Roy & Geffroy (p. 237-247).


VII

L’ATTAQUE DU PRESIDIO


Le major Barnum était sans armes, il avait fait le sacrifice de sa vie, il n’avait pas voulu prendre son épée, pour ne pas avoir, en cas probable de conflit, de prétexte pour se défendre.

Arrivé à portée de voix, il s’arrêta, et comme dans ses guerres précédentes souvent il avait eu l’occasion de se rencontrer avec les Apaches, il avait fini par entendre assez bien leur langue pour ne pas avoir besoin d’interprète.

— Que voulez-vous, chefs ? Pourquoi avez-vous franchi le Rio-Grande del Norte et envahi nos frontières au mépris de la paix qui existe entre nous ? demanda-t-il d’une voix haute et ferme en étant cérémonieusement son chapeau, qu’après cet acte de courtoisie il replaça immédiatement sur sa tête.

— Êtes-vous l’homme que les Visages-Pâles appellent don José Kalbris, demanda un des chefs, et auquel ils donnent le titre de gouverneur ?

— Non. D’après nos lois, un gouverneur ne peut quitter son poste, mais je suis le major Barnum, celui qui commande dans la place après lui ; je suis chargé de le remplacer auprès de vous : ainsi vous pouvez me dire ce qui vous amène.

Les Indiens semblèrent se consulter un instant, puis laissant leurs longues lances plantées dans le sable à la place qu’ils occupaient, ils firent bondir leurs chevaux et se trouvèrent en un instant aux côtés du vieil officier.

Celui-ci, qui ne les perdait pas de vue, avait deviné leur intention, mais il n’en laissa rien paraître et les vit auprès de lui sans témoigner la moindre surprise.

Les Indiens, qui comptaient sans doute sur la brusquerie de leur mouvement pour étonner et peut-être effrayer le parlementaire, furent intérieurement froissés de cette impassibilité qu’ils ne purent s’empêcher d’admirer.

— Mon père est brave, dit le chef qui parlait au nom de tous.

— À mon âge on ne craint plus la mort, répondit mélancoliquement le vieillard, souvent même on la considère comme un bienfait.

— Mon père porte sur son front la neige de bien des hivers, il doit être un des plus sages chefs de sa nation ; les jeunes hommes l’écoutent avec respect autour du feu du conseil.

Le major s’inclina avec modestie.

— Ne parlons pas de moi, dit-il : un sujet plus grave nous réunit. Pourquoi avez-vous demandé cette entrevue ?

— Est-ce que mon père ne nous conduira pas au feu du conseil de sa nation ? dit le guerrier d’une voix insinuante. Est-il convenable que des grands sachems, des chefs redoutés, traitent de graves affaires ainsi à cheval entre deux armées prêtes à en venir aux mains ?

— Je comprends où vous en voulez venir, chef, mais je ne puis me rendre à vos désirs : quand une ville est investie, aucun chef ennemi ne peut y être introduit pour parlementer.

— Mon père a-t-il donc peur qu’à nous quatre nous prenions la ville ? dit l’Apache en riant, mais intérieurement vexé de voir avorter le projet qu’il avait de s’entendre avec les amis qu’il avait probablement dans la place.

— J’ai pour habitude de ne rien craindre, reprit le major, seulement je vous apprends une chose que vous ignoriez, voilà tout ; maintenant, si vous voulez vous servir de ce prétexte pour rompre l’entrevue, vous en êtes les maîtres ; je n’ai plus qu’à me retirer.

— Oh ! oh ! mon père est vif pour son âge ! Pourquoi rompre l’entrevue, puisque nous n’avons pas encore parlé de ce qui en fait le sujet ?

— Parlez donc et dites-moi ce qui vous amène.

Les sachems se consultèrent du regard, et échangèrent quelques mots à voix basse.

Enfin le chef reprit la parole :

— Mon père a vu la grande armée des Apaches et de toutes les nations alliées, dit-il.

— Oui, répondit le major avec indifférence.

— Et mon père, qui est un Visage-Pâle et a beaucoup de science, a-t-il compté les guerriers qui la composent ?

— Oui, autant que cela m’a été possible.

— Ah ! combien sont-ils, d’après le calcul de mon père ?

— Mon Dieu ! chef, répondit le major avec un laisser-aller des mieux joués, je vous avoue que leur nombre nous importe fort peu, à nous autres.

— Mais, cependant, quelle peut être l’évaluation faite par mon père ? insista l’Indien.

— Que sais-je ? huit ou neuf mille tout au plus.

Les chefs furent frappés de l’indifférence avec laquelle le major triplait du premier coup la force de leur armée.

Le guerrier apache reprit :

— Et mon père n’est pas effrayé du nombre de ces guerriers réunis sous les ordres d’un seul chef ?

L’étonnement des sachems n’avait pas échappé au major.

— Pourquoi en serais-je effrayé ? ma nation n’en a-t-elle pas vaincu de plus nombreuses ?

— C’est possible, répondit le chef en se mordant les lèvres, mais celle-ci ne sera pas vaincue.

— Qui sait ? Est-ce pour me dire cela que vous avez voulu parlementer, chef ? Alors vous pouviez parfaitement vous en dispenser.

— Non, ce n’est pas pour cela ; que mon père soit patient.

— Parlez alors, et finissons-en ; avec toutes vos circonlocutions indiennes, on ne sait jamais à quoi s’en tenir avec vous.

— L’armée des grandes nations est campée devant le presidio, afin d’obtenir la satisfaction de tous les maux que les Visages-Pâles ont fait souffrir aux Indiens depuis qu’ils ont mis le pied sur la terre rouge.

— Où voulez-vous en venir ? expliquez-vous clairement, et d’abord, quel prétexte ayez-vous pour envahir ainsi nos frontières sans déclaration de guerre préalable ? Avons-nous manqué aux engagements que nous avions pris avec vous ? N’avons-nous pas toujours été bons pour les Indiens qui réclamaient notre secours et notre protection ? Répondez.

— Pourquoi mon père feint-il d’ignorer les justes motifs de guerre que, nous avons contre les Visages-Pâles ? répondit l’Apache feignant d’être mécontent des paroles du major ; mon père sait que nous sommes depuis des siècles en guerre continuelle avec les longs couteaux[1] qui habitent de l’autre côté des montagnes. Pourquoi la nation de mon père, qui dit avoir de l’amitié pour nous, a-t-elle traité avec eux ?

— Chef, vous nous cherchez là une querelle qui ne signifie rien ; j’aimerais mieux que vous nous disiez franchement que vous avez envie de piller nos bestiaux et de voler nos chevaux, que de nous donner un prétexte qui n’a pas le sens commun ; nous serions en guerre avec les Comanches que vous agiriez absolument comme vous le faites ; ainsi, chef, faites-moi le plaisir de ne pas vous moquer plus longtemps de moi et de venir au fait : que voulez-vous ?

Le chef se mit à rire.

— Mon père est malin, dit-il ; écoutez : voici ce que disent les chefs : cette terre est à nous, nous la voulons, les ancêtres blancs de mon père n’avaient pas le droit de s’y établir.

— Ceci est au moins spécieux ; car ce territoire, mes ancêtres l’ont acheté à un sachem de votre nation, fit le major.

— Les chefs réunis autour de l’arbre du Maître de la vie ont résolu de rendre au grand chef blanc, sans en conserver un seul, tous les objets donnés jadis à ce sachem en échange de la terre, et de reprendre la contrée qui leur appartient et dans laquelle ils ne veulent plus voir de Visages-Pâles.

— Est-ce tout ce que vous êtes chargé de me dire ?

— C’est tout, dit l’Indien en s’inclinant.

— Et combien de temps, répondit le major, les chefs laissent-ils au gouverneur du presidio pour discuter ces propositions ?

— Deux heures.

— Fort bien, dit ironiquement le major, et, si le gouverneur refuse, que feront mes frères ?

— Les sachems, répondit l’Apache avec emphase, ont résolu de rentrer dans la propriété de leur territoire ; si les Visages-Pâles refusent de le rendre, leur village sera incendié, leurs guerriers mis à mort, leurs femmes et leurs enfants emmenés en esclavage.

— Ah ! fit le major : avant que vous obteniez un pareil résultat, tous les blancs du presidio se seront fait tuer en le défendant, mais je ne dois pas discuter avec vous, je transmettrai vos demandes au gouverneur telles que vous les avez posées ; et demain au lever du soleil vous aurez notre réponse, seulement vous suspendrez les hostilités jusque-là.

— Non : c’est à vous de nous arrêter, nous ne pouvons rester sans agir : ainsi tenez-vous sur vos gardes.

— Merci de votre franchise, chef, dit le major, je suis heureux de rencontrer un Indien qui ne soit pas complètement un coquin. À demain.

— À demain, dirent les chefs avec courtoisie, frappés malgré eux de la noblesse du vieil officier.

Le major se retira lentement comme il était venu, sans témoigner la moindre appréhension.

Le colonel l’attendait aux barrières avec la plus grande anxiété ; cette longue entrevue l’avait rempli d’inquiétude ; il avait tout préparé afin de venger les insultes que l’on aurait faites à son envoyé.

Dès que le major arriva, il se hâta de le joindre.

— Eh bien ? lui dit-il avec une impatience fébrile.

— Ils ne cherchent qu’à gagner du temps afin de nous jouer quelqu’une de leurs diableries.

— Que demandent-ils, en somme ?

— Leurs prétentions sont absurdes, et ils le savent bien, car ils avaient l’air de se moquer de nous en me les soumettant ; ils prétendent que le sachem qui, il y a deux cents ans, a cédé ce territoire aux Espagnols, n’avait pas le droit de vendre la terre ; ils exigent que nous la leur rendions sous vingt-quatre heures ; sans cela, vous le savez, les menaces habituelles… Ah ! ajouta le major avec un sourire ironique, j’oubliais de vous dire, colonel, qu’ils prétendent être prêts à rembourser tout ce que ce sachem a reçu pour la vente de cette terre. Voilà tout ce que j’étais chargé de vous transmettre.

Le colonel haussa les épaules avec mépris.

— Ces démons sont fous, dit-il, ou bien ils essaient de nous endormir, afin de nous tromper plus facilement.

— Que comptez-vous faire ? reprit le major.

— Redoubler de vigilance, mon ami, car je crois que nous ne tarderons pas à avoir maille à partir avec eux de nouveau ; c’est surtout le vieux presidio qui m’inquiète.

— Retournez au fort, moi je demeurerai à ce poste avancé dont je prendrai le commandement ; il est surtout important qu’en cas d’échec nos communications ne soient point coupées avec la place et que nous puissions effectuer notre retraite sans trop de pertes.

— Je vous laisse liberté de manœuvre, mon cher major, certain que vous agirez pour le mieux.

Les deux vieux soldats se séparèrent après un chaleureux serrement de main.

La garnison du vieux presidio se composait en grande partie de vaqueros et de leperos, gens sur la fidélité desquels, nous devons l’avouer, le major ne comptait que médiocrement. Mais le vieil officier renferma au fond de son cœur les appréhensions qui le tourmentaient et feignit au contraire de témoigner à ces individus plus que suspects la plus entière confiance.

La journée s’écoula assez tranquillement ; les Apaches, blottis comme des taupes derrière leurs retranchements en terre, semblaient déterminés à ne


— Levez-vous ! major, levez-vous ! Nous sommes trahis.


pas en sortir ; les sentinelles veillaient activement aux barrières et aux barricades qui fermaient le faubourg. Le major, rassuré par cette apparente tranquillité, espéra que les Indiens ne prendraient pas l’offensive avant le terme qu’ils avaient proposé pour recevoir la réponse du gouverneur, et, accablé de fatigue par suite des occupations sans nombre qui l’avaient obligé à surveiller attentivement les moindres détails de la défense, il se retira dans une maison assez rapprochée des barrières afin de prendre quelques instants d’un repos indispensable.

Parmi les défenseurs du faubourg se trouvaient certaines de nos connaissances ; Pablito, el Verado, Tonillo et Carlocho. Les dignes vaqueros avaient, depuis l’apparition des Indiens, donné des preuves de fidélité tellement irrécusables, que sur leur demande et pour récompenser leur belle conduite, le major leur avait confié la garde de la barrière la plus avancée, qui était pour ainsi dire la clef du faubourg.

Quelques instants après le coucher du soleil, les quatre hommes se trouvaient réunis au pied de la barrière et se parlaient oreille à oreille ; une douzaine d’autres chenapans de leur espèce, groupés à quelques pas d’eux, attendaient évidemment le résultat de leur mystérieux conciliabule.

Enfin, ils se levèrent, l’entretien était terminé.

— Ainsi, dit Carlocho en forme de péroraison, c’est convenu, à dix heures.

— À dix heures, répondit péremptoirement el Zapote, un homme n’a que sa parole : nous avons été grassement payés, nous devons accomplir la promesse que nous avons faite, d’autant plus que nous n’avons reçu que la moitié de la somme.

— C’est juste, reprirent les autres d’un air convaincu, la perte serait trop grande.

— Je crois bien ! s’écria el Zapote ; songez donc, quéridos, vingt-cinq onces chacun !

Les bandits se pourléchèrent comme des hyènes qui éventent un cadavre et leurs yeux brillèrent de convoitise.

Le major, à demi étendu sur une butacca, dormait de ce sommeil inquiet de l’homme dont l’esprit est préoccupé par de graves intérêts, lorsque tout à coup il se sentit secouer avec force pendant qu’une voix étranglée par l’émotion criait à son oreille :

— Levez-vous ! major, levez-vous ! Nous sommes trahis : les vaqueros ont livré la barrière aux Apaches, les Indiens sont dans la place.

L’officier bondit sur pied, saisit son épée et s’élança au dehors sans répondre, suivi de près par l’homme qui l’avait si brusquement éveillé et qui n’était autre qu’un soldat mexicain.

D’un coup d’œil le major reconnut la vérité de la désastreuse nouvelle qu’il venait de recevoir ; el Zapote et ses compagnons avaient non seulement livré la barrière aux Apaehes, mais encore ils s’étaient mêlées avec eux, suivis des quelques misérables dont nous avons parlé plus haut.

La position était des plus critiques ; les Mexicains, découragés par la défection honteuse des vaqueros, combattaient mollement et sans ordre, ne sachant si d’autres trahisons n’étaient pas à redouter, et n’osant par conséquent faire bravement face à l’ennemi.

Les Apaches et les vaqueros hurlaient comme des démons et poussaient des charges à fond de train sur les défenseurs démoralisés du presidio qu’ils massacraient impitoyablement.

C’était un horrible spectacle que celui qu’offrait cette lutte homicide aux reflets blafards des flammes de l’incendie allumé par les Indiens pour éclairer leur victoire ; les hurlements des Apaches se mêlaient aux cris de douleur et de détresse des Mexicains qu’ils égorgeaient, et aux mugissements sinistres de l’incendie avivé par de violentes rafales.

Le major se jeta résolument au plus fort du combat, appelant autour de lui les défenseurs du faubourg et les excitant du geste et de la voix à une résistance désespérée.

L’apparition du commandant du presidio produisit un effet électrique sur les Mexicains : animés par son exemple, ils se groupèrent autour de lui et répondirent par une fusillade bien dirigée aux attaques de leurs féroces ennemis.

Les vaqueros, acculés sur la pointe des baïonnettes, tournèrent honteusement bride, poursuivis par une grêle de balles.

Grâce à l’énergique action du major, le combat était rétabli, mais le major Barnum était un soldat trop expérimenté pour se laisser tromper par un succès factice ; il comprit que toute tentative pour défendre plus longtemps le faubourg serait folie ; il ne songea, en conséquence, qu’à opérer sa retraite dans le meilleur ordre possible, et à sauver les femmes et les enfants.

Appelant à lui ses soldats les plus résolus et les plus dévoués, il en forma un détachement chargé de maintenir les Indiens pendant que les non combattants s’embarqueraient et traverseraient le fleuve.

Les Apaches devinèrent son projet et redoublèrent d’efforts pour en empêcher l’exécution.

La mêlée devint alors effroyable, un épouvantable combat corps à corps s’engagea entre les Blancs et les Peaux-Rouges, les uns combattant pour le salut de leurs familles, les autres dans l’espoir de gagner un riche butin.

Mais les Mexicains, électrisés par l’héroïque dévouement de leur chef, ne reculaient que pas à pas, résistant avec cette énergie du désespoir qui enfante des prodiges, et qui, dans les circonstances suprêmes, décuple les forces de l’homme.

Cette poignée de braves, à peine composée de cent cinquante hommes, tint en échec pendant plus de trois heures près de deux mille Indiens sans se laisser entamer, tombant les uns après les autres au poste qui leur était assigné, afin que leurs femmes et leurs enfants pussent être sauvés.

Enfin les dernières barques de blessés et de combattants quittèrent le faubourg ; les Mexicains poussèrent un cri de joie, s’élancèrent une fois encore contre les Apaches, et, sous l’ordre du major qui, tel qu’un vieux lion blessé, ne semblait qu’à regret abandonner le combat, ils commencèrent leur retraite, harcelés continuellement par les Apaches.

Bientôt ils atteignirent la rive du fleuve : alors les Apaches furent contraints de reculer à leur tour, écrasés par les paquets de mitraille que le fort lançait au plus épais de leurs rangs pressés.

Cette heureuse diversion permit aux survivants en petit nombre de l’héroïque phalange mexicaine de monter dans des barques et de s’éloigner sans être inquiétés, avec deux ou trois prisonniers dont ils avaient réussi à s’emparer.

Le combat était terminé ; il avait duré cinq heures.

Les Apaches n’avaient été vainqueurs que grâce à la trahison des vaqueros.

Le colonel attendait son ami sur la plage ; il le félicita de sa belle défense et le consola de sa défaite qui, à ses yeux et pour les résultats, équivalait presque à une victoire, à cause des pertes énormes que l’ennemi avait dû subir.

Puis, sans perdre un instant, les deux officiers se mirent en mesure de compléter les moyens de défense de la place en donnant l’ordre de construire de forts retranchements sur la rive du fleuve et en faisant établir deux batteries de six canons chaque dont les feux se croisaient.

La prise du vieux presidio par les Indiens, arrivée par la trahison des vaqueros, était un échec immense pour les Mexicains, dont les communications avec les nombreuses haciendas situées sur cette rive se trouvaient coupées. Heureusement que dans la prévision de ce résultat, presque inévitable avec le peu de forces dont disposait le colonel, celui-ci avait fait complètement émigrer dans le haut de San-Lucar toute la population de ce faubourg ; les maisons avaient été démeublées, les chevaux et les bestiaux enlevés, et les embarcations avaient toutes été mouiller sous les batteries du fort où elles se trouvaient en sûreté, provisoirement du moins.

Les Indiens étaient maîtres du faubourg, il est vrai, mais ce succès leur avait coûté des pertes immenses que l’avantage de sa possession était loin de racheter pour eux. Les Mexicains n’avaient, en définitive, perdu qu’un espace de terrain insignifiant et difficile à défendre, car le vieux presidio n’était aucunement la clef de la place, dont il ne dépendait que d’une manière incertaine, et qui en était séparée par toute la largeur du fleuve.

Aussi l’effet produit par ce combat dans les deux camps fut tout le contraire de ce qu’on devait le supposer.

Les Mexicains se félicitaient presque de ne plus être obligés de défendre un poste qui leur était presque inutile dans leur position et leur coûtait un sang précieux, tandis que les Apaches se demandaient tristement à quoi leur servirait ce faubourg si chèrement conquis et à la prise duquel plus de cinq cents de leurs plus braves guerriers avaient été tués sans résultats positifs.

Deux vaqueros jetés à bas de leurs chevaux pendant la retraite des Mexicains avaient été faits prisonniers par eux.

Le colonel rassembla un conseil de guerre, fit planter deux hautes potences un peu en dehors du retranchement qu’on élevait sur le bord du fleuve et les fit pendre à la vue de toute la population réunie et de leurs compagnons qui, groupés de l’autre côté dans le faubourg, poussaient des cris de rage impuissante en les voyant exécuter.

Don José Kalbris n’était pas un homme cruel, mais dans cette circonstance il pensa avec raison qu’il devait faire un exemple afin d’effrayer ceux qui dans la suite pourraient avoir la velléité de les imiter. Un bando affiché au pied de chaque potence disait qu’il en serait fait autant à tous les vaqueros révoltés qui tomberaient aux mains des troupes mexicaines.

La nuit vint sur ces entrefaites, et les Indiens, comme pour narguer les Blancs, se divertirent à incendier le faubourg qu’ils avaient conquis la nuit précédente. La lueur énorme produite par les flammes de l’incendie donnait à la malheureuse ville de San-Lucar et au camp des Indiens des reflets fantastiques qui plongeaient les habitants dans la tristesse et la stupeur ; ils comprenaient qu’ils n’avaient rien à attendre de tels ennemis.

Le colonel semblait de fer ; il ne prenait pas un instant de repos, visitant continuellement les postes et cherchant par tous les moyens à augmenter la défense de la ville.

Les deux officiers venaient de rentrer au fort après avoir fait une dernière tournée ; la nuit était presque passée, et les Indiens, qui, deux ou trois fois, avaient en vain essayé de surprendre le presidio, s’étaient enfin retirés dans leur camp.

— Eh ! major, dit le colonel, vous le voyez, entre nous nous n’avons pas d’illusions à nous faire ; pour nous, ce n’est qu’une question de temps : serons-nous pris demain ou dans huit jours, voilà ce que personne ne peut prévoir, quoique chacun soit assuré du résultat.

— Hum ! quand le dernier moment sera venu, dit le major, nous aurons toujours la ressource de nous renfermer dans le fort et de l’envoyer à tous les diables avec nous.

— Malheureusement, mon ami, cette ressource même nous est enlevée.

— Comment cela ?

— Dame ! nous autres vieux soldats, nous pouvons fort bien nous faire sauter, nous le devons même, mais nous ne pouvons condamner les femmes et les enfants renfermés avec nous à une mort aussi cruelle.

— C’est vrai, dit le major d’un air rêveur, nous ne le pouvons pas ; mais j’y songe, j’aurai toujours la ressource de me faire sauter la cervelle.

— Pas même cette dernière consolation, mon ami : ne devons-nous pas donner l’exemple aux pauvres gens qui sont ici et que notre devoir est de protéger jusqu’à la fin ? ne faut-il pas que nous restions les derniers debout sur la brèche ?

Le major ne répondit pas à ce dernier argument qu’il trouvait intérieurement sans réplique.

— Mais, dit-il au bout d’un instant, comment se fait-il que nous n’ayons pas encore reçu de nouvelles de la capitale de l’État ?

— Eh ! mon ami, ils ont probablement là-bas bien autre chose à faire qu’à penser à nous.

— Oh ! je ne puis le croire.

En ce moment un assistente entr’ouvrit la porte et annonça :

— Don Torribio Quiroga !

Les deux hommes tressaillirent sans pouvoir se rendre compte de la raison qui leur causait cette émotion subite.

Don Torribio Quiroga entra.

Il était revêtu d’un magnifique uniforme de colonel de l’armée mexicaine et portait au bras gauche l’écharpe d’aide de camp.

Il salua les deux officiers avec déférence.

— Est-ce donc vous, don Torribio ? murmura le colonel.

— Mais je le suppose, répondit don Torribio en souriant.

— Vous deviez, la dernière fois que j’eus le plaisir de vous voir, faire un long voyage ?

— J’en arrive à l’instant.

— Mais cet uniforme ?

— Mon Dieu ! caballeros, fatigué de me voir toujours traité dans la province comme un être insignifiant, une espèce de fou inutile, que sais-je ? j’ai dépouillé tout ce qui en moi pouvait attirer l’attention pour redevenir un homme comme tout le monde.

— Ainsi vous êtes ? demanda don José.

— Officier comme vous, comme vous colonel, et de plus aide de camp du gouverneur de l’État.

— C’est prodigieux ! fit le colonel.

— Pourquoi donc ? Rien de plus simple, au contraire.

Le major ne s’était en aucune façon mêlé à la conversation. À l’entrée imprévue de don Torribio, un étrange soupçon l’avait mordu au cœur.

— Je vous avoue, reprit le colonel, que j’étais à cent lieues de supposer…

— Quoi donc ? que je fusse officier ? Vous le voyez, vous auriez eu tort, et d’autant plus tort que je suis chargé par le général commandant la province d’un message qui, j’en suis certain, vous rendra en ce moment un grand service.

Et il tira de son uniforme un large pli cacheté aux armes mexicaines qu’il présenta au colonel.

Don José le prit avec empressement.

— Vous permettez ? dit-il.

— Comment donc ! faites, je vous en prie.

Le gouverneur décacheta la missive qu’il lut avec empressement.

— Oh ! oh ! fit-il avec joie, quatre cent cinquante hommes, je ne comptais pas sur un renfort aussi considérable.

— Le général tient beaucoup à ce presidio, dit don Torribio ; il n’épargnera aucun sacrifice pour le conserver.

— Vive Dieu ! don Torribio, avec ce secours je me moque des Indiens comme d’un fétu de paille.

— Il paraît qu’il n’était pas trop tôt que j’arrivasse, dit don Torribio avec un sourire narquois.

— Canarios ! il n’était temps que tout juste, mais à présent nous allons nous divertir.

— Je le crois, fit le jeune homme, sur les lèvres duquel passa un sourire indéfinissable.

— Et vos hommes ? reprit le gouverneur.

— Ils arriveront dans une heure au plus.

— À quel corps appartiennent-ils ?

— À aucun en particulier, ce sont des guérilleros.

— Hum ! dit le colonel avec une teinte de mécontentement, j’eusse préféré d’autres troupes : c’est égal, si vous le voulez, nous irons au-devant d’eux.

— Je suis à vos ordres, colonel.

— Irai-je avec vous ? demanda le major.

— Mais cela n’en vaudrait que mieux, fit vivement don Torribio.

Le colonel hésita pendant une seconde.

— Non, dit-il enfin, restez ici, on ne sait ce qui peut arriver, et pendant mon absence, il faut que quelqu’un puisse me remplacer. Venez, don Torribio.

Le major se laissa retomber avec un sourire de satisfaction sur le divan duquel il s’était levé.

Les deux hommes sortirent ; au moment où ils montèrent à cheval ils croisèrent un cavalier qui arrivait à toute bride.

— Estevan Diaz ! murmura à part lui don Torribio ; pourvu qu’il ne m’ait pas reconnu !



  1. Habitants des États-Unis.