Le Cadet de Colobrières
Revue des Deux Mondes, période initialetome 13 (p. 266-293).
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LES


COUVENS DE PARIS.





PREMIER RÉCIT.
LE CADET DE COLOBRIÈRES.




DERNIÈRE PARTIE.[1]


VI.

Un matin, vers l’heure où la population active commence à circuler sur les pavés éternellement boueux du centre de Paris, une chaise de poste tourna brusquement l’angle de la rue du Vieux-Colombier, et s’arrêta devant le couvent de Notre-Dame de la Miséricorde. Les passans s’étaient rangés pour faire place au poudreux équipage, et les petites gens du voisinage, entendant claquer le fouet du postillon, parurent au seuil de leur boutique. Comme les novices et les pensionnaires qu’on amenait au couvent de la Miséricorde n’y arrivaient pas d’habitude en carrosse, tous les regards plongèrent avec curiosité dans l’intérieur de la chaise de poste, dont les stores à demi relevés laissaient apercevoir le visage plein, coloré, encore régulièrement beau d’un homme sur le retour de l’âge, et le profil délicat d’une toute jeune fille blonde, mignonne, jolie et fraîche comme une fleur. À l’aspect de ces deux figures, une sorte de murmure s’éleva parmi les voisins et les passans. Ce fut comme une sourde explosion des idées qui, à cette époque, fermentaient dans toutes les têtes. —Oh ! le monstre de père qui mène cette belle enfant au couvent ! s’écria une bonne femme avec indignation ; elle est trop grandelette pour y entrer comme pensionnaire ; certainement elle vient prendre le voile de novice….

— Autant vaudrait dire que ce père dénaturé va l’enterrer vivante, ajouta un vieux rentier célibataire ; quelle barbarie ! Ravir à la société ces jeunes vierges que la nature destinait à devenir de tendres épouse », de vertueuses mères de famille ; les ensevelir dans la solitude glacée d’un cloître ! Malheur à l’homme qui accomplit ce crime abominable, le crime de lèse-humanité !…

— Combien de victimes ont déjà disparu dans ce sépulcre ! s’écria un monsieur tout habillé de noir en se tournant vers le vieux rentier comme pour lui donner la réplique, combien d’innocentes beautés immolées au fanatisme !…

— Levez-vous à ma voix, victimes malheureuses !
Levez-vous ! entendez mes plaintes douloureuses !
Accablez avec moi l’oppresseur abhorré,
Dont je n’ai pu fléchir le cœur dénaturé !


déclama emphatiquement, en jetant des regards furieux sur l’oncle Maragnon, un jeune commis bel esprit qui avait lu la Mélanie de La Harpe.

Pendant cette explosion de propos interrompus, la chaise de poste avait tourné ; elle entra dans la petite cour qui précédait les bâtimens claustraux, et la lourde porte du couvent se referma sans bruit au nez des curieux.

Une sœur converse se présenta, aida les voyageurs à descendre, leur fit une révérence discrète, et les invita à entrer. Ils la suivirent dans les demi-ténèbres d’un escalier étroit et raide qui aboutissait à une salle où elle les laissa. Cette pièce était la partie extérieure du parloir, l’endroit réservé aux personnes séculières qui venaient visiter les recluses. Le rideau noir tiré devant la grille contrastait d’une façon lugubre avec la blancheur des murailles, et donnait un certain air sépulcral à cette petite salle, où une croisée à vitres en losanges répandait un jour faux et verdâtre. Le mobilier était à l’avenant de cette espèce de décoration : une douzaine de chaises massives alignées devant la grille semblaient attendre les visiteurs, et une lamentable figure de saint Laurent martyr, accrochée en face de la porte, les regardait éternellement du haut de son gril : dans quelque endroit du parloir qu’on se plaçât, on rencontrait toujours son œil fixe, contracté, hagard, qui étincelait sous sa paupière immobile.

L’oncle Maragnon s’assit sur une des chaises de paille de manière à tourner le dos au tableau de saint Laurent ; il aspira une large prise de tabac, et considéra tout ce qui l’environnait avec un certain malaise, Éléonore se tourna de tous côtés, joignit ses petites mains, et s’écria d’un air de contentement profond : — Enfin ! nous voici au couvent de la Miséricorde !….. Quelle tranquillité ! quel silence !….. Comme on doit vivre doucement ici !… C’est un séjour béni !… C’est bien véritablement la maison du bon Dieu !

L’oncle Maragnon la regarda avec étonnement et haussa les épaules ; il trouvait l’atmosphère du parloir humide, le carreau glacé, l’ameublement des plus mesquins, la figure de saint Laurent épouvantable, et l’aspect général du couvent horriblement triste.

— Que je suis impatiente de voir le reste de la maison ! continua Éléonore ; je me figure d’avance la cellule de ma chère Anastasie, et le cloître, et le jardin. Peut-être peut-on apercevoir un petit coin du jardin par cette fenêtre.

Elle y courut avec une vivacité d’enfant, approcha son visage des vitres opaques, et ne vit rien qu’une grande muraille borgne, dont l’œil unique était une lucarne grillée.

En ce moment, un léger bruit annonça qu’on entrait dans l’autre partie du parloir ; presque aussitôt le rideau noir s’ouvrit, et deux figures voilées parurent derrière la grille. Eléonore s’était retournée avec un léger cri ; elle s’approcha tremblante de joie, et murmura, en passant ses mains mignonnes à travers les barreaux :

— Chère cousine !… enfin me voici, me voici près de vous !… Que je suis heureuse !

— Chère Éléonore ! moi aussi, je suis heureuse de vous voir, répondit Mlle de Colobrières à voix basse et en tirant à moitié la main de sa large manche de bure pour toucher du bout des doigts la main de la jeune fille. Celle-ci ne parut ni surprise ni contristée de cet accueil, qui ne répondait pas tout à fait à l’empressement, à la joie qu’elle manifestait, et elle reprit avec un enjouement melé de sensibilité :

— Je viens m’enfermer avec vous pour une année entière ; je viens d’avance faire pénitence des péchés que je pourrai commettre plus tard dans le monde. Mon cher oncle a bien voulu me conduire lui-même jusqu’au seuil de cette maison…

— Mademoiselle Maragnon est la bien venue ici, dit alors la mère Angélique en s’adressant à l’oncle aussi bien qu’à la jeune fille ; mais, avant que je lui fasse ouvrir la porte du cloître, il faut qu’elle sache bien la vie qu’on mène parmi nous, il faut qu’elle connaisse la règle un peu sévère à laquelle elle sera soumise temporairement.

— Oui, madame, cela est en effet prudent, dit M. Maragnon en considérant à travers la grille l’austère tableau qu’offrait la partie intérieure du parloir, et en cherchant à deviner sous l’épais voile noir les traits de la supérieure.

— Ma chère fille, reprit celle-ci en s’adressant à Éléonore avec cet accent plein d’onction et de fermeté sévère qui lui était particulier, nos pensionnaires sont assujetties à des devoirs presque aussi pénibles que ceux des novices ; vous partagerez votre temps entre la prière et un travail assidu. Le travail est ici la principale obligation après ce que l’on doit à Dieu.

— Je m’y soumettrai avec joie pour réparer tant d’heures perdues dans de frivoles occupations, répondit gaiement Éléonore.

— La maîtresse des pensionnaires aura sur vous une autorité absolue, reprit la mère Angélique ; elle éprouvera continuellement votre soumission.

— Ah ! madame, j’ai tant fait ma volonté, que vraiment je ne m’en soucie plus, s’écria la jeune fille en riant ; ceci ne peut donc pas s’appeler un sacrifice.

— Vous serez vêtue d’une robe d’étamine noire fort grossière, reprit la mère Angélique en appuyant sur chaque mot : vous vous lèverez chaque jour au premier Angelus, vous n’aurez que l’ordinaire de la communauté, laquelle fait un carême perpétuel ; enfin vous serez entièrement séparée des novices pendant le travail, la récréation, et vous ne verrez votre cousine Anastasie que dans le chœur ou au parloir….

— Cette dernière privation me sera pénible, dit Éléonore avec émotion ; mais je la supporterai, puisque j’aurai l’espérance de voir quelquefois ici ma chère Anastasie.

— Ainsi vous persistez, ma fille, continua la mère Angélique ; vous persistez dans votre dessein d’entrer comme pensionnaire dans notre pauvre couvent ?

— Oui, madame, j’y persiste, répondit Mlle Maragnon.

— C’est inconcevable ! murmura l’oncle, qui depuis le commencement de ce dialogue disait tout bas à sa nièce : — Voyons, ça n’est pas gai, la vie du couvent… Veux -tu que je te ramène vite à Marseille ?…

— Monsieur, lui dit alors la mère Angélique, embrassez mademoiselle votre nièce. Je vais lui faire ouvrir la porte du cloître : nous vous la rendrons dans un an.

— J’y compte ! s’écria le gros bonhomme d’un ton presque rogue ; car, bien qu’il n’eût pas un grand fonds de sensibilité, il était affecté de cette séparation, et certains préjugés qu’il avait toujours nourris contre l’état monastique se réveillaient violemment dans son esprit. Il alla vers sa nièce, lui prit la tête dans ses deux larges mains, la baisa au front, et lui dit à demi-voix : — Vrai Dieu ! je ne conçois pas pourquoi tu es venue, pourquoi tu t’obstines à rester… Enfin, puisque tu es décidée, puisque ta mère y a consenti, fais ta volonté… Mais souviens-toi bien de ceci : Tu es la fille unique de mon pauvre frère, qui a travaillé toute sa vie pour te laisser plusieurs millions de dot ; tu es jolie, charmante ; tu as été élevée pour vivre dans le monde ; ta mère ni moi ne souffririons jamais que tu te fisses religieuse. Dans un an, je viendrai te chercher, dans un an jour pour jour, et en arrivant à Marseille tu épouseras Dominique. C’est dit, c’est décidé, c’est promis, c’est une affaire faite. Adieu, ma nièce.

Il salua la mère Angélique, et sortit brusquement du parloir.

— Mon oncle s’en va tout chagrin, dit Éléonore en soupirant. C’est un bien digne homme ; mais ce qu’il veut, il le veut !

— Comme mon père, murmura Mlle de Colobrières, à laquelle cette simple réflexion suggéra une foule de pensées mélancoliques.

Mlle Maragnon revint bientôt de la tristesse où l’avaient jetée les dernières paroles de son oncle ; elle suivit joyeusement la sœur converse, qui l’accompagna jusqu’à la porte de clôture, et la remit aux mains de la tourière chargée de l’introduire dans l’intérieur du couvent. La mère Angélique et Anastasie la reçurent à l’entrée du cloître ; toutes deux avaient relevé leur voile. Éléonore considéra un moment la supérieure, et lui dit naïvement :

— Ah ! madame, vous devriez toujours vous laisser voir ; pourquoi donc, baissez-vous votre voile devant votre beau visage quand vous venez à la grille ?

— Parce que la règle me l’ordonne, répondit la mère Angélique avec un léger sourire ; les religieuses de la Miséricorde ne peuvent paraître à visage découvert que devant leurs proches païens.

— C’est grand dommage, en vérité ! répliqua vivement Mlle Maragnon, car l’habit religieux sied très bien aux belles personnes.

— Voilà une petite demoiselle qui comprend tout-à-fait les renoncemens de la vie monastique ! dit la supérieure d’un ton de douce ironie. Jésus ! comme elle scandaliserait nos chères sœurs, comme elle serait admonestée par la maîtresse des classes, si elle parlait ainsi devant la communauté ! Je vois bien qu’il faut l’instruire un peu de nos usages avant qu’elle se rende au quartier des pensionnaires.

— Ma chère mère, dit Anastasie, si votre charité me charge de ce soin, je m’en acquitterai avec tout le zèle imaginable, et aussi avec une satisfaction infinie.

— Je n’en doute pas, ma fille, répondit la supérieure avec bonté : c’est à vous que je confie notre jeune pensionnaire : vous la guiderez dans tous les exercices de cette journée, mais prenez d’abord un moment de récréation, et, en attendant l’heure du dîner, faites-lui visiter la maison. Allez, je vous le permets.

Cette heure de liberté était une faveur rare, une concession inappréciable, dont Anastasie se hâta de profiter ; elle emmena Mlle Maragnon à travers un labyrinthe de salles et de corridors, où elles ne rencontrèrent personne, car toute la communauté était dans la salle de travail, et enfin elle s’arrêta à l’entrée du jardin.

— Voici un endroit assez agréable, dit Mlle Maragnon.

— Décidément, cousine, vous avez la vocation de trouver que tout est bien au couvent ! fit Anastasie avec un faible sourire ; ces lieux, dont l’aspect vous charme, m’ont toujours paru extrêmement tristes : on ne s’y aperçoit pas du retour de la belle saison.

En effet, les douces influences du printemps n’avaient pas égayé la sévère perspective de ce séjour. Les tilleuls qui formaient deux longues allées parallèles au mur de clôture s’étaient à peine couverts d’un grêle feuillage, à travers lequel on apercevait leurs branches tortues, leurs rameaux enchevêtrés et noirâtres. À l’abri de ces tristes ombrages croissaient quelques lis indolens, quelques roses de Gueldres sans parfum. Le parterre était un terrain vague où croissaient d’aventure de chétives touffes de girofliers, et, véritablement, il n’y avait qu’un seul espace bien verdoyant dans cette enceinte : c’était le bassin, lequel était couvert de larges nappes de mousse et de lentilles d’eau. Quelques misérables poissons rouges frétillaient sous cette végétation marécageuse, qui recelait aussi des grenouilles au cri rauque et perçant. Les deux cousines s’assirent sur un banc isolé au fond de l’allée, et demeurèrent un instant silencieuses, les mains unies et serrées dans une mutuelle étreinte, les larmes aux yeux. Mlle de Colobrières était en proie à cette joie fatale qui s’empare de notre ame, lorsque de nouvelles agitations succèdent à ces douleurs mornes, indolentes, dans lesquelles nos facultés se sont long-temps engourdies. La pauvre fille sentait ses souvenirs se raviver ; la présence d’Éléonore lui rendait les ardentes émotions, les souffrances, les félicités de cette époque si courte et si regrettée, qui semblait remplir tout le passé, et comptait seule dans sa vie.

— Oh ! ma chère Éléonore, dit-elle enfin, quelle preuve de votre amitié vous me donnez en venant vous enfermer avec moi dans cette retraite, en acceptant les privations, les obligations étroites, les austérités perpétuelles auxquelles l’on est soumis ici !…

— Ce sacrifice n’est pas si grand que vous le pensez, répondit Mlle Maragnon ; plût au ciel qu’il me fût permis de le continuer toute ma vie !

— Vous voudriez prendre le voile ! s’écria Mlle de Colobrières ; ah ! vous ne savez pas ce qu’il en coûte pour renoncer aux joies comme aux peines de ce monde !… Il faut être une prédestinée, une sainte, ou ne plus entrevoir que des afflictions sur la terre pour venir s’enfermer ici.

— Il n’y a plus pour moi dans cette vie aucun espoir de bonheur, dit la jeune fille avec un soupir profond, et j’ai déjà souffert de grandes peines.

— Vous, Éléonore ! s’écria Mlle de Colobrières en considérant d’un air surpris, presque incrédule, ce frais visage, ces yeux brillans et doux, cette bouche souriante qui venait de proférer de si tristes paroles. Ah ! chère, chère enfant, pour vous le malheur est impossible !

— C’est ce que tout le monde doit penser en effet, dit-elle d’un ton concentré ; ma mère elle-même le croit….

— Hélas ! reprit Mlle de Colobrières, vous vous exagérez à vous-même quelques chagrins passagers, quelques amertumes dont ne sont pas exemptes les destinées les plus heureuses. Ma chère Eléonore, ne soyez pas ingrate envers la Providence ; considérez les biens dont elle vous a comblée. De quelles peines pouvez-vous parler ? Jusqu’ici vous avez vécu comme une jeune fille sur laquelle le ciel a répandu toutes ses bénédictions. Votre mère vous a élevée avec une tendresse infinie, allant au-devant de tous vos désirs, de tous vos caprices. En vérité, elle a dû vous regarder jusqu’à présent comme une enfant gaie, insouciante, et surtout heureuse entre toutes.

Éléonore la regarda fixement, et répondit : — Ni ma mère ni personne au monde ne se doute de ce qui se passe au fond de mon ame et de ma pensée….

Elle baissa la tête à ces mots ; sa physionomie avait pris une autre expression ; quelque chose de sérieux, de profond, se révélait tout à coup sur ses traits enfantins.

— Ma chère Anastasie, reprit-elle d’une voix grave, on dit, on croit que je suis une enfant… On n’a jamais soupçonné ce que j’ai senti, ce que j’ai souffert… Il a bien fallu le cacher pour ne pas affliger ceux qui m’aiment, ceux qui veulent que je sois heureuse et qui sont près de faire mon malheur éternel… C’est ce mariage, ce fatal mariage….

— Pourquoi ne l’avez-vous pas déclaré à votre mère, ma chère Éléonore ? interrompit Mlle de Colobrières d’une voix oppressée ; elle aurait rompu cet engagement, elle vous aurait rendu à tout prix la tranquillité, le bonheur.

— Elle n’aurait pas pu, répondit Mlle Maragnon avec un soupir…. Puis elle ajouta avec véhémence : — Allez ! je sais bien que tout était inutile et qu’il fallait se résigner comme Dominique…. Ma mère et mon oncle s’imaginent savoir mieux que nous ce qui peut assurer notre bonheur, et ils ne se départiront jamais de leurs idées. Dans un an, il faudra que mon sort s’accomplisse… J’obéirai ; j’épouserai un homme dont le cœur est plein d’un autre amour…

— Que dites-vous ? murmura Anastasie d’une voix faible et troublée.

— Il aime, je le sais, je l’ai deviné, répondit Éléonore ; c’est son secret, je ne dois pas le révéler…. Hélas ! il est bien malheureux…. Nous subirons tous deux notre mauvaise destinée. Nous nous laisserons marier… Alors fasse le ciel que je ne reste pas long-temps en ce monde, que je meure bientôt de douleur ! — Et, après un silence, elle ajouta avec un soupir : — Enfin ! j’ai encore une année devant moi, une année de vie….

Elle passa son mouchoir sur son visage pour essuyer ses pleurs, et parut faire un effort pour refouler les impressions qui, comme malgré elle, avaient débordé de son cœur. Anastasie soupirait et lui serrait les mains en silence : ses propres sentimens l’éclairaient sur ceux d’Éléonore et achevaient de lui faire comprendre les secrets de cette ame naïve et tendre, qui gardait un si fidèle amour au cadet de Colobrières. Elle n’eut pas besoin d’une plus entière confidence pour concevoir sa douleur et ses regrets. Mlle Maragnon parvint à se remettre cependant ; la trace de ses larmes s’effaça sur sa joue veloutée, ses yeux reprirent leur limpide sérénité, et après un long silence elle dit tout à coup : — Chère cousine, donnez-moi donc des nouvelles de ce brave Lambin, qui vous a suivie jusqu’à Paris ?

Si Anastasie ne s’était point doutée de ses secrets sentimens, elle lui en eût certainement voulu de parler de Lambin avant de s’être seulement informée du cadet de Colobrières ; mais elle comprit cette singulière réticence et répondit en souriant : — Lambin se porte très bien, il est avec mon frère ; certainement nous les verrons tous deux ce soir. Gaston vient tous les jours au parloir, chère cousine.

— Je l’avais bien pensé, dit ingénument Mlle Maragnon. — Puis elle ajouta comme se parlant à elle-même : — Qui sait s’il s’est quelquefois souvenu de nos promenades à la Roche du Capucin !

La cloche sonna en ce moment. — Allons ! dit Anastasie en se levant ; c’est le dîner déjà… Il va vous sembler bien maigre en comparaison de ceux que vous aviez dans la maison de votre mère.

— Que fait cela ? répliqua vivement Éléonore ; quand on a le cœur content, on dîne bien avec un morceau de pain et une pomme !… et aujourd’hui je me sens bien heureuse !

Elles gagnèrent le réfectoire. Déjà les religieuses étaient debout à leurs places ; elles attendaient en silence que la supérieure dit le Benedicite. Celle-ci entra la dernière, jeta un coup d’œil sur son troupeau, s’assura qu’il était entièrement réuni, frappa un léger coup sur la table, et, avant de s’asseoir, récita la prière qui précède le repas. Au réfectoire comme dans les salles, elle avait un siège particulier, une espèce de chaire plus élevée que les bancs de ses religieuses. Elle fit mettre un siège à son côté pour Mlle Maragnon ; Anastasie s’assit près de sa cousine. Les sœurs converses, après avoir apporté le dîner, se tenaient debout pour le service, lequel n’était pas difficile, attendu la simplicité exiguë du repas. Les tables, très étroites et très longues, étaient couvertes d’un linge blanc et grossier ; la vaisselle était des plus communes, et les carafes opaques qui accompagnaient les gobelets d’étain ne contenaient que de l’eau claire. L’ordinaire était le même pour toute la communauté ; la supérieure, comme la dernière sœur converse, n’avait qu’un plat à son dîner. Le silence était d’obligation au réfectoire, et une religieuse faisait tout haut, pendant le repas, la lecture de quelque livre de piété ; pourtant l’on tolérait les conversations à voix basse et les petites distractions que se permettaient les novices.

— Cousine, dit Éléonore un peu étonnée à l’aspect de cet austère banquet, est-ce que ces dames ne parleront pas non plus en sortant de table ?

— Vous verrez pendant la récréation, répondit en souriant Mlle de Colobrières.

— Dites-moi, cousine, reprit Éléonore, quelle est cette grande fille pâle qui sert à la première table, et qui fait une génuflexion si dévote chaque fois qu’elle passe devant le crucifix ?

— C’est la Rousse, répondit Anastasie à demi-voix : c’est une pauvre servante que nous avions au château, et qui est venue trouver Gaston à Paris parce qu’elle se figurait qu’il avait besoin de ses services. La brave fille ne se doutait pas de l’embarras où le mettrait au contraire son arrivée ; il l’a tout de suite amenée ici…

— Et elle a consenti sans difficulté à devenir sœur converse ? demanda Éléonore.

Anastasie fit un geste négatif et reprit : — D’abord elle ne se plaisait pas du tout au couvent. C’est un esprit violent, obstiné, qu’il n’était pas aisé de réduire. L’on aurait en vain entrepris de la persuader, si d’elle-même elle ne se fût tournée vers Dieu ; mais tout à coup la grâce l’a touchée, et, comme dit notre maîtresse des novices, elle court en plein dans la voie de la perfection. Si on la laissait faire, elle pratiquerait des mortifications au-dessus de ses forces ; dernièrement, elle s’est jetée aux pieds de notre mère, la suppliant de lui permettre de porter le cilice et de prendre la discipline l’espace d’un Miserere tous les vendredis.

— Et Mme la supérieure y a consenti ? interrompit Éléonore.

— Non pas, ma chère enfant, répondit la mère Angélique en intervenant dans cet entretien ; ces austérités sont contre l’esprit de la règle ; j’ai refusé à la sœur Madeleine la permission qu’elle sollicitait, et je l’ai renvoyée à son travail en doublant sa tâche.

À ces mots, elle se leva pour dire les grâces. Le dîner était déjà fini. Les religieuses, à peine sorties du réfectoire, se dispersèrent dans le jardin. Tandis que les vieilles se promenaient au soleil et donnaient à manger aux poissons rouges, les jeunes entourèrent la nouvelle venue avec cette curiosité, cette bienveillance familière qui est naturelle aux enfans et aux personnes absolument séparées du monde. On lui adressa mille questions, on lui prodigua les témoignages d’amitié, les petites flatteries. Toutes formaient des vœux pour qu’elle prit le voile. Ce qui les charmait et les étonnait surtout, c’était la sérénité, le contentement qu’exprimait la physionomie de Mlle Maragnon.

— Elle s’est tout d’un coup habituée ici, disait l’une ; jamais novice n’eut un visage aussi gai le jour de son entrée au couvent ; on croirait qu’elle y a passé toute sa vie.

— C’est ce que j’ai pensé dès qu’elle est entrée dans le réfectoire, dit une autre ; à voir l’appétit avec lequel elle mangeait nos lentilles, j’ai jugé qu’elle avait la vocation.

— Vous aviez bien raison, murmura Éléonore à l’oreille de sa cousine ; elles parlent, elles parlent, ces bonnes sœurs !

Au moment de venir s’enfermer pour une année au couvent, Mlle Maragnon avait changé son costume et sa coiffure. Un humble déshabillé d’indienne violette avait remplacé ses robes de soie. Elle avait quitté la poudre, et ses cheveux, qui naguère étaient galamment crêpés et relevés en hérisson, débordaient maintenant en boucles blondes et soyeuses de dessous sa petite coiffe de gaze, ornée d’un pompon bleu de ciel. Elle était ravissante dans cette simple toilette, et, par une naïve intention de coquetterie, elle demanda à la garder toute cette journée, différant jusqu’au lendemain de prendre la robe noire et le béguin tout uni des pensionnaires.

À mesure que le soir approchait, la belle Éléonore devenait rêveuse : elle éprouvait le trouble ineffable, les tressaillemens intérieurs que donne l’attente d’un bonheur long-temps désiré. Quelque chose de ce qui se passait dans son ame rayonnait sur son visage et lui donnait une expression indicible de douce félicité. Après le travail, elle alla dire l’office avec la communauté et prit place dans le chœur à côté d’Anastasie. Les religieuses qui l’observaient admiraient la prompte vocation qu’elle semblait manifester. Ordinairement le premier aspect de cette froide enceinte glaçait les âmes les plus ferventes ; elles étaient saisies de tristesse et d’effroi en présence de l’autel où s’était tant de fois accompli le même sacrifice ; elles songeaient à celles qui les avaient précédées, et qui, après avoir passé leur vie entre les murs du couvent, reposaient pour l’éternité dans les caveaux de l’église. Mlle Maragnon, loin de paraître sous l’influence de ces lugubres impressions, considérait d’un air heureux tout ce qui l’environnait, et souriait de temps en temps derrière le formulaire qu’on lui avait mis entre les mains.

En sortant du chœur, les deux cousines et la mère Angélique montèrent au parloir. Déjà le cadet de Colobrières attendait à la grille. Mlle Maragnon s’avança en rougissant, leva à peine les yeux sur lui. et dit d’une voix faible : — Bonjour, mon cousin. — Puis elle se mit à caresser le lévrier, qui s’était dressé contre la grille et passait son museau fauve entre les barreaux. Gaston répondit à ces paroles laconiques par un salut respectueux, et se rassit en retenant Lambin, qui, ayant reconnu Éléonore, témoignait sa joie par des élans désordonnés. L’entretien n’était pas allé plus loin, lorsqu’un autre visiteur entra inopinément dans le parloir et s’approcha de la grille ; c’était l’oncle Maragnon. Le digne homme avait voulu revoir encore une fois Éléonore avant son départ ; il ne concevait rien à sa prédilection pour la vie cloîtrée, et se figurait qu’elle regrettait déjà d’être venue au couvent. Aussitôt la mère Angélique et Mlle de Colobrières baissèrent leur voile et firent une mystique révérence à M. Maragnon.

— Monsieur, dit la mère Angélique après l’avoir invité à s’asseoir, permettez-moi de vous présenter M. le chevalier Gaston de Colobrières.

L’oncle Maragnon salua le jeune gentilhomme et toussa dans sa cravate, ce qui chez lui était un signe que quelque idée subite fermentait dans son cerveau. Ensuite il prit place à côté de Gaston et lui dit avec une nouvelle inclination de tête : — Enchanté, monsieur, d’avoir le plaisir de vous rencontrer. Y a-t-il long-temps que vous êtes à Paris ?

— Non, monsieur, quelques mois seulement, répondit Gaston ; j’y suis venu pour accompagner ma sœur, Mlle Anastasie de Colobrières.

— Cette chère cousine dont Éléonore a tant pleuré l’absence, qu’elle est venue retrouver ici ? dit le vieux Maragnon d’un air de bonhomie ; je commence maintenant à concevoir pourquoi ma nièce trouve le couvent un séjour si agréable.

Après avoir négligemment émis ainsi son idée, il toussa derechef, tira de sa poche une bonbonnière d’écaille, offrit des pastilles, et se mit à entretenir la supérieure d’un voyage qu’il avait fait autrefois à Rome, et d’une béatification aux cérémonies de laquelle il avait assisté. Tandis qu’il édifiait la mère Angélique par ce discours, Éléonore et le cadet de Colobrières se parlaient seulement par de timides regards, et Anastasie, silencieuse et triste, songeait au temps de leurs longues entrevues à la Roche du Capucin.

M. Maragnon était un homme de sens et d’expérience ; il avait d’ailleurs la sagacité, le coup d’œil prompt et sûr de son frère Pierre : la seule présence du cadet de Colobrières lui avait révélé le mot de l’énigme qu’il cherchait depuis la veille. Il vit clair au fond du cœur de sa nièce, et, calculant rapidement ce qu’il y avait à faire pour rompre cette inclination, il prit aussitôt un parti décisif. Avant de se retirer, il supplia à voix basse la mère Angélique de lui accorder le soir même un nouvel entretien. Comme elle hésitait, il ajouta qu’il avait à lui parler sans témoins de choses secrètes, importantes, et dans lesquelles il s’agissait du bien, de la tranquillité des deux familles. Ensuite il sortit après avoir salué cordialement le cadet de Colobrières, lequel s’en alla presque aussitôt, car déjà la cloche sonnait pour la prière du soir.

Une heure plus tard, lorsque les religieuses et les novices furent rentrées dans leurs cellules, la mère Angélique retourna seule à la grille. Les paroles du vieux négociant lui avaient causé plus d’une distraction pendant l’oraison ; elle était loin d’entrevoir le motif de cette seconde visite, et elle ne pensait pas qu’il pût être question d’Éléonore et du cadet de Colobrières ; car, malgré sa pénétration, elle ne soupçonnait pas le secret qu’avait surpris au premier coup d’œil l’oncle Maragnon. Celui-ci arriva en même temps qu’elle au parloir. Le brave homme s’assit en face de cette figure immobile et voilée qui demeurait silencieuse après l’avoir salué à travers la grille : il chercha dans sa pensée des formules qui rendissent convenablement à l’oreille d’une religieuse les choses profanes dont il venait l’entretenir ; mais il ne trouvait pas les termes du vocabulaire monacal avec lesquels on explique même les cas de conscience les plus délicats, et, prenant son parti, il dit simplement : — Ma révérende mère, je vous demande bien pardon ; mais, au risque de vous scandaliser, c’est d’une amourette que je viens vous entretenir.

— Lorsqu’il s’agit du salut ou de l’intérêt du prochain, les personnes de notre état peuvent et doivent tout entendre, répondit gravement la mère Angélique.

— Alors, dit sans préambule l’oncle Maragnon, sachez, madame, que ma nièce Éléonore aime le chevalier de Colobrières, et que, selon toute apparence, c’est une inclination réciproque.

— Jésus ! quel malheur ! murmura la mère Angélique.

— Certainement c’est un malheur, continua M. Maragnon, mais il n’est pas sans remède. Ce voyage a aggravé le mal cependant…. Qui se serait douté de ce qui se passait dans l’esprit de ma nièce ?… Elle n’est point sotte, cette enfant…. Jamais elle n’avait parlé en ma présence de ce beau cousin, et, en vérité, j’ignorais presque son existence….. C’est une fatalité qu’ils se soient connus, qu’ils se soient aimés, car, vous le concevez, madame, ce mariage est impossible….

— Impossible ! répéta la mère Angélique d’un ton qui n’était pas tout-à-fait convaincu.

— Absolument impossible, reprit vivement l’oncle Maragnon. Quand même nous renoncerions au projet formé depuis si long-temps de marier Éléonore à mon fils Dominique, quand même nous consentirions à rompre cette union de tous points convenable, la fille de Pierre Maragnon n’épouserait jamais Gaston de Colobrières. Nous savons de quel œil on voit les mésalliances dans votre famille ; nous savons ce que c’est que l’orgueil des Colobrières… Mme veuve Maragnon n’exposera pas sa fille aux dédains de ses nobles parens : il ferait beau vraiment voir le vieux baron refuser pour son fils la main et les neuf cent mille écus de ma nièce !

— Il faut pardonner quelque chose à la vanité du rang, dit la mère Angélique. Mon père est un digne gentilhomme, un peu trop pénétré peut-être de l’orgueil de sa race ; mais il chérit ses enfans, et qui sait s’il ne finirait pas par consentir ?…

— Pardon, madame, interrompit le vieux négociant d’un ton glorieux qui valait bien les explosions de fierté du baron de Colobrières ; pardon, mais il ne nous convient pas d’attendre, de solliciter un tel honneur. Chacun a son genre d’illustration, et peut-être aujourd’hui les Maragnon vont-ils de pair avec les Colobrières… Votre nom a une belle place dans le nobiliaire, mais le nôtre est connu dans les quatre parties du monde : la raison de commerce Jacques Maragnon et fils est connue jusqu’au fond de la Chine. Voilà pour la renommée : — je ne parle pas du reste, ajouta-t-il en faisant sonner les pièces d’or renfermées dans les vastes poches de son gilet ; mais il ne s’agit pas de cela maintenant, il s’agit de réparer la faute que j’ai commise en amenant cette petite fille dans ce Paris, où elle a retrouvé son cousin Gaston.

— C’est facile, monsieur, répondit la supérieure. Je retirerai à votre nièce la permission de venir au parloir ; elle ne verra plus le chevalier de Colobrières.

— Oui, tant qu’elle sera ici, interrompit l’oncle Maragnon, et au bout de l’année ils se retrouveront sur la porte du couvent. Non, non, il faut des moyens plus efficaces pour rompre cette inclination ; il faut que le chevalier de Colobrières quitte Paris sur-le-champ… Ce jeune homme doit avoir en vue quelque carrière ?

— Il voulait se faire capucin, répondit la mère Angélique en soupirant.

— Voilà un parti bien désespéré, répliqua M. Maragnon ; on le persuadera facilement d’en prendre un autre. Il doit songer à faire sa fortune, nous l’aiderons ; je ne parle pas de l’employer dans le négoce ; le sang des Colobrières se révolterait en lui, il croirait déroger. D’ailleurs, il n’accepterait peut-être rien de moi ; mais je me suis mis en tête un autre projet. J’ai quelque crédit auprès de certaines personnes puissantes ; je puis obtenir pour le chevalier de Colobrières un emploi important hors du royaume : nous l’enverrons aux Indes. Il y fera une fortune considérable, il épousera la fille de quelque nabab, et reviendra dans une vingtaine d’années chargé d’honneurs et de richesses. Quand il sera à l’autre bout du monde, il oubliera ma nièce, elle ne songera plus à lui, elle épousera son cousin Dominique et vivra fort heureuse avec son mari.

— Ces pauvres enfans ! murmura la mère Angélique avec un soupir.

— Je reste à Paris pour presser la conclusion de cette affaire, continua M. Maragnon ; vous, madame, faites pressentir au chevalier de Colobrières qu’on s’occupe de son avenir, qu’on peut ouvrir une belle carrière à son ambition.

— Je lui parlerai en ce sens, monsieur, mais je ne puis vous répondre de son consentement, dit la mère Angélique ; renoncer à sa famille, à son pays, pour toujours peut-être, c’est un terrible parti !…

— Il vaut encore mieux s’en aller aux Grandes-Indes que de se faire capucin ! murmura l’oncle Maragnon presque en colère. — Puis il ajouta d’un ton radouci : — Je suis certain que le chevalier de Colobrières n’hésitera même pas ; dans les affaires de sentiment, c’est comme dans les affaires de commerce, on finit toujours par abandonner les chances onéreuses : une passion sans espoir, c’est comme une opération où l’on perd le cent pour cent ; après un certain temps, l’on se fatigue d’attendre des profits qui ne viennent jamais et l’on y renonce. Sur ce, madame, je me retire, vous priant de me seconder en tout ceci, et de me tenir pour votre plus dévoué serviteur.

La mère Angélique se prit à réfléchir tristement après cet entretien ; elle n’avait point d’objections contre les volontés, les projets de l’oncle Maragnon ; elle était déterminée à seconder ses intentions, mais elle avait grand’pitié de ces pauvres enfans qui s’aimaient et ne devaient plus se revoir. Pendant une partie de la nuit, elle demeura en prières pour demander à Dieu de l’affermir dans son devoir, et de rendre la paix aux âmes désolées par les passions humaines. Le lendemain, elle annonça aux deux cousines qu’elles allaient entrer en retraite, avec les novices, pour toute l’octave de la fête du Saint-Sacrement.

Il s’agissait de décider, comme elle disait, la vocation du cadet de Colobrières, et le soir, lorsqu’il vint à la grille où il la trouva seule, elle entreprit cette espèce de conversion. Il fallait le tact, la merveilleuse adresse d’une femme, d’une religieuse, pour changer les dispositions de cette ame encore enivrée du bonheur récent d’avoir retrouvé l’objet de son amour ; il fallait faire succéder à de confuses espérances la certitude douloureuse d’un inévitable malheur. Sans faire allusion à cette passion, que le cadet de Colobrières croyait un secret bien gardé au fond de son cœur, la mère Angélique sut porter un coup mortel au vague espoir qu’il nourrissait peut-être. Elle l’entretint longuement du mariage d’Éléonore avec son jeune cousin, des projets de leur tante Agathe pour le bonheur de son unique enfant, et de l’impatience qu’avait l’oncle Maragnon de conclure ce mariage. Gaston l’écoutait d’un air morne, hochant la tête de temps en temps avec un geste de conviction désespérée et ne répondant que par des monosyllabes étouffés.

— C’est ainsi que chacun tâche de préparer son bonheur en ce monde en attendant d’aller rendre compte de ses œuvres dans l’autre, ajouta la mère Angélique en manière de corollaire ; vous seul, chevalier, ne vous occupez guère de vos intérêts ici-bas.

— C’est si peu de chose ! murmura le jeune homme.

— Cependant, mon frère, le soin de notre fortune est l’affaire la plus importante après celle de notre salut, reprit doucement la mère Angélique : je me suis occupée de votre avenir, quelques personnes agissent en votre faveur ; vous avez des protecteurs puissans, et j’espère obtenir bientôt pour vous un emploi considérable.

— Je ne le désire point, répondit-il d’un ton découragé ; qu’ai-je à faire des biens de ce monde ? je n’aspire qu’à la retraite…

— Allez-vous parler encore de vous faire capucin ! interrompit vivement la mère Angélique ; certainement je vénère l’habit de saint François ; il a été porté par des hommes d’une vertu éminente, plusieurs ont reçu du ciel des grâces insignes, mais vous n’avez pas la pieuse ambition de marcher sur leurs traces et de devenir un saint… Croyez-moi, renoncez à ces idées, acceptez ce que je vous propose, et, au lieu de vous enfermer dans un cloître, partez pour les Grandes-Indes, allez faire votre fortune…

— Par-delà les mers ! à travers mille périls ! s’écria le cadet de Colobrières en se dressant l’œil animé, brillant d’une soudaine énergie. Oui, vous avez deviné ma vocation !… je partirai !…

L’oncle Maragnon avait tenu parole ; ses sollicitations eurent un prompt et plein succès. Il obtint pour Gaston une mission qui l’envoyait dans un de nos comptoirs de l’Inde. Le vieux négociant pourvut secrètement à tout, et pressa le départ du cadet de Colobrières avec une incroyable activité : avant le dernier jour de l’octave de la Fête-Dieu, Gaston quitta Paris pour aller s’embarquer à Lorient sur un navire en partance pour Chandernagor. Il partit sans revoir Mlle Maragnon, sans faire ses adieux à sa sœur, et toutes deux ignoraient encore sa résolution, qu’il était déjà sur le vaisseau qui devait le transporter à l’autre extrémité du monde.

Pendant la retraite de l’octave, elles avaient partagé les exercices de la communauté sous la direction immédiate de la maîtresse des novices, et elles n’avaient vu la supérieure que dans le chœur. Celle-ci les fit appeler le jour de la Fête-Dieu à l’issue de la messe conventuelle. Après les avoir conduites dans sa cellule, elle dit d’un ton calme, mais les larmes aux yeux et en s’adressant à Anastasie :

— Ma chère fille, Dieu vous éprouve par une sensible affliction ; votre frère Gaston a dû accepter une occasion qui s’est offerte d’améliorer sa fortune ; il est parti pour les Indes, et sans doute son absence durera bien des années. Il faut prier la divine Providence de veiller sur lui pendant ce long voyage, et de permettre que nous le revoyions avant de mourir.

À cette nouvelle, Anastasie joignit les mains en s’écriant : — Gaston !… mon frère !… je ne le verrai plus !… Puis elle éclata en sanglots. Éléonore était devenue pâle, mais ses yeux ne répandirent pas une larme. Elle s’assit près de sa cousine, et dit d’une voix altérée, mais avec une sorte de fermeté :

— Ma chère Anastasie, il faut se soumettre à la volonté de Dieu !…

Mlle de Colobrières se jeta alors dans ses bras en s’écriant : — Ah ! vous me restez, vous !…

— Oui, pendant une année encore, dit la jeune fille avec une amère résignation, ensuite nous subirons toutes deux l’arrêt irrévocable de la Providence ; j’obéirai au vœu de mes parens, je me marierai…

— Et moi, j’entrerai en religion ! ajouta sourdement Mlle de Colobrières.

— Hélas ! Seigneur mon Dieu ! murmura la mère Angélique pénétrée d’une grande affliction, il n’est pas en mon pouvoir de les secourir ; je ne les sauverai pas de ces vocations forcées !


Avant la fin de l’année cependant, il se passa des évènemens qui trompèrent toutes les prévisions et changèrent as destinées, qui semblaient fixées irrévocablement. On était en 1789, et les premiers faits de la révolution étaient déjà accomplis. Quoique l’on ne s’occupât point des affaires publiques au couvent de la Miséricorde, le mouvement révolutionnaire ne tarda pas à se faire sentir dans cette enceinte, jusqu’alors impénétrable aux bruits du monde. L’émigration avait commencé, la noblesse était dispersée, et les dames de la cour ne songeaient plus à acheter ces riches dentelles, ces magnifiques broderies que l’on confectionnait dans le couvent. Presque tout à coup l’habileté des religieuses dans ces difficiles travaux devint un talent inutile, et elles ne gagnèrent plus rien. La maison n’avait point d’autre revenu ; la règle défendait aux filles de la Miséricorde de thésauriser, et le surplus du gain annuel était scrupuleusement partagé entre les maisons pauvres de l’ordre. Lorsque le travail cessa, la communauté fut à la veille de tomber dans le dénuement, et la mère Angélique se dit avec douleur qu’un jour viendrait peut-être où il faudrait, comme dans les maisons de l’ordre séraphique, aller quêter de porte en porte le pain quotidien. Les religieuses ignoraient pourtant l’indigence dont elles étaient menacées ; la supérieure et la trésorière du couvent étaient seules au fait des extrémités auxquelles le départ des grandes dames de Versailles les réduisait. Dans cette situation difficile, la mère Angélique déploya une prudence admirable et un courage d’esprit infini ; elle pourvut aux besoins de la communauté avec les plus faibles ressources : le jour où l’on proclama le décret qui abolissait les vœux religieux, il n’y avait plus qu’un écu de six livres dans la caisse du couvent.

La mère Angélique assembla aussitôt ses religieuses en chapitre et leur fit à haute voix lecture du décret ; ensuite elle ordonna à la sœur tourière de lui remettre ses clés, et dit en les déposant sur la table de la salle capitulaire : — Mes chères sœurs, dès ce moment la porte de clôture est ouverte.

Sans doute, il y eut des cœurs qui tressaillirent de joie à cette nouvelle inouie ; mais, en général, elle fut reçue avec une sorte de stupeur. Dès le lendemain quelques jeunes religieuses déclarèrent qu’elles voulaient se retirer dans leur famille, et elles s’en allèrent librement. Les vieilles professes s’imaginaient que les temps étaient accomplis, et que l’on touchait à la fin du monde. Quelques-unes s’avancèrent jusqu’à la porte du couvent, et se retirèrent aussitôt effrayées du bruit de la rue et de la figure des passans.

Quelques jours après la promulgation du décret, la mère Angélique reçut les deux lettres suivantes : la première était du baron de Colobrières ; il lui écrivait :

Au château de Colobrières, ce 1err février 1790.

« MA CHERE FILLE,

« Depuis le départ de votre frère Gaston, qui m’a écrit du port de Lorient, j’ai été privé de vos nouvelles, et, vu les circonstances actuelles, j’éprouve quelque souci relativement à votre situation. C’est avec une extrême douleur que j’ai été informé des troubles qui désolent le royaume. Ne recevant pas les gazettes, je ne suis pas très au courant des évènemens ; mais j’en vois assez pour savoir que l’esprit révolutionnaire a pénétré partout.

« Les manans du village ont depuis long-temps arboré les couleurs dites nationales à la place des fleurs de lis, et il y a eu encore autour de nous d’autres changemens non moins déplorables. Il m’est revenu dernièrement que des gens mal intentionnés voulaient piller et démolir le château ; jusqu’à présent tout est tranquille cependant dans la baronnie.

« Je gémis avec tous les bons gentilshommes de France sur les forfaits du peuple. Ayant appris que nos princes s’étaient réfugiés à l’étranger, ainsi que la meilleure noblesse, je me suis demandé si mon devoir ne serait pas de quitter aussi ce malheureux pays ; mais les conseils de votre mère m’en ont empêché.

« On parle, dit-on, de la vente des biens ecclésiastiques, de la destruction des couvens, et autres abominations semblables ; ces bruits me mettent en souci par rapport aux neuf enfans que j’ai dans l’état religieux. Écrivez-moi pour me donner de vos chères nouvelles. Votre mère et moi nous vous envoyons du fond du cœur notre bénédiction, ainsi qu’à notre fille Anastasie, priant Dieu de vous secourir en ces tribulations, et de nous prendre tous sous sa garde. Ne nous oubliez pas dans vos prières, ma très chère fille, et tenez-vous pour assurée de l’affection et tendre amitié de votre père.

« BARON DE COLOBRIERES. »


La seconde lettre venait de l’oncle Maragnon. Elle était ainsi conçue :


MADAME LA SUPÉRIEURE,

« Le décret qui abolit les congrégations religieuses change tous nos arrangemens. C’est un événement de force majeure qui annule nécessairement la promesse que nous avions faite à Eléonore de la laisser au couvent pendant une année révolue ; ni sa mère ni moi ne pouvons nous rendre à Paris en ce moment, et nous vous supplions de chercher une personne de toute confiance pour la ramener près de nous. Mme Maragnon désire que sa fille fasse ce voyage avec toute la commodité possible, dans une bonne chaise de poste servie par des domestiques que vous choisirez, etc., etc. Je vous prie de ne rien épargner pour remplir ses intentions, et je vous envoie à cet effet un mandat de 5,000 livres…

« Veuillez agréer, madame la supérieure, l’hommage de mon profond respect et me tenir pour votre très humble, très obéissant et très dévoué serviteur,

« JACQUES MARAGNON ET FILS. »


La bonne religieuse ne put s’empêcher de sourire en lisant cette signature que le vieux négociant avait apposée au bas de sa missive, comme si c’eût été un effet de commerce, et elle dit aux deux cousines qui étaient auprès d’elle dans la salle de travail maintenant déserte : — Voilà une lettre de la maison Maragnon qui redemande le dépôt précieux qu’elle m’avait confié.

— Une lettre de mon oncle ! s’écria Éléonore en prenant d’une main tremblante le papier que lui présentait la supérieure.

— C’est bien, ma chère mère, dit-elle après l’avoir parcouru attentivement ; mais voyez ! vous avez oublié le post-scriptum. — Et elle lut tout haut avec émotion ces lignes tracées au revers de la page : « Ma fille bien-aimée, je vais t’attendre à Belveser, car les derniers décrets qui abolissent les vœux religieux feront inévitablement fermer les couvens. Dis à la mère Angélique, ma chère nièce, que je lui offre un asile dans ma maison ainsi qu’à celles de ses religieuses qui voudront la suivre. — Amène-moi toutes ces saintes filles. Je t’embrasse du fond de mon cœur. »

— Vous viendrez, ma chère mère, ajouta Éléonore avec effusion ; il y a place pour toute la communauté à Belveser !

— Ah ! murmura la mère Angélique les larmes aux yeux et comme se parlant à elle-même, il se pourrait !… Dieu permettrait que je revisse l’endroit où je suis née… ma famille, ma mère !…

La mère Angélique réunit aussitôt la communauté ; son troupeau était presque entièrement dispersé déjà. La ruche monastique une fois renversée, l’essaim effaré s’était envolé au hasard à travers le monde ; il n’y avait plus que quelques-unes des anciennes qui s’étaient obstinées à rester dans l’enceinte violée du couvent ; elles déclarèrent que leur intention était de se réfugier dans les Pays-Bas catholiques, et d’aller continuer leur profession religieuse dans quelque maison de l’ordre de saint Augustin. Les converses, qui n’étaient engagées que par des vœux simples, prirent le même parti ; parmi les sœurs du voile blanc, la Rousse seule déclara qu’elle suivrait la mère Angélique. Toutes ces résolutions s’accomplirent promptement. Quelques jours plus tard, à la tombée de la nuit, une chaise de poste attendait dans la cour du couvent de la Miséricorde. Ce fut un moment triste et solennel que celui où la mère Angélique sortit de cette maison qu’elle avait gouvernée si long-temps, et dans laquelle elle avait cru mourir. Elle passa la dernière la porte de clôture, s’agenouilla sur le seuil, fit une courte prière, et monta dans la voiture avec ses deux cousines et la Rousse. Au moment de partir, elle avait quitté la robe grise, le scapulaire et le voile noir des filles de la Miséricorde ; Anastasie aussi avait changé son habit de novice, et toutes deux étaient modestement vêtues d’un déshabillé de couleur sombre. Ce costume était comme une transition entre les parures mondaines et la bure des religieuses. En entendant une voiture rouler sous la grande porte du couvent, les petites gens du voisinage parurent au seuil de leurs boutiques, comme, quelques mois auparavant, lorsqu’ils avaient vu la chaise de poste de l’oncle Maragnon s’arrêter devant cette sainte maison. Le jeune commis qui savait par cœur les vers de La Harpe reconnut, à la clarté des lanternes, les traits un peu pâlis d’Èléonore, et s’écria avec un mouvement tragique, en parodiant l’imprécation de Mélanie et en apostrophant dans sa pensée la bonne grosse figure de Jacques Maragnon :

Dieu !… c’est le dernier cri de sa fille expirante
Qui seul retentira dans son ame tremblante !


VII.

L’on était au commencement du mois de mars ; une tiède brise murmurait entre les frêles rameaux qui commençaient à verdir ; le jour finissait, et le mince croissant de la lune se levait derrière les ruines de la tour de Belveser. Une voiture de voyage roulait à travers la campagne silencieuse ; après avoir laissé Eléonore au seuil de la somptueuse demeure de Mme Maragnon, elle montait au château de Colobrières. Quand elle eut atteint l’entrée du chemin rocailleux qui aboutissait au vieux manoir, elle s’arrêta, et trois femmes descendirent : c’étaient la mère Angélique, Mlle de Colobrières et la Rousse. Elles gravirent à pied la rude montée et gagnèrent la plate-forme. Le plus profond silence régnait autour du château, et l’on aurait pu croire qu’il était inhabité, si un faible rayon de lumière n’eût traversé les contrevents vermoulus de la salle où la famille se tenait ordinairement.

— Chère enfant, dit la mère Angélique en s’arrêtant et en s’appuyant au bras d’Anastasie, la joie m’étouffe… le cœur me manque… je n’ose approcher… nos chers parens sont là…

Mlle de Colobrières regardait autour d’elle avec un attendrissement indicible, et hésitait aussi à franchir le seuil.

— Venez, dit-elle, approchons-nous sans bruit ; nous pourrons d’abord voir ma mère à travers la fenêtre.

Elles s’avancèrent avec précaution et regardèrent entre les ais disjoints. Le tableau qu’elles aperçurent alors les navra : l’intérieur de la salle était éclairé par une petite lampe dont le débile rayonnement s’éteignait sur les tons obscurs des lambris ; les meubles étaient rangés dans l’ordre habituel, mais il n’y avait que des cendres froides dans le foyer, et la table était nue. La baronne, seule dans cette vaste pièce, filait avec une activité machinale. Elle était assise à sa place ordinaire, en face du fauteuil vide de son mari. Tout en travaillant, elle remuait les lèvres comme si elle priait, et de temps en temps elle laissait tomber son fuseau pour essuyer les grosses larmes qui roulaient sur ses joues pâles.

— Mon père ! murmura Anastasie, je ne vois pas mon père… il est arrivé ici quelque malheur…

Alors la Rousse frappa à la porte du château en appelant Tonin à haute voix. La baronne accourut toute tremblante à ce bruit et tira les verrous. — C’est toi, Madeleine !… s’écria-t-elle en considérant la sœur converse d’un œil stupéfait ; tu viens de Paris !…. et mes filles, mes filles ?…

— Elles sont ici, madame la baronne, répondit la Rousse ; les voilà. La bonne dame étendit les bras en murmurant : — Mes enfans !… ah ! le bon Dieu vous envoie pour me consoler… Mes enfans, est-ce bien vous ?…

Ses filles l’embrassèrent en pleurant et l’emmenèrent dans la salle. Elle s’assit entre elles deux en les tenant toujours par la main, et se fiait à les considérer en silence avec une sorte de ravissement ; puis elle dit avec des larmes de joie : — Ma chère Euphémie, il y aura bientôt vingt ans que je me séparai de vous, sans espoir de vous revoir… Dieu me fait bien des grâces, il accomplit un vœu que je n’aurais pas même osé former….. Ma chère Anastasie, mon enfant bien-aimé, vous m’êtes aussi rendue… que béni soit ce jour !… — Elle joignit les mains, et ajouta en levant les yeux au ciel : Oh ! si votre père était avec nous !…

— Mon père ! dit timidement Anastasie ; hélas, il n’est donc pas ici ?

— Il est parti depuis hier avec Tonin, répondit la baronne ; je devais aller le rejoindre bientôt.

— Et où donc est-il allé, ma mère ? demanda Anastasie.

— Il a émigré de l’autre côté du Var, répondit en soupirant Mme de Colobrières ; c’était une idée qu’il avait en tête depuis long-temps. Il s’est passé bien des évènemens dans le pays, dont il a été fort indigné ; les petites gens insultent la noblesse ; les paysans pillent et brûlent les châteaux. Au milieu de tous ces déportemens, nous n’avons pas souffert le moindre dommage ; mais votre père ne pouvait plus supporter la vue de ces calamités : il avait d’ailleurs l’idée que tôt ou tard nous serions victimes des révolutionnaires, et la nuit dernière, accompagné de Tonin, il a passé la frontière ; d’un moment à l’autre j’attends de ses nouvelles. Sans doute, il me mandera d’aller le rejoindre à l’étranger ; vous viendrez avec moi, mes chères filles ; heureusement ce n’est pas loin.

La Rousse s’en était allée tout droit à sa cuisine ; elle avait fouillé l’armoire aux provisions, et, sans rien dire, elle s’était mise à préparer le souper. Lorsqu’elle vint mettre le couvert, la baronne s’écria : — Est-ce qu’il y aura quelque chose à mettre sur la table ? depuis hier je ne me suis pas souvenue de manger….

Pendant le souper, la Rousse, qui était sortie un moment, rentra dans la salle tout effarée : — Jésus ! mon Sauveur ! dit-elle, il se passe quelque chose d’extraordinaire là-bas dans le village….

La baronne et ses filles coururent sur la plate-forme : en effet, on entendait dans l’éloignement sonner le tocsin, et la clarté d’un incendie jaillissait à l’horizon.

— L’on a encore mis le feu à quelque château ! s’écria Mlle de Colobrières ; grand Dieu ! mettez un terme à toutes ces calamités…. Pourvu que M. le baron soit en sûreté de l’autre côté de la rivière !…

— Le tocsin sonne à l’église du village de Belveser, dit Anastasie avec inquiétude ; qui sait si ces méchantes gens n’essaient pas de brûler le château de ma tante ?

— Soyez tranquille, ma fille ; ils s’en garderaient bien, répondit la baronne ; le jeune Maragnon est à la tête de ce qu’ils appellent la commune ; on l’a nommé maire de l’endroit, et il fait une rude guerre aux malfaiteurs.

Le cœur d’Anastasie tressaillit à ce nom ; les plus doux souvenirs de sa vie se retracèrent à sa pensée, et elle eut comme un pressentiment que le bonheur qu’elle regrettait n’était pas à jamais fini. La baronne retint long-temps ses filles auprès d’elle ce soir-là, puis elle les ramena dans la petite chambre qu’elles occupaient jadis. Ce réduit, si long-temps abandonné, n’était presque plus habitable ; le chardon de sinople était effacé par les efflorescences du plâtre ; le vent avait enfoncé la fenêtre, et les hirondelles nichaient sous les ailes des chérubins. La mère Angélique parcourut d’un œil attendri ce lieu dévasté, et dit en regardant le lit : — Je me souviens encore du jour où ma tante Agathe m’embrassa en pleurant avant d’aller se marier avec Pierre Maragnon, et me laissa ici à sa place.

— Pauvre femme ! murmura la baronne en soupirant, je n’espère pas qu’il me soit jamais permis de la revoir.

— Qui sait, ma mère ? s’écria Anastasie ; tant de choses qui paraissaient immuables ont changé déjà !…

Ces paroles furent comme une prophétie ; le lendemain, un messager, envoyé par Éléonore, apporta une nouvelle inouie : le vieux baron de Colobrières et son domestique Tonin, après avoir passé une seule nuit sur le territoire du comté de Nice, avaient de nouveau franchi le Var, et s’étaient retrouvés en France ; l’on n’expliquait point clairement par quel motif ils étaient revenus ainsi sur leurs pas. À peine de retour, ils étaient tombés au pouvoir d’une de ces bandes armées qui de temps en temps battaient le pays, et ils auraient couru de grands dangers sans l’intervention du jeune Maragnon, lequel, après les avoir délivrés, les ramenait à Belveser. Éléonore écrivait à la baronne, au nom de sa mère, la suppliant de quitter le château, où peut-être elle n’était plus en sûreté, et de venir sur-le-champ avec ses filles se réfugier à Belveser, où son mari la rejoindrait le jour même.

Ce fut une touchante entrevue que celle de la baronne avec sa belle-sœur. Mme Maragnon vint au-devant d’elle, l’embrassa avec effusion, la considéra un moment avec un mélancolique attendrissement, et s’écria : — Oh ! ma sœur, je vous aurais bien reconnue pourtant !… Puis, apercevant derrière la baronne le visage charmant d’Anastasie, elle ajouta vivement : — C’est vous ! Vous voilà telle que je vous laissai il y a trente ans !

Un peu plus tard, le baron arriva escorté de Dominique Maragnon et de quelques honnêtes villageois armés de leurs fusils de chasse ; le digne gentilhomme était un peu abattu par sa première campagne. Quoiqu’il se fût vaillamment comporté, cette troupe de malfaiteurs qui, sous prétexte de déjouer les menées des aristocrates, se promenait à main armée sur la frontière, l’avait rudement traité ; les plus méchans parlaient de le fusiller, lorsque Dominique Maragnon l’avait tiré de leurs mains. Il entra dans le salon et d’abord salua cérémonieusement Mme Maragnon en balbutiant quelques phrases sur le malheur des temps ; puis les larmes lui vinrent aux yeux, il embrassa sa sœur et alla vers Éléonore en s’écriant : — Ma chère nièce, je suis vraiment fort aise de vous revoir. Savez-vous que je vous trouve fort embellie ? — Sans ce digne jeune homme, ces brigands m’achevaient, ajouta-t-il en tendant la main à Dominique Maragnon ; au lieu d’être vivant et bien portant parmi vous, je serais mort, à l’heure qu’il est, et enterré au pied d’un arbre.

Mme Maragnon installa à Belveser la famille de Colobrières. Le baron fit quelque résistance ; mais on lui prouva facilement que sa sûreté exigeait qu’il attendit, pour retourner dans son château, que la contre-révolution fût accomplie. Ses autres filles, religieuses dans diverses maisons de l’ordre de la Miséricorde, vinrent retrouver, à Belveser, la mère Angélique, et formèrent comme une petite congrégation dont elle était encore la supérieure. L’oncle Maragnon arriva sur ces entrefaites. Prévoyant les évènemens, il avait restreint prudemment ses opérations commerciales, et venait attendre à l’écart le terme de cette grande crise. Le vieux négociant comprit bientôt qu’il n’avait surpris que la moitié d’un secret dans le parloir de la Miséricorde, et que l’inclination d’Éléonore pour le cadet de Colobrières n’était pas le seul empêchement à son mariage avec Dominique Maragnon. Il avait trop de jugement, trop de sagacité, pour s’obstiner à vaincre ce double obstacle, et, prévenant les intentions de son fils, il ne l’exposa pas à lui désobéir. Après avoir prévenu Mme Maragnon, il attendit un moment favorable pour expliquer sa volonté et emporter d’emblée le consentement du baron. Tandis que Dominique et les deux cousines, accompagnées de Mlle Irène, faisaient comme autrefois de longues promenades à travers champs, et allaient chercher des bouquets à l’Enclos du Chevrîer, il jouait aux boules avec le baron ou lui lisait tout haut les gazettes. Un jour, il lui lut le décret de l’assemblée constituante qui supprimait la noblesse héréditaire, les armoiries et toute espèce de distinction entre les citoyens, et, profitant de la stupeur du baron à cette nouvelle inouïe, il lui parla de la probabilité d’une inclination naissante entre Mlle Anastasie de Colobrières et Dominique Maragnon.

— Par le temps où nous vivons, tout est possible, répliqua froidement le vieux gentilhomme ; les Colobrières ne sont plus nobles ; je ne suis plus baron, et notre chardon de sinople n’est plus propre à rien qu’à être mangé par les ânes ! C’est bien là ce que cette assemblée a décidé, n’est-ce pas ? dès-lors je ne vois point d’obstacle à ce que ma fille épouse votre fils ; c’est bien le moins, morbleu ! que la révolution nous procure cet avantage !

En effet, quelques jours plus tard, Dominique Maragnon demanda et obtint la main de Mlle de Colobrières. La baronne en éprouva une si grande satisfaction, qu’elle avoua confidentiellement à sa belle-sœur qu’elle était intérieurement réconciliée avec le gouvernement dont l’influence produisait de tels miracles. Éléonore eut aussi une grande joie de ce mariage ; c’était pour elle comme une espérance à moitié réalisée ; l’on n’avait pourtant aucune nouvelle du cadet de Colobrières, et l’on ne pouvait former aucune conjecture probable sur l’époque de son retour.

La révolution marchait cependant, les évènemens s’accomplissaient rapidement, et enfin le baron lut une gazette datée du premier jour de l’an Ier de la république française. Dès cet instant, il déclara qu’il renonçait à s’occuper des affaires publiques, et qu’il protestait d’avance contre tous les actes du nouveau gouvernement. Le règne de la terreur arriva ; les proscriptions atteignirent même les hommes qui, comme Jacques Maragnon, étaient dévoués à la révolution. Pourtant la tranquillité des habitans de Belveser ne fut pas un seul moment troublée ; à cette époque où la fortune, le rang, la foi religieuse, conduisaient également à l’échafaud, le négociant millionnaire, le vieux gentilhomme et les pauvres sœurs de la Miséricorde vécurent en sûreté dans ce coin oublié du monde.

La guerre empêchait les communications à l’étranger, et, malgré les plus actives démarches, on ne recevait aucune nouvelle du cadet de Colobrières. Pendant plusieurs années, l’oncle Maragnon ne cessa d’écrire dans tous les comptoirs de l’Inde, mais la plupart de ses lettres ne parvinrent pas à leur destination, et les autres n’obtinrent que des renseignemens négatifs ; il paraissait certain cependant que depuis long-temps Gaston avait quitté Chandernagor. Plusieurs années s’étaient écoulées depuis son départ, et l’on ne doutait plus qu’il n’eût succombé. Seule, la baronne conservait quelque espoir de le revoir. Éléonore l’avait long-temps attendu, mais enfin elle demeura persuadée de son malheur. Lorsqu’elle n’éprouva plus ces mouvemens intérieurs, cette foi en l’avenir, qui d’abord l’avaient soutenue, elle tomba dans une tristesse profonde, continuelle, calme pourtant ; ceux qui voyaient le fond de son ame purent comprendre qu’elle ne succomberait pas à sa douleur, mais que, fidèle au souvenir de Gaston, elle le pleurerait toute sa vie. Elle supplia sa mère de ne point songer à son établissement, et annonça l’intention de passer le reste de ses jours à Belveser, avec les deux familles, qu’unissaient maintenant de doubles liens. Personne n’essaya de combattre sa résolution ; seulement, Mlle Irène lui faisait parfois en secret des représentations, et lui disait en levant les yeux au ciel :

— À votre âge, j’étais comme vous, mademoiselle ; ce mot de mariage me faisait frémir… J’ai refusé une quantité innombrable de partis…. eh bien ! à présent, mes répugnances s’évanouissent de jour en jour, et je suis près de me repentir…

Eléonore persista dans l’espèce de vœu qu’elle avait fait ; elle se considérait comme une veuve, la veuve inconsolable de celui qui n’avait jamais entendu de sa bouche l’aveu de son amour.

Il y avait six ans révolus que le cadet de Colobrières était allé s’embarquer à Lorient, et qu’on n’avait reçu de lui ni directement, ni indirectement, aucune nouvelle, lorsque le baron de Colobrières reçut une lettre datée de Londres. Gaston lui mandait simplement qu’après beaucoup de vicissitudes, il revenait des Indes avec une santé altérée par des fatigues et des souffrances excessives, et qu’il rapportait un peu d’argent dont il espérait faire, par le travail, le commencement de sa fortune. Le baron lut cette lettre devant la famille assemblée. Tandis que la baronne et ses filles pleuraient de joie et rendaient grâce au ciel, Éléonore alla vers Jacques Maragnon, et dit en le regardant fixement : — Mon oncle !…

Il la comprit ; il comprit qu’il devait réparer les malheurs qu’il avait involontairement causés en envoyant à l’autre bout du monde le cadet de Colobrières, et, prenant la main de sa nièce, il lui répondit : — Je porterai moi-même la réponse du baron ; dans vingt jours au plus tard, Gaston de Colobrières sera ici.

— Vous savez ce que vous aurez à lui dire, mon oncle ? ajouta Éléonore.

— Parbleu ! répliqua le gros bonhomme, je lui remettrai la lettre de faire part du mariage de sa sœur avec Dominique. C’est une nouvelle un peu vieille déjà, mais elle ne lui en fera pas moins beaucoup de plaisir.

Un mois plus tard, Mlle Maragnon épousa le cadet de Colobrières.

Les deux familles continuèrent de vivre à Belveser. Lorsque les mauvais jours de la révolution furent passés, le baron parla de retourner dans son château, qu’il n’avait pas visité depuis ce qu’il appelait son émigration ; mais le manoir seigneurial n’était plus qu’une ruine tout-à-fait inhabitable. Le vieux gentilhomme parut fort étonné de le voir en cet état ; il finit par se persuader que c’étaient les révolutionnaires qui l’avaient démoli, et consentit à demeurer au milieu de ses enfans, dans le château neuf de Belveser. Il parvint à un âge fort avancé, exempt d’infirmités, et n’ayant qu’un seul souci, celui de voir ses fils partager jusqu’à un certain point les idées révolutionnaires : deux de ses aînés servaient dans les armées républicaines, et la baronne elle-même n’avait pas l’air de regretter l’ancien régime.

Mlle de la Roche-Lambert était la seule de son opinion ; parfois ils s’entretenaient ensemble des calamités qui les avaient frappés et des malheurs de la révolution. Mlle Irène insinuait en soupirant qu’elle y avait perdu tout ce qu’elle possédait, et elle avait fini par le croire réellement. Le vieux gentilhomme hochait la tête et répondait : — C’est comme moi, mademoiselle ; les terroristes ont pillé et démoli mon château. L’émigration a achevé ma ruine ; j’ai failli périr en passant à l’étranger. C’est un fait connu : les Colobrières ont tout perdu à la révolution !


Mme CHARLES REYBAUD.

  1. Voyez les livraisons du 15 novembre, des 1er et 15 décembre 1845, et du 1er janvier 1846.