Le Bureau de placement/Chapitre 6

Le Bureau de placement
Europe (revue mensuelle) n° 12404-1933 n° 124 (p. 528-543).
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VI


Bucarest, le 10 août 1904.


. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« J’ai reçu les quinze francs que tu m’as envoyés. Tu es toujours bonne avec moi, malgré mes incartades. Mais peux-tu dire que c’est la méchanceté qui me fait fuir la maison ? Non, mama, c’est mon destin. Et le destin, c’est notre cœur. Nous sommes grands, ou petits ou médiocres, par notre cœur, auquel nous obéissons aveuglément. C’est lui qui nous conduit au bien comme au mal. Où me conduira-t-il, le mien ? Qui saurait le prédire ? Du matin au soir je ne pense qu’à de belles et grandes choses. J’aimerais être utile à ce monde qui souffre, par sa faute, par son égoïsme. Mais ma pensée se noie dans ma propre misère.

« Ce matin quand le facteur m’a apporté ton mandat, j’étais affamé comme un loup en plein hiver. Depuis une semaine, nous ne nous nourrissons plus, Mikhaïl et moi, que de pain sec, et rien que d’une seule miche noire de dix centimes, à nous deux, une fois par jour. Nous ne travaillons plus du tout. Bucarest est vide. Les riches sont partis en villégiature. Peut-être cela ira mieux à la rentrée. Jusque-là, ce sera pour nous la famine.

« Mais l’homme ne meurt pas de faim. Aussi, sache que, dans ma misère, je ne suis qu’à moitié malheureux. Je le serais totalement si, même en ne me nourrissant que de poulets rôtis, je devais agir contre la volonté de mon cœur.

« Quel dommage que tu n’aies pas appris à lire et à écrire ! C’est gênant de correspondre par l’intermédiaire des autres. Je prie Iléana d’écrire plus lisiblement et de ne mettre que tes paroles, rien de plus. Et je la remercie.

« Toi, je te serre dans mes bras et je baise tes pauvres mains brûlées par les lessives. Ton fils.

« Adrien,
qui a aujourd’hui vingt ans
et qui mangera à sa faim,
grâce à ta bonté. »


Destinée d’homme généreux ! Rien de plus cruel !

Il est permis à la fripouille humaine de commettre toutes les imprudences, toutes les folies : rien ne lui arrivera. Elle se tirera toujours d’affaire. Elle ne connaîtra jamais les affres de la misère. Tandis que l’homme au cœur immense, la moindre légèreté qu’il se permette le conduit à des malheurs sans fin.

Les tristesses de son existence de vagabond, Adrien les cachait toujours à sa mère. La sachant suffisamment malheureuse, il ne voulait pas la tourmenter encore plus en lui dévoilant son véritable état, ainsi qu’elle le lui demandait dans toutes ses lettres griffonnées par Iléana, une jeune femme presque ignare de son voisinage.

« Tu me dis dit ta maire que tu travail mais je ne te croit pas dit mama Zoitza mon cœur me le dit tout les soirs mon œil goche frappe fort et même je me suis fais tiré les cartes par la Baba linca et je sait que tu souffre tu n’a pas du travaille… cest vrai jai été moi Aussi voir les cartes… »

Pour qu’il écrive cette fois à sa mère une lettre aussi navrante, il a fallu que sa misère soit des plus noires. Et encore ne lui disait-il pas toute la vérité. Ce n’était pas « depuis une semaine », mais bien depuis un mois qu’il se nourrissait rien que de pain sec, pour ne point parler des jours où Mikhaïl et lui n’avalaient que de l’eau.

Tous leurs beaux vêtements étaient vendus — dix francs le complet — et l’argent mangé. Les meilleures chemises mêmes furent livrées au marchand juif, une à une, pour un franc pièce. Ce fut une dégringolade qui en moins d’une quinzaine de jours leur fit toucher le fond de l’abîme. Mikhaïl disait :

— Ce qui nous est arrivé à nous, on ne peut le voir que dans les ports de la Méditerranée, où le soleil rend le vagabond fou de joie, le grise au point de lui faire commettre les plus formidables bêtises. Ainsi, j’ai connu une fois à Smyrne un jeune comte russe, un étourdi que sa famille avait banni à Tobolsk, d’où il avait pris le large après avoir falsifié la signature de son père et empoché une grosse somme. Débarquant à Smyrne, il possédait encore plus de mille roubles, mais, huit jours ne s’étaient pas passés, que mon comte se faisait rapatrier par le consulat, dans un état de misère pareille à la nôtre. Comme nous, il avait vendu jusqu’à ses chemises, et il disait que le soleil de Smyrne « valait bien la peine de lui sacrifier pour un béchlik[1] jusqu’à votre propre derrière ». Nous avons fait comme ce comte. Et je reconnais que cette fois c’est moi le grand coupable, ou plutôt ma belle Polixéni, qui fut mon soleil smymiste, un soleil, hélas, qui ne brilla que pendant trois jours !

« Mais que veux-tu ?…

Adrien ne « voulait » rien. Il comprenait tout. Car cela était venu comme une rafale, ce beau dimanche où ils furent les invités de Loutchia, brave fille qui, sachant Mikhaïl seul, lui avait préparé une délicieuse surprise : Polixéni !

Ils s’étaient rendus chez Loutchia de bonne heure, soigneusement mis et astiqués comme des gigolos. Mikhaïl qui venait de toucher quelques bons « placements », s’était décidé à « une petite bombe ». Ce fut une grande et bien coûteuse qui l’attendait, mais, là, c’était la faute au destin. Lui ne pensait qu’à un innocent délassement :

— Notre « caisse » dispose d’une cinquantaine de francs. Nous ne risquons donc rien si j’en sacrifie dix ou quinze pour me payer aujourd’hui une mignonne « poulette » que Loutchia saura bien me dénicher parmi ses camarades. N’est-ce pas que tu trouves cela juste ? Je « jeûne » depuis plus d’un mois. Ce soir, ce sera mon baïram !

Et quel baïram ce fut !

Introduits par la servante, vers les onze heures, ils furent stupéfaits de se trouver en présence d’une jeune femme, une vraie beauté orientale qui, nullement troublée, quitta le divan et vint à eux les mains tendues :

— Pas besoin de vous présenter, messieurs ! Nous vous attendons. Prenez place. Notre amie est allée chercher du caviar et de bons vins. Elle ne va pas tarder à rentrer.

Adrien et Mikhaïl se regardèrent, muets, confondus, stupides. Qu’est-ce que cette femme, cette « odalisque », qui fait les honneurs de la maison, comme si elle était chez elle ? Ils ne purent, les premiers moments, qu’allumer des cigarettes et contempler le tapis comme des écoliers.

La fausse maîtresse appela la servante :

— Apporte la tsouica et des olives.

Heureusement ! Ils se jetèrent sur la salutaire eau-de-vie et en avalèrent chacun trois petits verres de suite. La jeune femme n’en prit qu’un. Très à son aise sur son divan, elle faisait semblant de feuilleter un catalogue de modes, mais les deux amis remarquèrent qu’elle retenait dans son ventre un rire fou. Adrien prit courage :

— Tout de même, Madame, vous devriez nous dire à qui nous avons l’honneur de… de… parler quoique nous soyons muets comme deux carpes ! C’est votre faute !

Elle éclata enfin et rit tout son saoul, puis s’approchant d’Adrien :

— Sacré ami oublieux ! Je ne te rappelle personne ?

Adrien resta coi, supportant avec peine les yeux noirs dont l’inconnue le fixait par-dessous ses cils et sourcils tout aussi noirs.

— Personne ! bredouilla-t-il.

— Pas même une certaine amie qui venait parfois rendre visite à Loutchia, rue Grivitza, à Braïla.

Adrien secoua la tête.

— Diable ! s’exclama-t-elle. Tu n’étais cependant pas si petit ! Tu avais peut-être huit ou neuf ans. Eh bien alors, je dois me présenter. Ce qui est malheureux, car je n’aime pas le nom de mon mari : Polixéni… Topolog !

— Ah, Polixéni ! s’écria Adrien. Que je suis bête ! En effet, je me souviens maintenant. Mais, reconnais que tu étais, en ce temps-là, un affreux laideron…

— …Tandis qu’à présent ? fit-elle orgueilleuse.

— À part ton abominable « Topolog » tu es un amour !

— Oui, un amour ! confirma Mikhaïl, à moitié ivre, ivre de tsouica et de joyeux espoirs.

Et, se levant maître de lui, fier, narquois, il prit et baisa une main de Polixéni, puis :

— Permettez : Mikhaïl Mikhaïlovitch Kazanski, duc du Sahara ! proclama-t-il et de nouveau il lui baisa la main.

Loutchia parut :

— Eh bien ! Ça va plus vite que…

— …Que quoi ? coupa Mikhaïl, se précipitant sur l’aimable amie et la soulevant dans ses bras. Peux-tu dire que tu ne t’y attendais pas ?

Il se mit à tourner en rond dans les deux pièces, découvrit l’enfant, l’étouffa de baisers et finit par hurler, les bras au ciel :

— Oh ! oh ! mais c’est la fête ! le baïram !

Il avala, coup sur coup, deux autres verres de tsouica.

— N’est-ce pas que je sais penser à tout ? dit Loutchia.

Mikhaïl extasié regarda la jeune orientale :

— Polixéni… Polixéni ? Cela veut dire, en grec, la trop étrangère ! Et moi, moi ? Ne suis-je pas aussi le trop étranger ?

— Vous parlez grec ? demanda Polixéni.

— Ils le parlent tous deux, dit Loutchia.

Polixéni s’écria :

— O-ô-oh ! Alors, je vous chanterai ce soir :

Slsdso, sldsso, émorfi microùla !

Mikhaïl perdit complètement la tête. Debout, le visage embrasé, les cheveux en désordre, il leva la main :

— Écoutez, amis, figurez-vous que je vais mourir ce soir…

— Mourir ce soir ! dit Loutchia. Merci ! Ce soir tu ne vas pas mourir, mais faire l’amour, plutôt, avec cette belle Grecque-là, — n’est-ce pas, Polixéni ?

La Grecque vint jeter ses bras autour du cou de Mikhaïl :

— Oui, mon palikare, tu vas mourir dans mes bras, ce soir.

— Écoutez ! C’est le baïram ! Je prends le commandement ! Tout pour l’amour aujourd’hui ! N’est-ce pas, Adrien ?

Les deux amis se regardèrent. Et eux seuls comprirent toute la signification de leurs regards.

— Oui, approuva Adrien ! Tout pour l’amour !

— Tant pis, n’est-ce pas Adrien ?

— Tant pis, Mikhaïl !

— Jamais rien regretter ?

— Jamais.

Mikhaïl prit son chapeau :

— Dans une demi-heure je suis de retour !

On voulait l’arrêter, mais il était déjà dehors.

— Où va-t-il ? demanda Loutchia.

Qu’en sais-je ? répondit Adrien. Je sais qu’il est heureux ! Diablesses de femmes que vous êtes !


À table, Adrien remarqua que Mikhaïl n’avait plus sa bague, ornée d’une émeraude assez belle :

« C’est donc pour cela que tu es parti en coup de vent ? » pensa-t-il. « L’a-t-il vendue, ou seulement engagée ? »

Mikhaïl, revenu un peu de ses petits verres, semblait méditer en cachette, tout en se régalant du canard, tout en répondant aux questions. Mais il n’y mettait plus qu’un élan tempéré. Et encore une fois Adrien put constater la distinction de cet homme qui, sans se donner la moindre peine, trahissait par toute son attitude la splendeur de sa race, de son origine :

« Il est, à cette table, le seul bien élevé. Nous autres, des rustres. »

— Buvez, buvez donc ! conviait Loutchia. On était plus gais tout à l’heure. Toi, surtout, Mikhaïl : tu as perdu tes bonnes dispositions, dans ta course mystérieuse. Qu’en as-tu fait ?

Mikhaïl détourna la question :

— Rien qui vaille la peine d’en parler. Et tu ferais mieux de nous dire, à Adrien et à moi, d’où tu as tiré, avec tant d’à-propos, notre belle Polixéni.

— Ah, voilà ! C’est ta chance. Le mari de Polixéni…

— To-po-log ! Dieu, que c’est laid !

— C’est laid, mais ça fait bien l’affaire de notre amie, car elle le trompe en le tenant par la main. Eh bien, Topolog est un illustre bottier et chef socialiste à Galatz, où il possède une belle boutique.

— Comment ? Polixéni arrive de Galatz, maintenant ?

— Oui, mon duc… du Sahara ! Car, aujourd’hui et les deux jours qui vont suivre, les socialistes tiennent leur premier congrès. Et comme Polixéni a ici une vieille tante de qui elle doit hériter, son mari ne s’est pas opposé à ce que sa femme l’accompagne et passe ces trois jours auprès d’elle.

— Pas entièrement, dit Polixéni. Ainsi, cet après-midi, vers les cinq heures, je dois aller rejoindre mon cocu à la fête champêtre de Baneasa, où les congressistes de province vont contempler le déploiement des bannières et des forces socialistes de la Capitale.

— À cinq heures ? s’écria Mikhaïl. Alors je suis fichu !

— Pas tant ! Jusque-là, nous aurons le temps de nous aimer six fois de suite.

— Six fois de suite ? Seigneur ! As-tu l’habitude de tels hercules ?

— C’est pourquoi il faut boire, dit Loutchia. Et plus que des vins français, à partir de ce moment.

— Hum ! fit Mikhaïl. Comme si les vins indigènes n’étaient pas tout aussi excellents ! Un vrai Cotnari, par exemple.

— Ça ne fait rien. Je suis amoureuse de la France, de Paris. Paris ! Qui m’y mènerait, je serais son esclave pendant une année !

— J’en connais un qui y va tous les jours, mais il court un peu trop fort.

Adrien éclata de rire, et on dut raconter aux femmes l’histoire du pauvre « Méphisto ».

— Tout de même, dit Mikhaïl chagriné ; ce n’est pas un plaisir pour nous, de voir Polixéni nous quitter dès cinq heures.

— Ce ne sera que pour un moment, mon amour ! Le soir, ces braves chefs socialistes se réuniront en une longue séance de Comité, où je n’aurai rien à chercher.

Adrien se tapa le front :

— J’ai une idée ! Nous irons tous à la fête. Ne suis-je pas moi-même une espèce de socialiste ? Nous ferons semblant de ne pas nous connaître. Et à la fin nous nous retrouverons. De cette façon, Mikhaïl ne perdra pas de vue son trésor insoupçonné.

Tout le monde trouva l’idée géniale. On se jeta sur les vins français. À trois heures, Adrien et Loutchia partaient pour Baneasa :

— Nous serons constamment autour de la buvette des congressistes. Vive l’amour, les enfants !


Une fête champêtre socialiste, à cet âge d’or du socialisme et de la foi humaine, était un spectacle qui réchauffait le sang du sceptique le plus blasé. Tout un monde de martyrs de la besogne obligatoire, rendue insupportable par une cruelle exploitation à ses débuts, venait y clamer son brûlant espoir en une délivrance qu’on voulait prochaine. Forêt, soleil, plein air et une grouillante fraternité. Pas un visage qui n’arborât son plus franc sourire. Pas une âme qui ne fût prête pour le grand sacrifice. Totale et universelle confiance dans l’avenir de l’humanité. L’homme, cette brute, croyait en lui-même.

Camarade ! Qui es-tu ? Sondeur de Câmpina ? Charpentier de Galatz ? Tisserand de Jassy ? Débardeur de Braïla ? C. F. R.-iste de Constantza ? — Viens que je te paie un verre ! — À bas le capitalisme ! — Vive l’Internationale socialiste !

C’était tout. Neuf cervelles sur dix ne savaient rien de plus. Mais toutes les neuf étaient alimentées par des cœurs généreux, tels qu’on n’en connaîtra plus jamais. Cela aura vécu. La grande délivrance sera l’œuvre d’un monde désabusé. Œuvre morte. À chacun, sa grosse tranche de pain, enduite du fiel de l’indigence spirituelle. C’est le destin de la brute humaine triomphante.


Le crépuscule de juin commençait à aplatir les visages en les déformant, quand Adrien, Mikhaïl et Loutchia, grisés, et fourbus de s’être livrés sans ménagement aux jeux d’une foule irrésistible dans son entraînement, s’éloignèrent un peu du tapage pour se promener dans le bois et respirer l’air pur. Ils se dirigeaient lentement vers la buvette pour échanger encore un regard avec Polixéni et se désaltérer.

Chemin faisant, Adrien vit un homme qui venait à leur rencontre. Le type du sportsman, soigneusement mis, mais dont toute la personne attestait le penseur. Un penseur malgré lui, inné, un homme dont le cœur et le cerveau témoignaient, par tous les détails du visage et par son attitude, d’une fructueuse activité de toutes les minutes. Adrien reconnut en lui le camarade Costi Alloman, le secrétaire de l’Union des Syndicats ouvriers, la meilleure plume et le meilleur orateur du mouvement socialiste. Ouvrier de son état, le décorateur de la Cour. Il venait de rentrer de Paris, où il avait vécu plusieurs années et s’était acquis une belle culture générale. Un peu poète, un peu adorateur de la femme, mais surtout causeur de haute qualité. C’était là son don le plus incontesté. On aimait sa société, et il sacrifiait volontiers ses rares heures libres dans une seule intention : s’enrichir lui-même dans une discussion avec un partenaire de sa taille ou bien éclairer, instruire, tirer de l’erreur un esprit utile à la cause. On pouvait dire qu’il n’avait pas de passion plus impérieuse, ni d’autre but dans la vie.

Excepté Mikhaïl, et dans un genre différent, Adrien ne connaissait pas un cœur, une intelligence en état de se mesurer avec la beauté de cet esprit, profond, varié, lucide, sévère, tolérant et honnête, entièrement dévoué à l’idéal socialiste, mais sans être entiché de dogmatisme. Nullement. Ce qui faisait de lui un chef un peu isolé au milieu des autres théoriciens du Parti, confus, tracassiers, qui redoutaient son éclectisme.

Adrien ne redoutait que sa logique, lui, le sentimental chaotique. C’est pourquoi, malgré son ardent désir de faire sa connaissance, il s’était jusque-là borné à écouter quelques-uns de ses discours publics et, une seule fois, dans une brasserie, de suivre sans y participer une intéressante discussion d’Ailoman avec des amis politiques. Il était sorti de là avec la conviction que, mis en présence de son esprit inconséquent au point de vue socialiste, Alloman ne ferait de lui qu’une bouchée.

Pourtant il aimait et admirait passionnément cet idéaliste, cet homme supérieur. Et, le voyant maintenant s’approcher solitaire, manifestement avec l’intention de ne pas l’éviter, Adrien lui sourit, de loin, en signe de consentement. Et, de loin, Alloman articula d’une voix tendrement ferme :

— Le camarade Adrien Zograffi, n’est-ce pas ?

— Je salue amicalement le camarade Alloman ! répondit Adrien, tendant sa main que l’autre serra avec une discrète effusion.

On fit les présentations, quand Adrien sentit le regard du vautour — un regard paisible mais de vautour — se poser sur son agnelle. Cela lui plut. On peut toujours avoir affaire à l’homme complet. Bien plus utilement qu’aux vertueuses larves humaines.

Alloman demanda :

— Réussie, notre fête, hé, amis ? Que dites-vous de ce populo ? Je vous vois un peu malmenés : vous vous êtes sûrement bien divertis, pêle-mêle avec la foule.

— Plus que vous, qui me semblez assez solitaire, répartit Adrien.

— Ce qui prouve que la masse est digne des adhésions les plus honorables, voire d’hommes farouchement jaloux de leur indépendance.

— Ça, c’est une pierre dans mon jardin ! Mais, dites : vous aussi, vous n’admettez que des adhésions formelles ? Ne peut-on aimer et servir sans être du nombre ?

— Question complexe. Je l’admets et je ne l’admets pas. Je ne puis entamer cette controverse ici, dans un bois en obligeant une aimable dame à nous écouter debout.

— Eh bien, c’est simple : mes amis et moi, nous sommes prêts à vous suivre là où il vous semblera à propos d’aborder une telle controverse. Avec vous, cela est pour moi d’une importance capitale.

— Vrai ? Et si je vous prouve que ma thèse est la bonne, me promettez-vous d’en tirer la juste conséquence ?

— Vous voilà déjà qui avancez votre étau ! Malheur à moi ! Que vous dire ? Je vous promets de mettre, sous vos yeux, mon cœur à nu. Vous l’admettrez ou non.

— Ha, ha ! Vous offrez donc à mon « étau » votre sincérité absolue. C’est un piège ! Mais je l’accepte. Et, pour aujourd’hui — car j’espère que nous sortirons amis de ce débat — je ne vous demande aucune promesse. Je suis amicalement curieux de voir votre cœur de près, quoique je le connaisse pas mal par vos brillants articles, qui eussent fait meilleure mine dans l’organe du Parti.

— Où ils n’auraient trouvé que cinq cents lecteurs !

Alloman se cabra :

— Camarade Zograffi ! Souvenez-vous : l’homme sanctifie le lieu !

Ils allèrent à la buvette. Et ce fut une controverse calme, quoique passionnée, qui dura deux heures. Adrien, en dépit de la défaite qu’Alloman lui infligeait par périodes et sans conteste, bénissait en lui-même les minutes qu’il vivait dans la société de ce beau spécimen de militant socialiste. Comme toujours, Alloman dirigeait tout naturellement le débat et ne permettait aucune digression, aucun écart de la ligne juste du sujet, avant que celui-ci soit épuisé et la conclusion tirée. Car Adrien avait la mauvaise habitude, dans une discussion polémique, de marcher sur plusieurs chemins à la fois et de tout embrouiller. Il ne le faisait pas intentionnellement. Il déviait malgré lui. Le don oratoire n’était pas son fort. Il n’était clair et maître de son sujet que sur le papier. Alloman le constata et l’excusa, certain de l’honnêteté foncière du jeune homme :

— Faites attention : vous déraillez constamment et vous désarçonnez à tort votre adversaire, qui pourrait vous croire malhonnête. C’est curieux : vos articles sont si lumineux et si logiques !

Ils débattaient le thème éternel de la conscience révolutionnaire du militant socialiste. Adrien disait : indépendance et honnêteté. Alloman plaidait : honnêteté et discipline. Il repoussait l’allégation de Craïoveanu, selon laquelle il était permis à un militant de trahir, après avoir longtemps fait preuve de conséquence devant les principes et, par cela, servi la cause :

— Non. Un traître est un traître. Le parti doit l’éviter ou le démasquer et l’exclure le plus tôt possible, car son long séjour et sa trahison finale occasionnent toujours de grosses déceptions dans l’esprit des masses, qui, si ces défections se multiplient, arrivent à la fin à douter de la solidité de l’enseignement socialiste même. Toutefois il n’est pas moins vrai qu’un Parti qui ne peut pas compter sur la discipline de ses militants tombe dans le chaos et s’effrite.

— Alors, pour être bon militant, on doit anéantir sa personnalité, comme les curés. Il faut être un numéro de série.

— Parfaitement, et jouer son rôle comme tel. La personnalité, dans un mouvement socialiste, n’est que la Révolution, avec son but final : la société communiste.

Adrien n’était pas convaincu et il discuta longuement sur les droits et les avantages de l’indépendance de l’esprit, mais Alloman le confondit et l’impressionna lorsqu’il lui dit :

— Vous prétendez être un généreux et cela est incontestable. Mais, alors, comment accordez-vous la générosité avec l’attitude égoïste de l’homme qui ne veut rien sacrifier de sa personne ? Car, sans l’esprit de sacrifice, la générosité n’est qu’un mot.

Et aussitôt Alloman illustra sa thèse par une foule d’exemples tirés de l’histoire, qui prouvaient que tous les grands esprits n’étaient parvenus au but qu’à force de sacrifier leur personne au bien de la communauté humaine.

— Même l’église, que nous méprisons et combattons, n’est parvenue à jouer son grand rôle dans l’histoire et à élever ses cathédrales qu’en sacrifiant sur son autel l’indépendance de légions d’esprits généreux. C’est la loi de tout progrès. Plus on est grand d’âme, et plus on doit comprendre que les petites satisfactions que nous apportent les mesquins scrupules de notre conscience ne comptent pas devant le suprême devoir de servir l’humanité souffrante, de supprimer l’injustice, de tâcher, enfin, de créer l’ordre social le plus approché de la perfection. Qui voudriez-vous qui fasse cette réforme, sinon les esprits généreux, par la force du sacrifice ? Répondez-moi !

Adrien ne souffla mot. Il tendit ses deux mains à Alloman, qui les lui serra affectueusement, heureux de s’apercevoir qu’il manquait très peu à ce garçon pour le faire s’atteler « dans les rangs ».

Il le flatta un peu :

— Vous êtes, sans nul doute, un talent réel et une belle âme. Nous en manquons terriblement, car la bourgeoisie attire à elle et récompense tous les talents, tandis que nous, bon Dieu, que pouvons-nous leur offrir d’autre que notre pauvreté matérielle et la satisfaction du devoir accompli ?

Et voyant justement s’approcher de leur table un de ces talents accaparés par la bourgeoisie, un ancien socialiste, devenu rédacteur à Dimineala, Alloman ajouta :

— Voici, par exemple, notre doux « camarade » Iosif Nadejde. Il nous a quittés, pour aller mettre son bon cœur et son talent au service du bourgeois démocrate Constantin Mille. Je parie qu’il vient pour vous parler.

— Pas précisément, dit le nouveau venu, un homme jeune au visage paisible. Je viens, d’abord, pour te serrer la main, à toi. Et puisque tu me reçois si mal, eh bien, oui, je vais proposer à Zograffi de reprendre sa collaboration à Dimineata.

Nadejde s’assit à leur table. Alloman, visiblement mécontent de cette offre, alluma une cigarette et regarda de côté, l’air indifférent, mais prêt à bondir. Il épiait Adrien du coin de l’œil, décidé à n’intervenir que dans le cas où son poulain, oubliant tout, accepterait l’offre.

Iosif Nadejde, journaliste démocrate de belle race, comprit la situation et n’insista que légèrement. Il dit à Adrien :

— Je n’ai su que tout dernièrement que vous étiez à Bucarest. Est-il vrai que vous travaillez dans la peinture ?

— J’y ai travaillé. On m’a congédié hier soir.

— Alors, je tombe à point. Faites-nous des enquêtes sur les conditions du travail et des reportages sur les grèves. Vous y gagneriez votre vie. Il est dommage de laisser dormir votre plume, après un début si heureux. Il y en a mille qui voudraient être à votre place. Et naturellement, rien ne vous empêche de donner, au journal du Parti, vos articles socialistes.

Alloman bouillonnait intérieurement. Adrien, tout à ses regrets, répondit comme un condamné :

— Non… Je vous remercie… Votre offre m’honore et me fait plaisir. Mais, pour le moment, je n’ai aucune idée arrêtée au sujet de ma collaboration possible où que ce soit. Et de toute façon, je n’aime pas la profession de journaliste. Je ne suis qu’un dilettante.

Nadejde causa d’autre chose, puis se leva. Alloman quitta à son tour Adrien :

— Je vous dis au revoir, quand vous voudrez. Maintenant je dois aller à une séance du Comité.

Il cachait mal sa satisfaction.

Vers la fin de la controverse avec Alloman, un autre personnage était venu prendre place à la table des trois amis ; un tout jeune avocat, long et mince comme une perche, coquet et fat, mais sympathique malgré sa fatuité : Raoul Penesco. On l’appelait familièrement Poutsi, on ne savait pourquoi, peut-être à cause de son zézayement enfantin. C’était le dandy du Parti, efféminé, drôle, platement spirituel, affectueux avec tout le monde. Bon cœur. L’enfant gâté du « Cercle Féminin ». On ne le prenait jamais au sérieux.

Adrien ne le connaissait que de vue. Penesco venait, soi-disant, pour mieux connaître Adrien ; en réalité, c’était parce qu’il avait vu Loutchia.

— Tiens, Poutsi ! dit Alloman. C’est un de nos « avocats sans cause » dont parle Marx. Il ne manque jamais de montrer son nez, là où il voit une jolie femme.

— Pardon ! Ze ne suis avocat que depuis une année et ze gagne déza ma vie. Quant aux jolies femmes, ma foi, qui ne les aime ? Toi, par exemple ?

On ne fit plus attention à lui. On continua le débat. Ce qui fit bien l’affaire du dandy, qui se mit à divertir Loutchia qu’on avait oubliée, et réussit à la faire rire aux éclats. Mais, appelé par un groupe d’amis, il s’en alla peu après, non sans avoir chuchoté quelque chose à la jeune femme dans un galant baiser sur la main. Loutchia le regretta :

— Mon Dieu ! Que vous êtes ennuyeux, avec vos interminables parlotes ! Voilà un socialiste qui ne m’a pas rasée !

— Oh ! fit Alloman vexé. Vous avez raison, madame : tout le monde n’a pas le génie de Poutsi !

Lorsqu’ils furent seuls, Adrien demanda ce qu’on allait faire. Loutchia avait son projet :

— Je vous invite à Flora ! Polixéni est d’accord. Nous voulons ce soir nous payer une petite noce.

— Une « petite » noce ? dit Adrien, à Flora ! Mais c’est la boîte de nuit des grosses nuques.

— C’est égal ! Nous serons ce soir des grosses nuques ! Mikhaïl dit à Adrien, en grec :

— Tu vois que j’avais raison de taper sur ma bague !

Il faisait nuit. Depuis un moment Polixéni — que son mari et sa bande « rasaient » impitoyablement à une table voisine — faisait des signes désespérés à Loutchia, la priant de patienter. Son Topolog, un brave homme d’une cinquantaine d’années, gros et chauve, était saoul. Il entonnait l’Internationale après chacune des plaidoiries socialistes auxquelles se livraient les convives.

Enfin la fanfare enrouée de la fête hurla elle-même l’Internationale du départ général. Topolog se sépara de sa femme, lui lançant d’une voix rauque, pour compléter ce qu’il lui avait déjà dit :

— Et, si tu veux, tu peux coucher chez ta tante ! Il se peut que moi-même, ce soir, je sois en retard. Nous avons de graves décisions à prendre !

— Ouf ! s’écria Polixéni, rejoignant ses amis. Il n’y a rien de plus embêtant que d’être la femme d’un socialiste. Heureusement, ils sont toujours à leurs séances de comité !… Filons vite !


À trois heures du matin, ils étaient encore à Flora. L’addition, qu’on avait demandée plusieurs fois dans l’intention de s’en aller « raisonnablement », montait à cent soixante francs. Une fortune. Polixéni à part, tous les autres étaient ivres morts ! La grecque buvait peu et ne se saoulait guère, la boisson lui faisant craindre des maux de tête, auxquels elle était sujette.

Par contre elle aimait bien l’amour et s’en payait, sur le canapé même du cabinet particulier, pendant que Loutchia et Adrien allaient prendre de l’air dans les avenues de la Chaussée, où se trouvait l’établissement Flora.

Jusqu’à minuit, Polixéni, accompagnée d’un tizgane violoniste, avait chanté des couplets grecs qui furent le clou de la soirée. Mikhaïl en était fou et en redemandait à tout moment. Mais, à partir de cette heure-là, Polixéni se tut. Elle prétendait avoir reconnu la voix de son mari, lors du passage dans le couloir d’un groupe d’arrivants :

— Si c’est lui, vous allez voir ce que je vais lui passer !

— Tu es folle ! disait Loutchia. D’abord il ne peut pas être ici. Puis, s’il y est, tu ne vas pas te montrer, j’espère.

On ne put la tirer de ses soupçons ? Elle avait l’oreille tendue à tous les bruits et voulait sortir pour écouter aux portes des autres cabinets. On l’en empêcha.

— Mais je veux aller aux waters ! protesta-t-elle.

Loutchia la déjoua :

— Ici les femmes ne vont pas aux waters. Elles pissent dans le seau à glace, comme voici !

Elle enleva la bouteille de Champagne vide, et montra à son amie comment s’y prendre. Puis elle jeta le contenu par la fenêtre dans le jardin.

Polixéni fit semblant de se résigner, mais, bien plus tard, lorsqu’on n’y pensait plus, elle se sauva dehors. Et ce fut le scandale. On l’entendit crier furieusement devant la porte d’une pièce voisine :

— Eh bien ! C’est là ta séance de comité ? Topolog, confus mais joyeux, était sorti s’expliquer :

— Ce n’est pas ma faute ! On m’a amené. Que veux-tu, ma mignonne, c’est le Congrès ! Mais, dis donc : comment l’as-tu appris ?

— Ça, c’est mon affaire ! Donne-moi vite l’argent que tu as sur toi, tout l’argent, et tu peux rester. Ah ! voilà où vont les économies que je m’évertue à faire à la maison : Flora, hé ? Tu en as un nez, pour Flora ! Autant que ce cher Cristin, que voilà !

Les garçons, discrètement, s’en tordaient les côtes.

Elle le fouilla, lui prit l’argent, puis, le poussant à reculons jusqu’au milieu de ses camarades qui riaient aux larmes, elle lui dit :

— Demain matin je retourne à Galatz !

Et elle sortit en faisant claquer la porte.

Le lendemain matin, les quatre amis, prenant le café rue des Saules, se roulaient sur le tapis, fous de joie.

— Non, mais ! s’exclamait Polixéni. Voyez-vous ça ? Des socialistes à Flora ! Et ce Cristin, qui fait la morale à tout le monde !

Elle n’en revenait pas.

Mikhaïl trouvait cela bien naturel :

— Pourquoi t’étonner ? les socialistes ne sont-ils pas des hommes comme tous les autres ? Il y a un mot français qui dit : « Nul ne peut péter plus haut que son cul ! »

  1. Cinquante centimes or environ.