Roy & Geffroy (p. 247-255).


VIII

INFAMIE


Ainsi que nous l’avons dit, don Torribio s’était éloigné rapidement de l’hacienda del Cormillo, en compagnie du mystérieux inconnu qu’il avait rencontré d’une façon si extraordinaire.

Leur course ne fut pas longue ; au bout d’un quart d’heure au plus, l’étranger arrêta son cheval en disant d’une voix brève :

— Il est inutile que je vous conduise plus loin avant de savoir ce que je dois attendre de vous.

Don Torribio s’était arrêté en même temps que lui.

— Je crois que vous confondez, caballero, répondit-il sèchement.

— De quelle façon, s’il vous plaît, señor ? fit l’autre d’un ton de raillerie.

— Je vais établir les faits et remettre ainsi chacun de nous à sa place.

— Voyons donc cela, caballero, je vous écoute.

— D’abord, reprit don Torribio d’une voix ferme, avant d’aller plus loin, laissez-moi vous donner un avis.

— Un avis est toujours utile ; si le vôtre est bon, j’en profiterai, soyez-en certain.

— Vous aurez raison. Je ne sais pas si vous me connaissez, mais retenez bien ceci, c’est que je ne suis pas facile à épouvanter, et, comme il est possible que, dans un but que j’ignore, vous m’ayez amené dans un guet-apens, je vous préviens qu’au moindre mouvement suspect que je vous verrai faire, comme je ne sais ni qui vous êtes, ni quelles sont vos intentions, je n’hésiterai pas à vous faire sauter la cervelle !

— Bien ! vous êtes un homme comme je les aime ; je vois que nous nous entendrons.

— Peut-être. Mais, comme ce n’est pas moi qui suis allé vous chercher que je n’ai en aucune façon réclamé votre assistance, j’exige avant tout que vous vous expliquiez clairement, sans ambages ni détours.

L’inconnu haussa les épaules.

— Ne vous suffit-il pas de savoir que je suis en mesure de servir efficacement les projets de vengeance que vous méditez ?

— Je ne sais ce que vous voulez dire, ni à quoi vous faites allusion, répondit le jeune homme avec hauteur.

— Ah ! ah ! fit l’autre avec un ricanement sinistre, c’est ainsi que vous me répondez !

— Pourquoi vous répondrais-je autrement ? quel titre avez-vous à ma confiance, de quel droit, en supposant que j’aie un secret, cherchez-vous à le connaître ?

— Parce que votre ennemi est le mien, qu’en vous vengeant je me venge : me comprenez-vous maintenant ?

— Pas plus que tout à l’heure ; si vous n’avez pas autre chose à me dire, mieux vaut que nous brisions là cet entretien inutile, et que nous nous séparions.

L’inconnu fit un geste d’impatience, il ne s’était pas attendu à rencontrer tant de raideur.

— Un mot encore, don Torribio Quiroga, dit-il ; l’homme que vous haïssez, dont déjà vous avez tramé la mort, se nomme don Fernando Carril ; cet homme, que depuis quelque temps vous rencontrez partout sur votre passage, contrecarrant vos projets et ruinant vos espérances, cet homme vous a battu dans toutes les rencontres ; votre vie même lui appartient ; il vous a enlevé jusqu’au cœur de celle que vous aimez. Suis-je bien informé ? Aurez-vous confiance en moi maintenant ?

Don Torribio avait écouté avec un mélange de tristesse et de colère la révélation de l’être singulier qui lui parlait :

— Oui, dit-il en serrant le poing avec rage, oui, vous êtes bien instruit ; que ces renseignements vous viennent du ciel ou de l’enfer, peu m’importe, ils sont exacts ; cet homme est mon mauvais génie, partout et toujours je l’ai rencontré sur mes pas, me barrant le passage et renversant, comme en se jouant mes plus chères espérances. Oh ! pour me venger de lui, pour le tenir haletant et désespéré en mon pouvoir, je sacrifierais ma fortune entière.

— Je savais bien que nous finirions par nous entendre.

— Ne raillez pas, señor, ma douleur est immense. J’aurais tout pardonné à cet homme, son bonheur insolent, ses succès dans le monde où il brille à mes dépens, les monceaux d’or qu’il gagne avec une si superbe indifférence, je lui aurais tout pardonné, vous dis-je, s’il n’avait détruit ma plus chère espérance en me ravissant le cœur de celle que j’aime, car, bien que rien de positif ne soit venu corroborer mes soupçons, j’ai acquis ce soir même une certitude morale que rien ne saurait détruire ; le cœur d’un amant ne se trompe pas, la jalousie rend clairvoyant ; dès l’apparition de don Fernando dans le salon de don Pedro de Luna, j’ai deviné en lui un rival, et un rival préféré.

— Si vous le voulez, je vous vengerai de don Fernando, et je livrerai doña Hermosa entre vos mains.

— Vous feriez cela ! s’écria le jeune homme avec un vif mouvement de joie.


— Je vous le jure, señor, parlez en toute confiance.

— Je le ferai, répondit nettement l’inconnu ; avant deux jours vous serez vengé de l’un et de l’autre, cela ne dépend que de votre volonté.

— Oh ! alors, fit-il avec une expression de rage inexprimable, quoi que vous exigiez, je vous le donnerai, si cela est en mon pouvoir.

— Prenez-y garde, don Torribio, c’est un pacte que nous allons faire, un pacte dont il vous faudra, coûte que coûte, accomplir les conditions.

— Quelles qu’elles soient, je les accomplirai, vous dis-je, s’écria-t-il, si vous assurez ma double vengeance,

— Bien ! jurez-moi par ce qu’il y a de plus sacré au monde que, quoi qu’il arrive, quelle que soit votre détermination ultérieure, rien de ce qui va se passer entre nous ne sera répété par vous.

— Je vous le jure à fé de caballero[1], señor, parlez en toute confiance.

— Vous m’avez demandé qui je suis il y a un instant : je suis le Chat-Tigre !

Le jeune homme tressaillit involontairement en entendant ce nom redouté ; mais se remettant aussitôt :

— Fort bien ! dit-il, ce nom que vous me révélez est pour ma vengeance une garantie de succès.

— Oui, n’est-ce pas ? répondit le bandit en ricanant ; ma réputation est faite de longue date sur la frontière. Maintenant, voici ce que j’exige de vous ; pesez bien ce que vous allez entendre, réfléchissez sérieusement à ce que je vous propose, avant de me répondre, car, je vous le répète, je vous contraindrai à exécuter toutes les conditions que vous aurez acceptées.

— Parlez ! fit-il avec impatience, ne vous ai-je pas dit que je voulais me venger ?

— Écoutez donc alors, et souvenez-vous de votre serment. Je prépare en ce moment une expédition formidable contre le presidio de San-Lucar, dont je veux m’emparer à tout prix ; pour certaines raisons qu’il est inutile que vous sachiez, j’ai réuni plusieurs tribus apaches et un grand nombre de vaqueros qui, embusqués à quelques pas d’ici, n’attendent qu’un signe de moi pour fondre comme des tigres altérés de sang et de carnage sur ce pueblo qui regorge de richesses ; un allié actif et intelligent sur le concours duquel je comptais pour exécuter ce hardi coup de main m’a abandonné au dernier moment. Cet allié, vous seul pouvez le remplacer, le voulez-vous ?

— Mais, s’écria le jeune homme en tressaillant, c’est une trahison que vous me proposez ?

— Non, répondit-il d’une voix profonde, c’est une vengeance ! une vengeance éclatante dans laquelle se confondront vos ennemis et ceux qui ont applaudi à leurs succès en riant de pitié à chacune de vos défaites.

— Comment ! moi, don Torribio Quiroga, appartenant à une des anciennes familles du pays, je m’associerais à des…

Il s’interrompit avec hésitation. Le Chat-Tigre sourit avec mépris.

— À des bandits et des Peaux-Rouges pour faire la guerre à vos compatriotes, dit-il. Pourquoi hésiter à prononcer ce mot ? Pour moi, ces qualifications n’ont aucune valeur : je vous offre de vous venger de ces compatriotes qui pour vous sont devenus des ennemis, puisqu’ils se sont rangés du côté de votre adversaire ; c’est un duel que vous allez engager : dans un duel toutes les feintes sont bonnes pour tuer son ennemi ; du reste, voilà mes conditions : je n’y changerai rien. Vous avez vingt-quatre heures pour y réfléchir.

Il y eut un assez long silence entre les deux hommes. La nuit était sombre ; le vent sifflait tristement à travers les branches des arbres ; des bruits sans nom passaient, emportés sur l’aile de la brise.

Don Torribio répondit enfin d’une voix sourde :

— Vous me donnez vingt-quatre heures, je vous en demande quarante-huit avant de prendre une détermination quelconque. Je veux faire une dernière tentative auprès de celle que je devais épouser ; vous voyez que je suis franc avec vous. Du résultat de cette démarche dépendra la ligne de conduite que j’adopterai.

— Soit ! fit le Chat-Tigre, mieux vaut qu’il en soit ainsi ; votre concours sera plus efficace et votre volonté plus ferme lorsque votre dernière illusion vous aura été ravie. Allez donc, de mon côté je ne demeurerai pas inactif.

— Merci ! Au cas où je doive vous faire connaître ma détermination, en quel endroit vous trouverai-je ?

— Je vous attendrai à la baranca del Frayle.

— C’est convenu. Dieu veuille, ajouta-t-il avec un soupir, que la fatalité ne me contraigne pas à m’y rendre !

Le Chat-Tigre ricana en haussant les épaules, et, sans répondre autrement, il éperonna son cheval et disparut dans les ténèbres.

Nous avons rendu compte plus haut de la façon dont le vieux partisan avait agi ainsi qu’il l’avait promis à don Torribio.

La défection opérée parmi les Apaches, grâce à l’influence de Tamantzin, la nuit où le Chat-Tigre avait quitté les Indiens pour aller au rendez-vous qu’il avait donné au Cœur-de-Pierre, n’avait pas obtenu le succès qu’en espérait le sorcier ; le retour imprévu du vieux chef avait suffi pour lui rendre toute son autorité sur les Apaches, accoutumés depuis de longues années à lui obéir, et dont les courses sur la frontière avaient toujours été fructueuses depuis qu’il les commandait.

Le Chat-Tigre n’avait même pas eu besoin de faire justice du sorcier, le Zopilote s’était chargé de ce soin ; cette exécution sommaire avait produit un excellent effet sur ces natures abruptes et sauvages, que la force brutale pouvait seule dompter.

Cependant le Chat-Tigre n’avait pas voulu laisser refroidir la recrudescence de dévouement que lui témoignaient les Peaux-Rouges, et, bien que ses dernières dispositions ne fussent pas prises et que la défection du Cœur-de-Pierre lui créât de sérieux embarras pour la réussite de ses projets, il avait compris la nécessité de brusquer son expédition, au risque de la voir échouer, comptant exploiter à son profit la haine de don Torribio, dont la haute position dans la province était pour lui extrêmement avantageuse. Il avait réuni tous les Indiens en état de porter les armes dont il pouvait disposer, avait traversé le Rio-Grande del Norte, et cette troupe d’oiseaux de proie s’était abattue comme un ouragan dévastateur sur la malheureuse frontière indienne, brûlant, pillant, massacrant, et passant comme un horrible fléau sur ces magnifiques campagnes qu’ils changeaient en d’effrayants déserts. Don Torribio Quiroga fut un des premiers à apprendre l’invasion indienne ; cette nouvelle lui causa une émotion indéfinissable, mélangée de douleur et de joie ; il devina que le Chat-Tigre, en agissant avec rapidité, voulait lui donner une preuve de la franchise de sa conduite à son égard, et de la façon dont il comptait tenir la promesse qu’il lui avait faite.

Le jeune homme, qui jusqu’à ce moment avait été en proie à mille sentiments contraires, résolut de fixer enfin ses doutes et de savoir positivement ce qu’il devait craindre ou espérer de doña Hermosa et de son père ; vers neuf heures du matin il monta à cheval, et, malgré les dangers qu’il aurait sans doute à courir pendant le court trajet du presidio à l’hacienda, il réussit à quitter inaperçu San-Lucar, dont les Indiens approchaient rapidement, et se dirigea à toute bride vers le Cormillo.

À moitié chemin à peu près de l’hacienda son cheval se cabra devant plusieurs cadavres étendus, criblés de blessures, en travers du chemin ; mais don Torribio était trop préoccupé par ses propres pensées pour accorder grande attention à cette rencontre de mauvaise augure ; il jeta en passant un regard indifférent sur les cadavres, et continua sa route sans se préoccuper davantage de cet incident.

Soit à dessein, soit qu’ils eussent reconnu l’inutilité d’une attaque contre l’hacienda, les Apaches l’avaient tournée dans leur course furibonde sans en approcher. Lorsque don Torribio y arriva, il la trouva en parfait état de défense : les portes étaient fermées et barricadées avec soin, les fenêtres crénelées, et au-dessus des murailles on voyait briller aux rayons du soleil les baïonnettes de ses nombreux défenseurs.

Les soldats du poste placé à l’entrée principale livrèrent passage à don Torribio ; non pas cependant avant de l’avoir, au préalable, reconnu et interrogé.

Un peon précéda le jeune homme, et après l’avoir annoncé l’introduisit dans le salon.

Trois personnes s’y trouvaient.

Don Pedro de Luna, Ña Manuela et don Estevan Diaz qui était étendu pâle et ensanglanté sur un lit de repos et semblait dormir ; sa mère, assise auprès de lui, surveillait son sommeil avec cette tendre sollicitude qui est l’apanage des mères.

Le jeune homme fit quelques pas d’un air contraint, il s’arrêta avec hésitation en voyant que personne ne paraissait s’apercevoir de sa présence. Enfin don Pedro leva les yeux et, fixant sur lui un regard froid :

— Ah ! c’est vous, mon cousin, lui dit-il ; par quel hasard êtes-vous par ici aujourd’hui ?

— Faute d’autres motifs, répondit le jeune homme troublé par cette réception à laquelle il était loin de s’attendre et prévoyant un orage, le vif intérêt que je porte à votre famille m’aurait fait un devoir d’accourir ici en ce moment.

— Je vous remercie, mon cousin, de ce témoignage de sympathie que vous avez bien voulu nous donner, reprit don Pedro de plus en plus froidement, mais vous auriez dû vous souvenir que le Cormillo est en parfait état de défense et que nous ne courons aucun danger derrière ses murailles, avant de vous exposer au risque d’être assassiné sur la route, ainsi que cela a failli arriver à ce pauvre Estevan.

— A-t-il donc été attaqué ? demanda le jeune homme.

— Oui ! répondit sèchement l’haciendero, lui et une autre personne qui, moins heureuse que lui, est morte probablement ; ne le saviez-vous pas ?

— Moi ! s’écria don Torribio avec un accent de vérité auquel il était impossible de se méprendre, comment le saurais-je ?

— Pardonnez-moi, mon cousin ; je suis tellement troublé par tout ce qui arrive, que je ne sais plus ce que je dis. Le jeune homme s’inclina, puis il reprit :

— N’aurai-je pas le bonheur de présenter mes respects à ma charmante cousine ? dit-il.

— Vous l’excuserez, elle est retirée dans ses appartements : la pauvre enfant est si bouleversée par les événements extraordinaires qui ont tout à coup fondu sur nous, qu’elle ne peut voir personne, pas même vous.

— Je suis d’autant plus peiné de ce contre-temps que j’aurais désiré avoir avec vous une conversation sur un sujet fort grave.

— Tant pis ! mon cousin, tant pis, le moment est assez mal choisi, vous en conviendrez, pour causer d’affaires, lorsque les Indiens sont à nos portes, dévastent nos campagnes et incendient nos demeures.

— C’est vrai, mon cousin, je reconnais la justesse de votre observation ; malheureusement, je me trouve placé dans des circonstances si extraordinaires par le hasard, que, s’il m’était permis d’insister…

— Ce serait inutile, mon cher don Torribio, interrompit l’haciendero avec une certaine raideur, j’ai eu l’honneur de vous dire que ma fille ne peut avoir le plaisir de vous voir.

— Excusez alors, je vous prie, mon cousin, ce que ma présence a d’intempestif, peut-être serai-je plus heureux un autre jour.

— C’est cela, un autre jour, quand nous serons délivrés de ces païens maudits et que nous n’aurons plus une mort horrible en perspective.

— Et maintenant, continua le jeune homme avec une colère mal contenue, comme je remarque que par distraction sans doute vous n’avez pas songé à m’offrir un siège, mon cousin, il ne me reste plus qu’à former des vœux pour votre sûreté et à prendre congé de vous.

L’haciendero n’eut pas l’air de remarquer le ton de mauvaise humeur avec lequel le jeune homme avait prononcé ces paroles.

— Alors adieu, don Torribio, dit-il ; bon voyage ; surtout soyez prudent, et ne marchez que la barbe sur l’épaule ; les routes sont infestées de brigands ; je serais désespéré qu’il vous arrivât malheur.

— Je suivrai votre conseil dont je vous remercie sincèrement, répondit le jeune homme, qui se détourna pour sortir.

En ce moment, don Estevan, qui, ainsi que nous l’avons dit, semblait dormir, ouvrit les yeux. En apercevant don Torribio, un éclair passa dans son regard.

— Ma mère, dit-il d’une voix faible, et vous, don Pedro, soyez assez bons pour me laisser un instant seul avec ce caballero auquel j’ai quelques mots à dire en particulier.

— À moi, señor ? demanda don Torribio d’un ton de hauteur approchant du dédain.

— À vous-même, señor don Torribio Quiroga, reprit le blessé, dont la voix, sous l’influence des sentiments qui l’agitaient, s’affermissait de plus en en plus.

— Vous êtes bien faible, mon fils, dit Manuela, pour avoir un entretien avec quelqu’un.

— Peut-être serait-il plus prudent d’attendre quelques jours, mon ami, appuya don Pedro.

— Non, reprit-il, c’est aujourd’hui, à l’instant même que je dois lui parler.

— Fais donc comme tu voudras, entêté, répondit don Pedro, nous nous retirons dans la chambre à côté, de façon à pouvoir accourir à ton premier appel ; venez, Manuela.

Ils sortirent.

Don Estevan demeura les yeux fixés sur la porte jusqu’à ce qu’elle se fût refermée sur eux, puis, se tournant vers don Torribio, toujours immobile au milieu du salon :

— Approchez, señor caballero, fit-il, afin que vous puissiez bien entendre ce que j’ai à vous dire.

— Je vous écoute, señor, tout en vous priant de ne pas tarder davantage à vous expliquer.

— M’y voilà : caballero, je vous avertis que j’ai enlevé le masque de l’un des bandits qui nous ont attaqués et que je l’ai reconnu.

— Je ne vous comprends pas, señor, répondit don Torribio.

— Ah ! ah ! vous ne me comprenez pas, señor ! je m’attendais à ce que vous me répondriez ainsi ; sans doute vous ignorez de même le nom de la personne qui m’accompagnait et sur laquelle les vaqueros s’acharnaient avec une rage indicible ?

— Je l’ignore, en effet, caballero, reprit don Torribio toujours impassible.

— De mieux en mieux ! apprenez alors que c’était don Fernando Carril, dit-il en lui lançant un regard empreint d’une ironie poignante.

— Don Fernando Carril, tué ! s’écria le jeune homme avec un double étonnement.

Don Estevan sourit avec mépris.

— Écoutez encore ceci, ajouta-t-il d’un ton de menace : si don Fernando n’est pas amené dans cette hacienda sous vingt-quatre heures, je révélerai à don Pedro et à sa fille le nom de son assassin : vous m’avez compris cette fois, n’est-ce pas ?

Et, vaincu par la douleur, il se laissa aller à demi évanoui sur sa couche.

Don Torribio demeura un instant anéanti par ce qu’il venait d’entendre ; mais, recouvrant presque aussitôt sa présence d’esprit, il sortit rapidement de l’hacienda, et se mit en selle, et s’élança à toute bride dans la campagne en murmurant avec rage :

— Le Chat-Tigre avait raison : je n’ai plus qu’à me rendre à la baranca del Frayle.



  1. Sur ma foi de gentilhomme.