Le Cadet de Colobrières
◄  02
04  ►
LES


COUVENS DE PARIS.





PREMIER RÉCIT.
LE CADET DE COLOBRIÈRES.





III.[1]

Après cette longue et charmante promenade à l’Enclos du Chevrier, Gaston et sa sœur passèrent environ une semaine sans descendre dans le vallon ; indépendamment de l’obstacle momentané que l’arrivée de l’oncle Maragnon mettait aux entrevues des deux cousines, tous les élémens semblaient conjurés pour les empêcher de se réunir. Le doux soleil d’hiver s’était caché derrière un sombre voile de brouillards, à travers lequel son disque radieux ne répandait qu’un jour glacé. Des nuages gonflés de pluie barraient l’horizon et traversaient le ciel en répandant de larges nappes d’eaux. Toute la plaine était inondée, et, jusque sur les cimes arides de Colobrières, l’on entendait le bruit des torrens qui s’écoulaient au fond des ravins avec un sourd fracas.

La famille du baron, réunie tout le jour dans la salle, formait un mélancolique tableau d’intérieur. Le vieux gentilhomme, son antique habit mordoré boutonné sur la poitrine et son tricorne pelé sur les yeux, se tenait près de la cheminée, les pieds sur ses chenets, les mains enfoncées dans les profondeurs de ses poches. Il passait ainsi des heures entières dans une attitude immobile, et ne rompait le silence que pour siffler entre ses dents l’air de quelque noël ou quelque belliqueuse fanfare.

Les dames de la maison, assises dans l’embrasure d’une fenêtre, travaillaient avec application, et par momens échangeaient quelques mots à voix basse. La baronne raccommodait une veste de drap de soie que le baron avait fait faire pour son mariage, et l’on peut dire qu’elle en créait une seconde fois le tissu, car les fils qu’elle entrecroisait avec l’aiguille formaient un réseau qui recouvrait à peu près toute l’étoffe primitive. Anastasie remettait à neuf de la même manière le mantelet de taffetas que sa mère portait tous les dimanches depuis une trentaine d’années. Calme, occupée de son travail, mais le cœur oppressé d’une inexprimable tristesse, la jeune fille s’entretenait intérieurement avec ses souvenirs. Parfois elle relevait la tête et soupirait en regardant les longues nuées qui, chassées par un vent furieux, balayaient la croupe des montagnes et venaient s’amonceler sur la plaine, déjà submergée. Gaston s’était en quelque sorte isolé dans l’embrasure de l’autre fenêtre ; le corps penché en avant, les coudes appuyés sur la petite table qui lui servait de pupitre, il avait l’air d’être absorbé dans la lecture de son Horace, mais ses yeux, au lieu de suivre les divines pages du poète latin, erraient sur la campagne, et cherchaient les sites préférés que voilait à demi une brume opaque. Lambin, accroupi près de son maître, semblait subir aussi l’influence du mauvais temps ; il gémissait sourdement, et son œil sanglant, tourné vers le ciel, exprimait un morne ennui. De temps en temps la Rousse entr’ouvrait la porte de la salle et observait d’un regard inquiet l’attitude de ces divers personnages ; quelquefois elle entrait sous le moindre prétexte et venait rôder autour de Gaston, lequel, impatienté de ce mouvement qui troublait ses rêveries, lui donnait un ordre quelconque sans la regarder, et la renvoyait brusquement à la cuisine.

La baronne et ses enfans avaient remarqué l’humeur sombre qui s’était tout à coup emparée du vieux gentilhomme ; mais, loin de se douter des révélations de la Rousse et du véritable motif de la soucieuse préoccupation à laquelle le baron était en proie, ils l’attribuaient à cette longue tempête qui désolait les campagnes et achevait de démolir le château.

— Sainte Vierge ! disait la baronne à sa fille, je n’ose plus jeter les yeux du côté de la cour d’honneur ; qui sait si les toitures n’ont pas achevé de s’écrouler ?

— Patience, ma mère, répondait la jeune fille avec résignation, nous sommes encore à l’abri ici ; avant que la pluie puisse pénétrer ces voûtes. Dieu fera finir le mauvais temps.

— Il faut l’espérer, ma fille ; mais nous nous en ressentirons toute l’année, murmurait la baronne en soupirant ; votre père est soucieux, et ce n’est pas sans raison ; nos meilleures terres ont été ensemencées, et peut-être à cette heure les eaux ont tout emporté, la récolte et le terrain.

— Le ciel ne permettra pas qu’un si grand malheur nous arrive ! dit Anastasie avec un pieux sentiment de confiance et d’espoir.

Pourtant en ce moment même les formidables voix de l’orage s’élevaient de toutes parts ; des torrens de pluie battaient contre la fenêtre et enfonçaient les morceaux de parchemin qui çà et là remplaçaient les carreaux de verre ; une froide ondée pénétra tout à coup à travers la vitrière et ruissela sur la tête inclinée d’Anastasie.

— Jésus ! l’orage redouble ! s’écria la baronne ; ma fille, venez près de moi….

Mlle de Colobrières vint s’asseoir aux pieds de sa mère, et murmura en lissant avec la main sa chevelure humide : — Qui sait si ma chère Éléonore pense à nous en ce moment ?

La baronne ne s’était pas trompée dans ses prévisions : vers le soir, l’orage s’étant calmé un moment, le baron sortit pour constater les dégâts que la pluie avait faits dans son domaine. Le désastre était complet. Sur les pentes où il y avait naguère un peu de terre végétale, il ne restait que le roc nu. L’endroit même qu’on appelait le verger, et où croissaient quelques ceps de vigne, quelques chétifs amandiers, avait été dévasté par les eaux. Après un tel événement, il semblait naturel que le baron fût soucieux et sombre. Ses enfans n’essayèrent point de le tirer de sa préoccupation ; ils se bornèrent à témoigner la part qu’ils prenaient au malheur commun en redoublant de déférence et de respect à l’égard de leur père. La baronne elle-même ne chercha pas à pénétrer ce qui se passait dans l’esprit de son mari, et, comme toujours, attentive, douce et soumise, elle pensa à le consoler moins par ses paroles que par des marques silencieuses d’attachement.

Un soir enfin, les nuages amoncelés au couchant se déchirèrent ; l’horizon se teignit d’un pourpre ardent, et l’azur du ciel parut au-delà de cette zone lumineuse. À ce présage de beau temps, le frère et la sœur se serrèrent la main en silence avec le même espoir dans le cœur ; puis ils s’en allèrent sur la plate-forme, et demeurèrent long-temps accoudés au parapet, les yeux errant sur le paysage qu’un dernier rayon de soleil éclairait faiblement.

— C’est fini, ces mauvais jours sont passés, dit Gaston avec un ineffable sentiment de joie ; demain nous irons à la Roche du Capucin.

— Qui sait si les chemins seront praticables du côté de Belveser ? observa Anastasie avec quelque inquiétude. Pour nous, le trajet sera facile, le sentier suit une pente où l’eau ne séjourne pas ; mais là-bas les terres sont noyées peut-être, Éléonore n’osera pas s’aventurer dans une si mauvaise route.

— Est-ce que son cousin Dominique ne sera pas là pour lui donner la main dans les passages difficiles ? répliqua le cadet de Colobrières. Je suis certain qu’elle viendra.

Le lendemain, un soleil resplendissant se levait au ciel, dont les profondeurs azurées étaient d’une pure transparence. De larges flaques d’eau miroitaient çà et là dans les terrains creux ; mais les torrens s’étaient écoulés déjà, et les sentiers, ensablés par la pluie, formaient dans la plaine de longues lignes d’un jaune pâle, bordées du vert velouté de l’herbe naissante. Le cadet de Colobrières et sa sœur s’échappèrent joyeusement après le dîner pour descendre dans la vallée. Gaston, le fusil sur l’épaule et la carnassière au dos, marchait d’un cœur plus content, d’un pas plus hardi que son noble aïeul, quand il revenait du sac de Rome chargé de gloire et de butin. Anastasie le suivait plus posément ; elle était heureuse aussi, heureuse d’un bonheur qu’elle ne pouvait définir, mais qui remplissait toute son ame. Lambin allait devant eux en bondissant et en jappant dans un accès de folle allégresse. Ils gagnèrent ainsi l’entrée du vallon, et alors Anastasie dit à son frère ; — Je suis sûre que nous arrivons les premiers ; il est de bonne heure… C’est égal, nous attendrons.

— Non, ma cousine est ici déjà ! interrompit Gaston le cœur palpitant, la voix émue, et en montrant sur le sable humide l’empreinte récente d’un petit pied. En effet, Éléonore redescendait le vallon et venait à leur rencontre. Elle marchait vivement ; mais, en les apercevant de loin, elle ralentit le pas ; puis elle s’arrêta et les attendit.

— Ah ! ma chère cousine ! que j’avais hâte devons revoir ! s’écria Anastasie en la serrant dans ses bras.

Mlle Maragnon l’embrassa aussi, et la tint un moment pressée contre son cœur ; puis elle se tourna vers Gaston, et, sans lever les yeux sur lui, elle dit d’une voix altérée et le front couvert d’une subite rougeur : — Bonjour, mon cousin.

Le cadet de Colobrières remarqua qu’elle ne lui tendait pas la main comme de coutume, et quelque amertume se mêla à la joie qui faisait battre son cœur, — Que c’est mal à nous de n’être pas arrivés les premiers ! s’écria-t-il avec un vif sentiment de regret. Ma cousine, vous avez attendu peut-être… Mais où donc est Dominique ? ajouta-t-il en apercevant de loin Mlle Irène assise toute seule au pied de la Roche du Capucin.

— Il est parti, répondit Éléonore ; il est retourné à Marseille avec mon oncle.

En entendant ces paroles, Anastasie sentit le doux contentement qui l’animait se changer tout à coup en une mortelle tristesse. Un douloureux étonnement lui serra le cœur, un moment elle cessa de respirer ; mais rien, dans sa contenance, ne trahit cette secrète angoisse, elle dit seulement avec un soupir : — Il y a huit jours, quand nous nous promenions si gaiement dans l’Enclos du Chevrier, nous ne nous attendions pas à cette prochaine séparation.

— Dominique est parti depuis quatre jours, reprit Éléonore d’une voix altérée, et bientôt ma mère et moi, nous quittons aussi Belveser.

— Bientôt ! s’écria le cadet de Colobrières en pâlissant ; bientôt, dites-vous ! Et vous êtes venue ici aujourd’hui pour nous faire vos adieux ?

— Hélas ! nous partons demain ! dit Mlle Maragnon en tâchant de retenir ses larmes… Mon oncle voulait nous emmener avec lui ; mais jamais, jamais je n’aurais consenti à m’éloigner sans revenir ici une fois encore…

— Vous nous quittez ! vous vous en allez pour toujours peut-être ! dit Mlle de Colobrières. Oh ! ma chère Éléonore, que j’étais loin de m’attendre à ce cruel chagrin !

— Ce départ, ma cousine, vous n’y songiez pas il y a huit jours, ajouta Gaston avec l’accent de la plus profonde tristesse ; il y a huit jours, nous faisions des projets pour le reste de l’hiver.

— Hélas ! pouvais-je prévoir ce qui est arrivé ? répondit Mlle Maragnon en soupirant. Tout est changé pour moi.

Elle s’assit au bord du sentier, sur le tronc renversé d’un vieux saule, et, prenant Anastasie par la main, elle l’attira doucement auprès d’elle. Gaston resta debout en face des deux jeunes filles. — Ma bonne cousine, reprit Éléonore d’un ton d’abattement et de mélancolie qui contrastait singulièrement avec ses paroles ; ma bonne cousine, je n’ai pas voulu partir sans venir vous apprendre l’événement le plus important de ma vie, et vous faire part de mon bonheur : ma mère et mon oncle ont résolu de me marier, et dans quelques jours j’épouse mon cousin Dominique…

— Est-il possible ! murmura Anastasie avec une sorte de stupeur. Gaston ne prononça pas un mot, ne fit pas un geste ; seulement il ferma les yeux et s’appuya au canon de son fusil, comme s’il eût senti le sol vaciller sous ses pieds et la terre entr’ouverte près de l’engloutir.

La douleur violente que la nouvelle de ce mariage causait à Mlle de Colobrières avait, comme une lame aiguë, traversé son cœur et déchiré le voile qui lui cachait ses propres sentimens ; l’intensité de sa souffrance lui révéla tout à coup sa passion : elle venait de comprendre avec un douloureux effroi qu’elle aimait Dominique Maragnon. Pâle, oppressée, le regard baissé, elle serrait entre ses mains les mains froides d’Eléonore, et s’efforçait de surmonter le secret désespoir où elle était plongée. Il y eut quelques momens d’un triste silence ; puis Anastasie, faisant un suprême effort, dit d’une voix calme : — Sans doute, ma chère Éléonore, votre mère et votre oncle songeaient depuis long-temps à ce mariage.

— Oui, répondit-elle toujours du même ton mélancolique et abattu, mais on ne nous en parlait pas. Il est vrai que, lorsque j’étais encore une enfant et que Dominique faisait ses études au collège, on nous entretenait de semblables projets. Mon cousin me disait sérieusement que, si j’étais une petite fille bien sage, il m’épouserait, et je l’appelais d’avance mon petit mari ; mais, en grandissant, nous avions oublié tout cela. Qui aurait cru que nos parens s’en souvenaient, qu’ils y avaient toujours songé, qu’ils allaient nous marier ? Hélas ! nous ne nous en doutions guère il y a huit jours ; nous étions si tranquilles, si gais pendant cette promenade qui devait être la dernière !

À ce souvenir, les larmes la gagnèrent, et elle cacha son visage dans son mouchoir avec un mouvement de douleur si naturel et si vif, que Gaston tressaillit en son ame d’une amère joie.

— C’est singulier, reprit Mlle Maragnon en retenant ses larmes, depuis huit jours on ne m’entretient que de mon bonheur, on ne cesse de me répéter que je serai la plus heureuse des femmes, et pourtant je n’ai jamais tant pleuré.

— Ma chère Éléonore, ces inquiétudes d’esprit passeront, dit avec effort Mlle de Colobrières ; l’on a raison de vous prédire une heureuse destinée ; celui auquel votre mère vous unit mérite bien le trésor qu’elle lui confie, il est digne de son bonheur.

— Hélas ! ce bonheur, lui non plus ne le sent pas encore, répondit naïvement Mlle Maragnon ; si vous saviez comme nous avons été tristes et embarrassés tous deux lorsque notre mariage a été résolu ! D’abord, l’on nous en avait parlé séparément ; puis, quand tout a été décidé, Dominique et son père sont venus dans le salon, où j’étais avec ma mère et Mlle de la Roche-Lambert. J’avais le cœur si serré, que je n’aurais pu proférer une parole sans fondre en larmes ; j’allai devant une fenêtre, et je fis semblant de regarder le ciel. Mon cousin s’approcha de ma mère, et lui parla un moment ; il vint ensuite près de moi et me serra la main ; c’est tout ce qu’il put faire, apparemment, pour marquer sa satisfaction. Un instant après, ma mère se leva et emmena Mlle Irène ; mon oncle les suivit, et je demeurai seule avec Dominique. Avant qu’il dût être mon mari, nous causions gaiement ensemble, et c’était entre nous des amitiés infinies ; mais, après ce qui venait de se passer, nous ne trouvâmes plus rien à nous dire. Mon cousin se mit à marcher de long en large dans le salon, et moi, je continuai à regarder par la fenêtre le temps qu’il faisait. Heureusement Mlle Irène revint bientôt. Elle se mit au clavecin, comme pour nous donner la facilité de continuer notre conversation. Cela me fit plaisir, car mon cousin, qui ne peut pas souffrir sa musique, s’en alla tout de suite. Depuis ce jour-là, nous ne nous sommes pas retrouvés seuls, et je crois en vérité que c’est parce que nous nous évitions mutuellement. Il y a trois jours cependant, au moment de partir, Dominique s’approcha de moi comme pour me faire ses adieux en particulier, et me dit d’un ton triste, sans me tutoyer, comme il en avait l’habitude : — Ma chère Éléonore, avant de quitter Belveser, vous reverrez votre cousin Gaston ; dites-lui que je pars avec le regret de ne pouvoir lui serrer une dernière fois la main. — Et à Anastasie ? lui demandai-je, ne dois-je rien lui dire ? — Assurez Mlle de Colobrières de mon respect, me répondit-il ; priez-la de se rappeler quelquefois notre promenade à l’Enclos du Chevrier ; dites-lui encore que toutes les marques de bienveillance dont elle m’a honoré, par amitié pour vous, ont laissé dans mon cœur un souvenir ineffaçable.

Ces paroles répandirent dans l’ame d’Anastasie une secrète consolation ; elle comprit vaguement les regrets qu’emportait Dominique Maragnon, et elle sentit tout à coup en elle-même le courage de souffrir et la force de supporter long-temps la vie morne et solitaire qui l’attendait. Elle serra faiblement la main d’Éléonore ; mais elle n’osa lui répondre.

— Je promis à Dominique de vous dire tout cela, reprit Mlle Maragnon, et j’ajoutai qu’en même temps je m’engagerais à revenir au printemps recommencer ces promenades qu’il regrettait autant que moi ; mais il secoua la tête, et me répondit en soupirant : — Nous ne reviendrons pas cette année à Belveser ; mon père a décidé qu’après notre mariage nous ferions un long voyage en pays étranger…

La jeune fille s’interrompit à ces mots, et demeura un moment plongée dans d’amères réflexions.

— Cette idée de départ vous a affligée ? dit Anastasie ; vous vous êtes intérieurement révoltée contre la volonté de votre oncle ?

— Non, ce n’était pas là ce qui m’avait fait une si pénible impression, répondit Éléonore ; c’était le mot qu’avait prononcé Dominique… Elle hésita un moment avant d’achever, puis elle dit d’un ton concentré : — C’était la première fois que mon cousin me parlait directement de notre prochain mariage… Je ne sais ce qui se passa alors en moi… ce fut une impression étrange de crainte, de chagrin, presque de colère. Je retirai brusquement ma main, que Dominique tenait encore dans la sienne, et je détournai la vue en frissonnant. Sans doute, il s’aperçut de ce mouvement, et il en fut frappé ; car, bien que j’eusse les yeux baissés, je compris qu’il me regardait fixement, et je l’entendis murmurer : — Pauvre enfant, hélas ! Un instant après, il monta en voiture avec son père. Je craignais de l’avoir affligé, j’en avais comme un remords, et je m’approchai pour lui dire adieu encore une fois à travers la portière ; mais il ne me regardait pas : il avait les yeux tournés du côté de Colobrières, et sans doute, en son ame, il vous faisait ses adieux.

— Certainement il n’était pas fâché contre vous, dit Anastasie en soupirant, et le souvenir du léger tort que vous avez eu envers lui ne doit pas vous affliger. Reprenez donc courage, ma chère Éléonore, le courage d’être la plus heureuse des femmes.

Pendant cet entretien, le cadet de Colobrières avait jeté son fusil sur l’herbe, et s’était assis un peu en arrière d’Éléonore, le coude appuyé sur son genou et le front dans sa main. Plusieurs fois la jeune fille s’était retournée à demi vers lui, comme attendant une parole, un regard ; mais l’on eût dit qu’au lieu de prendre garde jà elle, il s’occupait à compter les clous du collier de son chien Lambin, accroupi à ses pieds. Éléonore se tourna enfin tout-à-fait, et lui dit d’un air de douceur plaintive : — Mon cousin, nous n’avons plus que quelques momens à passer ensemble… venez donc près de nous.

Il se leva silencieusement, et vint s’asseoir à côté d’elle. Les deux jeunes filles, absorbées dans leurs pensées, ne se parlaient plus. Mlle Maragnon avait laissé une de ses mains entre les mains d’Anastasie, de l’autre elle arrachait avec distraction les longs brins d’herbe qui avaient poussé contre le tronc renversé où elle était assise. À mesure qu’elle dispersait ces frêles tiges, Gaston les recueillait une à une et les gardait. Un moment après. Lambin ayant posé sa tête fauve sur les genoux de son maître, Éléonore cessa de briser les feuilles de la délicate graminée, et se mit à caresser lentement le lévrier. Alors le cadet de Colobrières prit cette main froide et douce, la pressa de ses lèvres, et la retint dans la sienne.

Il y eut encore un long silence. Déjà le vallon s’emplissait d’ombre, une légère brume s’étendait à la surface des eaux, et l’atmosphère s’était subitement refroidie sous le souffle humide du vent d’est qui commençait à murmurer entre les saules. Mlle Irène lisait depuis deux heures au bord de la source ; elle se hâta de fermer le volume, croisa son mantelet, et se leva en criant de sa voix sèche et flûtée : — Allons, mademoiselle, allons ! vous allez gagner un rhume ; le fond de l’air est déjà très froid.

En ce moment, l’on entendit rouler à l’entrée du vallon la voiture que Mlle Maragnon envoyait pour ramener sa fille. Gaston laissa aller la main qu’il retenait, et les deux cousines se levèrent. — Adieu, ma chère Éléonore, dit Mlle de Colobrières avec un accent inexprimable de douleur et de résignation, adieu, ne nous oubliez pas, vivez heureuse.

Éléonore sourit tristement, et dit, en élevant vers le ciel son beau regard plein de larmes : — Je ne connais pas le sort qui m’attend, j’ignore le bonheur qu’il peut y avoir pour moi dans l’avenir ; mais ce que je sais bien, c’est que mes plus beaux jours en ce monde sont déjà passés, c’est que les momens les plus heureux de ma vie se sont écoulés ici. Que Dieu, qui m’entend, me pardonne ! mais il me semble qu’à présent je serais contente de mourir, puisque je n’ai rien à attendre de meilleur sur la terre !

À ces mots, elle se jeta une dernière fois dans les bras d’Anastasie, fit un signe d’adieu à Gaston, et s’éloigna rapidement, suivie de Mlle Irène.

Le cadet de Colobrières et sa sœur remontèrent au château presque sans se parler ; la blessure que tous deux avaient au cœur était trop vive, trop saignante, pour qu’ils osassent y toucher. Sans se faire aucune confidence, ils s’étaient mutuellement compris, et ils n’avaient pas besoin de s’expliquer la situation de leur ame. En arrivant, il fallut pourtant déclarer à la baronne la nouvelle qu’ils venaient d’apprendre.

— Jésus, mon Dieu ! fit la bonne dame consternée, ma nièce s’appellera donc toujours Éléonore Maragnon ; c’est comme une nouvelle mésalliance. Cette enfant a du sang des Colobrières dans les veines ; elle est immensément riche, elle est jolie comme un ange ; sa mère aurait pu lui choisir un mari dans la petite noblesse, lui faire épouser un homme de robe dont le nom sonnerait mieux à l’oreille que ce nom roturier de Maragnon. Que dira votre père quand il apprendra ce mariage !

— Nous le lui laisserons ignorer, dit vivement Anastasie ; nous-mêmes, ma mère, nous n’en parlerons plus ; il y a des choses qu’on ne doit pas rappeler.

— Vous avez raison, ma fille, répondit la baronne en soupirant ; il faut se taire sur ses afflictions, si l’on veut vivre en paix dans les familles.

Le mariage d’Éléonore avec son cousin demeura un secret entre la baronne et ses enfans ; la Rousse elle-même, qui les observait continuellement et épiait tous leurs entretiens, ne sut rien de cet événement. La malheureuse fille s’aperçut de la profonde tristesse du cadet de Colobrières sans en deviner la cause, et ne comprit pas davantage le motif de la mélancolie où sa jeune maîtresse était plongée. La conduite du baron lui semblait aussi tout-à-fait inexplicable : le jour même où elle avait découvert les relations de la famille de Colobrières avec la famille Maragnon, elle les avait racontées au vieux gentilhomme en y joignant tous les détails, tous les commentaires qu’une fille amoureuse et jalouse était capable d’ajouter à ce récit. Le baron l’avait écoutée avec un grand sang-froid ; ensuite il lui avait recommandé le plus profond silence, et, au lieu de faire, comme d’habitude, sa partie de boules, il était allé se promener seul dans les champs. Le même jour, il avait écrit une lettre que la Rousse était allée porter secrètement au messager qui faisait, chaque semaine, le chemin du village à la ville voisine, pour mettre à la poste la correspondance de tout le pays. Ensuite les choses avaient marché dans l’ordre habituel ; il n’y avait rien eu de nouveau que le mauvais temps qui était venu emporter la récolte, et une certaine tristesse peinte sur tous les visages.

Gaston et sa sœur sortaient presque tous les jours comme de coutume, mais, au lieu de retourner dans le vallon, ils suivaient des sentiers plus difficiles et gagnaient les hautes terres, où ils étaient sûrs de ne rencontrer personne. Alors ils s’asseyaient à l’abri d’un rocher et demeuraient là long-temps, n’échangeant que de rares paroles, et le regard perdu dans les profondeurs de l’horizon. Cependant, lorsqu’ils rentraient au château, ils reprenaient machinalement les monotones habitudes de leur intérieur, et rien ne décelait la secrète souffrance, le morne ennui où ils étaient plongés. Le baron avait toujours la même figure sévère et soucieuse ; il ne faisait plus sa partie de boules et passait des journées entières à se promener les mains derrière le dos, dans le verger, en ayant l’air d’inspecter le travail du vieux Tonin, lequel avait courageusement entrepris de réparer le désastre causé par les dernières pluies. Pendant les repas, il était silencieux, et après le souper il lisait attentivement le volume du nobiliaire que depuis quelque trente ans il avait l’habitude d’ouvrir chaque soir. Seule, la baronne conservait cette sérénité d’esprit, cette placide humeur qui l’avait aidée à supporter toutes les peines de sa vie. Certaines choses la frappaient et l’inquiétaient pourtant. Elle remarquait que Gaston ne chassait plus, puisqu’il rentrait toujours la carnassière vide, et qu’Anastasie ne babillait plus avec elle comme autrefois en tricotant le soir autour de la table. Il lui semblait aussi que la jeune fille luttait contre un secret accablement, contre une sorte d’attendrissement douloureux, qui à la moindre cause faisait couler de ses yeux des larmes qu’elle cachait et essuyait furtivement ; mais la baronne était d’une imagination trop simple, elle avait vécu dans une trop grande ignorance des passions, pour soupçonner ce qui se passait dans l’ame de ses enfans, et, ne sachant de quel chagrin il fallait les soulager et les guérir, elle se bornait à leur témoigner une tendresse plus affectueuse.

Une après-midi, tandis que Gaston et sa sœur se promenaient au loin, et que le baron marchait dans son verger la tête baissée et en sifflotant avec plus d’entrain encore qu’à l’ordinaire, la baronne, qui travaillait près d’une des fenêtres de la salle, aperçut à son grand étonnement le messager du village, lequel traversait la cour d’honneur une lettre à la main.

— Jésus ! s’écria-t-elle en se levant tout effarée, un message pour nous !… C’est quelqu’un de nos enfans qui nous écrit.

Elle reçut la lettre d’une main tremblante, et regarda d’abord le cachet : il était de cire rouge, et portait, au lieu de chiffre ou d’armoiries, l’anagramme du Christ.

— Que béni soit le ciel ! murmura la baronne en soupirant comme soulagée d’une crainte, ce n’est pas un cachet noir ; tous mes enfans sont vivans… Cette lettre porte le timbre de Paris… si je ne me trompe, elle est de ma fille aînée.

La Rousse, qui était toujours aux aguets, courut avertir le baron. Celui-ci vint aussitôt, et ouvrit la missive, dont sa femme avait respecté le cachet. Il la lut à voix basse d’un bout à l’autre, puis il la replia froidement, la mit dans sa poche et fit un pas vers la porte.

— Monsieur, vous ne me dites rien… vous ne me parlez pas du contenu de cette lettre ? s’écria la baronne en le retenant. Et, comme il ne lui répondait pas, elle ajouta avec une sorte d’effroi : — C’est une lettre d’Euphémie, de notre fille aînée, qui est maintenant la mère Angélique de la Charité, supérieure du couvent de Notre-Dame de la Miséricorde à Paris. Qu’écrit-elle donc, grand Dieu ! que vous craigniez de me l’apprendre ?

— Ce qu’elle m’écrivait autrefois quand elle était au couvent d’Aix, et que je lui mandais qu’une de ses sœurs se disposait à aller la rejoindre, répondit le baron.

Mme de Colobrières demeura un moment immobile de saisissement ; jamais il n’était entré dans sa pensée qu’Anastasie, son dernier enfant, sa fille bien aimée, dût la quitter comme ses sœurs et s’ensevelir dans un cloitre. Cette douleur imprévue était la plus cruelle qu’eût jamais subie son cœur de mère, et elle ne put s’y résigner. Son désespoir lui inspira une soudaine énergie, et pour la première fois de sa vie elle se révolta contre l’autorité de son mari. Cette femme si soumise, si faible, releva la tête et dit avec une douloureuse fermeté : — Non, monsieur, je ne vous abandonnerai pas ma fille ; je ne me laisserai pas arracher ainsi l’un après l’autre, et jusqu’au dernier, tous les objets de ma tendresse. Dieu seul sait ce que j’ai souffert déjà !… Dieu seul sait quelles larmes j’ai répandues quand j’ai vu partir pour toujours ces chères créatures que j’avais élevées avec tant d’amour ! Plût au ciel que je me fusse alors révoltée contre votre volonté !… Il n’y a pas de nécessité qui puisse obliger une mère à chasser ses enfans… Il y avait ici du pain pour tous, et, s’il l’avait fallu, j’aurais travaillé de mes mains pour leur en donner… Oui, monsieur le baron, plutôt que de rejeter loin de nous ces innocens qui pleuraient en nous quittant, au lieu d’enfermer les uns derrière les grilles d’un couvent, et d’abandonner les autres aux hasards de la vie du monde, il eût mieux valu les garder dans la maison où ils sont nés, et, mettant tout orgueil sous les pieds, labourer avec eux les terres de la baronnie…

— Assez, madame ! interrompit le baron avec indignation ; n’abaissez pas davantage le nom que vous portez. Vos enfans ont eu l’honneur de naître gentilshommes, et, je le jure, moi vivant, ils ne manqueront pas à leur origine !…

— Aucun n’y a manqué, monsieur, répondit la baronne, dont l’énergie commençait déjà à faiblir, et qui sentait sa résistance tourner aux larmes. Nos aînés ont pris le parti que vous leur avez commandé, et, s’il plaît à Dieu, ils sont satisfaits de leur sort ; mais la nécessité qui les a éloignés de nous ne nous contraint pas à mettre aussi Anastasie au couvent. C’est une enfant d’une humeur douce, quoique un peu triste ; sa docilité, son respect, son amour pour ses parens, sont sans bornes ; elle est l’ornement et la joie de notre intérieur. J’avoue la faiblesse de mon cœur : quand elle est près de moi, je ne regrette plus mes autres filles ; elle les remplace toutes. Le ciel nous l’a donnée pour soigner notre vieillesse ; il faut qu’elle reste avec nous et nous ferme les yeux… Parfois, quand je considère son air sage, son parler aimable, sa figure d’ange, il me vient un espoir…

— Un espoir chimérique, interrompit brusquement le baron ; une fille de qualité sans dot ne trouvera jamais d’autre mari qu’un homme sans nom…

— J’étais pauvre, monsieur le baron, et pourtant un gentilhomme m’a fait l’honneur de m’épouser ! répliqua Mme de Colobrières avec fierté.

— Un semblable bonheur est trop rare pour que vous puissiez espérer qu’il arrivera aussi à votre fille, répondit le baron avec une naïveté superbe.

— Eh bien ! elle ne se mariera pas, se hâta de dire la bonne dame ; elle vivra ici près de nous, et, quand nous n’y serons plus, il lui restera encore son frère, notre Gaston…

— Je ne vous ai pas encore fait connaître mes desseins relativement au chevalier de Colobrières, reprit le vieux gentilhomme avec décision ; le moment est venu où il doit prendre parti à son tour.

— Quoi ! mon fils va nous quitter aussi ! s’écria la baronne hors d’elle-même ; vous voulez donc me faire maudire le jour où je me mariai pour mettre au monde des enfans que je devais tous perdre sans que ce fût Dieu qui me les ôtât ?… Mais il me reste un espoir, monsieur !… Votre fils, votre fille, ne vous obéiront pas, et moi, leur mère, je les soutiendrai dans leur révolte… J’ose vous le déclarer en face !…

À ces mots, elle retomba épuisée et presque sans connaissance sur son siège. Tandis que la Rousse s’empressait de lui porter secours, le baron sortit et gagna la porte du château. En ce moment, le cadet de Colobrières et sa sœur revenaient de leur promenade et remontaient lentement le chemin rocailleux qui aboutissait à la plate-forme. Le vieux gentilhomme était bien décidé à en finir avec toutes les résistances ; les révélations de la Rousse avaient blessé ce qu’il y avait en lui de plus vif : le sentiment de son autorité et son orgueil de gentilhomme. Tout ce qu’il avait appris des relations de ses enfans avec la famille Maragnon lui causait une indignation profonde, et il était bien résolu à rendre impossible cette double alliance, que les manans du pays avaient l’impertinence de considérer comme une bonne affaire pour les Colobrières.

Le baron s’arrêta gravement à l’entrée de la plate-forme, et, lorsque ses enfans s’avancèrent pour le saluer, il ordonna du geste à Gaston d’aller rejoindre Tonin dans le verger, et dit à sa fille d’un ton bref :

— Mademoiselle de Colobrières, je désire avoir avec vous un moment d’entretien.

— Je suis à vos ordres, mon père, répondit-elle un peu étonnée de cette formule, que le baron n’employait que dans les occasions solennelles. Il la conduisit à l’extrémité de la plate-forme, et, la faisant asseoir sur le parapet, il prit place auprès d’elle, puis il tira de sa poche la lettre de la mère Angélique de la Charité et la lui remit en disant :— Lisez ; ceci vous fera suffisamment connaître ma volonté. Lisez tout haut.

Anastasie prit la lettre et lut lentement, sans trouble, sans surprise, sans altération dans la voix.


Paris, ce 20 janvier 17…

« MONSIEUR ET TRES HONORE PERE,

« J’ai reçu une sensible joie de la lettre par laquelle vous me marquez que votre intention est de mettre en religion, dans l’ordre de Notre-Dame de la Miséricorde, votre plus jeune fille, ma chère sœur Anastasie. Le cloître est le port du salut pour celles qui, comme les aînées de votre famille, y sont appelées par une vocation véritable. Ce sera avec une satisfaction infinie que je recevrai dans notre maison cette nouvelle épouse du Seigneur, et toute la communauté, aux prières de laquelle je l’ai déjà recommandée, partage l’impatience que j’ai de la voir parmi nous.

« Nos très chères sœurs du couvent d’Aix, auxquelles j’ai écrit, les priant de chercher une personne de toute confiance pour accompagner dans son voyage notre jeune novice, s’en sont occupées avec tout le zèle imaginable. Elles me marquent qu’elles ont trouvé dans leur ville une dame de qualité, laquelle, étant sur le point de partir pour Paris, prendra volontiers Mlle de Colobrières dans son carrosse. Je vous en avise, afin que, sans perdre de temps, vous disposiez son départ.

« Assurez ma mère de mon attachement et de mon respect ; je me recommande à ses prières comme à celles d’une sainte.

« J’attends ce que vous m’ordonnerez d’ailleurs pour le bien de la religion et l’intérêt de notre famille, vous suppliant de croire, monsieur et très honoré père, à l’inviolable affection et au profond respect de votre fille et très humble servante. »

Le baron observait le visage d’Anastasie pendant cette lecture ; il s’attendait à des pleurs, à une certaine résistance ; mais elle ne versa pas une larme, et, quand elle eut fini, elle lui tendit la lettre, en disant d’une voix qui ne trahissait aucun combat intérieur :

— Je suis prête à vous obéir, mon père.

Cette soumission toucha le vieux gentilhomme ; la colère amassée au fond de son ame s’évanouit subitement, et il dut faire un grand effort sur lui-même pour dire à Anastasie : — Eh bien ! ma fille, vous partirez après-demain pour Aix… Vous le voyez, le temps presse…. D’ailleurs il vaut mieux que cette séparation s’accomplisse tout à coup que de s’y préparer par des adieux pénibles. Vous épargnerez ainsi des larmes à votre mère.

— Ma mère ! murmura la jeune fille en baissant la tête sur ses mains jointes, comme si ce seul mot eût brisé sa fermeté d’ame ; mais, reprenant presque aussitôt la tranquille résolution qu’elle venait de manifester, elle assura de nouveau son père de son obéissance, et le pria de lui permettre de rester seule un moment pour se recueillir et se remettre un peu avant de rentrer au château.

Le baron s’éloigna en silence, et alla trouver Gaston. Il prévoyait de la part de son fils une vive opposition à ses volontés, car il n’avait pas eu peine à concevoir tout ce que la Rousse lui avait raconté de la passion du cadet de Colobrières pour Mlle Maragnon. Ce n’était qu’en le séparant de l’objet de son amour qu’on pouvait venir à bout de cette inclination ; le baron l’avait bien compris, et il était résolu à l’éloigner pour long-temps, et, s’il le fallait, pour toujours. Il alla droit à Gaston, et, l’emmenant à travers les allées dévastées du verger, il lui dit de son air le plus froidement impérieux :

— N’avez-vous jamais pensé, monsieur le chevalier, qu’un jour viendrait où il vous faudrait suivre l’exemple de vos frères ?

— Pardonnez-moi, monsieur, répondit-il d’un ton de dignité soumise ; aujourd’hui même je songeais aux diverses carrières qu’ont embrassées mes aînés, et, avant de les imiter, j’avais résolu de m’en ouvrir avec vous pour me conduire ensuite selon vos conseils et vos ordres.

— Je n’ai jamais contraint l’inclination de mes fils, reprit le baron d’une voix radoucie : les aînés sont d’église, les plus jeunes ont pris le parti des armes ; mais je n’ai point dit à l’un : Vous vous ferez moine ; à l’autre : Vous servirez le roi. Ainsi vous pouvez choisir. Ce n’est pas comme votre sœur ; pour elle, il n’y a qu’une porte ouverte, c’est celle du couvent.

— Vous avez décidé, monsieur, que ma sœur entrerait en religion ? dit le cadet de Colobrières d’une voix émue ; elle va rejoindre ses aînées ? — Et, comme le baron fit un signe affirmatif, il ajouta : — Pour moi, je sens que la vie du monde n’a aucun attrait, et peut-être devrais-je, au lieu d’essayer de m’y faire une place, m’en aller tout droit rejoindre, au grand couvent des capucins d’Aix, votre fils aîné, le père Cyrille.

— Il faudra réfléchir là-dessus, dit vivement le baron ; j’ai quatre fils déjà dans les ordres mendians ; c’est bien assez, je crois, pour l’édification du monde. Au surplus, agissez selon votre vocation.

— Ma vocation serait, si le roi faisait la guerre, d’aller à l’armée me faire tuer ! murmura Gaston ; mais, puisque je ne puis pas mourir tout d’un coup, il faut que j’aille m’ensevelir dans un habit de moine.

— Plaît-il ? que dites-vous, mon fils ? demanda le baron, qui n’avait pas compris.

— Je dis, monsieur, que je suis prêt à vous obéir dans tout ce que vous me commanderez, répondit le cadet de Colobrières avec un soupir.

— Bien ! mon fils ; j’achèverai de m’expliquer plus tard, dit le baron touché et surtout étonné de cette soumission absolue, qui s’accordait si peu avec ce que lui avait dit la Rousse. Il n’y avait pas d’apparence que son fils songeât à prendre le froc, s’il eût arrangé son mariage avec l’héritière de Pierre Maragnon. Le baron finit par supposer que ces projets, qui l’avaient tant indigné, n’étaient pas aussi avancés qu’il le pensait d’abord, et qu’au lieu d’un mariage arrêté, il ne s’agissait que d’une inclination naissante. Cette certitude modifia tout à coup ses dispositions, et, sans renoncer encore à sa volonté, il regretta de l’avoir aussi impérativement manifestée.

Le digne homme rentra tout pensif au château, et, en attendant l’heure du souper, il monta dans l’espèce de grenier qu’il appelait sa bibliothèque, sous prétexte de chercher le second volume de son nobiliaire ; mais, en réalité, c’était pour se remettre de l’attendrissement douloureux où l’avaient jeté les paroles de ses enfans. Tandis qu’il fouillait, d’une main distraite, les paperasses moisies, les volumes dépareillés et rongés par les rats, qui gisaient sur des planches vermoulues, la baronne était sortie de la salle pour chercher Anastasie. Elle l’avait trouvée assise à la place même où l’avait laissée son père, les mains sur ses genoux, la tête inclinée et les yeux tournés vers la plaine, où se déroulaient les sentiers qu’elle parcourait naguère en allant à la Roche du Capucin. À la voix de sa mère, Anastasie tressaillit et passa la main sur son visage pour cacher ses larmes. La baronne s’assit auprès d’elle et lui dit avec un accent inexprimable de protection, de tendresse, de tremblante fermeté :

— Soyez tranquille, ma fille ; votre mère ne vous laissera pas sacrifier ainsi ; elle aura le courage de vous défendre… Ne pleurez plus, vous n’irez pas au couvent.

— Oh ! ma mère ! je demande au contraire comme une grace la permission d’y entrer, s’écria la jeune fille avec des sanglots et en inclinant son visage brûlant sur les mains de la baronne ; oui, j’aspire à cette retraite où l’on ne songe qu’à Dieu, où l’on oublie le monde. — Oui, j’obéirai avec joie à mon père, et je ne forme qu’un seul vœu, c’est celui d’accomplir promptement mon sacrifice.

Mme de Colobrières demeura un moment muette de surprise et de saisissement ; Anastasie ne lui avait jamais manifesté aucune disposition pour la vie religieuse, et cette vocation subite semblait cacher des choses qu’elle tremblait de comprendre.

— Ma fille, dit-elle en hésitant, vous n’êtes donc pas heureuse ici ?…

La jeune fille secoua la tête avec un geste de désespoir, et murmura sourdement : — J’y meurs mille fois chaque jour de regret et de douleur.

— Le temps vous ôtera ce chagrin, ma chère fille, reprit la baronne d’une voix plus basse, comme si elle eût craint d’entendre elle-même ses paroles ; vous oublierez ce qui cause votre peine… L’absence fait tout oublier, mon enfant ; vous retrouverez le contentement, la paix de l’ame…. Vous serez encore heureuse comme il y a quelques mois…

— Et quand ils seront revenus ! dit Anastasie en montrant d’un geste énergique la colline derrière laquelle se cachait le château neuf de Belveser. — Ils reviendront, reprit-elle avec une amère mélancolie, mais alors je ne serai plus ici… — Puis elle ajouta : — Oh ! ma mère ! il faut que je sois bien malheureuse, il faut que mon supplice soit bien grand, pour qu’il me donne la force de vous quitter !

La baronne était accablée ; son cœur saignait, frappé dans les endroits les plus sensibles, et, comme toutes les personnes faibles et timorées, elle s’accusait du mal qu’elle n’avait pas connu, et se reprochait les fautes qu’elle n’avait pu prévoir.

— Ma fille, hélas ! votre frère aussi me paraît triste depuis quelque temps, dit-elle hésitant encore à approfondir ses soupçons et à sonder cette nouvelle blessure ; je me suis aperçue de son chagrin, il souffre.

— Comme moi, ma mère, répondit Anastasie en élevant vers le ciel un regard où se peignaient à la fois l’ardente douleur d’une ame amoureuse et l’exaltation d’une martyre.

Mme de Colobrières demeura un moment comme affaissée sous le coup de cette double révélation ; mais elle ne tomba point dans le désespoir obstiné des natures violentes. Chez elle, d’ailleurs, la résignation naissait bientôt de l’abnégation de tout sentiment personnel, et elle supporta cette dernière épreuve avec le dévouement passif d’une mère qui compte pour rien son propre bonheur quand il s’agit de ses enfans. Elle reprit une apparence de fermeté, et, relevant Anastasie qui sanglotait, appuyée sur ses genoux, elle lui dit avec calme : — Ma fille, il faut vaincre votre chagrin et cacher vos larmes. Soyons courageuses toutes deux à ces derniers momens. Venez ; nous allons retrouver votre père. Qu’il ne soit plus question de rien ce soir ; nous nous attendririons, et le cœur nous faiblirait peut-être. Les femmes ne doivent pleurer que quand elles sont seules.

En effet, la baronne rentra dans la salle avec un visage tranquille, et, comme la veille, elle prit sa quenouille, et se mit à filer en attendant l’heure du souder. Un peu après, le baron descendit les mains chargées de bouquins et son tricorne couvert de toiles d’araignées. Il appela Gaston pour l’aider dans sa besogne, et commença à arranger et à collationner ces vieux volumes déchirés et poudreux, comme s’il eût pris le plus grand intérêt à leur conservation. La baronne, le voyant se donner tant de mouvement et de peine, dit tout bas à sa fille : — Votre père a bien du chagrin.

Cette soirée et la journée du lendemain s’écoulèrent comme d’habitude. On ne parla ni de séparation ni de départ ; seulement Tonin eut ordre de tirer d’une salle basse qui servait de remise une espèce de machine montée sur quatre roues que le baron appelait son carrosse, et sur laquelle les poules perchaient d’habitude dans la mauvaise saison. Ce berlingot, qui datait certainement des premières années du règne de Louis-le-Grand, et dans lequel les Colobrières avaient peut-être fait le voyage de la cour, était doublé d’une étoffe couleur feuille morte qui avait dû être jadis du velours cramoisi, et les portières étaient fermées par des rideaux de cuir sur lesquels on distinguait encore quelque chose comme un écusson armorié. C’était dans ce véhicule que le baron avait successivement emmené toutes ses filles, et fait chaque fois un voyage de six jours pour aller les mettre au couvent.

Le vieux serviteur secoua en soupirant la couche de poussière qui couvrait l’antique carrosse, brossa les banquettes, et mit un petit sac d’avoine dans le coffre aux provisions. — Est-ce que quelqu’un va partir ? lui demanda la Rousse, inquiète de ces préparatifs.

— Je n’en sais rien, répondit Tonin la larme à l’œil ; mais ceci présage, je crois, que demain il n’y aura pas quatre couverts sur la table.

— Jésus ! fit la Rousse en pâlissant, qui donc s’en irait ?…. M. le baron, peut-être, à cause de cette lettre qu’il a reçue ?…. Ça ne peut être que lui qui ait affaire hors d’ici, n’est-ce pas, Tonin ?

— Je n’en sais rien, répéta le vieux domestique.

— Quand le saurons-nous, Seigneur mon Dieu ! s’écria la jeune servante de plus en plus inquiète et alarmée ; au risque de leur manquer de respect, je vais interroger mademoiselle, M. le chevalier….

— Garde-t’en bien ! répondit Tonin en la retenant ; M. le baron ne s’est peut-être pas expliqué avec eux. Au reste, nous saurons bientôt ce qui en est, car demain matin j’ai ordre d’aller chercher la jument de meste Tiste, ton parrain, M. le baron la lui ayant empruntée pour quelques jours.

Le même jour, la baronne prépara elle-même quelques provisions qu’elle fit mettre dans le carrosse, et quand la nuit fut venue, au lieu d’attendre dans la salle l’heure du souper, elle passa dans sa chambre à coucher, où Anastasie et le cadet de Colobrières vinrent bientôt la rejoindre. Cette chambre était une vaste pièce à peu près démeublée, et où de mémoire d’homme on n’avait pas fait de feu. Un antique lit caché sous de lourds rideaux de couleur sombre, une armoire de noyer curieusement sculptée, une table à pieds chantournés et quelques sièges dépareillés étaient rangés de loin en loin et de manière à occuper le plus d’espace possible ; mais ils ne suffisaient pourtant pas à garnir le tour de la chambre qui, au premier coup d’œil, paraissait tout-à-fait nue. L’on était aux derniers jours de janvier, et le vent qui sifflait entre les boiseries mal jointes répandait un froid sec dans l’atmosphère ; l’on sentait venir de tous côtés des bouffées glaciales qui faisaient craquer les meubles et pétiller la petite lampe dont la lueur tremblotait à travers les demi-ténèbres de ce vaste appartement. Mme de Colobrières, après avoir fouillé le plus profond tiroir de l’armoire, apporta sur la table un coffret et une petite bourse de peau, la même que, bien des années auparavant, elle avait confiée un soir à la belle Agathe ; puis elle fit approcher ses enfans.

Le coffret contenait les bagues et joyaux qu’elle avait apportés en dot au baron de Colobrières ; c’étaient d’antiques anneaux ornés de pierreries, une montre d’or qui ne marchait plus depuis un demi-siècle, et quelques autres bijoux du même genre.

— Mon fils, dit-elle en s’adressant à Gaston, ceci m’appartient, et je vous le donne, non pour que vous le conserviez comme j’ai fait, mais pour que vous en dépensiez le prix selon vos besoins. Prenez aussi cette bourse ; elle contient les économies d’un grand nombre d’années, et le premier écu que j’y ai mis a été la cause de bien des malheurs dans notre famille… Je l’ai laissé là dedans, y ajoutant tout ce que je pouvais, dans l’espoir qu’un jour heureux viendrait où j’en ferais présent à ma dernière fille… Hélas ! c’est son cadeau de noces que je vous donne…

Elle se tut ; les larmes qui la gagnaient étouffaient sa voix ; mais, comme elle vit que ses deux enfans pleuraient, elle se fit violence pour surmonter sa douleur, et reprit d’un ton tranquille et d’un air presque satisfait : — Tout cela réuni, mon fils, forme une petite somme assez ronde pour que vous puissiez accompagner votre sœur non pas seulement jusqu’à Aix, comme c’est la volonté de votre père, mais jusqu’à Paris.

— Ah ! ma mère, s’écria Anastasie, ceci est la plus grande consolation que votre tendresse pût me donner ! je ne l’aurais pas demandée…. je n’aurais pas osé l’espérer….

— Pauvre enfant ! elle aurait vu… je l’aurais suivie à pied ! murmura le cadet de Colobrières.

Un peu après, le baron entra et vint s’asseoir à côté de sa femme. Déjà l’horloge avait sonné neuf heures, et depuis long-temps le couvert était dressé dans la salle ; mais on ne soupa point ce jour-là. Après avoir long-temps attendu, le vieux domestique alla retrouver la Rousse, et lui dit d’un air consterné : — Personne ne s’est mis à table ; certainement ce sont nos jeunes maîtres qui partent.

— Est-ce bien sûr ? fit la Rousse en passant la main dans ses cheveux jaunâtres avec un geste de désespoir. — Puis elle ajouta, consolée par une idée subite : — Ils ne refuseront pas de m’emmener avec eux !

L’on n’entendait aucune parole, aucun bruit dans la chambre à coucher de la baronne. Le cadet de Colobrières et sa sœur se tenaient en silence aux côtés de leur mère, qui semblait prier mentalement. Le baron, droit sur son fauteuil, muet et immobile comme une statue, réfléchissait tristement aux obligations qu’impose une haute naissance, et aux devoirs d’un vrai gentilhomme. Lorsque l’horloge sonna la demie après neuf heures, Mme de Colobrières serra la main de sa fille avec un tressaillement imperceptible ; alors Anastasie se leva, et au lieu de faire la révérence à son père, comme de coutume, avant de se retiren elle se mit à genoux devant lui, et lui demanda sa bénédiction. Le vieux gentilhomme étendit sa main sur cette belle tête inclinée ; puis, entraîné par les mouvemens de son cœur, il l’embrassa étroitement, et dit à voix basse en la serrant contre sa poitrine : — Ma fille, je n’exige rien de votre obéissance… Voulez-vous rester près de nous ?

Elle fit un geste négatif en serrant avec transport contre ses lèvres les mains de son père, se releva brusquement, et se précipita hors de la chambre sans faire ses adieux à sa mère, qui s’était agenouillée au pied du lit, le visage caché dans son mouchoir.

Le lendemain au petit jour, Tonin attelait la jument de meste Tiste à l’antique équipage, tandis que la Rousse achevait d’attacher en arrière du brancard le léger bagage des voyageurs. Lambin, qu’on avait mis à la chaîne, hurlait au fond de la cour, et les oiseaux d’Anastasie pépiaient transis dans leur cage, qui était restée toute la nuit sur la fenêtre. Bientôt le frère et la sœur descendirent ensemble. La Rousse, qui s’était éloignée un moment, revint en habit du dimanche, son grand chapeau plat sur la tête et son paquet sous le bras. — Où vas-tu donc, Madeleine, que te voilà si brave ? lui demanda le cadet de Colobrières d’un air surpris.

— Je vais avec vous, si c’est votre bon plaisir, répondit-elle d’un ton moitié suppliant, moitié résolu. Si je vous gêne dans le carrosse, je ferai la route à pied… Ça n’est pas si loin la ville d’Aix !…

— Mais ce n’est pas à Aix, c’est à Paris que nous allons, interrompit le jeune homme tout à la fois embarrassé et touché de cette marque de dévouement. C’est si loin, si loin, que nous ne pouvons pas t’emmener.

— Il y a pour un mois de chemin, ajouta le vieux domestique.

— Rentre dans ta cuisine, mon enfant, reprit le cadet de Colobrières. Je te recommande le pauvre Lambin… il sait que je vais partir, et pousse des gémissemens pitoyables… Allons ! adieu… À ces mots, il lui tendit sa main qu’elle toucha machinalement. Anastasie s’approcha d’elle alors, et lui dit d’une voix émue : — Adieu, la Rousse. J’ai laissé pour toi, dans ma chambre, un petit paquet de mes meilleures hardes ; c’est tout ce dont je peux disposer. Aie bien soin de ma mère, et parle-lui de nous souvent…

Elle monta dans la voiture ; le cadet de Colobrières prit place à son côté. Un petit paysan, qui devait les conduire jusqu’à Aix et ramener ensuite la jument de meste Tiste, sauta sur le brancard en faisant claquer son fouet sur les oreilles de la bête. — Adieu, ma mère ! s’écria Anastasie en jetant un dernier regard vers les croisées fermées de la chambre de la baronne ; adieu… je ne vous verrai plus !… Hélas ! pouvait-il y avoir pour moi une douleur plus affreuse que celle de cette séparation !…

À ce moment, la voiture ayant tourné, elle aperçut à travers les brumes matinales le sommet de la Roche du Capucin que le soleil levant baignait d’une lumière dorée. Mlle de Colobrières jeta un long regard sur la plaine, sur la tranquille vallée, et répéta dans son cœur : — Adieu ! Puis elle ferma les yeux et se renversa au fond du carrosse, qui partit au grand trot. La Rousse, immobile sur la plate-forme, suivit un instant du regard l’équipage qui, de cahot en cahot, atteignit bientôt le bas de la descente ; puis elle se mit à courir tout éperdue dans le chemin. Lambin, qui venait de rompre sa chaîne, passa devant elle comme un trait, et suivit la trace de son maître.

La jeune servante et le chien coururent un quart de lieue derrière le carrosse ; les voyageurs n’aperçurent que Lambin, qui jappait et sautait contre les roues, tandis que la Rousse, blême et haletante, criait d’une voix qui se perdait dans l’espace :

— Monsieur le chevalier !… mademoiselle !… je veux m’en aller avec vous ! emmenez-moi !..

Elle perdait du terrain cependant, tandis que Lambin se tenait toujours en tête du carrosse, malgré les coups de fouet que lui cinglait le petit conducteur. Enfin l’intelligent animal fit un crochet, revint sur ses pas, et, s’élançant d’un bond par-dessus l’attelage, tomba sur la banquette de devant, à côté du cadet de Colobrières. Celui-ci allait le chasser ; mais Anastasie le retint par son collier, et dit en passant la main sur son poil hérissé :

— Emmenons-le, mon frère…

La Rousse était tombée, hors d’haleine, au bord du chemin ; un moment encore elle suivit des yeux le carrosse qui fuyait environné d’un tourbillon de poussière, et, quand il eut disparu, elle murmura :— À Paris ! Seigneur, mon Dieu !… à Paris !… Oh ! mais j’irai !…


IV.

À l’époque où se passait la simple histoire dont nous avons entrepris le récit, il y avait, au centre de Paris, dans la rue du Vieux-Colombier, un édifice de médiocre architecture et d’un aspect assez triste. Les brouillards éternels qu’engendre la Seine avaient donné aux murailles ces tons moisis que revêtent les monumens dont on a négligé pendant plusieurs siècles de badigeonner l’extérieur. La porte était solide comme celle d’une prison, et les rares fenêtres qui s’ouvraient sur la rue étaient munies de doubles grilles. Ce fut au seuil de cette maison qu’un carrosse de voyage s’arrêta un matin du mois de février, et déposa Mlle de Colobrières. Quant à Gaston, il était descendu dans une hôtellerie voisine, en attendant l’heure de se présenter au parloir du couvent de Notre-Dame de la Miséricorde.

Anastasie traversa, conduite par une sœur converse, la cour humide et sombre qui séparait la rue des bâtimens claustraux. Elle entra ensuite dans une espèce de vestibule au fond duquel s’ouvrait une porte peinte en noir et surmontée d’une croix. La sœur converse sonna discrètement. Aussitôt le guichet s’ouvrit, une figure ridée apparut derrière le grillage ; puis une voix fêlée et un grand bruit de clés se firent entendre simultanément.

— Jésus soit béni ! disait la voix tandis que les clés grinçaient dans les lourdes serrures, c’est Mlle de Colobrières qui arrive ! Quel heureux événement ! quelle joie pour la communauté !

La porte massive s’ouvrit enfin, et la vieille religieuse à laquelle étaient confiées les fonctions de tourière prit Anastasie par la main, en s’écriant : — Entrez, entrez, mademoiselle… Mon doux Sauveur, que je suis aise de vous voir !… Permettez, mon enfant, je veux être la première à vous embrasser.

À ces mots, elle toucha du bout des lèvres les joues fraîches d’Anastasie, qui, reconnaissante de cet accueil empressé, balbutiait des remerciemens, et sentait graduellement s’évanouir l’espèce de serrement de cœur qu’elle avait éprouvé en entendant se refermer derrière elle la porte de clôture. Elle se laissa emmener à travers un long corridor, et pénétra, guidée par la tourière, dans une petite salle froide. nue et mal éclairée ; cette pièce était le parloir de la supérieure. Les murs, simplement blanchis à la chaux, étaient ornés, en guise de tableaux, d’inscriptions pieuses encadrées dans des feuillages bleus et jaunes d’un goût tout-à-fait primitif. Une table et quelques chaises de paille composaient tout l’ameublement. Dans le fond de la salle, il y avait une large ouverture grillée à travers laquelle on parlait aux personnes séculières.

— Asseyez-vous, mademoiselle, dit la sœur tourière avec empressement ; je vais avertir notre mère que vous êtes ici. Quelle joie pour son cœur de présenter à la communauté une personne si charmante et qui lui tient d’aussi près ! Quel jour de bénédiction pour notre maison !

Elle s’en alla à ces mots, d’un pas encore agile et en faisant sonner le trousseau de clés suspendu à sa ceinture. Anastasie tomba toute transie sur une chaise ; le premier aspect du couvent lui semblait fort triste, et, en effet, le château délabré de son père était un lieu de plaisance en comparaison de cet édifice environné de noires murailles, et où tout annonçait les renoncemens, l’étroite pauvreté de la vie monastique. Mais elle ne demeura pas long-temps livrée à ses réflexions, la porte du parloir s’ouvrit, et une religieuse entra posément, les bras croisés sur sa poitrine et les mains cachées dans les amples manches de sa robe : — Ma chère enfant, soyez la bienvenue ! dit-elle en baisant Anastasie au front et en la considérant d’un regard tout à la fois mélancolique et satisfait.

— Vous êtes ma sœur, ma sœur Euphémie ! s’écria celle-ci en lui prenant les mains et les serrant contre son cœur.

— Je suis la mère Angélique de la Charité, répondit la supérieure en souriant ; ici, mon enfant, la parenté spirituelle remplace les liens du sang ; je ne suis plus votre sœur, car je suis votre mère en Jésus-Christ. — Vous voici donc parmi nous, ma fille ? ajouta-t-elle en arrêtant sur les yeux d’Anastasie son regard clair et profond, j’avais cru long-temps que vous ne rejoindriez pas vos aînées, et que la volonté de nos parens était de vous garder pour prendre soin de leur vieillesse.

— Ce n’est pas la volonté seule de mon père qui m’a amenée ici ; répondit Anastasie, c’est ma vocation.

— Une vocation subite ? demanda la religieuse.

— Oui, ma mère, répondit Mlle de Colobrières en baissant les yeux, comme si elle eût craint que le regard pénétrant de la mère Angélique découvrît le fond de sa pensée : oui, j’ai pris tout à coup en dégoût la vie du monde. Quoique le château de Colobrières soit un séjour tranquille, une solitude comparable à ces monastères que de saints personnages habitent dans le désert, j’aspirais à une retraite encore plus profonde ; j’ai voulu m’y réfugier…

— Et quand vous êtes entrée ici, votre ame, parvenue enfin au but de ses désirs, a tressailli de joie ? dit la mère Angélique, et vous vous êtes écriée, comme sainte Brigitte : Ce lieu-ci est le jardin des délices qui mène à la vie éternelle !

Anastasie soupira profondément et demeura muette.

— Ma fille, continua la religieuse avec un léger sourire, je le vois bien, ce n’est pas là tout-à-fait ce que vous avez ressenti en passant la porte de clôture ; cette première épreuve vous a un peu abattue. Cela ne doit ni vous rebuter, ni vous étonner : il y a des cœurs dont Dieu ne veut pas tout d’abord.

— S’il est miséricordieux, s’il est juste, il prendra le mien ; j’ai la bonne volonté de le lui donner, s’écria la pauvre enfant en pleurant.

— Ne vous attendrissez pas, ma fille ; séchez vos larmes, dit doucement la mère Angélique. Allons ! remettez-vous et ne réfléchissez plus sur tout ceci. Prenez ce livre, mon enfant, et lisez tandis que je vais écrire à M. le chevalier de Colobrières de venir faire collation avec nous ce soir.

— Quoi ! ma mère, dans le couvent ? dit Anastasie fort étonnée ; mais il est donc permis d’ouvrir aux hommes la porte de clôture ?

— Point du tout, répliqua vivement la mère Angélique : nos supérieurs ecclésiastiques et les princes du sang royal ont seuls le privilège de pénétrer dans les bâtimens claustraux ; mais, avec ma permission, tout le monde peut se présenter aux grilles, et c’est dans ce parloir que ce soir même votre frère fera collation avec nous. À ces mots, elle s’approcha de la table, ouvrit un petit pupitre, et commença à écrire après avoir mis entre les mains d’Anastasie le livre de la Religieuse parfaite.

Tout en lisant le pieux volume du père Maltagne, Mlle de Colobrières se prit à considérer furtivement l’imposante figure qu’elle n’avait pas encore osé regarder en face, et vers laquelle son cœur était attiré déjà par une sorte de tendresse craintive.

La mère Angélique de la Charité avait atteint l’âge mûr ; mais un léger embonpoint et la pâle fraîcheur de son teint lui donnaient encore un air de jeunesse. Ses traits étaient grands, réguliers, et sa bouche, finement coupée, était souvent entr’ouverte par un sourire discret. Elle tenait de sa mère ce long regard limpide et doux particulier aux yeux d’une nuance indécise entre le bleu et le vert glauque. Pourtant la ligne légèrement circonflexe de ses sourcils et son large front découvert rappelaient le sévère visage du baron de Colobrières, et l’ensemble de sa figure exprimait la décision, la fermeté d’esprit, une austère bonté. L’habit qu’elle portait relevait la beauté régulière de ses traits. C’était une robe de couleur gris-maur, avec un scapulaire de serge blanche qui descendait jusqu’à ses pieds. La guimpe, arrangée de manière à couvrir une partie des joues, cachait entièrement ses cheveux, et un ample voile noir flottait sur ses épaules. Un crucifix, attaché à un ruban noir aussi, retombait sur sa poitrine en manière de collier, et comme l’insigne de sa profession religieuse.

— Le chevalier de Colobrières ne s’attend guère à mon invitation, dit la mère Angélique en fermant le billet qu’elle venait d’écrire. Le pauvre garçon ne connaît ame qui vive dans cette Babylone, et le temps doit déjà lui paraître bien long. Il est seul, je suppose ?

— Seul avec son chien Lambin, répondit naïvement Anastasie.

— Ne sachant où prendre un conseil, murmura la mère Angélique, sans protection de personne, et léger d’argent peut-être… Quelle situation !

— Le dessein de mon frère est, je crois, de se retirer aussi du monde, dit Anastasie ; il suivra l’exemple de ses aînés…

— Que la Providence nous aide ! interrompit la mère Angélique ; il ne faut pas souffrir cela. Je ne suis qu’une pauvre recluse renfermée dans le cloître dès sa jeunesse ; cependant je peux donner peut-être un bon avis à ceux qui vivent dans le monde… Ce soir, je parlerai à votre frère… En attendant, ma fille, je vais vous présenter à la communauté ; suivez-moi.


Mme CHARLES REYBAUD.

  1. Voyez les livraisons du 15 novembre et du 1er décembre.