Le Cœur tendre et cruel/Partie 2

Ernest Flammarion (p. 115-166).


DEUXIÈME PARTIE


I


Après une heure d’intervalle, les mots sonnaient encore aux oreilles de Georges :

— Bon pour le service armé !

Tantôt c’était une délivrance et tantôt une condamnation… Il semblait pourtant que la délivrance l’emportât. Depuis le 2 août, Georges souffrait d’une incertitude chronique qui, par intermittences, devenait aiguë. Le regard des femmes le remplissait de honte. À cause de sa charpente trop robuste, elles le considéraient avec défaveur, et plus d’une avait fait entendre le mot redoutable : « Embusqué ! » Il se glissait furtivement le long des murs ; il fuyait les jolis visages autant que les faces brutales :

— C’était intolérable !… J’ai bien fait de m’engager… Après tout, la guerre sera sans doute finie… avant que…

Il n’acheva point. Sans ressentir aucune prédilection pour la bataille, il subissait des élans soudains, où l’excitation de la jeunesse l’emportait vers les mystérieux héroïsmes. Et il osait maintenant contempler le flot de chair féminine qui coulait à travers la grande ville aussi abondamment que les eaux dans la montagne. Comme il y en avait ! Il semblait qu’on n’eût qu’un geste à faire — et elles demeuraient aussi lointaines que les sauvagesses cachées dans la brousse. Si encore il avait prétendu choisir ! Une laide lui suffirait bien, pourvu qu’elle ne fût pas repoussante.

Il allait, sa timidité tendue devant lui comme un grillage de fer, à la recherche de la formule libératrice. Les femmes demeuraient des substances insaisissables, inaccessibles. Il songeait à Marie avec un désespoir intolérable. L’avait-elle vraiment oublié ? Où vivait-elle ? Que dirait-elle si elle savait qu’il venait de s’engager ?

Une petite brume jaunâtre s’empara de la ville et Georges, ayant longtemps erré à la poursuite de celle qu’il n’atteindrait pas, se vit dans la rue Gay-Lussac, devant la maison où habitait un camarade nommé Bonnefoz, sur qui, de tout temps, il avait exercé une influence flatteuse.

« Allons le voir ! » se dit-il, sûr d’être admiré.

Quand il eut sonné trois fois, la porte s’entr’ouvrit ; il vit la petite Rose Bonnefoz :

— Oh ! c’est vous, fit-elle… Alors, vous pouvez entrer.

Il entra, tandis que la petite Rose disait :

— Maman est sortie… Émile est sorti… les bonnes sont sorties… Je suis toute seule.

Une natte blonde, tressée comme un câble, lui frétillait dans le dos ; des yeux tabac turc, longs et d’une finesse câline, éclairaient un visage mat où le hâle léger ressemblait à une pénombre ; la bouche était continuellement entr’ouverte. Une mystérieuse volupté sourdait de cette jeune créature.

« Elle a subitement grandi », songeait Georges.

— Quel âge avez-vous, maintenant ?

— Je viens d’attraper quinze ans !

Et donnant un petit coup sur sa jupe courte :

— Si vous pouvez attendre trois quarts d’heure, vous verrez Émile.

— Vous avez joliment grandi !

— S’pas ? fit-elle avec joie… Je grandis comme un arbre… Entrez là-dedans, m’sieu Georges.

Elle montrait un petit salon rouge, où s’entassaient toute espèce de vieux meubles.

— Là ! fit la petite Rose… Posez-vous… je vais vous jouer un carillon…

Georges s’enfouit dans une bergère, qui tremblait sur ses pattes, pendant que Rose prenait, sur la cheminée, une boîte à musique. Un air léger frissonna, jailli de très loin, d’un pays de brume, de feuilles vertes et d’étangs.

Il écouta, pris de langueur, en contemplant la fillette. On n’aurait pu dire si elle était adulte. Son visage fin décelait l’étourderie de la gamine et le rêve confus de la femme. Sa hanche était faite, son cou déjà paré de la grâce des belles. Subitement, il en fut amoureux. Il en fut amoureux comme s’il avait vécu une saison auprès d’elle — aussi amoureux que de Marie, quoique d’une façon extraordinairement différente. Et il épiait, exténué de tendresse, la petite jupe frémissant aux gestes de Rose et l’éclair argentin des dents.

— C’est joli, s’pas ? murmurait-elle… Je passerais des heures à l’écouter… on dirait de l’eau qui chante !

— De l’eau qui chante ! répéta-t-il d’une voix rauque et sournoise… C’est très joli ce que vous dites là.

— C’est joli ? Vrai ? Je ne savais pas.

Elle s’approcha de la bergère et s’assit sur le coin, avec un sourire gamin. Puis, saisissant la longue natte rayonnante, elle en donna un coup léger sur le visage du jeune homme. Il devint si pâle qu’elle s’en aperçut.

— Qu’est-ce que vous avez ?

Il ne répondit pas ; il la regardait fixement d’une manière pathétique, tendre, suppliante :

— Ah ! fit-elle.

Elle rougit un peu.

À travers la voix argentée du carillon, chacun entendait battre le cœur de l’autre. Complices de quelque chose qui n’existait encore que dans les ténèbres du mot, une même agitation, une même ruse, inclinaient leurs têtes. Mais la petite Rose était éparse et enfantine, tandis que Georges connaissait son péché pour n’avoir pas cessé de l’accomplir, en pensée, avec des centaines de passantes.

À la fin, il voulut parler, et soulevant ses mots ainsi que des fardeaux :

— Vos cheveux sont beaux comme le soleil ! bégaya-t-il.

Elle se mit à rire, d’un rire faux, charmant et agressif, avec ce halètement de la gorge, ce rythme saisissant et doux, qui n’a toute sa grâce que chez les oiseaux et les jeunes femmes. D’une main qui tremblait si fort qu’il dut s’y reprendre, il saisit la tresse lumineuse et la porta lui-même à son visage. Voyant que la petite se penchait, il posa longuement les lèvres sur l’herbe humaine.

D’abord Rose le regarda faire : ses yeux se brouillaient ; puis, avec un petit soupir, elle ferma les cils.

« Elle consent », se dit-il.

La joie de cette complicité fut trop violente : elle l’anéantit ; il n’eut même plus la force de retenir la chevelure, et pendant plusieurs secondes, ils palpitèrent, trop pleins de leur péché pour l’accomplir. Enfin, il avança le bras ; il vit tout proche l’émouvant visage pâle, avec la bouche entr’ouverte.

« Sait-elle seulement ce qu’est un baiser ? songeait-il. Ne va-t-elle pas avoir peur et s’enfuir ? »

Mais ce qui le poussait était plus fort que sa vie même… Il embrassa le front, puis les yeux, dont il sentit frémir les pétales, puis les lèvres. Qu’elles étaient jeunes, qu’elles étaient neuves, avec leur mouillure pareille à celle des petits enfants, leur pulpe ensemble ferme et fondante :

— Rose ! Rose ! gémissait-il… si tu savais !

Elle goûtait les baisers, comme un fruit inconnu ; elle ne savait même pas qu’il fallait les rendre. Et cela dura. Puis, comme si elle recevait une leçon subite de l’inconnu, elle attacha sa bouche à celle de Georges.

Il sentit que, s’il le voulait, elle s’abandonnerait comme une petite biche au fond des bois ; un torrent de sang aveugla sa volonté et toutefois, à travers le saisissement de la volupté et de la victoire, il pensait à l’âge de Rose, il se disait avec effroi :

« Elle est trop jeune… »

L’était-elle ? Est-ce que, à quinze ans, leur consentement ne suffit pas ? Il cherchait à se rappeler des textes ; d’autre part, il se figurait l’horreur des parents et d’Émile. Pour eux, elle était une enfant, et rien de plus.

« Non ! non ! ce n’est pas une enfant ! » songeait-il, tandis qu’il couvrait de baisers le visage de la fillette.

Et il lui semblait que, s’il pouvait seulement la posséder, peu importerait de mourir…

Les yeux de Rose étaient clos ; elle respirait à peine ; une langueur extraordinaire se mêlait sur son visage à l’ardeur sensuelle ; sa personnalité s’évanouissait sous des énergies implacables, forcenées et ravissantes.

Georges s’agenouilla ; et, ayant longuement baisé la cheville de Rose, sa bouche remonta le long du bas turquoise… La petite dentelle du pantalon fut un obstacle sacré, infranchissable ; il demeurait abîmé dans son désir :

« Je ne dois pas ! »

Pris au piège de ce commandement, il percevait de toutes parts des forces et des êtres qui ne voulaient pas qu’il possédât la petite Rose ; un individu sauvage clamait, plaintif et furieux, suppliant et révolté, tandis que l’individu social écoutait les lois et sanctionnait les morales. À vrai dire, celui-ci parut vaincu. Il concédait à l’autre que l’interdiction de posséder Rose était abusive et intolérable. Il n’aurait fait aucune défense, s’il avait été sûr que l’acte demeurerait inconnu ; mais il communiquait sa crainte au sauvage.

« Elle est femme ! affirmait le sauvage… Si je ne la cueille pas, un autre la cueillera !

« C’est une enfant ! » répondait l’autre…

Tous deux craignaient un fantôme absurde et redoutable. Un moment, le sauvage l’emporta ; le baiser déplaça la fragile barrière.

La peur fut tout de même la plus forte. Le jeune homme se releva ; il prit la petite sur ses genoux et, la pressant contre lui, il murmurait à travers le déluge des caresses :

— Oh ! Rose… je t’aime comme si je t’avais aimé toute ma vie… je t’aime comme si tu étais toutes les femmes… je pourrais mourir mille fois sans oublier cette minute.

Elle écoutait, les yeux entreclos, folle de ce désir, accru à chaque rencontre de leurs bouches, qu’elle sentait inassouvi et dont elle ne concevait pas l’au-delà. Leurs membres étaient enlacés, leurs poitrines unies et Georges, fondu de passion, convulsé d’angoisse, ferma les yeux :

« Je suis perdu ! » se dit-il.

La sonnerie d’un timbre les fit sursauter :

— C’est à la porte ! chuchota Rose.

La ruse féminine, développée par mille siècles de servitude, composa instantanément son visage :

— C’est rien ! reprit-elle avec un sourire. Maman, papa ou Émile ont la clef : Les bonnes aussi.

Tandis que Georges demeurait stupide, elle alla ouvrir la porte. On entendit une voix molle et un zézaiement ; Rose reparut.

— C’est quelque chose de l’électricité, dit-elle en agitant un imprimé.

Mais elle était redevenue étrangère. Ses yeux s’ouvraient larges, innocents et clairs. La crise semblait perdue dans un passé incalculable :

— Tiens ! fit-elle. Le carillon est arrêté.

Elle remonta vivement la frêle mécanique ; les notes légères reprirent, comme perdues au loin, sur un polder, dans le vent du large.

— Ce qu’il est frais ! s’exclamait-elle… C’est une musique d’éventail…

Il n’osait pas parler. Il était comme un homme plein de souvenirs anciens, merveilleux et poignants, et qui ne sait à qui en faire la confidence.

« Pourtant, cela se passait, il y a une minute ! »

Il ne pouvait se le persuader, il doutait presque qu’il se fût passé quelque chose.

— Rose ? dit-il si bas qu’elle l’entendit à peine.

Elle tourna vers lui sa bouche rieuse :

— Quelle heure est-il ?

Et avant qu’il eût tiré sa montre :

— Près de quatre heures… Maman va revenir… Oh ! écoutez, c’est ce passage qui est le plus joli.

Georges fut saisi d’épouvante : il crut que, jamais plus, elle ne voudrait se rappeler leur étreinte ; un froid polaire lui glaça les omoplates ; il gémit :

— Est-ce que tu m’aimes, Rose ?

Elle, plissant ses paupières fines, rapprocha son oreille du carillon et prit un air moqueur :

— Je ne sais pas !

Il se laissa tomber sur une chaise et se cacha le visage. Elle le considérait avec étonnement et satisfaction :

— Ben si ! reprit-elle, indulgente et curieuse… Et vous, est-ce que vous m’aimez ?

— Oh ! s’écria-t-il… si je vous aime !

Il s’était relevé, les yeux pleins de larmes, et il s’avançait sur Rose. Elle recula jusqu’à la cheminée et se débattit un peu lorsqu’il referma les bras sur elle. Puis, elle demeura immobile, acceptant des baisers sur la joue, mais refusant ses lèvres.

— Tu as déjà tout oublié ! cria-t-il avec désespoir.

Elle tendit l’oreille et murmura, d’un air gourmand :

— Vous m’écrirez une lettre, dites ?

Une clef s’introduisait dans la serrure :

— V’là maman.

Un bruit de jupes traversa l’antichambre, tandis que la petite Rose s’écriait :

— Bonjour, m’man… Est-ce qu’Émile ne va pas rentrer ? Y a m’sieu Georges qui voudrait le voir.

Mme Bonnefoz montra le visage tendu d’une femme qui a rôdé au Louvre ou au Printemps. Elle regarda Georges sans aucunement soupçonner qu’il était devenu l’ennemi de sa race.

— Je ne sais pas du tout quand Émile rentrera, répondit-elle, en échangeant un sourire et quelques paroles avec le triste Georges qui finit par repêcher une formule :

— J’espère être plus heureux une autre fois.

Lorsqu’il se retira, Rose fit quelques pas dans le corridor.

— N’oubliez pas la lettre ! chuchota-t-elle.

Il revit, sur le visage blanc, la langueur ardente et terrible.


Georges se heurtait à un instinct irréductible. Cet instinct lui affirmait qu’il n’avait cédé à aucune considération morale et que sa retenue ne servait à rien : Rose s’offrirait à un autre comme elle s’était offerte à lui. Et l’autre ne reculerait point. La chute serait aussi fatale que le cours des saisons :

— Je n’ai cédé qu’à la frousse ! concéda-t-il. Rien de plus…

À force de se le répéter, il sentit un soulagement bizarre, et d’autres émotions, venues sournoisement de l’arrière, se mirent à le harceler. Il s’avoua qu’il aimait Rose autant qu’il avait aimé Marie. Et même, ces deux amours, malgré l’extrême dissemblance de leurs genèses, ne différaient que par quelques points. Sans doute la sensualité dominait dans l’image de Rose, tandis que, avec Marie, une crise idéaliste avait longtemps amorti et même éteint le désir. Mais le même instinct religieux divinisait les deux légendes et les enveloppait d’une atmosphère identique. La soudaineté et la brièveté de la dernière aventure ne l’empêchaient point d’être déjà un univers de souvenirs. Lorsqu’il se reportait à la minute où le carillon éleva sa voix frêle, l’événement se perdait dans un passé insondable. S’il songeait à la première caresse de la natte blonde, il la voyait à une distance extraordinaire de l’étreinte qui avait suivi. Il se disait naïvement :

— N’est-il pas monstrueux qu’il ait suffi de quelques gestes pour que j’aime Rose ?

Ces paroles, en précisant sa pensée, l’atterrèrent ; il conçut que la fillette produirait exactement le même effet sur tous ceux avec qui elle ferait le même geste. Son charme était soudain, innombrable, irrésistible.

La jalousie planta ses crocs. Dans des pénombres équivoques, il ne cessait plus de voir des rivaux qui se substituaient à lui, recevaient comme lui la grâce incomparable, prenaient Rose sur leurs genoux, goûtaient, une à une, les aventures subtiles de l’avant-volupté et, de plus, la possédaient…

Il poussa un gémissement, il se mit à fuir à travers les rues, traqué par la jalousie comme par une bête carnivore.


II


Il passa trois jours noirs et merveilleux. Rose, la guerre, son départ, le saisissaient à son réveil, mais Rose était de beaucoup la plus forte. Elle était éparpillée en molécules innombrables dans chacun de ses sens, et concentrée dans chaque battement de son cœur. Sa narine ne cessait d’évoquer l’odeur légère de la peau et des vêtements. Son ouïe ne cessait d’entendre une voix trouble et mutine, un rire de cristal et de rivière. Son toucher se grisait inlassablement de la trace indélébile des lèvres, du cou, des cheveux. Sa vue recréait, nuit et jour, le visage pâle et chaud, les flammes humides des yeux, la langueur où retombait cette tresse tissée de soleil, qui avait commencé l’attaque. Il murmurait à chaque minute du jour :

— Rose… Rose !… petite Rose…

Il chavirait d’amour, d’humilité, de haines subites et de tendresses déchirantes. Souvent, il chantait, sur un air ancien :

Rose défit sa chaussure
Et mit, d’un air ingénu,
Son petit pied dans l’eau pure,
Je ne vis pas son pied nu.

Il répétait avec exaltation :

Son petit pied dans l’eau pure !

Ou encore :

Je veux te raconter, à noble enchanteresse,
Les diverses beautés qui parent ta jeunesse.

Des larmes lui montaient aux yeux, avec un désir si beau, si poignant et si pathétique, qu’il ne savait pas si c’était une joie ou un désespoir.

Trois jours de suite, il se mit en route pour aller voir Rose. Quand il arrivait en vue de la maison, une terreur tragique lui fauchait les chevilles. Les parents et Émile savaient… On le jetterait à la porte. Rose serait emprisonnée. Les images folles le suivaient, si rapides qu’il en suffoquait, et quand il parvenait à les chasser, il demeurait sans force, saisi d’une peur vide, aussi déprimante que la peur imagée.

Comme il errait, le quatrième jour, près de la demeure enchantée, Émile Bonnefoz parut. Et soudain, Émile lui fut très cher. Il ressemblait extraordinairement à Rose, par le disparate des yeux bruns et des cheveux blonds, par le teint, la bouche et presque la démarche. Il avait eu un petit saisissement, mais le sourire d’Émile lui dispensa une sécurité délicieuse :

— Veine ! dit Émile… J’ai regretté de n’être pas là l’autre jour.

— Moi aussi, j’ai regretté de ne pas te trouver, affirma Georges.

Leur amitié était semblable à ces sources qui tantôt s’écoulent et tantôt tarissent. Parfois, elle avait été vive. Les intermittences venaient de Georges : Émile était fidèle.

— Tu t’es engagé ! fit Émile…

Son regard enveloppait Georges d’une admiration ingénue.

— Moi, père ne veut pas encore, soupira-t-il.

— Tu as six mois de moins que moi ! fit Georges avec indulgence. Tu peux encore attendre.

Cette réponse ravit Émile. Il serra tendrement la main de son ami :

— Tu montes un moment ?

— Je veux bien ! répondit Georges dont les mains tremblèrent.

Émile l’emmena dans une chambre minuscule, qui était la sienne, et qu’il dénommait la Cahute. Un lit de cuivre en mangeait la moitié. Sur une table grande comme un guéridon, traînassaient quelques livres, un encrier et du papier à écrire ; un violon se cachait dans son cercueil noir : au mur, deux cartes Taride — la France et l’Europe — des photographies, quelques tableautins, quelques gravures.

— Le communiqué est acceptable ! dit Émile en tirant l’Intransigeant de sa poche. Ça durera jusqu’à l’hiver… Puis, il y aura des épidémies…

— Oui, mais ils subiront nos conditions ! affirma avantageusement Georges.

— Tu crois ? cria Émile avec exaltation.

— J’en suis sûr !

Georges, tournant vers son ami un visage soudain si martial que l’autre en demeura confondu, jouit de son autorité, puis, une impatience terrible lui comprima les côtes ; la petite chambre se révéla asphyxiante… Émile continuait à dérouler des souvenirs et des confidences. Il exigea des canons, réclama des inventeurs, redouta que Joffre ne fût flasque et s’indigna de ne pas voir surgir de jeunes chefs étincelants de génie :

— Les vieux obstruent ! gémissait-il. C’est tellement épouvantable que je m’éveille la nuit et que j’ai envie de pleurer. Des inconnus sont là… j’en suis sûr, prêts à sauver la France… ils se heurtent aux règlements et aux culottes de peau comme des prisonniers aux barreaux de leur cachot… Ah ! c’est affreux ! c’est infâme !… Un dictateur. et la guillotine !

— Oui, la guillotine ! cria Georges, subissant la contagion.

Ce ne fut qu’un cri. Malgré un effort loyal, il ne pensait plus qu’à Rose. Elle était là… quelques pas à faire… et c’était plus impossible que de grimper aux murailles.

— Il y a un colonel dont la femme et les trois filles ont été violées… à Saint-Quentin, racontait Émile. Toutes quatre sont enceintes… Il faudra livrer les Boches aux Sénégalais, aux Maoris et aux Sikhs |

À l’idée que Rose aurait pu être violée, une sueur filtra aux tempes de Georges.

— I] faut que les officiers, les hobereaux et les bourgeois boches reconstruisent de leurs mains les cités détruites ! exigeait Émile,

— Il le faut ! approuva Georges mollement et les yeux tournés vers la porte.

Il cherchait un « truc » pour voir, ou entrevoir Rose…

— Tes parents vont bien ? demanda-t-il, ce qui étonna Émile, car jamais cette question ne se posait entre eux.

— Très bien ! dit-il, avec un embarras qui effraya Georges : contre toute évidence, il Y vit un soupçon.

Mais Émile, avec une subite véhémence :

— Dans six mois, moi aussi, je veux m’engager.

Cette promesse réchauffait sa conscience, il regarda son ami avec une admiration plus allègre, et qu’il brûla de faire partager :

— Veux-tu voir maman ?

— Sans doute, répondit Georges, feignant la placidité.

Ses lèvres tremblaient ; le sang retombait au cœur en gros bouillons.

Il suivit Émile en grelottant, les jarrets fondus, avec une terreur qui croissait à chaque pas. Mme Bonnefoz le reçut dans la salle à manger, où elle examinait avec affliction une cafetière d’argent bossuée :

— C’est épouvantable… c’est épouvantable ! gémissait-elle… Je voudrais bossuer une telle cafetière, je n’y arriverais pus. Il y a longtemps qu’on n’en fait plus d’aussi massives… Comment s’y prennent-elles ? C’est un mystère…

Elle tourna vers Émile et Georges des yeux désolés.

— Il faut avoir des mains de fer ! soupira-t-elle.

Puis elle demanda, placide :

— Quand partez-vous ?

— Dans quinze jours, je pense, répondit Georges.

Il épiait sournoisement la porte.

— C’est trop tôt ! affirma Mme Bonnefoz. D’ailleurs, ce ne sont pas les soldats qui manquent, ce sont les canons… Quand les Anglais arriveront en masse, On ne saura plus où mettre les combattants ! Et la guerre va finir !

— Comment ? demanda avidement Georges à qui cette hypothèse ne déplaisait point.

— C’est M. Lavaret, le professeur Lavaret, qui le prédit : le moral des Boches va s’effondrer d’un seul coup… en bloc… ce sera effrayant.

Georges continuait à épier la porte.

— Alors, moi, gémit Émile, je ne pourrai pas m’engager |

— Tu es trop jeune, affaibli par la croissance, M. Georges est très fort pour son âge, affirma-t-elle, non sans atrabile. N’est-ce pas, qu’il est trop jeune ?

— Je le lui ai dit ! fit Georges qui sentit un besoin ardent de se concilier la dame…

La dame sourit. Et il y eut un affreux silence. Accablé, Georges demanda niaisement :

— Comment va M. Bonnefoz… et Rose ?

— Bien ! répliqua placidement la mère. Seulement, mon mari a des ennuis… à cause de la main-d’œuvre… Les trois quarts de son personnel sont mobilisés… Pour les affaires, les temps sont durs… Enfin, quand on songe à nos soldats !…

Le silence retomba opaque, étouffant, implacable. Georges comprit qu’il ne verrait pas Rose. Son cœur parut s’enfoncer dans ses entrailles. Parce que Mme Bonnefoz avait remisé la cafetière, il crut qu’elle le congédiait :

— J’ai été heureux de vous revoir, madame… balbutia-t-il.

Il se trouva dehors, dans un vide immense.


Quatre jours innommables. Georges dépensa toutes les énergies de l’émotion humaine et toutes les ressources de l’imagination. Parce que l’être social remplace de plus en plus les catastrophes réelles par des catastrophes illusoires, il parcourut les claviers innombrables du doute, de la jalousie, des détresses, des possibles douloureux créés par l’âme collective, à travers les siècles des siècles. À chaque minute du jour, il naissait une inquiétude nouvelle, et l’organisme, obéissant merveilleusement aux suggestions cérébrales, ne cessait pas de souffrir : le cœur, tantôt sournois et tantôt farouche, tantôt si débile qu’il semblait prêt à s’éteindre, et tantôt bondissant comme une bête épouvantée, remplissait le grand premier rôle, secondé par le diaphragme aux contractions angoissantes, par les entrailles qui semblaient s’effondrer, par l’estomac qui refusait les aliments, par les vertèbres saturées de mélancolie, par le cervelet vertigineux, par la bouche avide et dure, par la peau même, tantôt sèche et tantôt moite, où tressaillaient toute espèce de fibres malheureuses…

Le lit était un lugubre supplice, avec le noir de la nuit exagérant le rongement d’esprit, avec les ressauts soudains de la conscience, les menaces démentes et les craintes hyperboliques… Souvent, il se levait, il promenait sa peine dans le silence universel, jusqu’à ce qu’une fatigue excessive le contraignît à rentrer dans son cachot de matelas et de couvertures, où le cycle funeste recommençait.

Il se levait, les joues jaunes et les paupières violettes, et tentait de chasser l’image de Rose par les images de la guerre… Là-bas dans le froid, dans la pluie, dans le vent, les hommes souffraient et mouraient, plus infortunés que les plus misérables animaux… Et lui, Georges, bientôt, souffrirait comme eux, et comme eux, peut-être, mourrait !…

Il s’excitait à renforcer ces images, il réussissait à s’attendrir sur eux et sur soi-même… Pas longtemps. Rose surgissait entre les communiqués et les articles des correspondants de guerre : aucune force ne pouvait l’empêcher de songer à elle.


Un matin, il lui vint une idée — si simple qu’il demeura ébahi de ne l’avoir pas eue plus tôt. Il la mélangea tout le jour à ses mélancolies, et, un peu avant quatre heures, il rôdait dans le voisinage du lycée Fénelon… Craignant d’attirer l’attention, il évoluait à distance et, pour mieux se donner un air neutre, il feignait de lire l’Intransigeant, il secouait la tête, par intervalles, comme pour approuver quelque paragraphe. Quand les premières jeunes filles sortirent, il dut faire effort pour se rapprocher… Soudain, ses pieds se crispèrent, sa main se contracta sur le journal… Rose était venue, entre deux compagnes, suivie de sa bonne, qu’une autre bonne escortait… Il eut d’autant plus envie de s’enfuir que sa démarche lui semblait maintenant saugrenue : comment oserait-il aborder Rose et sous quel prétexte ? Tandis qu’il agitait cet insoluble problème, les circonstances se décidèrent en sa faveur. Rose l’avait aperçu. Elle le désignait sans vergogne aux autres, disant :

— C’est l’ami d’Émile qui s’est engagé… il n’a pas même dix-huit ans !

À l’instant, les fillettes, le dévisageant avec faveur, communiquèrent la bonne nouvelle… Georges, qui avait entendu, essaya de se composer un maintien modeste et héroïque, ce qui donnait une extrême niaiserie à son visage.

Déjà, Rose lui parlait :

— Émile aurait été heureux de vous voir !… Il ne parle plus que de s’engager…

On les laissait en tête à tête. Elle lui lança un regard complice et chuchota :

— V’s avez ma lettre ?

— Et comment va Émile ? dit-il à haute voix.

Puis, susurrant :

— Oui… et il y a des vers pour vous… Ça commence et ça finit par Rose.

Car il n’avait pas oublié le succès de l’acrostiche dédié à Marie.

— Pour moi… avec mon nom ? fit-elle, en se passant une langue gourmande sur les lèvres.

Le tournant de la rue et le passage d’un chariot les favorisant, elle saisit la lettre qu’il avait assez adroitement tendue, et, après quelques propos pour les suivantes :

— Jeudi à la maison, à trois heures !… Vous aurez ma réponse !

Et elle exclama, très haut :

— Oui… je dirai à Émile que vous viendrez le voir… Bonjour, m’sieu !


L’inquiétude de Georges changea de direction. Il fut semblable au malandrin qui redoute les preuves de son crime. Quand il songeait aux passages passionnés de sa lettre, il avait des sueurs froides… À travers ses craintes, il cherchait à se figurer les impressions de Rose, et il comptait d’autant plus sur les vers qu’il avait cru devoir imiter à la fois Ronsard, Verlaine et Henri de Régnier… Par intervalles, la jalousie revenait à pas furtifs et l’attaquait par derrière : alors, l’habileté de Rose à l’aborder, à conduire la conversation et à saisir la lettre lui devenait intolérablement suspecte. Était-il possible qu’une « débutante » eût cette possession d’elle-même et cette effronterie malicieuse !…

Le matin du jeudi, toutes les formes de l’émotion s’aggravèrent jusqu’à le rendre malade, et quand il sonna chez les Bonnefoz, il se mit à trembler sur ses jambes, tandis qu’une brume flottait sur ses prunelles…

Mais la vue de la bonne lui causa une réaction chaleureuse, ses jambes s’affermirent ; il s’avança avec une manière d’audace dont, obscurément, il était fier :

— Émile est là ?

— Oui, monsieur. Il est chez lui, répondit la servante.

Cette réponse consterna le jeune homme. Il songea à la dernière entrevue, dont le souvenir lui laissait une impression d’aridité, de vide et d’attente dérisoire.

— C’est bien… j’y vais ! dit-il avec autorité.

Il passa par la salle à manger, puis dans un petit couloir ténébreux. Une porte, s’ouvrant en éclair, lui montra la tête auréolée de Rose. La bonne avait disparu. Ils étaient seuls. Il fut saisi d’un tel éblouissement que ses dents en claquaient, tandis qu’elle murmurait, avec un tout petit rire :

— Écoutez… il s’exerce… il n’entend rien !

La voix flottante et grinçante d’un violon venait de la chambre d’Émile.

— Ils sont jolis, les vers que vous avez faits pour moi ! reprenait-elle. Vous en ferez d’autres et avec mon nom, dites ?

— Oui, répondit-il ahuri, plein d’une joie épouvantée.

C’était comme si jamais il n’avait embrassé la bouche en fleur et la tresse magique qui étincelait dans la pénombre de cette chambre… Il est probable qu’elle sentit la timidité du jeune homme car, se rapprochent, elle lui chuchota dans l’oreille :

— Vous m’aimez toujours, dites.

— Ah ! gémit-il.. plus encore, bien plus…

— Dans vos vers, pourquoi m’appelez-vous votre fée aux cheveux d’or ?…

— Parce que vous êtes une fée pour moi… parce que vous transformez tout… parce qu’aucune fée n’aurait pu faire un tel miracle dans mon cœur !…

— C’est gentil ! balbutia-t-elle.

Elle laissa couler sa tête sur l’épaule du jeune homme.

Toute crainte se perdit dans l’afflux du sang. Il embrassait Rose dans le cou, sur la chevelure, et quand leurs lèvres se réunirent, il soupira : « Rose ! Rose ! », dans ce délire où l’homme semble prêt à la mort même pour se confondre avec une chair aimée.

La voix du violon s’éteignit dans la chambre d’Émile. Une serrure grinça — et Rose, avec un sang-froid merveilleux, retira sa bouche et poussa doucement Georges dans le corridor. Il y marchait en titubant ; Émile, penché, le regardait venir.

« Qu’a-t-il vu ? » se demandait Georges, À sidéré.

Il n’avait rien vu du tout, et sa pensée était aussi loin d’un soupçon que de la Terre de Feu.

— C’est toi ! fit-il avec satisfaction…

Entraînant Georges dans sa chambre, il se mit à l’entretenir de Joffre, dont l’inertie commençait à lui inspirer de la méfiance…

Pour refaire le coup d’État du lycée, il fallait braver le bavardage de la femme de chambre ou des compagnes de Rose. Une seule parole pouvait tout compromettre. Georges se résigna à attendre le jeudi prochain. Au surplus, les éléments de souffrance avaient considérablement décru. Parce que la scène du premier jour s’était en partie renouvelée, Georges connaissait la sécurité, au moins relative, qui relève de la répétition.

Les affres de l’inquiétude et de la jalousie vessaient d’être continues. Elles ne reparaissaient plus que par giboulées ! Il y avait des heures où le demeurant de l’existence redevenait vivace. Alors, il connaissait la tristesse de quitter le nid que son père et Thérèse lui avaient fait si charmant, il recommençait à craindre une fin soudaine.

De-ci, de-là, les journaux laissaient transparaître l’horreur sale et lugubre de la guerre. Cette bataille qui ne cessait jamais, où la mort frappait inlassablement, offrait une pâture inépuisable à l’imagination de Georges. Il se voyait pulvérisé par un obus, enseveli dans la terre ou lamentablement mutilé ! Résisterait-il à la boue, au froid, aux insomnies ; aurait-il les pieds gelés ou les membres perclus par le rhumatisme ?

Parfois, il ne pouvait songer qu’à la défiguration. Alors, sans relâche, il s’adaptait toutes espèces de visages qui se succédaient comme sur l’écran d’un cinématographe. À d’autres moments, il attendait, sur un lit de torture, qu’on vînt le saisir et le remettre aux mains sinistres…

Souvent aussi, il recevait une de ces blessures qui font hurler jour et nuit sans que, à cause du cœur, on le pût soulager par des anesthésiques… Ou bien, écroulé sur les fils de fer, il expirait interminablement, à quelques pas de ses camarades. La nuit venait : il sanglotait sous les étoiles froides ; nul n’osait lui porter secours ; il sentait venir une mort aussi solitaire que celle du capitaine Scott dans les neiges antarctiques…


Les trois jeudis qui suivirent, il n’eut avec Rose que des entrevues furtives, dont la plus longue ne dura pas deux minutes. Chaque fois, la mère ou Émile troublaient le tête-à-tête, sans que, d’ailleurs, ils conçussent aucun soupçon.

Enfin, la convocation atteignit Georges. Il devait partir à la fin de la semaine. Alors, le désir de passer au moins cinq minutes avec Rose devint formidable. Il semblait que s’il ne pouvait donner et recevoir un dernier baiser, sa vie serait perdue. Cette hantise était au centre de ses émotions, comme un fauve dans le hallier ; elle lui faisait mieux concevoir la douceur du nid paternel que, peut-être, il ne reverrait jamais plus !

Never more ! balbutiait-il, parce qu’il mêlait naturellement la littérature à sa vie.

Le cœur appesanti, il sentait décroître de à jour en jour l’orgueil de son acte. De quelle sécurité abondante et tendre, son père et Thérèse l’avaient enveloppé ! Avec eux, la cruauté sociale, l’anxiété des lendemains étaient abolis. Aussi tranquille à leur ombre qu’un catholique à l’ombre du Christ, c’est en lui-même qu’il trouvait la source de ces désirs inassouvis qui empoisonnent l’existence.

Ce fut le dernier jeudi. Il s’achemina vers la rue Gay-Lussac, chargé de toutes les détresses et de toutes les espérances. D’accord avec Rose, il devançait l’heure. S’il pouvait la trouver seule, si le destin lui abandonnait pendant dix minutes seulement la tresse étincelante et la bouche rouge, comme le jour où le carillon chanta son inexprimable victoire ? Dix minutes, forces cruelles, dix minutes, fatalité cachée sous les contingences !… Levant la tête vers les nuages, il priait, il suppliait, il créait le Dieu que créèrent les ancêtres innombrables :

— Exaucez-moi ! Exaucez-moi ! gémissait sa poitrine haletante. Miserere… Dieu des nébuleuses… Exaucez celui qui va vers la mort !

L’absurdité de son cri ne l’arrêtait point. Il le comparait lui-même à l’imploration d’une fourmi sur une motte de terre, mais l’Univers s’agitait dans son âme. À la fin, il atteignit le palier fatidique et soupira encore :

— Écoute-moi… exauce-moi !

La porte s’ouvrit ; il n’était pas exaucé : Émile montrait son visage plus abominable d’être amical :

— Pauv’vieux ! dit-il, Pauv’vieux… Et pourtant, je t’envie.

Il embrassa le visiteur avec une effusion lamentable, l’entraîna dans sa chambre et l’écrasa de paroles. Hébété, fiévreux, les tempes froides, avec un petit grelottement de détresse, accablé par l’inutilité immense de vivre, Georges se recoquillait sur une chaise :

« Je n’aurais pas dû m’engager ! » songeait-il.

« Mais alors, je n’aurais pas été seul avec Rose. »

Ou encore :

« C’eût été préférable ! »

Malgré son affliction, cette dernière idée était odieuse. Tout en lui voulait, convulsivement, que cela eût été, même si cela ne devait plus être.

Il crut que le temps ne passerait jamais. Il répondait à Émile, respectueux, et qui attribuait son incohérence à la tristesse du départ. Le temps passa. Dans le brouillard et le bourdonnement du cerveau, Georges entendit son ami qui disait, câlin :

— Quatre heures et demie… Tu goûteras avec nous, dis ?

Ces mots le sortirent des limbes. Une lueur perça le noir. Elle serait là !

— Oui, balbutia-t-il… oui, oui !

Il suivit son ami. D’abord, ils n’aperçurent que Mme Bonnefoz qui grillait des rôties dans un appareil électrique. Un flot sombre empourpra l’âme de Georges, tandis que la bonne dame, d’un ton apitoyé :

— Écrivez-nous… et laissez-nous vous envoyer quelques petites choses dont un soldat a besoin… celles que vous ne demanderez pas à vos parents…

Elle beurra les toasts, elle versa le thé dans les tasses. Des larmes montaient aux yeux de Georges… Subitement, le monde s’illumina, la mort disparut, toutes choses ressuscitèrent. Rose était venue. Il n’osait pas la regarder de face ; son regard filtrait vers elle et la cueillait, comme une fleur mystique. La tresse éblouissait. Les lèvres et les dents vivaient souverainement. La fine palpitation de la poitrine se répercutait dans la poitrine de Georges. Il chavira quand la petite main chaude, comme un oiseau fabuleux, se posa dans la sienne…

Rose ne manifestait aucun trouble. Quand ils se furent assis, un mot d’Émile la fit rire avec l’insouciance sans bornes d’une fillette. Elle se renversait en arrière ; sa gorge s’enflait ; Georges se disait avec détresse :

« Pense-t-elle seulement à mon départ ? »

Tandis qu’il songeait ainsi il sentit un pied contre le sien, une jambe qui le frôlait. Alors, tout fut bien. Ce contact obscur eut l’ardeur et la douceur des plus profondes caresses. Et comme elle se remettait à rire, lui-même eut un rire nerveux, un rire que la misère récente faisait encore rare mais tout chargé de joie et rayonnant de gloire.