Roy & Geffroy (p. 255-263).


IX

LE PRISONNIER


Nous devons maintenant expliquer au lecteur ce qui s’était passé après la chute de don Fernando Carril, lors du guet-apens dont il avait été victime.

Aussitôt que son épée eut échappé à sa main mourante, et qu’il fut tombé aux côtés de son compagnon, les hommes masqués, qui jusqu’alors ne s’étaient risqués qu’avec une certaine défiance à s’approcher de lui, tant sa fine épée leur imposait de respect, comme le témoignaient les corps des quatre bandits dont elle avait percé la poitrine et qui gisaient sur le sable, se précipitèrent tous à la fois sur lui.

Don Fernando Carril était étendu sur le dos ; il ne donnait plus signe de vie : une pâleur mortelle couvrait son noble et beau visage ; ses lèvres entr’ouvertes laissaient voir des dents serrées ; le sang coulait à flots de plusieurs blessures qu’il avait reçues, et sa main crispée serrait encore l’arme avec laquelle il avait si longtemps lutté contre les assassins.

— Caspita ! dit l’un d’eux en le regardant attentivement, voilà un jeune seigneur qui est bien malade ; que dira le maître !

— Que voulez-vous qu’il dise, señor Carlocho ? répondit un autre ; il se défendait comme un lion : c’est sa faute ! il aurait dû se laisser prendre gentiment, et rien de tout cela ne serait arrivé. Voyez, nous avons perdu quatre hommes.

— Belle perte, sur ma foi, que ces quatre gaillards-là ! J’aurais préféré qu’il en eût tué six, et qu’il ne se trouvât pas dans cet état-là.

— Diable ! murmura le bandit, ce n’est pas aimable pour nous, ce que vous dites là, savez-vous ?

— C’est bon ! c’est bon ! aidez-moi à panser ses blessures tant bien que mal et filons au plus vite, il ne fait pas bon pour nous ici ! D’ailleurs on nous attend autre part ; ainsi faites vite.

Sans plus discuter les bandits se hâtèrent d’obéir aux ordres de Carlocho ; les blessures du jeune homme ayant été pansées tant bien que mal, son corps fut jeté en travers sur le cheval du gaucho qui semblait diriger l’expédition et toute la troupe partit au galop, sans s’occuper davantage de ceux qui avaient succombé dans la lutte, et dont les corps restaient abandonnés aux bêtes fauves.

Après une course d’une rapidité extrême et qui dura près de deux heures, ils arrivèrent enfin à un rancho abandonné. Deux hommes s’y trouvaient, attendant leur venue avec impatience.

Ces deux hommes étaient don Torribio et le Chat-Tigre.

— Eh bien ? leur cria celui-ci du plus loin qu’il les aperçut.

— C’est fait, répondit laconiquement Carlocho en mettant pied à terre, et prenant dans ses bras don Fernando qu’il porta sur un lit de feuilles.

Le jeune homme ne donnait plus signe de vie.

— Serait-il mort ? demanda le Chat-Tigre en grommelant.

Carlocho secoua la tête.

— Il n’en vaut guère mieux ! dit-il.

— Misérable ! s’écria le chef indien avec colère, est-ce ainsi que vous exécutez mes ordres ? Ne vous avais-je pas recommandé de le prendre vivant ?

— Hum ! fit Carlocho, j’aurais voulu vous y voir ! un démon incarné qui, armé seulement d’une fine épée de parade, nous a résisté pendant plus de vingt minutes, et n’a succombé qu’après avoir tué quatre de nos plus braves compagnons.

Le Chat-Tigre sourit avec mépris.

— Vous êtes des lâches ! dit-il.

Et tournant le dos au vaquero en haussant les épaules, il s’approcha du jeune homme.

Don Torribio était déjà près de lui.

— Est-il mort ? lui demanda-t-il.

— Non, répondit le Mexicain au bout d’un instant, mais peu s’en faut.

— Tant pis ! murmura le vieux chef, je donnerais beaucoup pour qu’il en réchappât.

Don Torribio le regarda avec étonnement.

— Que nous importe la vie de cet homme, lui dit-il, n’était-il pas votre ennemi ?

— Voilà justement pourquoi je ne voudrais pas qu’il mourût.

— Je ne vous comprends pas.

— J’ai voué ma vie à l’accomplissement d’une idée, je ne m’appartiens donc plus, je dois faire à cette idée le sacrifice de mes haines et de mes amitiés.

— J’admets cela jusqu’à un certain point, mais alors pourquoi avez-vous tendu un piège à cet homme qui, d’après ce que vous m’avez dit vous-même, est un traître ?

— Les hommes seront-ils donc toujours mal jugés, même par ceux qui les voient de plus près ? dit le vieux partisan avec un sourire amer. Que m’importe que cet homme soit un traître ? En le supprimant sans attenter à sa vie, j’atteignais le but que je me proposais en m’assurant votre alliance, puis après l’avoir pendant quelques jours retenu prisonnier pour l’empêcher d’agir contre vous et de s’opposer à votre mariage avec doña Hermosa, je l’aurais rendu à la liberté.

— Malheureusement, il est trop tard maintenant ; ce qui est fait est fait ; la mort de cet homme, tué obscurément dans une embuscade, nuira plus que vous ne le supposez à vos projets.

— Que son sang retombe sur votre tête, car c’est vous qui avez ordonné ce meurtre.


Il y eut une seconde d’attente suprême ; tous les regards étaient fixés sur le blessé.

— Moi ! allons donc, vous êtes fou ! répondit le jeune homme.

Le Chat-Tigre regarda son nouvel allié avec des yeux agrandis par la surprise et haussa les épaules en sifflotant une seguedilla mexicaine. Il était évident que cet homme qui ne se plaisait que dans le meurtre n’avait pas compris un mot de ce que lui avait dit don Torribio.

— Bah ! fit celui-ci, qu’importe un de plus ou de moins !

Le chef indien se pencha à son tour sur le corps du jeune homme et l’examina avec soin.

Les yeux étaient fermés, les traits du visage avaient la pâleur et la rigidité de la mort.

Deux ou trois vaqueros, aidés par Carlocho, lui frottaient sans relâche les tempes et la poitrine avec du rhum.

Après avoir attentivement considéré le jeune homme, le chef indien tira un couteau de sa ceinture et en approcha la lame de la bouche du blessé, puis, après l’avoir tenue ainsi deux ou trois minutes, il la regarda.

Il lui sembla qu’elle était légèrement ternie ; alors il s’agenouilla auprès de don Fernando, saisit son bras gauche, dont il releva la manche, et, après avoir cherché la veine, il la piqua avec la pointe effilée du couteau

Il y eut une seconde d’attente suprême : tous les regards étaient fixés sur le blessé. Cette tentative était la dernière ; si elle ne réussissait pas, tout était dit : il ne savait plus d’autres moyens de le rappeler à la vie.

Les vaqueros continuaient toujours leurs frictions.

À la lèvre de la blessure faite par le couteau du chef indien, on vit peu à peu paraître et grandir un point noir qui finit par former une espèce de perle de jais qui hésita un instant et finit par tomber et couler sur le bras, poussée par une seconde qui la remplaça immédiatement pour céder la place à une troisième, puis le sang devint moins noir, moins épais, et sortit enfin en un long jet vermeil.

Le Chat-Tigre ne put réprimer un cri de triomphe : don Fernando était sauvé !

En effet, au bout de quelques minutes, le jeune homme fit un mouvement imperceptible et poussa un profond soupir.

Le chef indien se releva après avoir bandé le bras de don Fernando, et d’un signe il commanda à Pablito de le suivre dans un autre compartiment du rancho, après avoir prié don Torribio de demeurer un instant à l’endroit où il se trouvait.

Sans attendre la question que le vaquero se préparait à lui faire et qu’il voyait déjà errer sur ses lèvres fines et railleuses, le chef prit la parole avec une certaine vivacité fébrile qui montrait l’agitation intérieure de son âme.

— Vous voyez ce qui arrive, dit-il.

— Eh ! mais c’est vous qui l’avez voulu, il me semble, interrompit Pablito surpris au dernier point.

— Oui, je l’ai voulu, reprit le chef, et je remercie Dieu qui a exaucé ma prière et m’a épargné un crime odieux,

— Si vous êtes satisfait, tout va bien.

— Mais maintenant il y a autre chose ; seulement souvenez-vous que don Torribio ne doit rien savoir : pour tout le monde, pour cet homme surtout, don Fernando doit mourir.

— Parlez, je crois vous comprendre.

— Les blessures de don Fernando, quoique nombreuses, ne sont pas graves ; la perte seule du sang et la rapidité avec laquelle on l’a transporté ici ont causé l’espèce de léthargie dans laquelle il est tombé et dont il ne tardera pas à sortir.

— Bon, bon ! alors que ferai-je ?

— Il ne faut pas qu’il me voie.

— Très bien ! ceci est la moindre des choses.

— Il ne faut pas non plus qu’il vous reconnaisse.

— Hum ! c’est plus difficile, cela : il me connaît beaucoup.

— C’est important !

— On tâchera.

— Voici ce que vous allez faire.

— J’écoute.

— Je vais vous quitter à l’instant ; ma présence est nécessaire ailleurs ; pour vous, vous allez, sans qu’il sache par qui, faire transporter don Fernando au présidio.

— Au présidio ! s’écria Pablito avec surprise.

— Oui, c’est l’endroit le plus sûr, dit le chef en tirant un papier taillé d’une certaine façon ; vous le conduirez chez moi ; sous aucun prétexte il ne doit en sortir ; surtout il faut qu’il ignore qu’il est au présidio.

— Voilà tout ?

— Oui, seulement souvenez-vous que vous me répondez de lui.

— Fort bien ! À votre commandement je vous le représenterai mort ou vif.

— Vif, sa vie m’est précieuse.

— Enfin je tâcherai.

— Voyons, Pablito, soyez franc avec moi. Puis-je, oui ou non, compter sur vous ?

— Enfin, dit Pablito, puisque vous tenez tant à cette misère ! soyez tranquille, je vous réponds de votre prisonnier.

— Alors adieu et merci, dit le Chat-Tigre, surtout souvenez-vous bien de m’annoncer ce soir devant don Torribio la mort de son ennemi.

— Rapportez-vous-en à moi pour cela.

— Ah ! murmura le vieux partisan, non, non, je ne veux pas qu’il meure, sa vie m’est trop nécessaire pour l’accomplissement de ma vengeance.

Il rejoignit don Torribio qui l’attendait avec impatience.

Tous deux montèrent sans échanger une parole sur de magnifiques mustangs qui les attendaient et disparurent bientôt dans les détours de la route. Pablito revint auprès du blessé d’un air de mauvaise humeur en se tordant la moustache ; évidemment la mission qui lui était confiée ne lui convenait que médiocrement, cependant comme le vaquero était honnête à sa façon, et que parmi les nombreuses qualités qu’il se flattait de posséder, la fidélité de sa parole était de celles dont il se piquait le plus, la pensée ne lui vint pas un seul instant d’y manquer.

— Comment va-t-il ? demanda-t-il à voix basse à Carlocho.

— Mais beaucoup mieux, répondit celui-ci ; c’est étonnant comme la saignée lui a fait du bien : il a déjà ouvert les yeux deux fois ; il a même essayé de parler.

— Hum ! nous n’avons pas de temps à perdre alors, vous allez bander les yeux à ce gaillard-là, puis, comme il pourrait chercher à enlever son bandeau avec ses mains, vous aurez soin de les lui attacher le long du corps. Seulement, comme c’est simplement une mesure de prudence que je vous recommande, vous y mettrez toute la douceur et la délicatesse dont vous êtes susceptible : vous m’avez bien compris ?

— Oui, canarios ! il ne faut pas être sorcier pour cela.

— Eh bien ! dépêchons ! il faut que mes ordres soient exécutés dans cinq minutes, et que dans dix nous soyons partis.

Le blessé avait en effet repris des forces, car, ainsi que l’avait dit le chef, ses blessures, quoique nombreuses, étaient loin d’être graves ; la perte de sang avait seule causé la prostration dans laquelle il était tombé.

Peu à peu il avait recouvré assez de connaissance pour savoir en quelles mains il se trouvait et, quoique trop faible encore pour faire le moindre geste ou opposer une résistance quelconque aux bandits qui l’entouraient, la présence d’esprit lui était assez revenue pour qu’il comprît qu’il devait agir avec la plus grande prudence et éviter d’éveiller sur son état les soupçons de gens qui n’auraient pas un instant hésité à le sacrifier à leur sûreté.

Aussi, lorsque Carlocho, d’après les injonctions de Pablito, lui mit une cravate roulée sur les yeux et lui attacha les mains, il feignit la plus grande insensibilité et se prêta à tout ce qu’on voulut de lui, intérieurement rassuré par ces précautions qui lui indiquaient que sa vie était provisoirement en sûreté.

— Maintenant que faut-il faire ? demanda Carlocho.

— Prenez le blessé entre deux ou trois et portez-le avec précaution dans la barque qui m’attend à quelques pas d’ici ; surtout faites attention, drôles, répondit Pablito, qu’au moindre cahot un peu dur je vous fais sauter la cervelle.

— Caraï ! ne put s’empêcher d’observer le vaquero en le regardant avec surprise.

— Dame ! fit Pablito en haussant les épaules, puisque vous avez été assez bêtes pour ne pas le tuer quand vous le pouviez, tant pis pour vous ! maintenant vous le soignerez : cela vous apprendra une autre fois à mettre de la courtoisie, ou, si vous l’aimez mieux, de la maladresse dans un guet-apens.

Carlocho ouvrit de grands yeux à cette boutade, qu’il lui fut impossible de comprendre, mais il se hâta d’obéir.

Don Fernando fut conduit ainsi dans un canot par Pablito, Carlocho et un troisième vaquero, tandis que les autres s’éloignaient par terre, en emmenant avec eux les chevaux de leurs compagnons.

Trois heures plus tard le prisonnier, auquel ses conducteurs n’avaient pas adressé une parole pendant la route, était rendu au présidio, et enfermé dans une maison louée depuis quelques jours, sous un faux nom, par le Chat-Tigre, circonstance qu’ignorait le jeune homme.

Le bandeau lui avait été enlevé, la liberté de ses membres, rendue. Mais un homme masqué, placé dans sa chambre et muet comme un catafalque, ne le quittait pas des yeux.

Le blessé, fatigué des émotions sans nombre de la journée, plus encore affaibli par le sang qu’il avait perdu, s’en rapporta provisoirement au hasard du soin de le tirer de la position fâcheuse et incompréhensible dans laquelle il se trouvait, et, fermant les yeux après avoir jeté autour de lui ce regard en apparence distrait, mais auquel rien n’échappe, propre aux prisonniers, il s’endormit d’un sommeil profond qui dura plusieurs heures et qui rendit à son esprit tout son calme et toute sa lucidité primitive.

Les gens attachés à son service, quoique muets et masqués, avaient pour lui les plus grands soins et semblaient prendre à tâche de satisfaire tous ses désirs et de contenter ses moindres caprices.

Dans le fait, la position était tolérable : au fond, elle ne manquait pas d’une certaine originalité ; don Fernando, convaincu au bout de deux jours que, loin d’en vouloir à sa vie, on cherchait au contraire à guérir ses blessures le plus tôt possible, finit par prendre bravement son parti en attendant des temps meilleurs.

Le troisième jour de sa captivité, don Fernando, dont les blessures, qui n’étaient que des estafilades, se trouvaient presque cicatrisées, s’était levé, un peu pour essayer ses forces et un peu afin de tâcher, en jetant des regards au dehors, de reconnaître où il était en cas d’une tentative d’évasion qu’il mûrissait tout doucement dans son esprit.

Le temps était magnifique, un chaud rayon de soleil entrait joyeusement par les fenêtres et venait tracer de larges raies sur le plancher de la chambre à coucher qui servait de prison au jeune homme.

Il se sentit tout ragaillardi et essaya quelques pas sous le regard de son inévitable gardien, dont les yeux flamboyants ne le quittaient pas d’une seconde.

Tout à coup une clameur formidable se fit entendre et une volée de canon fit vibrer les vitres.

— Qu’est cela ? demanda le jeune homme.

Le gardien haussa les épaules sans répondre.

Le pétillement sec de la fusillade se mêla en ce moment au bruit du canon ; il était évident qu’un combat acharné se livrait à peu de distance.

Le gardien, toujours impassible, ferma les fenêtres.

Don Fernando s’approcha de lui. Les deux hommes se considérèrent un instant ; maintes fois le jeune homme avait adressé la parole à cette sentinelle de granit sans parvenir à en tirer une réponse ; il hésita une seconde avant de tenter un nouvel effort.

— Ami, dit-il enfin d’une voix douce, que se passe-t-il au dehors ?

L’homme resta muet.

— Répondez-moi, au nom du ciel ! reprit-il en insistant ; ce que je vous demande est peu de chose, vous ne manquerez pas aux instructions qui vous ont été données, en m’instruisant.

En ce moment le bruit sembla se rapprocher ; des pas pressés mêlés à des cris résonnèrent à peu de distance.

Le gardien se leva avec inquiétude, tira son machette du fourreau, sortit un pistolet de sa ceinture et se dirigea vers la porte, mais elle s’ouvrit subitement avec force et un homme s’élança dans la salle, le visage bouleversé et en proie à la plus grande frayeur.

— Alerte ! alerte ! cria-t-il, nous sommes perdus !

Le gardien fit reculer d’un geste don Fernando et se plaça résolument devant la porte, sur le seuil de laquelle parurent au même instant quatre hommes masqués et armés jusqu’aux dents.

— Arrière ! dit le gardien. Nul n’entre ici, s’il n’a le mot d’ordre.

— Le voici, dit un des arrivants. Et d’un coup de pistolet, il lui fit sauter le crâne.

Celui-ci tomba lourdement sur la face en poussant un hurlement de rage.

Les quatre hommes lui passèrent sur le corps, attachèrent solidement son compagnon, qui, réfugié dans un coin, tremblait de terreur, et, s’avançant vers don Fernando, qui ne comprenait rien à cette scène étrange, l’un d’eux lui dit :

— Vous êtes libre, caballero ; venez, il vous faut quitter à l’instant cette maison.

— Qui êtes-vous d’abord, répondit le jeune homme, vous qui prétendez être mes libérateurs ?

— Nous ne pouvons vous l’expliquer ici, venez, hâtez-vous de nous suivre, répondit l’homme masqué.

— Non, pas avant de savoir qui vous êtes.

L’autre fit un geste d’impatience et, se penchant à son oreille :

— Insensé ! lui dit-il, vous ne voulez donc pas revoir doña Hermosa ?

Don Fernando rougit d’espoir.

— Je vous suis, dit-il avec émotion.

— Tenez, reprit l’homme masqué, prenez ces pistolets et cette épée, tout n’est pas fini encore, peut-être aurons-nous besoin de combattre.

— Oh ! fit le jeune homme avec joie, je vois à présent que vous êtes envoyé réellement pour me sauver : je vous suivrai où vous voudrez.

Et il s’empara des armes qu’il passa dans sa ceinture.

Ils sortirent à pas précipités des appartements.

— Eh quoi ! dit don Fernando en mettant le pied dans la cour, suis-je donc dans le présidio de San-Lucar ?

— Vous l’ignoriez ? lui demanda son guide.

— Comment l’aurai-je appris ? on m’a conduit ici les yeux bandés.

Plusieurs chevaux étaient attachés tout sellés à des anneaux.

— Pourrez-vous vous tenir à cheval ? reprit l’inconnu.

— Je l’espère, répondit le jeune homme.

— Il le faut, dit péremptoirement l’inconnu.

— Alors je m’y tiendrai, quand je devrais en mourir.

— C’est bien ! en selle et partons.

Au moment où ils débouchaient dans la rue, une troupe de dix ou douze cavaliers arrivait à toute bride sur eux ; elle n’était éloignée que de vingt pas au plus.

— Voici l’ennemi ! dit l’inconnu d’une voix basse et ferme ; bride aux dents et chargeons ! il faut leur passer sur le ventre ou mourir !

Les cinq hommes se rangèrent sur une seule ligne et s’élancèrent à fond de train sur les arrivants, contre lesquels ils déchargèrent leurs pistolets à bout portant et qu’ils sabrèrent au passage.

— Caraï ! s’écria Pablito avec rage, — car c’était lui qui commandait les arrivants, — mon prisonnier s’échappe !

Et, faisant faire un écart à son cheval, il s’élança sur don Fernando.

Celui-ci, sans ralentir sa course, déchargea son pistolet, et le cheval du vaquero, frappé d’une balle à la tête, roula sur le sol en entraînant son cavalier.

Pablito se releva tout meurtri de sa chute ; ceux qui l’avaient si brusquement assailli avaient disparu.

— Oh ! je les retrouverai ! s’écria-t-il avec rage.

Cependant les fugitifs avaient gagné le bord du fleuve et étaient arrivés à un endroit où une barque les attendait.

— C’est ici que nous nous séparons, dit l’inconnu à don Fernando en se démasquant.

— Estevan ? s’écria le jeune homme.

— Moi-même, ami, répondit le mayordomo. Cette barque va vous conduire à l’hacienda del Cormillo ; partez sans retard, et, ajouta-t-il en se penchant à son oreille et en lui remettant un papier plié en quatre, lisez ceci avec attention, peut-être pourrez-vous nous venir en aide à votre tour.

— Oh ! soyez tranquille, il me faut une vengeance.

— Adieu, ou plutôt ; au revoir, mon ami !

— Merci ! Doña Hermosa, la reverrai-je ?

— Il m’est défendu de vous rien dire à ce sujet.

— Autre chose alors : quel est l’homme qui me retenait prisonnier, le savez-vous ?

— Oui, seulement ils étaient deux : le Chat-Tigre et don Torribio Quiroga.

— Ah ! fit-il en fronçant les sourcils, je m’en souviendrai, merci encore une fois, Estevan !

Et faisant un signe aux rameurs, il s’assit dans la barque, qui partit avec rapidité et se confondit bientôt dans les premières ombres de la nuit qui envahissaient la terre.

Trois personnes restaient sur la plage, suivant d’un regard inquiet les mouvements de la frêle embarcation.

Ces trois personnes étaient don Estevan Diaz, doña Hermosa et Na Manuela.