Le Cœur tendre et cruel/Partie 1

Ernest Flammarion (p. 7-113).


PREMIÈRE PARTIE


I


— Je pars pour six semaines… j’ai besoin d’une solitude absolue… Absolue !

Le sculpteur Charles Malleverne marcha, s’arrêta et marcha encore, avec un air de voyageur partant pour le désert. Georges admira son front lisse et la façon séduisante dont retombaient ses cheveux.

— J’ai découvert ceci, reprit le sculpteur : je suis intoxiqué. Intoxiqué par les êtres, par ma maîtresse et même par vous. Oui, par vous, Georges. J’ai besoin d’une cure, je vais me rincer le cerveau et les nerfs, comme un malade va se rincer les reins à Contrexéville. C’est l’heure où il faut que je me retrouve… Si je ne me retrouve pas, je suis perdu. Mais, je me retrouverai !… La mer, il me faut la mer. Vous ne pouvez pas imaginer comme je sens la mer, en ce moment-ci

Sa voix et sa mimique secouaient Georges. Les possibles se levèrent. Ils furent deux petits univers chauds et neufs

— Je vous comprends ! répondit Georges. Et vous avez raison : c’est la sagesse.

— N’est-ce pas ? C’est la sagesse, cria Malleverne d’un air ravi. Je savais que vous me comprendriez… vous seul !

Ils devinrent graves. Baignés d’une obscurité charmante, ils étaient si contents l’un de l’autre qu’ils se seraient embrassés.

— Vous êtes un fort, Georges… Les autres, même Flour, même Bourgogne, c’est ce que Flaubert appelle les ingénieux…

Georges abaissa les yeux et savoura sa Force. Aussi obscure que la Sagesse, elle avait quelque chose de plus enivrant. C’était la gloire, l’amour, la conquête et surtout la déconfiture de Pierre Philippon et d’Auguste Tisabart. Georges la savourait comme une réalité supérieure, plus haute de n’avoir pas servi, délicieuse pour n’être aucunement définie et pour se confondre avec les battements orgueilleux de ses artères.

— Oui, oui, appuya Charles, un fort… Les camarades sont de petits émouchets, vous, mon cher, vous êtes l’Aigle.

L’Aigle ! Georges le fut avec une telle volupté qu’il en suffoquait. En échange de ce mot royal, il répondit :

— Vous traversez la crise définitive. Quand vous reviendrez de la mer, vous serez à la veille d’arriver !

Il le pensait presque. En tout cas, il ne mentait point. Et de le dire, il le voulait, ivre de gratitude.

— Non, protesta Charles, avec bonhomie, pas encore tout à fait à la veille. Mais je sens que j’aurai fait un grand pas… Et maintenant, parlons de choses pratiques. Il est inutile de vous dire que je pars absolument seul. Marie m’intoxique autant que les autres, quelquefois plus. Donc Marie reste à Paris. Je suis sûr d’elle. J’en suis sûr, non à cause de moi, mais à cause d’elle. Elle me trompera peut-être un jour ; elle me trompera même sûrement si la liaison s’éternise. La loi est la loi ! Pour le moment, elle est encore hypnotisée… Cependant je ne vais pas la laisser sans appui. Les Pitou l’embêtent. Gustave l’agace. Vous, elle vous aime bien. Elle sait combien vous m’êtes attaché… elle vous admire à cause de ce que je lui ai dit de vous. Ça lui sera un réconfort de vous voir quelquefois… Voulez-vous ?

— Comptez sur moi ! fit Georges.

Son visage exprimait l’héroïsme ; il se ferait cuire sur un gril plutôt que de trahir une telle confiance. Devant son amitié démesurément accrue, Marie n’exista plus, mais il était bon de veiller sur elle.

— Je vous la remets ! conclut Charles avec grandeur. Si jamais vous me trompiez, vous, eh bien ! je m’en consolerais tellement j’aurais ensuite de mépris pour l’humanité.

L’idée de ce mépris refroidit les omoplates de Georges. Puis, songeant à la manière dont il le mériterait, il eut une bouffée de chaleur.

— Vous irez la voir une ou deux fois par semaine, dit encore Charles… et, une ou deux fois aussi, vous l’attendrez à la sortie du théâtre.

Il lui vint une fugitive inquiétude. Ses principes lui interdisaient la confiance : elle porte malheur. Il s’assujettissait à toujours prévoir une trahison, au petit bonheur, comme le Napolitain s’assujettit à porter la corne qui combat le jettatore. L’amitié étant une école de bonne foi, il ne fallait pas se méfier de Georges, et il ne s’en méfiait point. En outre, pour d’autres raisons, il concédait à son ami une pureté essentielle, qu’il ne définissait point : elle donnait à Georges une tonalité vertueuse, un peu dérisoire, qui ne laissait pas concevoir comment l’adolescent ferait la cour à Marie. Georges avait la dégaine du jeune homme qui ignore les femmes. Ce n’est pas Marie qui le déniaiserait ; elle avait une petite dignité gentille, mais déconcertante.

« Une raison ne suffirait pas pour me tranquilliser, songea Charles… comme en anthropométrie, un signe ne suffit pas pour identifier un homme. Mais dix raisons ! Et il y en a vingt. »

Cette réflexion l’enchanta. Il fut sur le point de la communiquer à Georges même.

— Je pars mercredi ! dit-il.

Puis il montra une mallette américaine, très mince et pourtant pleine de réduits mystérieux, une veste de cuir, un revolver, un bowie knife qu’il avait acheté pour l’aspect farouche de sa larme.

— Un couteau de chourineur ! s’exaltait-il… On voit la trogne des hommes qui se trouent le ventre…

Georges hocha la tête tout en se regardant dans la glace. Il voyait un grand garçon maigre, assez trapu, nez en rostre, yeux couleur scaferlati, avec des reflets ardoise, lèvres charnues, teint mat, moustache en herbe et cheveux lisses :

— Ô Corse aux cheveux plats, chuchotait une voix intérieure… Suis-je aussi « bien » que Charles ? »


II


Lorsque Georges eut contourné trois fois le Luxembourg et passé en batteur d’estrade par des rues nombreuses, il se décida à monter chez Marie. C’était l’après-midi, à l’heure où les servantes respirent et propagent l’histoire étrange, amère et misérable des Maîtres.

Les chiens montraient de l’agitation. L’atmosphère leur versait des ordres brusques. L’âme des chiens ancêtres s’élevait, en même temps que l’âme des chiens à venir ; le passé et le futur précipitaient les pauvres échines au long des trottoirs. Une petite femelle poursuivie par sept mâles filait, ardente et frêle, devant la horde, cependant que, devant Saint-Jacques-du-Haut-Pas, un dogue paterne entreprenait une vieille chienne pelée, aux paupières liquoreuses.

Le jeune homme subit un peu de l’exaltation des frères quadrupèdes. Les bonnes qu’il frôlait, en proie au vent tiède, à l’air trop léger, où l’orage demeurait latent, il eût voulu les poursuivre. Elles étaient tout l’amour à ce moment où l’amour était tout le vague des sexes.

Il aurait accepté jusqu’à cette fille mafflue, au nez en macaron, avec de braves mains gercées, mais aux prunelles claires de jeunesse. Il entrevoyait, dans les petites cavernes, sous les toits, un bonheur prompt et anonyme. Mais les servantes ne se confondaient pas avec Marie. Et quand il monta l’escalier de la rue des Boulangers, une toute autre aventure lui faisait pâlir les oreilles. L’amour vagabond était noyé. L’autre amour palpitait, que les hommes ont environné de leurs artifices. La femme y était flottante comme ses robes, avec de l’odeur d’encens, de la belle prière, de la lueur de vitrail, des rythmes de parole et de musique, l’étrange étoile des poètes. Non que Georges aime Marie, du moins pas maintenant : mais Marie figure l’amour, au sens policé, comme les petites bonnes, tantôt, au sens vagabond. D’autres feraient l’affaire aussi bien qu’elle. Enlacé de flexibles mensonges, Georges sait pourtant que l’amour n’exige pas du tout une femme cuite exprès pour son goût. D’ailleurs, il ignore son goût. La réalité ne cesse de démolir les idéals que, parfois, il croit devoir se construire.

Il sonna légèrement : Marie elle-même vint ouvrir. Elle achevait de mettre les épingles d’écaille dans sa chevelure et la poudre, fraîchement posée sur le visage, répandait une petite odeur sensuelle.

Dans sa robe de confection, qu’elle avait refaite, ornée de dentelle thé, elle était comme une mésange dans ses plumes. Georges la vit à peine : il faisait des pas de crabe ; son attention était comme un objet perdu et sa vanité, ahurie, lui rompait les chevilles.

— Venez par ici, disait la voix clairette de Marie. Le désordre est affreux.

Elle l’amena dans un cabinet rouilleux, qui sentait le vinaigre de Bully ; il y avait un guéridon, trois petites chaises, et un merle dans une cage d’osier. La lumière s’introduisait avec langueur et parcimonie ; elle avait traîné sur les toits, s’était anémiée dans un long gouffre de façades et polarisée sur toute espèce de vieilles vitres.

Georges se sentait aussi dégonflé que si on lui avait aspiré le sang avec une pompe. Il crut même qu’il vacillait, en quoi il faisait erreur ; son visage était désert, ses yeux fixes et stupides. Il balbutia :

— Je vous dérange…

— Ah ! mais non, répondit la voix de clarine.. pas du tout ! J’avais l’ennui…

Ces paroles rendirent un peu de son identité au visiteur. Ses yeux devinrent moins stupides, un peu sournois et jetèrent sur les choses le regard des bêtes captives. L’odeur du vinaigre, les trois chaises et le merle parurent délicieux. L’extrême petitesse du réduit concentrait le charme.

Quand il voulut regarder Marie, une nouvelle sorte de crainte le « décima » : ce fut la timidité rouge après la timidité blanche :

— Ah ! dit-il, vous avez l’ennui…

Il rattrapa une phrase qu’il avait lue la veille : il la récita :

— Si l’homme n’avait pas la souffrance, l’ennui le tuerait.

— Comme c’est vrai, s’écria Marie avec admiration.

Elle ouvrait ces yeux « à perspective » qui, chez telles femmes et tels enfants, ont l’air de s’accroître dans l’étonnement, la joie, le chagrin ou la tendresse. Ils furent très grands, magnifiquement améthyste. Ce spectacle saisit Georges ; il évoquait l’immensité des êtres : leurs aurores, leurs tempêtes et leurs naufrages.

— Il faut m’inscrire cette pensée, dit Marie, j’ai si peur de l’ennui. Quand je suis longtemps seule, j’ai envie de m’enfuir.

— Moi, fit dogmatiquement Georges, je ne m’ennuie jamais !

— Que faites-vous ? Vous lisez ? On ne peut pas toujours lire.

— Je pense !…

— C’est vrai, murmura-t-elle, vous pensez !

Ses yeux avaient repris leur dimension normale. Elle avait un sourire de petite fille distraite. Sans projets, sans doctrine, sans calcul, se heurtant à toutes les incohérences de la vie, à ses décors jolis, piteux ou biscornus, elle picorait l’amour et ne sentait pas le temps qui commençait à la pousser sur la voie du retour. Dans ce moment, elle admirait innocemment le jeune Georges. Elle l’admirait sans le connaître, comme les Anglais admirent Milton. Avant le départ, Charles avait inconsidérément « grossi » Georges, par jalousie contre Richard Lavenant, qui venait de faire recevoir une toile à la Nationale. Pour décrier Richard, il ne cessait de dire :

— Lavenant, lavement !… Possible qu’il se vende. On vend bien du vide, au litre ou au kilolitre ! Avec cent Lavenant, on ne ferait pas un seul Georges Fontaine. Georges les avalerait. C’est l’aigle !

Marie n’avait garde d’en douter. Elle en était fort contente, Elle se figurait un tas de choses incompréhensibles. Et elle aimait naturellement les choses incompréhensibles, sauf chez ses ennemis :

— Oui, affirma-t-elle. Vous pensez beaucoup. Mais il ne faut pas vous surmener. Il faut vivre.

— Je vis ! déclara-t-il avec un soudain enthousiasme. Je suis né pour l’action… Je suis sportif !

— Charles m’a même dit que vous êtes très fort…

Elle ajouta, comme si elle avait mesuré cette force :

— C’est beau d’être aussi fort que ça.

— J’épaule et je lance cinquante kilos du bras droit.

Marie montra par son air vague qu’elle ignorait cette langue.

— On fait comme ça, dit Georges en prenant un coupe-papier sur le guéridon.

Il mit le coupe-papier par terre, le saisit d’une main saccadée, le porta à l’épaule et de l’épaule le hissa au-dessus de sa tête, d’un geste puissant.

— Voilà ! conclut-il avec modestie.

Elle lui eût vu emporter une voiture, avec le cheval, qu’elle n’aurait pas ressenti un ébahissement plus profond. Elle plaignit Charles, dont les muscles étaient grêles :

— Vous ne devez avoir peur de personne ? s’enquit-elle.

Il leva les épaules, indulgent ; Marie songea qu’il écraserait, comme une mouche, Farmin, le baryton, et le metteur en scène de l’Opérette, qu’elle exécrait.

Il y eut une pause. Georges rejetait l’un après l’autre les bouts de phrases qui émergeaient dans sa conscience. À la fin, il demanda :

— Vous n’avez pas répété, aujourd’hui ?

— Non. Mme Farmin a la grippe et Farmin se repose. Rien ne presse. La reprise du Petit Duc tiendra bien encore l’affiche pendant trois ou quatre semaines.

Elle se mit à rire :

— Vous savez que j’ai un rôle ? Oh ! tout petit, mais un rôle ! Barnet file en Belgique. Je jouerai Mirette. Trois répliques et un couplet ! Oh ! je suis contente |

Elle passa la main dans ses cheveux. Cette main était maigrichonne et pourtant séduisante ; on apercevait un peu d’avant-bras, passé au lait de Ninon. Le cou aurait charmé Georges, s’il avait osé l’apercevoir : rond comme un bouleau, il mêlait, d’une façon singulière, des cantons voluptueux et des districts enfantins. Georges n’osait pas le considérer. Il ne le voyait que par éclairs, presque comme s’il le devinait.

— Est-ce que vous chantez ?

Elle renversa un peu la tête, ses yeux recommencèrent à croître ; elle chanta :

Rossignolet du bois sauvage
Prends ta volée.
Va dire à la belle du village,
Ma bien-aimée !

La voix était faible, mais presque parfaite. Elle rappelait ces carillons de villages hollandais qui réveillent l’assoupissement des digues et qui semblent la chanson des sapins. L’amour monta, venu du fond des créatures et des météores. Le jeune Georges se sentit un petit esclave ardent et soumis. Marie évoquait les phrases qui sautillent à travers la comédie et l’opérette ; elle n’en percevait pas l’usure ; elles étaient charmantes comme au temps lointain de leur nouveauté. Pour Marie, presque vierge de littérature, rien n’a vieilli. Une fraîcheur éternelle fait tout reverdir : les clichés sont les feuilles de l’âme, pareilles à chaque printemps, à chaque printemps imprévues.

Marie fut la reine du rêve. C’est elle qui tenait la force et le commandement. L’âme de Georges était humble et rampante. Cependant, chacun demeurait dans sa caste : ni l’un ni l’autre ne songeait à s’en évader. Marie savait que la vie d’un Georges ou d’un Charles n’était pas auprès d’elle ; elle savait que des hommes de leur sorte pouvaient terriblement l’aimer, jusqu’à la maladie, peut-être jusqu’au suicide, mais ils ne pensaient qu’à la posséder pendant quelques saisons, puis à reprendre leur destinée. Elle n’en était pas indignée. Georges ou Charles ne voyaient en Marie qu’un gibier — un gibier magnifique, le gibier de la grâce, de la volupté, de la poésie, mais un gibier. Il fallait le chasser et le réduire. L’idée que Marie serait une compagne durable ne leur viendrait pas pendant les crises les plus ferventes. Elle ne leur viendrait pas même si, malades, mourants, Marie, qui avait cette capacité de dévouement, se tuait de fatigue pour les guérir.

— Vous avez une très jolie voix, remarqua Georges.

— Ah ! soupira-t-elle… si elle était plus forte !

Marie entrevoyait, éblouie, la signification de ces paroles. Une voix ! Adelina Patti, Calvé, Heldy ! On n’a l’air de rien, on est une petite créature comme les autres, et dès qu’on ouvre la bouche, voici les émeraudes et les roses de la féerie. Multitudes haletantes, voyages fabuleux, adorations, supplications, vertiges, fleurs prodiguées comme de la luzerne, fortunes ramassées comme des cailloux.

« Si elle était plus forte ! »

Marie a longtemps espéré un remède, une méthode, une opération, qui réaliseraient ce miracle si simple. Quelques hommes, par la voie des journaux, le lui promirent. Il y a l’électrophone de Mac Millan ; la brochure de Joachim Jagerschmidt qui enseigne des procédés infaillibles ; les trente exercices « physiologiques » du professeur Macamulli qui font pousser la voix comme un légume.

L’électrophone coûte deux louis ; la brochure soixante-quinze centimes ; les trente séances du signor Macamulli cent cinquante francs.

En y songeant, Marie se mit à rire. Georges, persuadé qu’elle se moquait de lui, devint rouge.

— Excusez-moi, dit-elle. Je suis une bête ! Figurez-vous que j’ai suivi un cours pour me grossir la voix… rue du Marché-aux-Patriarches : c’est une rue où il n’y a que deux bâtisses. Le professeur Macamulli m’inspirait confiance parce qu’il avait une voix de canon. Les murailles de sa chambre étaient pleines d’entonnoirs et de boules en caoutchouc ! « C’est moi-même qui me suis donné une voix, disait-il… zé parlais plus bas qu’oune souris… » Macamulli me fourrait des entonnoirs et des boules de caoutchouc dans la bouche. Je chantais, il poussait des cris d’enthousiasme et marquait des points sur un papier quadrillé. Ces points formaient une ligne et cette ligne montait.

« Elle monntéra zusqu’au haut, disait-il, zusqu’au ciel ! À moi le contentément et à vous la gloirre ! »

J’entendais grandir ma voix | ! Quand je lançais mes notes, aux répétitions, je me dressais comme un petit coq et cette rosse de Mauracu riait de son jus de citron : « L’ouistiti qui veut se faire aussi gros que l’orangue-outhangue !… »

Marie devint pensive. Elle eut l’impression d’avoir une vaste expérience et d’être prodigieusement sceptique.

— Et alors ? dit Georges.

— Eh ! bien, je perdais ma confiance dans le papier quadrillé. J’ai été jusqu’au bout, parce que j’aurais toujours cru que je m’étais retirée au moment où ça allait venir… Après la dernière séance, le professeur a mis ma trentième pièce de cent sous dans la poche de sa culotte. Il avait l’air modeste et très content.

Elle a roudement poussé | ! Ma, elle était trop faible. C’était oune pétite abeille, nous en avons fait ouné cigale… Maintenant, faisons-en ouné rossignol. Courage ! Encore trente séances ! Ze veux faire oune grande sacrifice. La séance, elle sera seulement trois franques !

Je lui ai promis de réfléchir.

— Qui sait, pourtant, s’il n’y a pas un moyen ? fit Georges.

— Non. Ce serait ridicule. Si on faisait une voix forte avec une voix faible, pourquoi ne ferait-on pas un hercule avec un étique ? On est comme on est…

Marie sentit qu’elle avait dit quelque chose de très sage. Le merle l’approuva dans une roulade et sa voix, jaillie de ce petit cou noir, dans cette chambre étroite, parut démesurée. Ensuite, il sauta de bâton en bâton, avec un bruit pareil au frisselis des jupes d’une très petite femme. Quelque chose sépara les jeunes gens. C’était cette gêne des gens qui ont le désir de se plaire et qui ne peuvent recourir à aucun souvenir commun. C’était aussi ce besoin de remettre à plus tard le premier partage d’impressions, qui n’est facile qu’entre créatures d’une simplicité excessive. Georges se sentait un désir très vif de revoir Marie comme s’il l’avait déjà quittée. Mais il lui était impossible de rester davantage :

— Voilà ! dit-il… Je vais aller travailler.

— Je vous vois devant votre table ! fit Marie avec recueillement.


III


Georges ignorait s’il avait ou s’il n’avait pas une aventure avec Marie. Après la première visite il ne la trouva jamais seule, ou bien quelque contretemps interrompait le tête-à-tête. Tout se passait comme si elle devenait, chaque jour, d’une qualité plus fine. Elle donnait lieu à de continuelles découvertes. Il emportait des images comme des gerbes de fleurs. Ces images ne se fanaient point. Au contraire, elles croissaient, et quand il retrouvait Marie, elles aidaient à la mieux définir comme à mieux se tromper sur elle. Ainsi la petite exaltation du jeune homme satisfaisait aux deux grands besoins de l’action humaine.

Georges s’encourageait dans sa voie. Son amour serait violent et sans issue. De même qu’il aimait à dire, quand il ouvrait un livre ou saisissait sa plume : « J’ai sanctifié ma solitude », de même se plaisait-il à répéter : « Je me couperais le poing plutôt que de trahir Charles ». Quand il recevait un billet de son ami, cette phrase prenait de la grandeur et comme un air de vérité éternelle.

Rien ne ressemblait moins au désir que les sensations qu’il goûtait auprès de Marie. C’étaient tantôt de petits saisissements, tantôt une extrême langueur, tantôt un flux d’héroïsme. La seule volonté qu’il conçût bien, c’était d’être piétiné par elle. Il y rêvait lorsqu’il se trouvait seul, surtout le soir, avant de s’endormir. Alors, il se figurait une sente, entre des blés et des coquelicots : il s’étendait par terre et Marie sautait à pieds joints sur sa poitrine.

En revanche, il désirait brutalement Mme Pivon et Doña Sol. Mme Pivon venait souvent chez Marie ou l’accompagnait, à la sortie de l’Opérette. Elle était jolie autant que la plus jolie actrice. Le gros Pivon lui enfournait continuellement un pain de neuf mois. Elle passait pour plus bête qu’elle ne l’était, parce que sa sottise se soudait à la sottise énorme, opaque et ahurissante de Pivon.

Georges écoutait Mme Pivon et Marie subissait les plaintes tonnantes du mari. Ces pauvres êtres avaient une faculté dont la formation coûte peut-être plus de peine à la nature que la création du goût, du tact ou de la logique : ils emmagasinaient une quantité prodigieuse de faits. En retour, ils trivialisaient la trivialité même.

La face de Mme Pivon était excitante comme une belle gorge. On ne pouvait, en quelque sorte, l’aimer, tellement le souhait de coucher avec elle emportait le reste. À chaque entrevue, Georges jetait sur le beau visage un regard honteux et, tout rouge, baissait les yeux ; il voyait des bas orange : assise ou en marche, la jeune femme se retroussait. Alors l’image était complète. Georges possédait Mme Pivon autant qu’on peut, par la fiction pure, posséder une créature. Il aurait grimpé sur le Mont Blanc pour la posséder réellement. Mais lui faire la cour, car il le fallait, c’était un rite, et lui offrir ensuite cinquante francs, avec la manière de les offrir !… Georges se rabattait sur les facilités qu’offriraient un naufrage et une île déserte.

Avec Doña Sol, il aurait eu moins de peine. Elle était prompte et marchait à son caprice. C’était une fille longue et toutefois sans angles. Ses yeux démesurés et creux n’allaient pas sans un brin de folie. Elle avait cette peau qui semble usée par des veillées crapuleuses et ces gestes qui prolongent de secrètes caresses. Elle fleurait le benjoin et le musc épais des usines, elle tapait sur les bras des hommes, elle racontait de brusques anecdotes qui s’annonçaient graveleuses et finissaient innocemment. Personne ne savait plus, ni elle-même, pourquoi, étant née Augustine Reymond, on l’avait baptisée Doña Sol.

Georges pensait avec amertume qu’il l’aurait eue sans peine et même qu’elle l’y aurait aidé. Et voilà ! C’était le temps du béguin. Doña Sol chérissait un homoncule rose et tendre comme un radis, qu’elle ne lâchait ni le jour ni la nuit.

Restait Emma, dite « Le Pot », parce que, malgré sa laideur décourageante, elle avait déniché un amant qu’on appelait « Le Couvercle ». Emma dégoûtait Georges, moins par sa face de truie qu’à cause du poil qui lui sortait des narines. Pourtant, aux soirs chauds, il s’en fût accommodé, mais elle n’aurait pas trompé Le Couvercle pour le roi d’Angleterre.

Le soir, Georges attendait Marie au Café de la Bidoche, où s’assemblaient les choristes et quelques petits rôles. Il y goûtait le charme qu’exhale une réunion de cabotins pauvres, cette « nomaderie », venue, non des lames de fond de la société, mais de ses fables. L’acteur pauvre est le sauvage hypersocial ; sa savane, sa forêt sont plantées des herbes et des arbres de l’imposture. Ses espérances empruntent leur teinte baroque aux apothéoses saugrenues et aux gloires ahurissantes.

Georges écoutait avec un joyeux dédain les explosions verbales de ces braves gens. Elles aiguisaient son orgueil. Il avait l’impression d’être quelque chose de solide, un métal parmi des verreries. Tout ce qu’il n’avait pas fait et tout ce qu’il ne savait pas comment faire devenait substantiel et puissant.

Parfois, l’humeur nomade entrant en lui, mêlée à la vapeur des rogommes, il devenait fraternel, insouciant, hâbleur, gonflé d’un optimisme burlesque ; son ambition s’exhalait en nuages ; il ne discernait plus la platitude et la cocasserie des anecdotes, ni les traits à l’eau-forte qui, parfois, rayaient les destins futiles.

Les récriminations des chanteurs comportaient une quantité incroyable de termes péjoratifs. Ils calomniaient avec mysticisme, clouaient religieusement l’ennemi au poteau, et tant d’infamie s’avérait inoffensive. D’ailleurs, leurs esprits rebondissant en quelque sorte sur eux-mêmes, ils réhabilitaient, à dix minutes d’intervalle, ceux qu’ils avaient noyés sous les vomissures. Malgré tout, c’étaient de bonnes gens : beaucoup avaient la paume généreuse et se montraient aussi gentils avec le camarade dans la détresse que rosses avec celui qui les surmontait.

Inopinément, ils s’enfoncèrent dans une buée, Mme Pivon cessa d’être désirable, Doña Sol devint une bringue absurde ; les propos s’égouttaient comme une bruine. Il n’y eut plus que Marie. Ses yeux devinrent si beaux que Georges chavirait en les revoyant. La tiédeur de sa petite main devint si individuelle que, à chaque contact, elle donnait de la joie et de la souffrance. Le petit coquillage rose de l’oreille émouvait jusqu’aux larmes, la voix attendrissait jusqu’à la stupeur. De ce qu’elle était faible, le jeune homme la jugeait divine. Il haïssait presque la grande voix d’argent de la vedette, il la déclarait brutale et agressive ; il murmurait sur un ton de litanie :

— Voix de Marie… voix pure… voix sacrée… voix de printemps et de fontaine !

Il ne pouvait plus comme il l’avait fait avec tant de précision songer à Mme Pivon nue ni à Doña Sol relevant ses jupes jusqu’au jardin d’ombre. Toute sensualité parut abolie mais les émotions étaient continues : neuves et singulières, elles mettaient Georges dans un monde recréé ; elles intéressaient toutes les parties du corps. Certaines agitaient les doigts ou la paume ; d’autres frappaient la cheville ou le jarret ; parfois les tempes se glaçaient ou bien le creux du dos ; il y avait de grands frissons qui partaient de la base du crâne, d’autres qui parcouraient le diaphragme. Et, bien entendu, le cœur jouait son grand rôle. Il était là, comme une créature spéciale, une âme aux abois, à qui les plus légères circonstances donnaient une forme imprévue d’angoisse. Il donnait une conscience obscure même au sommeil sans rêves. Constamment, il sursautait, pareil à un animal surpris au gîte. Et il remplissait terriblement la poitrine.

L’inquiétude de Georges comportait de la terreur, du mysticisme, du délire tendre, des exaltations de martyr et d’insupportables délices. Il y avait des moments où c’était si affreux de ne pas voir Marie, que le jeune homme se mettait à sangloter : il y en avait d’autres, si magnifiquement tristes, qu’il se prenait la poitrine à deux mains et remerciait confusément Quelqu’un : il y en avait de si doux qu’il fermait les yeux en balbutiant des litanies. Il était jaloux des amies de Marie, car elle n’avait pas d’amis, et il n’osait plus songer à Charles qui s’éloignait à une distance incommensurable et ne reviendrait pas avant longtemps. Dans sa dernière lettre, le sculpteur disait :

« Avant-hier encore, ça ne venait pas : je restais intoxiqué… La mer me dégoûtait presque… Puis c’est venu, comme le coup de la grâce. J’ai été le Polyeucte du ciel, des falaises, de la vague. Oui, je commence à éliminer… je commence à savonner l’ordure de mon âme. Ah ! mon cher ami, le beau entre en moi comme une eau fraîche… »

Il terminait par :

« Je songe à vous avec stupeur et affection. Et je ne me dédis pas : vous êtes un fort ! Veillez sur Marie ! »

Georges, dans un billet hâtif, encourageait Charles :

« Ce voyage était indispensable : vous êtes à l’heure décisive, à l’heure où votre avenir se dessine et je suis sûr qu’il sera grand ! Recueillez-vous ! Surtout, pas de hâte et soyez tranquille : je veille sur Marie ! »


Au repos, la physionomie de Georges montrait de la pesanteur. L’émotion la secouait à peine, désavantageusement ; il lui fallait l’élan et la parole. Mais il ne conduisait bien sa parole qu’avec la nation mâle. Les femmes formaient un peuple lointain et Marie semblait appartenir à la plus énigmatique province de ce peuple. Ses propos, loin de le rapprocher d’elle, faisaient l’office de cette politesse que Barbey préconisait pour tenir les gens à distance. Il intimidait Marie et l’infatuait. Lorsqu’elle l’apercevait à la sortie du théâtre, elle imaginait qu’un homme célèbre attendait l’obscure petite Marie, elle se disait, avec orgueil : « Je ne lui déplais pas. »

Devinant enfin qu’il y avait davantage, elle forgea une histoire anecdotique de sa découverte. Il y eut tel soir, tel mot, tel geste. Puis, Marie passa à la limite. Elle posa que Georges luttait de toutes ses forces contre lui-même. Il ne voulait pas aimer la maîtresse de son ami, il s’était caché sa passion à lui-même, il essayait de se la cacher encore et souffrait affreusement. Saisie de compassion, elle devenait moins timide et racontait, pour le distraire, avec une faible malice, les potins du théâtre.

Un soir, elle lui dit, tandis qu’ils traversaient le pont du Châtelet :

— Vous êtes aussi poète, n’est-ce pas ?

— Oui, dit-il… je suis aussi poète… je prépare même un volume de vers…

Il avait, en effet, tracé le plan d’un poème : La vie des Étoiles. Toutefois, il ne commencerait pas de l’écrire avant de s’être documenté sur les Prêtres Chaldéens.

— Oh ! exclama Marie, comme ce doit être beau, pour une femme, des vers écrits sur elle |

— Voulez-vous que j’en écrive sur vous ?

— Sur moi, balbutia-t-elle, stupéfaite… Sur moi ?… Mais c’est impossible !

Il répondit imprudemment :

— Je vous ferai un acrostiche.

Elle lui jeta un regard inquiet et ravi. L’heure était plane et monotone, une légende poussiéreuse s’inscrivait sur le pavé, et l’on avait l’impression que les hommes, les bêtes, l’obscure conscience des villes, passaient par une crise de lassitude et de découragement. Marie songeait à l’acrostiche et son âme était brillante. Quoiqu’elle eût, au hasard des jours, chanté et lu beaucoup de vers, elle n’avait pas rencontré l’Acrostiche. Elle en était plus fière d’être mêlée à cette chose mystérieuse.

Une grande inquiétude s’empara de son compagnon. Il ne se sentait pas sûr de réussir. La confiance qu’il avait en sa force n’était pas immédiate ; son orgueil s’accommodait du statu quo et de la temporisation. Même vis-à-vis de son moi, il ne poussait jamais son effort ; ses plus longs essais de philosophie, d’éloquence, de récit, de poésie, se bornaient à de brèves esquisses : encore prenaient-elles, dans leur plus grande partie, la forme d’annotation. Pour toute chose, une heure viendrait, « où la poire serait mûre ».

Aussi se repentit-il amèrement d’avoir promis l’acrostiche. Et lorsqu’il eut quitté Marie, il se dit qu’il dormirait mal et ne se trompa point. Jusqu’à l’aube, l’acrostiche le tint aux cheveux. Les images et les rimes glissaient à travers sa cervelle bouillie, mêlées à toutes les métamorphoses de l’émoi. Il avait des moments de détresse plus affreux que s’il eût été accroché à un tonneau, sur la mer intarissable, des repentirs aussi lourds que s’il eût commis un crime, des colères où il s’accablait des pires invectives et des espérances convulsives où il se figurait voir éclore un chef-d’œuvre.

Ensuite, il travailla tout le jour. Il fut l’inspiré, le ciseleur, le manœuvre, le fantasque ; il s’essaya sur des bouts-rimés, compulsa des dictionnaires, fouilla Baudelaire, José Maria, Sully-Prud’homme, Verlaine ; traduisit de la prose en vers, jeta des mots au hasard, comme des dés, tenta même des démarquages, s’intoxiqua de café comme Balzac et d’alcool comme Musset. Le soir, assis au fond de sa chambre, le cœur flétri à et la tête claquante, tandis qu’un crépuscule couleur de hareng saur se peignait sur la vitre, il se mit à pleurer. Il aurait voulu mourir. Il était vieux, terni, encrassé, fuligineux… De tant d’efforts, cinq vers seulement faisaient un ensemble :

Mettez-vous là, que je me mire
À la clarté de vos beaux yeux.
Riez pendant que je soupire,
Il faut ensuite me sourire
Et vous ferez un bienheureux !

— Ah ! ah ! gémissait-il… Ce n’est pas même du Gallet… pas même du Gallet ! Ça ne vaut pas seulement :

Sèche donc tes larmes
Puisqu’il faut nous quitter !

Il fit mine de se briser la tête contre la muraille. Après deux petits coups d’essai. il se rappela que Racine passait parfois trois jours à faire un seul vers et que Baudelaire rugissait d’impuissance. Les faibles se hâtent, les forts savent attendre. C’était une chance, en somme, que d’avoir échoué. Le succès l’eût encouragé à la dilapidation de son intelligence :

— Il aurait été immoral que je réussisse ! grommela-t-il en s’effondrant sur une chaise. Pourquoi d’ailleurs cette impatience ? Je n’ai fixé aucune date.

Ces dernières paroles furent merveilleusement apaisantes.


Cependant, ce long effort le laissait si vide qu’il lui parut impossible de ne pas revoir Marie le soir même. Il n’osa l’attendre au théâtre, mais, l’ayant guettée de loin, il la rencontra « par hasard ». Elle était avec les Pivon, qui l’inondèrent de discours et ne la quittèrent qu’aux abords de la rue Serpente :

— Ils ont été un peu mouches, ce soir, remarqua Marie, quand elle se trouva seule avec Georges.

— Ils ont beaucoup bourdonné !

Elle eut son petit rire d’argent et, lorsqu’ils atteignirent la rue des Boulangers :

— Nous ne nous sommes pas vus du tout ! dit-elle.

Et, comme une chose toute naturelle :

— Si vous n’avez pas sommeil, venez causer une minute.

Georges, le souffle coupé, eut beaucoup de peine à répondre :

— Je ne vous gêne pas ?

— Oh !… pourquoi ?…

Dans l’ombre de l’escalier tournant, Georges se tordait les mains, tellement sa surprise était profonde et douce. En haut, Marie fureta dans l’ombre. Il y eut une minute affolante, pleine d’énigmes, puis la lampe joua son rôle de petit soleil, les visages émergèrent du monde noir et Georges, à cause de son émotion, eut le sens réel de cet événement si étonnant et si banal :

— Il y a du chocolat froid, dit Marie avec calme… Vous en prendrez une tasse, pour me faire plaisir.

Elle ôta son chapeau, elle disposa les tasses, versa la liqueur épaisse, et elle semblait plus gaie que d’habitude ; ses yeux frais, en se tournant vers le jeune homme, riaient un peu :

— Savez-vous quoi ? dit-elle… j’ai beaucoup pensé à l’acrostiche ! C’est bien difficile un acrostiche ?

Elle le savait maintenant, car elle avait consulté le dictionnaire et le régisseur :

— Vous n’y pensez plus ? ajouta-t-elle.

— Je n’oublie jamais ce que j’ai promis ! dit-il d’un air loyal.

— Oh ! que c’est beau d’être comme ça. Et c’est si bien comme vous !…

Il perdit encore une fois le souffle, parce que le regard de Marie se posait sur lui comme une main,

— Mais, fit-il, après avoir repris haleine. je ne me hâterai point. La hâte est une grande faiblesse ! Je veux que ce soit définitif.

— Définitif ! chuchota Marie avec respect.

— Cependant, fit-il, affectant l’insouciance, je vous ai fait, par jeu, cinq petits vers. Et, naturellement, les premières lettres sont celles de votre prénom.

— De Marie ?

Il fit signe que oui.

— Oh ! dites, cria-t-elle.

— Si vous voulez… mais ce n’est rien… rienRIEN.

Il hésita un moment, comme s’il avait oublié. Puis, à mi-voix :

Mettez-vous là que je me mire
À la clarté de vos beaux yeux,
Riez pendant que je soupire,
Il faut ensuite me sourire
Et vous ferez un bienheureux !

— Comme c’est doux ! Comme c’est frais ! soupira Marie.

Elle était aussi heureuse que si M. Poivrot, directeur de l’Opérette, lui avait annoncé qu’elle prendrait la place de la vedette.

— Et c’est vraiment pour moi que vous l’avez fait ?… Ne voulez-vous pas me l’écrire ?

Elle lui tendit un petit encrier plein de boue et une feuille de papier à lettres. Quand il eut inscrit l’acrostiche, elle vint se pencher sur la table et balbutia :

— M… A… R… I… E ! C’est vrai ! Oh ! c’est vrai ! Ce sont bien les lettres de mon nom… Comme ce doit être difficile.

Elle récita, toute tremblante de joie et d’étonnement :

Mettez-vous là, que je me mire
À la clarté de vos beaux yeux,

Puis, elle se recroquevilla dans un fauteuil et demeura rêveuse.

Content de ce que l’amitié lui imposât le silence, il était plein aussi d’une dédaigneuse révolte. Charles aimait-il seulement ? À peine, et de quel ignoble amour, au prix de celui de Georges…

Il regarda Marie. L’émotion, la poudre de riz, la pénombre, rendaient sa pâleur tragique ; une vie surprenante et triomphale animait son regard. Son corps étendu dans le fauteuil, immobile et couvert de l’étrange pelage que font les vêtements de la femme, avait un prestige sacré. Georges vit, tout à coup, Charles se pencher sur ce visage blanc et étreindre cette taille étendue. Il n’en vit pas davantage ; une bête fauve lui mangea le cœur. Heureusement, l’apparition s’évanouit en quelques secondes. Il ne resta que le mystère charmant de Marie, ce petit univers de beauté et d’espérance dont la lueur se répandait devant les ténèbres du grand univers.

L’hypnose quitta Marie ; un sourire parut enlever de la face sa blancheur excessive. On se mit à parler des petites choses quotidiennes : l’acrostiche, sournoisement mêlé à ces propos, leur donnait une saveur équivoque.

Georges avait aussi l’impression qu’il laissait se perdre une chose très précieuse, qu’il ne ressaisirait jamais. Il était comme un négociant qui néglige ses affaires. Enfin, l’heure devenant scandaleuse, il se leva, presque malade d’indécision.

« Je ne pouvais positivement pas dire que je l’aime ! » se répétait-il en grattant la chaussée de ses semelles.

Il en convenait, mais se gardait rancune, les yeux pleins de Marie après la récitation de l’acrostiche. Ses cils se mouillèrent, il répéta, presque sanglotant :

Mettez-vous là, que je me mire
À la clarté de vos beaux yeux,

Ces vers parurent ensorcelés ; ils n’avaient plus de ressemblance avec ce qu’ils étaient auparavant. Marie créatrice les repétrissait : une âme leur était venue.


IV


« La cure marche à grands pas », écrivait Charles, « j’ai fait trois maquettes qui, au point de vue absolu, sont ratées, mais qui ont pour moi une valeur incalculable… La sève nouvelle y monte ; c’est informe et troublant ; il s’agit maintenant de faire pousser les feuilles. Je vais me reposer quelques jours. Peut-être serait-il bon que je passe quarante-huit heures à Paris. La bête réclame : je reverrais Marie avec plaisir… »

La fin du billet faucha les jarrets de Georges et lui parut si abjecte qu’il se mit à gémir :

— Un chien ! C’est un chien !

Ses dents claquèrent d’épouvante. Charles allait dormir avec Marie ! Il la saisirait comme un buveur saisit un bock ; Marie ne résisterait pas… Et ce serait une chose très simple |

Georges se sentait plus dégradé que si on lui avait craché sur la face. Il ne cessait de rôder au long de la muraille, poursuivi par des images qui lui rongeaient la cervelle. Puis la réaction vint. Il ne se laisserait pas faire ! Et d’abord, il avouerait son amour à Marie !

Cette solution lui parut admirable, presque héroïque, et, revoyant la jeune femme au moment où il lisait l’acrostiche, la victoire parut sûre. Soudain, son ventre se glaça : si Marie aimait Charles, si elle prétendait lui rester fidèle ?

— J’aurais l’air d’un traître ! fit-il avec un rire amer. N’ai-je pas promis de veiller sur elle ? Il faut que je me brouille d’abord avec Charles.

Alors, tout devenait simple. D’ailleurs, les motifs de rupture se révélèrent si abondants, si justes et si forts, qu’il n’y avait qu’à les jeter sur le papier : mais, dès qu’il tint la plume, ils tiédirent. Mieux valait en finir par une phrase lapidaire. La phrase lapidaire, à son tour, se déroba ; il écrivit trois fois « j’aime Marie » et demeura assommé : la rupture par correspondance se révélait impossible et même idiote. Dès qu’il se le fut démontré, les phrases affluèrent, il remplit quatre pages, où il exaltait la cure de Charles, le travail, le recueillement, la solitude, et il conclut : « Je vous envie, je sens que vous sortirez grandi de cet exil. Mais gardez-vous de rompre le charme : en revenant deux jours à Paris, vous risquez de perdre tout ce que vous avez gagné… »

Après quoi, il se recroquevilla sur sa chaise, et l’émotion étant amortie par la fatigue, il eut un petit retour sur lui-même. Sa conduite lui parut presque louche, il alla jusqu’à dire :

— Peut-être tout ça n’est-il pas très franc ?

Cette question l’humilia, mais, trouvant louable de se l’être faite, il accepta un examen de conscience. « En apparence, se dit-il, j’ai des torts envers Charles. Si un autre avait fait ce que j’ai fait, il est probable que je le blâmerais. Au fond, je suis seul à aimer Marie et mon amour est un grand amour… le plus grand amour de ma vie ; il est chaste, il est pur : Dante n’a pas mieux aimé Béatrice. Tandis que, pour Charles, Marie est un tout petit caprice. Si on lui donnait Mauricette des Bouffes, Marie n’existerait plus. Moi, on m’offrirait une Récamier, je n’hésiterais pas, je resterais fidèle à Marie. Donc, je serais un crétin, si je tenais compte de Charles. Les droits réels sont de mon côté… Mes vagues mensonges n’ont aucune importance. Si je ne mentais pas, Charles reviendrait par vanité plus encore que par jalousie et ce serait ignoble |

— Ma réponse est loyale, en somme, affirma-t-il à voix haute, car je veille absolument sur Marie et la façon dont je l’aime est un bien. Sans cet amour, j’aurais pu la désirer involontairement tout comme Mme Pivon où Doña Sol. Et non seulement je ne la désire point, mais la seule idée de la désirer me remplit d’effroi. Je songerais plutôt à un cambriolage. Si Charles pouvait voir ce qui se passe en moi, il me trouverait ridicule.

Ce dernier mot authentiquait l’innocence de Georges. Il le répétait avec délices. D’ailleurs, tout le soliloque lui avait rendu l’estime de soi-même, avec un supplément, car il admira sa logique. Mais à peine fut-il rapatrié avec sa conscience, que la terreur reprit : il revit l’autre qui s’emparait de Marie et la couvrait de caresses. La rage et le dégoût lui tournaient le cœur, il criait en sanglotant :

— Salaud ! Salaud !… Et il n’a aucun talent.


V


Depuis l’acrostiche, Marie interprétait les paroles et les gestes de Georges d’une manière nouvelle. Elle leur attribuait toujours la même valeur mystérieuse, mais elle s’y donnait une part plus charmante d’être voilée. Il lui suffisait de se dire tout bas :

Mettez-vous là, que je me mire
À la clarté de vos beaux yeux,

Pour que le jeune homme cessât de paraître sévère et abstrait. Le petit rire argenté était plus fréquent et plus familier. Du matin au soir, Marie transformait Georges, elle lui créait des traits aussi imprévus que les gens du peuple à l’orbe de la lune.

Un soir, Marie dit :

— Il y a relâche demain, et aucune répétition.

Lorsqu’elle eut parlé, ils s’arrêtèrent pour voir couler le fleuve. Pétri de lueurs pâles, méduses de cristal, lézards d’ambre et serpents de nacre, il laissait aussi entr’apercevoir des palais d’enchanteurs renversés au fond de l’onde, des colonnettes oscillantes et des pilastres crevassés. Des barques sinistres et d’énigmatiques péniches dormant dans la pénombre suscitèrent l’antique frisson nomade dans l’âme de Marie. Légère comme un nuage, en proie à ce frais instinct qui nous pousse à baigner nos sens dans les sites innombrables, elle silla et plana. Ce grand garçon aussi la troublait, plein de choses neuves, ardentes et tumultueuses : il était le mystique rivage perdu dans la brume, ce nouveau monde humain dont l’amour nous promet inlassablement la découverte. Et n’était-elle pas le beau drame de cette jeune tête penchée sur le fleuve ? Dans le furtif passage de son corps au sein terrifiant des phénomènes, Marie voulait sournoisement une agitation incomparable.

En lui aussi, le fleuve éveille les instincts migrateurs. Il voudrait emporter Marie vers ces terres qui s’évanouissent chaque jour et qui furent le vrai séjour des ancêtres. Les terres de l’élevage et du labourage, celles de la cité de pierre et des eaux contraintes, elles sont d’hier. Si l’humanité pouvait avoir des souvenirs à la manière de l’individu, elle verrait d’une part des temps prodigieux passés dans les sites libres, et d’autre part une période insignifiante où les villes sont nées, où les forêts, les brousses, les savanes ont disparu avec une rapidité inconcevable. Mais aussi, comme l’atavisme sauvage se décèle plus profond que l’autre, jusque dans l’âme des petits enfants ! Que d’échos ont répété le cri mélancolique de Jean-Jacques ! Notre chair est encore mystérieusement intégrée aux sylves, aux steppes, aux bords des lacs, des fleuves et des lagunes.


Ils ne s’arrêtèrent qu’un instant, puis, engourdis de rêves, ils reprirent leur route :

— Est-ce que vous savez prédire le temps ? fait Marie.

— Un peu.

Il leva la tête. Un long nuage semblait à l’ancre au-dessus de la Sainte-Chapelle. D’autres, transparents comme du tulle, lactaient la lueur des étoiles. Le ciel était un grand marécage, hanté de flammeroles et semé d’algues pâlissantes.

Elle reprit :

— Pleuvra-t-il demain ?

— Je ne crois pas…

— Alors, je prendrai le bateau jusqu’à Sèvres. Puis, je grimperai la côte et j’irai dans les bois. Je ne serai pas seule… Je demanderai à Mme Pivon ou à Doña Sol de venir avec moi.

Sa petite voix pure frissonnait d’un plaisir taquin. Elle ajouta, un peu vite et comme haletante :

— Car je suis sûre que cela ne vous amuserait pas.

Il fut saisi de cette terreur qui nous prend devant une promesse trop belle. Et lorsque les coups hachés de son sœur cessèrent de lui couper la parole :

— Quelle idée ! bégaya-t-il. Vous croyez donc que je n’aime pas les bois P

Elle eut son rire léger où la malice féminine filtrait à peine :

— Je pensais à votre travail.

— Mais je me repose quelquefois, fit-il avec énergie,

— Et vous reposeriez-vous demain ?

Elle le regardait. Il n’eut que la force de faire oui, avec la tête.


Ce bateau haletait sur le fleuve terreux, gonflé par les pluies. L’amont avait envoyé des herbes sèches, des brindilles et même des branches ; souvent une strie goudronneuse coupait le courant ; il y avait de longs flots, aux versants creux, où le paysage se déformait indéfiniment, comme dans une collection de glaces concaves. Une lumière sèche, se réverbérant sur les rives, donnait aux cavernes humaines un air stérile et malheureux. Vers Grenelle, les routes se firent crapuleuses. Il y avait peu de monde sur le bateau. Une grosse femme répandait l’odeur des caisses où l’on élève des lapins ; une autre tenait dans son giron un coq sans crête ; deux individus en blaude ardoise mêlaient des histoires de bœufs, d’abattoirs et de godaille ; quelques faces éteintes et monotones voilaient, peut-être, des fièvres furieuses ou des neurasthénies écrasantes.

Marie et Georges enduraient cette espèce d’asphyxie des gens qui partagent une aventure et ne savent que se dire. Car la parole, après les civilisations superposées, est devenue un rite fatal, sans quoi nos sentiments ne peuvent se joindre, et le silence semble pire que le néant : c’est un tombeau.

Jusqu’à Billancourt, Marie s’effraya d’être, à côté de son compagnon, comme si elle en était séparée par un étroit mais profond précipice. Parce qu’elle ne tenait aucun compte de l’expérience, elle attendait, dès le début, quelque douceur semblable à celle de l’acrostiche. Peut-être avait-elle rêvé que Georges apporterait d’autres vers pour elle et les lui réciterait, à la proue du bateau, dans le souffle clair de la brise. À le voir glacé de mutisme, elle eut froid elle-même et fut prise d’aphasie Les peupliers la dégelèrent. Il y en avait une douzaine, hautes créatures frissonnantes, qui secouaient une poudre de nickel ; ils lui parurent si gais qu’elle se mit à rire :

— Chez nous, il y en a dans toutes les prairies, dit-elle. Dès qu’on sort de la ville, on les voit en rang d’oignons. Est-ce que vous ne les aimez pas, monsieur Georges ?

La voix argentée le sortit de son asphyxie. Il dit, un peu rauque :

— Je les aime beaucoup…

Comme une feuille se déplie à la lumière, leurs âmes se dilatèrent. Marie fut simplement contente : Georges fit partie du Hasard, comme le déjeuner, les accidents de la côte et les mousses de la forêt. Il sera le camarade, qui marche à côté de vous ; si le poète et l’amoureux demeurent cachés, elle saura pourtant qu’ils existent et elle y prendra plaisir. Peut-être, Georges a-t-il des remords. Il lui est interdit d’aimer Marie. C’est sûrement après une lutte terrible qu’il a cédé. Il a cédé à quelque chose de puissant, car sa volonté est forte : il est doux de se dire qu’on est ce quelque chose.

Le paysage prit une langueur charmante. Des vapeurs se déroulaient à la cime des coteaux, la jeune verdure chanta son hymne, il apparut de grands roseaux dans l’anse d’une île. Georges ne pouvait les voir sans qu’une vive tendresse n’entrât dans son cœur ; plus que les fleurs et plus que les arbres, ils évoquaient en lui le mystère de vivre et le mystère de se reproduire.

Pour Marie, les roseaux n’étaient que de grandes herbes, qui poussent dans les boues où l’on est saisi traîtreusement et où l’on s’enlise. Elle raconta l’histoire d’une amie qui avait péri, dans une crique de l’Oise, parmi les roseaux d’automne. Georges déclama avec un petit tremblement :

Comme l’eau caressait doucement le rivage,
Je vis venir à moi, dans les grands roseaux verts,
La belle fille heureuse, effarée et sauvage,
Ses cheveux dans ses yeux et riant au travers…

Ces vers, en rappelant l’acrostiche, émurent la jeune femme. Une voix intérieure murmurait :

Mettez-vous là, que je me mire
À la clarté de vos beaux yeux,

Ce qui lui paraissait bien aussi joli, et plus intime, que « la belle fille heureuse, effarée et sauvage ». « Est-ce qu’il m’aimait déjà quand il les a écrits ? » se disait Marie. « Il était pâle… il ne savait peut-être pas… il ne voulait pas… »

Un doute la tracassa. Est-ce qu’il l’aimait après tout, est-ce qu’il se l’avouait ? Aucune parole n’avait été un aveu… seul l’acrostiche… La poésie n’est pas la réalité !

Marie subit une petite révolte. Désormais, l’absence de cet amour eût été intolérable. Georges pouvait lutter, s’il voulait, elle-même lutterait pour qu’ils ne fussent pas amants, mais il lui devait son cœur.

Le pont de Sèvres fut là, vieux pont gercé et presque humble, où des nations de grisettes avaient promené leurs petites chairs fraîches :

— Nous y voilà, dit Marie, avec un léger cri. Nous irons déjeuner là-bas, chez le père Brisemiche.

Comme les hannetons aux soirs chauds, les souvenirs bourdonnaient dans sa tête, avec des odeurs de lilas, de tilleul et de sauge. Ah ! quand la petite Marie marchait au vert des herbages, avec Paul et Virginie. Les moissons levaient au long des lignes, des forêts d’âmes passaient avec les mots, la lectrice semait les graines magiques de sa jeunesse sur les champs pâles des pages.

Tout à coup, et sans le savoir, elle glissa sa petite main sur le bras de Georges. Ce fut l’union des électrodes : le courant avait jailli ; le jeune homme devint fou jusqu’à perdre sa timidité, et ils montèrent à l’assaut, vers la bicoque du père Brisemiche. Le vieux homme les mit tiédir sous les glycines et les chèvrefeuilles. Il apporta une friture de Seine, un vin noir qui limait la langue et du veau roux comme la feuille d’automne.

Les sentiers étaient semés de cendres, on voyait la dentelle verte des carottes, les feuilles chagrines de la pomme de terre, de fumeux panaches d’asperges et les vases fragiles des capucines. Dans ce petit terroir falot et artificieux, le père Brisemiche servait l’Aphrodite. En semaine, les sacrifices étaient rares ; l’autel, montrant ses crevasses, sentait la graisse ancestrale, le beurre rance et les oignons d’antan. Tout autour croissaient des bâtisses sournoises : c’était la vie nouvelle. Elle dévorait la lumière de la guinguette, elle annonçait des temples concurrents où roustissaient les cœurs et les viandes.

— Corbleu ! criait le père Brisemiche, là-dedans, elles mangeront du chameau et du beurre de chien crevé, les bougresses !

Car, dans la clientèle, il ne voyait que le féminin.

Marie et Georges le regardaient accourir, avec une barbe d’Hébreu galicien, un nez qui bifurquait à la pointe et des yeux campagnols, sans sclérotique.

— Ah ! se lamentait-il, en tirant sur la pointe de ses sourcils, qui faisaient des antennes… quel amour y a eu dans c’te maison. Corbleu ! ce que le bateau y a versé, puis de la côte, puis du chemin de fer… Elles y en ont fait assez ici, madame, de quoi remplir trois cents villages… et encore une ville par-dessus le marché…

Ils l’écoutaient par miettes, sans évoquer cet amour foisonnant, qui eût troublé un dîneur solitaire, ce peuple de midinettes jetant, au hasard des banlieues vertes, ses vœux hagards et ses jeunes chairs tressaillantes. C’est eux-mêmes qu’ils évoquaient ; leurs êtres se répandaient sur l’ambiance comme un fleuve qui déborde. Toutefois, les courses et les discours du vieux leur rendaient quelque appétit, en assoupissant l’inquiétude et détournant les énergies.

Marie goûta la friture, rissolée à point, et même le veau feuille-morte, dont la casserole close avait concentré les arômes. Ensuite, ils montèrent la côte, à l’ombre d’un grand nuage, qui venait d’atteindre le soleil. Jusqu’à la fin de sa vie, Georges reverra ce nuage. Il était fabuleux, avec des sommets et des gorges de marbre nacré, des plumes de cygne et des poudres argentines. Parce qu’il était là, au moment où le jeune homme conduisait Marie vers le bois de Bellevue, tous les beaux cumulus du futur auront un air de fête amoureuse.


Dans cette clairière, le silence est presque parfait. Rien que la circulation sourde et le craquement imperceptible de la vie qui coule, s’anime et s’éteint. L’immense chimie végétale, le travail instable qui sans cesse détruit et refait l’équilibre, les formes qui se souviennent de ce qui fut créé au fond des âges, les sources fines du sang végétal qui, dans les torses de l’arbre, les cheveux du ramuscule, les lancéoles de l’herbe, forment des fleuves, des rivières, des torrents, avec leurs affluents, leurs deltas et leurs embouchures, — tout cela faisait moins de bruit que les cœurs infimes de l’homme et de la femme…

Marie, d’un petit rire de malice et d’énigme, rompit le silence. Puis, un merle sema son chant bref, un cri d’eau et de cristal, un rouge-gorge s’avança sur le bord d’une branche, montra sa poitrine d’écarlate et repartit au pays vert des ramures.

Levant sa face claire :

— Comme nous sommes seuls, dit Marie, on se croirait à mille lieues de Paris.

Il se pencha sur cette face et, d’un grand effort, il épia les yeux. Elle ne se détourna point ; elle prêta son regard qui avait la fraîcheur des sources et le feu charmant des lampyres. Et elle voulut qu’il parlât d’amour.

— Quand vous êtes chez vous, dit-elle, est-ce que vous pensez à moi ?

— Oui, dit-il dans un souffle.

— Souvent ?

Il n’eut pas la force de répondre ; il inclina la tête.

— Comment y pensez-vous ? Comme un ami ?…

Elle levait sa petite main dans la lueur verte. Il saisit cette main avec crainte ; comme elle ne se retirait point, il fut saisi d’un brusque courage :

— Comme un ami qui souffre.

— De quoi ?

— De vous !

Elle fut aussi saisie que si elle n’avait pas provoqué l’aveu. Et elle refusa de le comprendre tout de suite, elle chercha à retenir un moment l’enivrante incertitude :

— Comment pouvez-vous souffrir de moi ? Je ne vous ai rien fait !

— Ah ! soupira-t-il, en baissant la tête.

Terrifiée, elle sentit qu’il pouvait encore « s’enfuir », elle se hâta de l’amarrer :

— Si Charles n’était pas entre nous, peut-être que vous m’aimeriez ! dit-elle sournoisement.

— Pas mieux que maintenant… On ne peut pas aimer mieux que je ne vous aime !

Il avait la voix si rauque et si brisée qu’on eût dit qu’il sanglotait ; mortellement pâle, tout son être exprimait une émotion épouvantée, discontinue et tragique.

Quelque chose de maternel s’éleva dans le cœur de Marie. Elle attira l’adolescent, elle le força à s’asseoir à côté d’elle. Pendant une minute, elle ne parla pas, palpitante d’amour, de pitié et d’étonnement. Il se calmait un peu, honteux d’avoir été si faible, et fier d’avoir parlé.

Enfin, Marie demanda :

— Pourquoi m’aimez-vous ?

Comme toutes, elle voulait avoir été « reconnue ».

— Je crois, dit-il, que j’ai toujours été sur le point de vous aimer.

Ce n’était pas même faux, comme ce n’aurait été faux ni pour Doña Sol, ni pour Mme Pivon. La première vision de Marie se perdait dans le brouillard. Ensuite, Georges avait suspendu autour des lambeaux de rêve. Elle avait été la Présence, l’Occasion, et le travail intérieur, qui recrée un être, qui l’adapte pour l’amour, avait refait Marie et créé un éclairage intense pour dégager tout ce qui était charmant en elle.

Marie avait bien plus encore recréé l’image de Georges, et surtout plus rapidement. Son admiration confiante, avant l’acrostiche, excluait presque l’amour. Elle croyait inébranlablement que Georges était un « fort », et que la société compterait avec lui, selon la parole de Charles. L’acrostiche avait transposé toutes les valeurs ; le travail de transformation était devenu foudroyant. Car les femmes ne se bornent pas à exagérer les traits séduisants d’un homme, elles trompent étrangement le « génie de l’espèce », elles vont jusqu’à aimer ce qui leur déplaît par nature.


Le cri de Georges pénétra la chair de Marie. Elle leva des yeux humides et, voulant qu’il se répétât :

— Toujours ?… Alors, je vous ai plu tout de suite ?

— Oh ! oui, murmura-t-il, tandis que la petite main restait posée sur la sienne. Il y avait en vous des choses…

Il chercha quelles étaient ces choses, et ne les trouvant pas, il parla avec agitation :

— Des choses inexprimables… qui ne ressemblaient à rien de ce que j’avais vu chez les autres femmes… votre regard… et votre sourire… et des gestes qui… qui ne sont qu’à vous.

Elle se grisait. À chaque mot elle ajoutait un flot d’images. Elle voyait une Marie inconnue, enchantée, qui n’avait eu qu’à paraître pour qu’un monde nouveau se levât dans Georges. Et s’adjugeant toute espèce de qualités merveilleuses, que d’autres que lui n’avaient pas aperçues et qu’il avait découvertes, elle n’en tirait point d’orgueil. C’était la substance nécessaire à un bel amour. Pour qu’on soit aimée, aimée par choix, et pour qu’on croie, non à un rêve, mais à une réalité, ne faut-il pas que l’on possède, à côté de ce qui vous rend désirable pour tous, des dons mystérieux qui vous rendent irrésistible pour quelques-uns ?

Marie répondit avec fièvre :

— Moi, je vous admirais… j’avais presque peur de vous… je ne savais que vous dire… mais comme j’étais fière lorsque vous veniez me chercher au théâtre ! Puis, quand vous m’avez lu votre acrostiche, j’ai compris que… je vous aurais aimé… si la vie l’avait permis.

— Vous m’auriez aimé ? fit-il douloureusement.

Elle hésita quelques secondes, les paupières entre-closes, puis elle dit, avec courage :

— Je ne veux pas mentir… je vous aime !

Elle serra lentement la main de Georges ; ils demeurèrent immobiles, épuisés par l’émotion. Les îles transparentes des ramures laissaient voir le grand cumulus, qui voilait encore le soleil par son extrémité occidentale. On apercevait des ravins de blancheur fondante, où les feuillages jetaient une teinte d’aigue-marine, et les lueurs qui coulaient dans la futaie avaient une grâce changeante et une langueur lunaire.

— Est-ce que nous faisons mal ? chuchota Marie. Est-ce que nous avons le droit d’être seuls ici et de nous aimer ?

Une inquiétude aiguë transperça le bonheur de Georges. Il répondit :

— Nous avons le droit de nous aimer !

Cette réponse étonna Marie et la scandalisa presque. Ne luttait-il donc pas contre lui-même et n’avait-il pas de remords ? Ne tenait-il plus aucun compte de Charles ? C’était impossible ! Il avait succombé à une passion plus puissante que sa volonté ; mais, tout en se soumettant à cette chose fatale, il fallait qu’il eût la conscience bourrelée.

— Cependant ! objecta-t-elle.

— Vous ne savez donc pas ce que vous êtes pour moi ? s’écria-t-il avec fièvre… Vous êtes ma vie même et je me demande si vous n’êtes pas plus que ma vie… puisque je ne peux plus me figurer le monde sans votre présence… Personne ne vous a aimée et personne ne vous aimera comme je vous aime… C’est impossible ! Et je n’aurais pas le droit de vous aimer ?… Surtout après mes longues, après mes effroyables souffrances ?

— Vos souffrances, fit-elle avidement, vous avez tant souffert ?

L’éloquence envahissait Georges : il éleva une voix pathétique :

— À en mourir ! Que de fois n’ai-je pas été sur le point de me supprimer ! Quels jours j’ai passés et quelles nuits ! Quant à mes luttes… mon Dieu !… Jamais je ne pourrai vous en donner la plus légère idée. J’ai lutté contre moi-même comme contre mon pire ennemi, et si j’avais pu broyer mon âme, je l’aurais fait ! Hélas ! l’amour est victorieux… l’univers entier ne pourrait me l’arracher.. il est en moi comme les battements de mon cœur… il ne peut s’éteindre qu’avec ces battements !

Ces phrases discordes soulevaient un flot d’images dont chacune enivrait Marie : douceur de se figurer Georges pleurant et souffrant auprès de ses livres ou devant sa fenêtre, joie de savoir qu’il avait passé des nuits sans dormir. Elle eut pitié de lui, mais de cette pitié qui veut que la douleur soit, parce que l’amour sans la douleur n’est qu’un pauvre fantôme :

— Moi aussi j’ai lutté ! affirma-t-elle.

Elle le crut et, dans le fond nébuleux de sa mémoire, des témoignages abondèrent, qu’elle se gardait d’examiner et qu’elle tassait au hasard. Ainsi accroissait-elle l’indispensable « récit » et se donnait-elle la grâce des scrupules.

— Oui, reprit-elle avec autorité… j’ai lutté…

Elle sourit, mystérieuse. Car elle sentait qu’elle n’avait pas de vrais devoirs envers Charles, à cause de la mauvaise forme de leur amour. Jamais le sculpteur n’avait souffert. Il était venu, dans un temps où l’ennui oppressait Marie ; leur aventure, veuve de toute forme mystique ou légendaire, fut d’une simplicité révoltante. La chanteuse, encore qu’elle en eût paré le souvenir et exalté les moindres anecdotes, n’y songeait pas sans une petite rancune :

— Ne parlons pas de moi, reprit-elle avec ruse… Ah ! je regrette que vous ayez souffert pour moi, et cependant comment faire pour le regretter tout à fait ?

— Ne le regrettez pas ! balbutia-t-il. Puisque je vous aime, je serais honteux de n’avoir pas souffert pour vous… je me mépriserais.

— Ah ! vrai ? vrai ? cria-t-elle, les yeux brillants… Vous vous mépriseriez ? C’est beau d’avoir dit cela.

Il n’était plus besoin de paroles, le rêve de Marie atteignait sa perfection ; elle ferma les yeux, heureuse. Quand elle les rouvrit, Georges se penchait sur elle. La crainte le faisait grelotter ; trois fois déjà, il avait approché ses lèvres des lèvres de la jeune femme. Elle comprit qu’il n’oserait jamais aller tout seul jusqu’au terme et, avec un sourire dormassant, elle éleva un peu la tête. Et comme les bouches se tendaient, elle attacha ses mains aux épaules de Georges.

Ainsi fut leur premier baiser. Trop hâtif et trop bref, il était presque abstrait. Mais il tua la timidité de Georges et, tout de suite, saisissant la tête de Marie, il recommença, il connut cette volupté mystérieuse, imparfaite et violente qui vient de la rencontre des lèvres. Elle parut sans fin. Il revenait toujours à cette fleur rouge, il y cherchait quelque chose d’inextinguible, le rêve même de la chair, le désir humble et magnifique, minuscule et sans bornes.

— Ah ! cria-t-il haletant de victoire et pâle d’extase… j’aurai pourtant vécu !

Elle goûtait une joie moins neuve, mais tout aussi fervente, elle avait les pupilles dilatées et bleuies, le visage égaré.

— M’aimes-tu ? fit-elle.

— Vous aimer ! grondait-il. Je fais bien : plus que vous aimer !

Elle le pressa contre son cœur et déjà c’était, dans tout son corps, comme si elle se donnait. Mais elle résistait, elle connaissait trop le prix de cette ardeur inassouvie qui nous dévore et qui nous multiplie ; elle voulait que Georges attendît de longs jours. Et posant la tête dans le cou du jeune homme, elle chuchotait :

— Ne bouge pas, mon cher petit…

Lui, sentant contre son visage la gorge nue de Marie et contre sa poitrine, une poitrine qui tressaillait, demeurait dans une léthargie délicieuse. Longtemps, ils s’anéantirent dans ce désir passif qui est le renoncement mystique de l’amour. Puis, il voulut ressaisir la fleur rouge. Toute la personne de Marie était maintenant plus proche et plus familière. Georges la saisit à pleins bras et l’autre désir devint indomptable.

— Marie ! fit-il tout bas.

Elle comprit la supplication, elle se sentit défaillir. S’il s’était hâté, peut-être succombait-elle, comme aussi si elle avait créé moins de belles fables. Trop de crainte le retenait encore et certains gestes, à travers son ivresse, ressemblaient à des gestes de crime. Elle put donc se ressaisir. Comme il la pressait plus fort, elle se roidit un peu, avec la vision d’un amour ensorcelé par la résistance, elle balbutia d’une voix plaintive :

— Non !… pas encore, Georges… pas encore !

Elle n’eut guère de peine à le repousser. Il dénoua son étreinte, se redressa et, la tête entre les poings, il devint triste. C’était soudain la défaite. Les paroles, les baisers, les étreintes, tout s’évanouissait, comme le nuage, là-haut, dans la lumière. Pour l’âme surchauffée, demain n’existait pas, le drame humain tenait ici, dans ces hêtres, dans ces lueurs pleurant en larges gouttes sur les pénombres, et n’avoir pas Marie maintenant, c’était mourir. Il dit, accablé :

— Vous ne m’aimez pas |

— Oh ! mon tout petit ! cria-t-elle.

Elle lui renversa la tête et, la tenant sur son bras, elle la couvrit de baisers légers et tendres. Elle comprenait bien sa peine et sa peur.

— Tu le verras bien, si je t’aime ! balbutia-t-elle. Mais je te jure, Georges, maintenant il ne faut pas !

— Et pourquoi ? gémit-il.

— Il ne faut pas, il ne faut pas !… Une femme fait mal quand elle se donne tout de suite… elle est un peu méprisable… et tu le sais bien. Et tu ne diras pas le contraire ! Tu m’aimerais moins…

— Oh ! protesta-t-il… moins t’aimer !… Parce que tu aurais eu pitié de moi… Alors, il faut souffrir encore… passer des nuits sans sommeil… attendre avec l’idée perpétuelle d’une catastrophe… et mourir de jalousie ?

Marie berçait avec pitié la jeune tête ardente, mais tout son instinct savait que Georges devait souffrir, et que c’était bien et que c’était beau.

— Mon pauvre petit, c’est pour vous que je le veux. Il ne faut pas que vous me méprisiez… vous n’auriez pas l’amour que vous méritez… puis…

Elle détourna la tête, ses joues brûlèrent :

— Puis, il y a quelque chose qui doit finir… Ce soir même, j’écrirai, je serai libre, personne n’aura de reproches à nous faire.

Il demeura saisi de ces paroles et n’osa plus rien dire. Le soleil déclinait, dans tout le bois, les ombres étaient plus longues et la lumière moins chaude.


— Il faut partir ! dit Marie.

Il ressaisit une fois de plus la fleur rouge ; leur baiser, tantôt immobile et comme anéanti dans la volupté, tantôt plein de hâte et de fièvre, dura jusqu’à l’essoufflement :

— Vous écrirez ce soir ?… Vous le jurez ? chuchota-t-il.

Elle fit oui de la tête. Les yeux perdus dans ces futaies où ils venaient de vivre leur pauvre et prodigieuse aventure, ils écoutaient avec inquiétude le froissement de leurs pas sur la mousse et les feuilles mortes.


VI


C’était le lendemain. Georges devait retrouver Marie chez elle, à quatre heures de l’après-midi. Depuis longtemps, il rôdait au Luxembourg ; le jardin semblait rétréci et presque fantastique ; les arbres et les êtres étaient de pures représentations, des formes qui semblaient surgir de ce moi nébuleux, dont les idéalistes purs font notre univers. Il semblait qu’un acte de volonté les chasserait ou qu’un désir leur ferait subir les plus étranges métamorphoses. Combien la clairière où Georges avait tenu Marie contre son cœur était plus belle ! Les ramures frissonnaient encore et leurs ombres se déplaçaient autour du visage pâle et des grands cheveux de Marie… La fleur rouge ! Elle était là-bas, dans une de ces petites cavernes fragiles, où les humains répètent inlassablement leurs gestes. Rien que de la savoir là-bas, toute chose devenait passionnante.

L’heure approchant, Georges longea la fontaine de Médicis, tourna le Panthéon et parvint dans la rue des Boulangers. Il monta l’escalier noir et vieux, qui vacillait pour avoir porté des générations d’hommes. C’était un escalier d’amour. Georges songeait aux milliers d’hommes qui l’avaient gravi avant lui, et dont la poitrine battait comme la sienne. Ils montaient au craquement des marches, ils allaient vers les lèvres fraîches, ils remplissaient ces pénombres moisies de leur émotion ; une petite créature, leur semblable, donnait une signification féerique à tous les actes ternes, moroses et monotones de leur court pèlerinage…

Tout en rêvant, il parvint à ce palier où tant de fois il avait eu la fièvre et il agita le pied de lapin.

Les gonds grincèrent, une lueur pâle encadra la tête de Marie, puis il apparut une barbe brune, un visage jovial :

— Bonjour, vieux frère |

La voix de Charles retentissait comme un aboiement et sa main, saisissant celle du visiteur, donna une secousse cordiale.

« Cela va s’expliquer… il vient de revenir ! », s’affirmait tout bas Georges.

Il tremblait d’horreur ; sa personne semblait faite de fragments douloureux, Charles criait :

— Je suis rentré hier soir, à l’improviste !… C’est un de mes systèmes… Eh ! bien, qu’est-ce que vous avez, antique camarade ? Êtes-vous stupéfait ou stupéfié ? Ou l’un et l’autre ? Ou encore, auriez-vous gravi l’escalier d’une guibolle trop véloce ? Ou même sortiriez-vous des flancs augustes d’un mannezingue ?

— Alors, fit Georges d’un air abruti, vous êtes rentré hier soir ?

— Par le train de neuf heures trente-trois minutes, psalmodia Charles. Et entrez donc dans le palace.

Georges entra sans regarder Marie. Un calme léthargique lui était venu ; des cloches aiguës lui sonnaient dans le crâne : comme il serait agréable de mourir après avoir assassiné les deux autres !

— Vous êtes content de votre villégiature ? demanda-t-il avec un sourire affreux.

Tout à coup le calme se rompit, il lui sembla que son cerveau s’aplatissait et que son cœur tombait dans le ventre. Il se dit : « Elle a couché avec lui ! » La phrase, d’abord aussi pesante qu’un roc, se répéta avec une rapidité vertigineuse. La bouche de Charles sur celle de Marie, exactement comme sa bouche à lui, Georges, dans le bois de Bellevue ! Et la bouche de Marie, exactement aussi comme elle se donnait hier ! Ensuite, Charles étreignait Marie : l’image de leur acte eut une réalité monstrueuse.

— Content ! hurlait le sculpteur. Ah ! mon petit pontife, j’ai été créé une deuxième fois. L’Océan des Atlantes m’a infusé un sérum vierge… Je vais lutter… Ah ! ah l’on va voir de quelles algues je me chauffe !

Il allait, suant d’enthousiasme. La voix intérieure répétait : « Elle a dormi avec lui ! »

Après plusieurs tentatives infructueuses, Georges réussit à jeter un coup d’œil sur Marie. Ce fut un coup d’œil très court et invraisemblablement complet. La chanteuse se clicha sur la rétine avec une telle force que jamais cette effigie ne se confondrait avec aucune autre. Le visage était las et mal poudré, les yeux brumeux, les lèvres pâlissantes. Les paupières étaient meurtries. « Elle a pris du plaisir avec lui ! » songea brutalement Georges. Un sanglot lui monta par la poitrine, qu’il étouffa comme il eût étouffé une bête. Il revit de nouveau, mais mieux encore, l’acte. Les yeux de Marie chaviraient, ils avaient cette expression que Georges adorait hier, quand l’iris devenait tout mince, la pupille énorme et qu’un nuage s’abattait sur le regard… Oui, ses yeux étaient ainsi, pendant que le sculpteur…

— Tu verras mes esquisses, persévérait Charles. Car je n’ai voulu faire que des esquisses. Oui, mon cher, voulu. Je sentais qu’il ne fallait pas aller plus loin, que je fabriquais les matériaux de mes œuvres prochaines, mais essayer de réaliser une de ces œuvres, ç’aurait été une incommensurable jocrisserie !… Qu’est-ce que je faisais là-bas, en effet ? Je me renouvelais… j’étais en état de fermentation, d’éclosion, de bourgeonnement. Dès lors, rien d’achevé ne pouvait sortir de moi. Mon devoir était de noter seulement les métamorphoses successives de mon individu… afin de les retrouver plus tard, lorsque, l’évolution étant accomplie, je serais en état d’équilibre… En un mot, je devais travailler en brut, en vrac… Je me vante de l’avoir fait !

Il marchait, il agitait ses petites mains velues, ainsi qu’il devait le faire jusqu’à son dernier jour.

« Est-ce qu’elle n’a vraiment pas fait de résistance ? » songeait Georges.

Il vit une lutte, Marie se dérobait ou même fuyait à travers la chambre : Charles la saisissait et l’étreignait ; peu à peu, elle cédait, conquise : c’était aussi hideux que si elle avait cédé tout de suite. Il fallait toujours en revenir au mélange de leurs lèvres et de leurs chairs ; le reste n’était que l’ombre d’une ombre… Une Stupeur saisissait Georges ; les rêves noirs coulaient, avec toutes ces résurrections de souvenirs qui s’entrechoquent, s’élèvent, retentissent comme les flots d’équinoxe. Ah ! Marie, hier les cloches sonnaient la Pâque du cœur. Il y avait abondance dans les futaies et les herbages ; les rivières versaient leur âme transparente ; le vent soufflait sans entraves sa force et sa fécondité… On sentait que tant de vies et tant de morts n’avaient pu défraîchir ni le pétale encore enclos, ni l’adulte jaillissant de l’enfance… Quand Georges vous baisait la bouche, ô Marie ! tout ce qui l’avait ému depuis sa naissance était dans ce baiser, toute sa mémoire de l’esprit et des sens, tout ce qu’il avait reçu par héritage des peuples d’hommes dont chacun est issu. Malgré tous les mensonges que vous vous étiez racontés, malgré les petites faussetés et les petites trahisons qui vous avaient menés sous le hêtre, vous aviez fini par être aussi sincères que les bêtes qui se pourchassent dans le désert. À cette sincérité, vous joigniez alors le contenu bizarre, incohérent mais féerique, du cerveau humain. Quand Georges contemplait votre visage blanc et vos lèvres avivées par le rouge des parfumeurs, qu’il se penchait sur vos yeux que la volupté emplissait de nuages, ou qu’il touchait les êtres innombrables de votre chevelure, qui pourrait dire tout ce qui lui apparaissait en une seule seconde ? Un val enfoui, petite tache verte au creux des montagnes, ou les pays d’argent de l’Himalaya ; un nid d’oiseau oscillant dans les roseaux d’un marécage ou une cathédrale surgie dans le crépuscule et faisant un second crépuscule avec ses verrières ; une petite rue où la mousse et le lichen refont la nature, ou une grande cité en tumulte ; une flaque d’eau dans un chemin creux ou un fleuve trouant la sylve ; un enfant jouant à la marelle ou des foules en proie aux cauchemars du désir, du besoin, de la crainte et de la fatigue.

— Et toi ? cingla la voix criarde de Charles. Qu’est-ce que tu as fait ?

Georges se secoua, comme s’il venait de recevoir une averse sur les épaules. Puis, il répondit :

— Pas grand’chose |

Ce qui fit rire Charles.

— Bah ! toi… tu as le temps ! Ta marche sera lente, mais irrésistible. Et, à propos, que je te remercie… Marie m’a dit que tu avais été très chic… Ça ne m’étonne pas d’ailleurs… De toi, rien ne m’étonne !

La sueur coulait des tempes de Georges. Il pensa : « C’est pourtant vrai qu’il avait confiance en moi et que j’étais le gardien de Marie. S’il savait, c’est lui qui m’accuserait de trahison ! »