amours, ne mettait aucune interruption aux plaisirs dont nous nous enivrions. Les graces et le bonheur filaient nos heures fortunées, mais il n’est rien de durable dans ce bas monde. Un matin que je me préparais à voir J. P…, je reçus une lettre dont l’écriture m’était inconnue. C’était un ordre de partir sous vingt-quatre heures pour Nantes, et de-là passer en Amérique, où on me promettait de l’occupation. A cet ordre était joint un effet de dix mille livres pour les frais de mon voyage.

Je communiquai en gémissant cet ordre cruel à J. P… Il faut partir, me dit-elle, la désobéissance te perdrait… C’est avec douleur que je te fais sentir la nécessité du départ, c’est l’amour qui me donne la force de t’engager à partir. J’aurai bien du chagrin… Cependant je saurai le cacher. — Un jour peut être le sort qui nous sépare nous rejoindra. — Je passe sur une infinité de détails, sur le sceau que nous mîmes à nos adieux, sur mes réflexions sur le naturel des femmes.

J’arrive à Nantes… Quelle fut ma surprise d’y rencontrer le commissionnaire qui m’avait apporté du vin dans le tems de mon triomphe. Cette rencontre me fit presser mon embarquement, en m’en prouvant l’irrévocable nécessité. Je traversai les mers sans aventures funestes, et nous mouillâmes au Port-au-Prince. Lorsque j’arrivai chez le Gouverneur, je ne fus pas peu surpris de m’entendre appeler par mon nom : il me combla d’honnêtetés, et me donna une place de secrétaire du gouvernement. J’ai végété dans cette place pendant trois ans, sans recevoir aucune nouvelle des deux femmes qui m’avaient l’une et l’autre fait faire de si rapides progrès dans l’art du libertinage. Les perfides s’entendaient pour me tromper : j’ai su depuis un mot de ma première conquête, qui me la fait entièrement connaître. Une de ses amantes, car elle en avait, lui parlait un jour des hommes… « Les hommes, dit-elle : j’en fais comme d’une orange, quand j’ai sucé le jus, je jète l’écorce loin de moi ». Hélas ! j’étais bien cette orange. Lassé de mon exil, je regrettais ma patrie ; une langueur funeste s’empara de moi, j’étais triste, rien ne me flatait plus. Qu’ai-je donc fait pour avoir mérite d’être expatrié si jeune ? Hélas ! pour avoir servi aux plaisirs d’une femme en dignité, qui m’a fait les premières avances, je suis condamné à vivre dans l’exil, éloigné pour toujours de mon pays, sans espoir de le revoir jamais ! J’étais dans cet état de tristesse, lorsque j’appris les nouvelles de la plus étonnante révolution. Ah ! j’en sautai de joie. La France est libre ! l’homme a reconquis ses droits ! Mes fers sont brisés, mon exil est fini ; je puis revoir le ciel de mon pays. J’appris aussi tout ce qu’on débitait sur la R… et la J… P… ; je figurais même d’une manière incomplette dans différens ouvrages, où on couvrait d’opprobre et de noirceurs les deux femmes avec qui j’avais presqu’anéanti ma puissance virile. Je résolus de repasser en France, avec la ferme résolution de détromper le public sur plusieurs anecdotes controuvées, qu’on mettait sur mon compte, et de lui en apprendre d’autres qu’il ignorait. J’ai rempli tant bien que mal ma tâche ; c’est à ceux qui me liront à me juger, je me soumets entièrement à leur décision. Si cet ouvrage leur plaît, j’ai matière à lui donner un supplément ; car étant pressé, persécuté par un de mes amis pour mettre ces aventures au jour, je n’ai pu que rapporter certains faits choisis, parmi ceux qui m’ont paru les plus frappans……


Fin de la première Partie.

Le Cadran de la volupté, vignette fin de chapitre
Le Cadran de la volupté, vignette fin de chapitre