Le Bureau de placement/Chapitre 7
VII
Ce mois d’août, Bucarest fut une étuve. Dès huit heures du matin et jusqu’au crépuscule, la coupole céleste était un brasier permanent. Pas un nuage. Pas la moindre brise. La réverbération du pavé et des maisons blanches, unie à l’immobilité de l’air, rendait la respiration impossible dans la rue. Des terrassiers, des portefaix et des travailleurs du bâtiment s’évanouissaient à chaque pas. Tout le monde circulait moitié nu. Les chemises, les corsages, les jupes collaient sur les corps inondés. À midi, à la sortie du travail, et, entre une et deux heures, à la reprise, les chevaux des trams surchargés tombaient comme des mouches frappées en tas. Jusqu’à ce qu’on relevât les bêtes, les wagons stationnaient en plein soleil, pendant de longues minutes, tandis qu’à l’intérieur les gens, entassés comme des sardines, étouffaient, et les hommes se plaignaient à haute voix que les femmes « sentaient trop fort ».
Partout, du papier bleu bouchait les fenêtres.
Adrien essaya encore deux ou trois fois de travailler aux façades, mais il s’avoua vaincu. Après une journée de peine, parfois après quelques heures seulement, Mikhaïl le voyait apparaître, las, épuisé, triste. Il le recevait toujours fraternellement :
— Ça ne va pas, hé ? Tant pis ! N’insiste plus. Nous ne mourrons pas de faim. Prends, toi aussi, dans ce tas de servantes et tâche d’en placer. Parfois, ça colle. N’en tirerais-tu que deux « taxes » par semaine, ce serait encore bien.
C’est ainsi qu’Adrien devint à son tour « agent ». Et c’est alors seulement qu’il parvint à comprendre le prix de la solidarité qui régnait dans ce « Bureau » qu’il avait tant maudit.
Les dix centimes, prix d’une miche de pain noir, ou, au pire, les cinq centimes, pour l’achat d’une demie, on les trouvait presque toujours dans la poche la plus misérable, même dans celle de père Floréa, le petit vieux rapiat qui, ses yeux de crapaud hors de la tête, écumant, se défendait comme un diable et ne sacrifiait le sou qu’à force de se voir cerné et conspué de tous côtés. Parfois, la miche de pain ou rien que la demie, on l’obtenait également à crédit. Dans la même rue, quelques numéros plus haut, un mélancolique vieillard, le père Sandou, avait sa baraque en bois qui alimentait tout le voisinage. Il se méfiait de la vente à crédit, car, non seulement les pauvres, mais les riches mêmes l’avaient volé. Néanmoins, devant les supplications trop insistantes et une certaine caution morale, il cédait en murmurant dans sa grosse moustache :
— Voilà… Je vais te voir… Si tu paies ça demain, tu en auras une autre fois. Sinon, fini !
Parmi ceux qu’on « tapait », Vassili l’Adventiste, vu sa foi qui venait plutôt de son bon cœur, se laissait presque régulièrement tirer le sou ou les dix centimes. Comme Floréa, s’il ne manquait jamais d’argent, ce n’était pas seulement parce que l’un et l’autre avaient de « bonnes maisons » qui payaient les taxes des placements, mais aussi parce qu’ils avaient une femme qui les logeait et les nourrissait.
— Frère, disait Mikhaïl à Vassili. Donne, et que ta charité soit inscrite dans le registre du Seigneur !
— Oui : donne, donne, frère ! Mais il est dit que des deux chemises, il faut donner l’une, pas toutes les deux !
Pourtant, il donnait, le brave homme, il donnait à fonds perdus. Mais celui qu’on « tapait » le plus souvent était Cristin. Il ne se passait pas de jour qu’il ne distribuât des trente et même des cinquante centimes. Il le faisait selon l’humeur du moment, tantôt volontiers, tantôt en jurant tous les saints du calendrier, mais il donnait.
Le plus embêtant pour les ventres creux, c’était que Cristin, manquant souvent la maison, prenait ses repas au « Bureau » à la barbe des affamés : une portion de ragoût aux patates ou une assiette de pot-au-feu, des piments farcis, des sarmale, tant de bonnes choses qu’il faisait venir du bistrot du coin et dont l’odeur remplissait de salive les bouches sèches depuis la veille.
Toujours pressé, il dévorait gloutonnement, tout en parlant à Léonard qui, lui, au moins, avalait ses carrés de bon pain blanc. Les autres, le nez allongé, n’avalaient que leur salive, ou crachaient copieusement. Alors, s’en apercevant » Cristin bondissait :
— Nom de Dieu ! Vous jeûnez encore. Mais c’est terrible. Que fichez-vous là ? Vous ne faites que vous masturber !
Ce n’était pas un mot. C’était vrai. Et non seulement pour Nitza, mais aussi, cette fois, pour Adrien et pour Mikhaïl. La faute en était à la misère, à l’épuisement physique, à l’abattement moral, qui détraquaient le système nerveux. Une cause d’excitation permanente était la présence en masse des femmes sales qui croupissaient là toute la journée. Leur odeur en était insupportable. Et, pour comble de malheur, l’habitation possédait deux latrines qui se prêtaient à merveille à faciliter et même à occasionner la pratique de ce vice.
Dans la cour, deux cabines en planches offraient leur peu de confort à une vingtaine de locataires, dont le nombre se trouvait quotidiennement doublé avec le monde du « Bureau ». Une main bien intentionnée avait tracé au goudron Femmes sur une porte, Hommes sur l’autre. On respectait les indications, si rien ne s’y opposait. Mais la cabine des femmes était exposée à l’éclairage du soleil tandis que celle des hommes était obscure. De plus, on avait pratiqué des trous qui permettaient aux hommes de regarder chez les femmes. On pouvait contempler celles-ci dans leur nudité intime. Et lorsqu’on voyait une jeune qui se glissait hors du « Bureau » vers la cour, on pouvait aussi voir un gaillard qui se dépêchait d’aller occuper l’autre cabine, si elle n’était déjà occupée par un concurrent qui avait pris les devants.
Les femmes sortaient, indifférentes, ne se doutant de rien. Les gars, abattus, le visage empourpré. Car la femme, si sale et si pauvre soit-elle, trouve toujours un comparse pour s’accoupler, tandis que l’homme, hygiène corporelle à part, ne peut penser à l’amour que lorsqu’il sait avoir de quoi payer au moins deux repas et la chambre de passe. On pouvait voir cela tous les soirs dans les cabarets des Transylvains. Les femmes y venaient danser, manger, boire et se faire prendre sur un grabat, sans se soucier de rien. L’homme, lui, payait tout. Aussi n’y allait-il que s’il savait pouvoir faire les frais de l’amour.
Adrien et Mikhaïl étaient tombés plus bas que ce mâle qui peut faire les frais de l’amour au cabaret des Transylvains, où, au moins, le plaisir était partagé. Plus bas même que le misérable qui peut se payer, moyennant un franc et un café de dix centimes, l’amour des maisons closes de la rue Croix-de-Pierre. La pièce d’un franc, ils ne la voyaient que rarement, et alors leur première pensée était d’acquitter la dette du boulanger et, si possible, de manger un plat chaud. Quant au bel amour de la rue des Saules, il n’avait duré que le mois de juin. Adrien abandonna Loutchia sans crier gare, dès qu’il se vit réduit à la misère. Elle lui écrivait maintenant à Braïla des lettres désespérées, auxquelles Adrien ne répondait pas.
Il était au fond de l’abîme. Agent affamé d’un bureau de placement. Très peu présentable. Humilié. Incapable de batailler, pour toucher la taxe, avec une clientèle généralement hargneuse et malhonnête. Parcourant en long et en large, comme un condamné, la vaste étendue de la capitale, sous un soleil impitoyable, il était huit fois sur dix reçu par une furie qui l’accablait d’insultes :
— Vous êtes des vauriens, tout comme ce ramassis de domestiques paresseux, incapables et voleurs, que vous m’amenez, tous plus abjects les uns que les autres ! Et vous voudriez la taxe ! Dehors !
Ou bien c’était le domestique qui, à l’office, lui débitait :
— Non. Je n’y reste pas. C’est trop dur. Et la nourriture, des déchets, bons à jeter aux porcs. On tient tout sous clef. Un seul morceau de sucre, le matin. Une pauvre tranche de pain par repas. Non. Je quitte.
Ainsi arrivait midi, l’heure la plus pénible de la journée pour celui qui ne peut se réconforter à une table, ne fût-ce que d’un bol de soupe chaude et d’un os à ronger. Lorsqu’il se savait riche de quatre sous, cette heure-là trouvait presque toujours Adrien rôdant autour des grandes halles. Il y avait là des baraques qui vendaient des restes pressés de lard fondu. C’était la seule alimentation quelque peu substantielle et appétissante, parce que sentant le rôti froid, qui permettait d’avaler le pain d’une manière moins inhumaine. Pour deux sous, on en obtenait une tranche satisfaisante. Tout n’était pas mangeable. Parmi les lardons grillés bien succulents, on découvrait des tas de grumeaux, fibreux comme de la laine, impossibles à mastiquer, ou des os broyés, des nerfs, de la couenne dure. Mais il restait de quoi pouvoir tromper son palais.
C’était alors des jours supportables. Surtout parce que le malheur des autres contribuait à adoucir le sien. Parfois ce déchet de lard fondu, appelé joumari, provoquait la joie des affamés du « Bureau », où chacun, rentrant de ses courses, venait midi et soir étaler son maigre repas, ou seulement sa mine désolée.
— Des joumari les enfants ! criait-on.
On partageait avec plus malheureux que soi, et là, Nitza tenait le record. Le pauvre garçon mourait de faim d’un bout de la semaine à l’autre. Et, sa miche à la main, il ne cessait d’arpenter la pièce, mêlant à ses bouchées des blasphèmes philosophiques :
— Dites-moi s’il ne vaudrait pas mieux être voleur ! Oui, la prison est préférable à cette existence. L’honnêteté est une invention diabolique des bourgeois à l’usage des pauvres. Sa pratique, il la rendent obligatoire pour ceux d’en bas, mais ils s’en passent. Qu’est-ce que l’honnêteté ? Une vertu qui offre aux puissants le moyen légal de jeter les faibles en prison et de garder pour eux tous les biens de la terre. Voilà tout !
— C’est pourquoi, répliquait Cristin, il faut être socialiste, et abattre un jour l’édifice de l’ordre bourgeois, bâti sur le mensonge.
— Oui : et quand l’ordre socialiste sera édifié, il y aura encore ceux qui vont à Flora et ceux qui restent à l’usine, pourquoi pas ? Ou peut-être tu veux me faire croire que ce jour-là, tout le monde ira à Flora ! Voilà qui serait une belle blague ! On voit dès à présent l’image de votre futur ordre socialiste : Bebel roule carrosse et son armée de fonctionnaires mène une bonne petite vie bourgeoise, derrière les rideaux de ses somptueux bureaux.
Ce coup de Flora, ajouté aux histoires qui circulaient sur le compte de la bureaucratie socialiste allemande, rendait Nitza sceptique à l’égard de toute promesse d’une société meilleure à réaliser dans l’avenir. D’ailleurs Adrien constatait chaque jour davantage, dans les nombreuses discussions politiques sur la doctrine et la morale socialistes qui avaient lieu entre les camarades, la différence de conception ou de pensée qui séparait des hommes unis par une même foi. On y distinguait nettement l’homme de la masse et l’individualiste. Le premier acceptait sans contrôle des théories classiques toutes confectionnées : le développement industriel, parvenu un jour à son point culminant, créera le prolétariat et lui inculquera une conscience de classe qui, le moment venu, lui fera renverser le capitalisme que remplacera la société socialiste. Et alors tout ira pour le mieux. Il ne faut donc regarder qu’à une chose : s’organiser. L’individualiste n’accordait à ces théories qu’une foi limitée. Il observait l’homme destiné à cette tâche et lui trouvait des faiblesses morales capitales. Il prétendait que l’organisation ne suffit pas pour faire la révolution et que, même si cela était, l’ordre nouveau qu’on instaurerait ne serait pas bien différent de l’ancien, si le prolétaire est tout aussi avide de bonne vie bourgeoise que le bourgeois même. On aurait une société socialiste corrompue, immorale et injuste, où l’égalité ne serait qu’un mot. Il fallait par conséquent s’attacher bien plus à moraliser l’homme qu’à simplement l’incorporer et le bourrer de théories qui n’exigent de lui qu’une solidarité dépourvue de toute obligation morale.
C’était là une façon de penser chère à Adrien également.
Un autre sujet d’âpres débats était le rôle du machinisme dans le monde à venir. Les socialistes genre troupeau lui attribuaient des vertus infaillibles et qui feraient le bonheur du prolétariat. Celui-ci n’aura plus de besognes pénibles à exécuter. Tout sera fait par la machine. Même dans la société capitaliste les conditions techniques du travail forment un des points les plus importants du programme socialiste. Exemple l’Allemagne, où les puissantes organisations ouvrières, avec l’aide d’une technique toujours plus parfaite, ont assuré au prolétariat une vie digne de l’homme. Les usines allemandes sont propres comme des pharmacies. Le travail y est facile. Le nombre des heures de travail toujours plus réduit. Voilà l’idéal.
Cristin était l’apologiste du système dans les réunions fortuites qui avaient lieu le soir, de préférence chez les plapamari, où les chômeurs et les affamés trouvaient régulièrement du thé, du pain et du fromage dont on pouvait goûter sans avoir l’air de rien. Il exaltait les bienfaits de la technique moderne, le jour où celle-ci passerait entre les mains des socialistes :
— Bien des produits de première nécessité sont aujourd’hui inaccessibles au travailleur. Nous augmenterons la capacité de consommation de la classe ouvrière en uniformisant les conditions d’existence. Par cela même, le chômage aura disparu. On ne produira que selon la demande. Nous accorderons sans inconvénient le rythme de la production à celui de la consommation. Plus de stocks qui pourrissent, au beau milieu d’une privation quasi-universelle. Plus de guerres pour les débouchés. La machine tordra le cou au capitalisme et aidera à édifier l’ordre communiste.
Ici Adrien se séparait de presque tout le monde. Au risque de passer pour un primitif, il avouait sa haine de la technique poussée à outrance. On l’accusait de tolstoïsme rétrograde. Il répliquait :
— Non. Je ne dis pas qu’il faut retourner à l’alchimie ou à l’éclairage au suif. Je ne suis pas contre le chemin de fer, le tram électrique, le téléphone et toutes les sciences qui améliorent la vie humaine, en supprimant la peine, la souffrance, la barbarie. Mais j’ai horreur de toute technique qui fait de l’homme une autre machine, un simple outil qui n’a pas besoin de penser ni le droit de s’ennuyer. Et c’est ce qui arrive avec la division mécanique du travail. Une chaussure, un vêtement, une chemise ne sont plus exécutés, chaque pièce entièrement par le même homme, mais par trente. Ainsi les métiers disparaissent et avec eux le goût du travail. L’ouvrier, réduit au rôle de surveillant, n’accomplit plus que des gestes, quelques gestes dépourvus de signification et abrutissants. L’initiative, le talent, l’intérêt sont balayés. Les heures deviennent longues comme des siècles. Sous la poussée vertigineuse de la machine, le cerveau de l’homme se pétrifie, meurt. L’humanité mécanique sera libre dans l’imbécilité parfaite. L’homme ne travaillant que cinq ou deux heures par jour sera plus stupide que celui qui en met aujourd’hui douze et quatorze dans l’artisanat. Non. Je suis une créature qui pense et qui est sensible à ce que font ses mains. Je veux être intéressé, absorbé, accaparé par mon travail, en écartant bien entendu l’exploitation de ma personne. J’ai des préférences. Je veux aimer mon métier. Je suis incapable d’exécuter, proprement, n’importe quoi.
Puis le progrès technique est immoral. Il camelote tout. Rien de ce qui se fait à la machine ne peut être comparé à ce qui se fait à la main. Une serrure que le tzigane esclave avait forgée il y a deux cents ans pour la demeure de son maître fonctionne encore aujourd’hui. Celles qui nous viennent de l’usine, et de la meilleure qualité, il faut les changer tous les ans. Une demi douzaine de chemises que ma grand’mère avait confectionnées pour son mariage lui a suffi jusqu’à mon arrivée au monde. Moi, j’ai beau en acheter des plus solides qui soient au marché : une chemise me fait trois mois. Il en est de même pour tout ce qui sort de la machine. On est volé.
Enfin, je ne suis pas d’avis qu’il faut multiplier les besoins matériels de l’homme. Pourquoi augmenter la masse du travail humain, en inventant chaque jour mille futilités ? Cela peut faire l’affaire du capitalisme qui cherche tous les moyens imaginables pour créer des sources de richesse, toujours renouvelées. Mais le socialisme ? Il doit assainir la vie, la simplifier, afin de libérer l’homme de toute peine inutile et de lui permettre de penser, de contempler la Création. Décidément je suis un mauvais socialiste.
Adrien se sentait seul dans sa pensée, par bien d’autres côtés encore. Il y avait une « élite socialiste » — chefs et sous-chefs de l’ancien « mouvement » et de l’actuel — qui se piquait de marxisme, d’économie politique et de littérature. Il la fréquentait parfois, et tâchait de la comprendre. Il n’y parvenait pas ou très peu. Ces hommes semblaient avoir avalé un enseignement doctoral, infaillible et rigide, à l’aide duquel ils expliquaient tout, comprenaient tout, répondaient à tout, avec une facilité et une promptitude orgueilleuses et souvent mordantes, et ils ne concevaient ni ne toléraient aucune contradiction. Ils ignoraient tout naturellement le doute. Devant la manifestation du moindre esprit d’indépendance ou d’une différence de tempérament, ils éprouvaient une répugnance physique. Une Conception matérialiste de l’histoire dont Adrien ne saisissait pas la vérité axiomatique, encore moins la pérennité, offrait à ces hommes la clef de tous les événements sociaux, de toutes les actions humaines, jusqu’aux moindres faits divers, dès les origines de l’histoire à nos jours. Cette « conception » attribuait la même cause matérielle à tous les faits capitaux de tous les temps : aux habitations lacustres comme à l’existence des dessins exécutés par l’homme des cavernes ; à la Guerre de Troie comme à la philosophie de Socrate ; à l’apparition de César comme à celle du Christ ; aux Croisades comme à la Renaissance.
Parmi les interprétations qu’on donnait, à l’aide de cette science, aux faits et gestes de l’humanité, il y en avait qui arrachaient à Adrien des cris d’admiration, tellement elles étaient vraies. Mais il ne comprenait pas pourquoi on expliquait de la même manière l’éphémère Cromwell et l’éternel Shakespeare, la machine à vapeur et Byron, la misère du paysan roumain et le pessimisme splendide de la poésie du génial bohème Eminescu. Tempérament, caractère, personnalité, arbitraire, n’existaient pas. La même litanie pour expliquer la totalité, l’universalité des événements de la vie.
« Ainsi, se disait-il, si je viens au socialisme, ce serait parce que je suis pauvre. Eh bien, non : j’en ferais autant si j’étais riche. Bien mieux, au cas où le socialisme ne changerait rien à l’injustice des hommes, je serais capable d’obliger mes concitoyens à être justes, en leur flagellant les fesses. Pourvu qu’on me donne le pouvoir absolu d’appliquer la justice par tous les moyens. Que fiche-t-elle ici, la conception matérialiste de l’histoire ? Je suis un révolté, non pas parce que pauvre, mais parce que généreux. Je me moque de toutes les faveurs dont la vie me comblerait, si je dois vivre au milieu d’une souffrance universelle ! Et si tel penseur pauvre était pessimiste, tel autre l’était autant, quoique régnant sur un immense empire. »
De là, il concluait à la fragilité de la doctrine socialiste, qui prévoyait la disparition de l’injustice pour le jour où les causes économiques actuelles de cette injustice auront disparu :
« Si le cœur de l’homme égoïste ne change pas au spectacle de l’exemple et par la force de l’éducation, il n’y a pas d’ordre social qui puisse changer la face du monde. Dans la plus parfaite égalité des droits la canaille trouvera toujours moyen d’opprimer le faible. Et je ne crois pas à la bonté angélique de ma classe. Je ne crois pas davantage à l’égalité des droits parmi les hommes. Tel acte peut s’appeler justice dans un cas, et injustice dans un autre. Tous les hommes n’ont pas les mêmes besoins. On ne peut ni offrir ni retirer à tout le monde les moyens d’avoir, par exemple, une vaste bibliothèque, dans le même esprit de justice qu’on mettrait en permettant à chacun de gagner son pain et en lui défendant d’avoir un palais. »
Déambulant par tout Bucarest, seul ou flanqué d’un domestique, Adrien ruminait sa pensée solitaire. Il avait un grand pouvoir de méditer dans l’indigence. La faim même ne parvenait à le tirer de ses songeries. Les exigences de son cœur étaient plus impérieuses que celles de son ventre. Et les premières avaient sur les secondes l’avantage de ne lui demander aucun effort.
Les deux aspects préférés de son vagabondage étaient le contact avec la nature et le contact avec les livres. L’un complétait l’autre. L’un le reposait de l’autre. Mais, n’allant plus à la Chaussée Kisseleff par crainte de rencontrer Loutchia, il rôdait maintenant dans le jardin de Cismegiu, qui gâtait son plaisir parce qu’il puait la valetaille. La vraie domesticité, celle qui est innée et qui se retrouve parmi les membres mêmes des familles les plus illustres, constitue une caste fermée tout aussi haïssable, tout aussi frappée de tares morales que celle qui ne peut pas vivre si elle doit se passer de ses services. L’une et l’autre se refusent à prendre la physionomie commune de l’humanité, qui se trouve entre ces deux extrémités de l’homme normal. C’est pourquoi il est si facile de confondre un larbin de race avec un diplomate de race et inversement, au moment où tous deux sont en train de se prosterner devant celui qui pour chacun représente le maître. Ils ne peuvent vivre qu’entre la platitude et l’arrogance, créant une atmosphère irrespirable pour quiconque n’est pas de leurs castes.
Dans le Cismegiu de l’époque, dont cette valetaille en majorité transylvaine s’était rendue maîtresse, l’apparition de tout homme libre sur l’une des allées ressemblait à celle d’un crocodile au milieu d’un troupeau de paons. Ainsi que font à tout moment ces oiseaux stupides et fiers, toute la domesticité accueillait le promeneur avec des cris et des rires hystériques. Elle passait son temps à découvrir au solitaire une particularité de costume ou d’attitude, et la ridiculisait en dehors de tout à-propos.
Adrien, avec sa tête dans la lune et sa myopie qui le faisaient souvent buter contre le fil de fer d’une pelouse, fut aussitôt repéré et baptisé « le jeune philosophe ». Et vas-y avec les rires et les quolibets les plus vexants ! Il dut renoncer à Cismegiu au bout de peu de temps et se contenter du voyage spirituel dans le royaume des bouquinistes du boulevard Elisabeta.
De pauvres juifs, tous, dissimulant le plus dignement possible leur misère derrière un faux-col en celluloïd et un vêtement savamment reprisé. Très intelligents ; parfois instruits ; mais, surtout, connaisseurs d’hommes et plus encore de clients, qu’ils pouvaient identifier de loin. Adrien était pour eux un de ces petits acheteurs qui ne marchandent pas trop et ne chicanent jamais. Ils n’ignoraient pas que sa bourse ne lui permettait pas toujours d’acheter le livre qui lui plaisait et, pour l’obliger, l’invitaient parfois à emporter pour un jour l’œuvre qui le faisait baver. Il refusait, se contentant de remarquer pour son expérience personnelle que le Juif n’est pas toujours le marchand vénal qu’on prétend. Ces antiquaires éprouvaient une vraie joie lorsqu’ils s’apercevaient qu’un client savait apprécier à sa valeur le livre rare ou simplement intéressant qu’il avait entre les mains, et cette joie ne venait pas de leur cupidité mais du bonheur même qu’ils remarquaient chez un client possible ou probable à la découverte d’un ouvrage réputé.
Ainsi, un des jours de sa misère la plus noire, alors qu’il n’avait pas un sou vaillant, Adrien tomba sur le Culte des héros, de Carlyle, nouvellement traduit et assez cher. Le livre avait encore l’avantage d’être très propre, neuf. Il le serra sur sa poitrine et ferma les yeux, se souvenant des beaux extraits qu’il venait de lire dans la critique des journaux.
— Vraiment ? s’exclama le bouquiniste. Vous aimez tant ce livre ?
On n’aurait su dire qui des deux était le plus heureux.
— Ah, fit Adrien, je souffre plus que si j’avais perdu ma liberté ! Je ne peux pas l’acheter. Et il partira avant ce soir.
— Je te le réserve, pendant deux jours !
— Inutile ! Je suis dans la purée permanente.
— Prends-le, alors, et rapporte-le moi demain.
— Non. Je serais incapable de m’en séparer.
Que faire ? Ils se regardaient l’un l’autre, désolés, car ils étaient presque amis. Puis :
— Tenez ! dit Adrien. J’ai un beau portefeuille, dont une femme m’a fait cadeau. Je vous le donne en échange !
C’était de Loutchia qu’il tenait ce portefeuille, dont un monogramme en argent rehaussait la valeur.
Le marchand ne l’examina même pas. Il accepta :
— Sincèrement : il ne m’intéresse pas. Ma famille a besoin de pain, non de portefeuille. Mais puisque ce Carlyle vous rend si heureux, prenez-le. Et si un jour vous pouvez me le payer, je vous remettrai l’objet.
— Pas comme cela ! Le jour où je pourrai vous payer le livre, je vous laisserai le portefeuille, pour vous prouver ma reconnaissance de la joie que vous me procurez aujourd’hui.
Il s’en alla, léger comme une plume et lourd de bonheur comme un amoureux qui vient d’embrasser pour la première fois une femme trop désirée.
Un peu plus loin, il se heurta, nez à nez, contre un type qui lui avait brusquement barré le chemin. C’était un tout jeune concitoyen juif, espèce de reporter pour les petits faits-divers à Dimineata, et qui s’en trouvait si gonflé d’orgueil qu’il ne tenait plus dans sa peau. Le garçon voyait déjà miroiter, vers le sommet de sa vie, la place de rédacteur en chef de ce grand quotidien et, qui sait, peut-être même celle de directeur, car il était de ces hommes qui savent que tout est possible à qui veut et ose. Dans ce but et à l’exemple de tant de juifs qui ont la mauvaise habitude de troquer leur nom contre un des noms le plus typiquement indigènes, il s’était fait appeler Le Noir, rejetant son « Schwartz » comme une honte et un porte malheur. Grand, fort, fier de son double menton et de sa voix, volontairement grave, il aborda Adrien avec une agressive impertinence qui voulait passer pour de l’amitié :
— Ho ! ho, ho ! Arrête-toi, journaliste plein de (hum !) « talent » ! Et qui fais le terrible devant des offres de collaboration qui ne sont pas pour des nez comme le tien !
Adrien, brutalement ramené sur cette terre si riche de crapules et si pauvre de Carlyle, sentit le sang lui refluer au cerveau. Il frappa le type d’un coup de poing en pleine poitrine :
— Va-t-en dans le cul de ta mère ! Idiot !
Et il passa son chemin d’un pas accéléré.
Le Bureau de placement et son annexe, l’atelier de plapamaria, offraient à Adrien un troisième moyen de vivre sa vie comme il l’entendait. Ce n’était plus un « trou à cafard », mais, ainsi que Mikhaïl le lui avait dit, un lieu d’où on pouvait mieux dompter la misère. Il s’en apercevait maintenant. Même ce Léonard renfermé en lui-même, qui ne donnait ni ne demandait un sou à personne, collaborait avec sa part de détresse à l’effort commun contre le désespoir. Il se nourrissait de pain sec autant que les autres, couchait comme eux sur les bancs du « Bureau », se taisait et peut-être espérait. Il n’avait jamais un mot pour consoler les autres, mais pas non plus pour les injurier, pour se montrer las de leurs lamentations, de leur chahut, de l’encombrement dont ils emplissaient son bureau, à lui, le patron. Et même son attitude passive, sa personne distraite, sa solitude au milieu de tous, son silence humainement tolérant constituaient une espèce de point d’appui dans ce vide peuplé du désarroi général.
Léonard était, de fait, le vrai patron du « Bureau ». Et aussi le compagnon-chef de l’« asile de nuit ». Il se levait le premier, le matin, permettant aux autres de « roupiller » un peu plus que lui ; car sa toilette était longue. Il se savonnait trois fois, se rinçait à grande eau et mettait un temps infini à discipliner la couronne rare de ses cheveux, ainsi qu’à brosser soigneusement sa vieille redingote, en se servant de sa brosse à moustache, qui lui volait de la main à tout moment et qu’il ramassait toujours sans s’indigner, ni faire cas des rires étouffés des dormeurs à demi réveillés. Puis, le visage rafraîchi et l’air convaincu que la nouvelle matinée allait sûrement apporter quelque bonne surprise, il ouvrait bruyamment la porte du « Bureau » et se plantait droit sur le seuil, face à la rue, comme il faisait autrefois lors de l’ouverture de son grand magasin de soieries à Calarash. Ce moment était le signal neutre de la levée générale. Il le faisait durer le temps de fumer une cigarette. Si par hasard tout le monde n’était pas debout lorsqu’il se retournait et allait occuper sa place au secrétaire, soulevant les pans de sa redingote d’un mouvement irréprochable et familier, il lançait, simplement, doucement, sans regarder :
— Allons… Levez-vous.
On décampait vivement, en emportant ses hardes et après un coup d’œil furtif vers l’homme qui était déjà installé pour douze heures. Il n’y bronchait plus de toute la journée. On était même étonné quand on le voyait quitter un moment son fauteuil pour se diriger avec gravité vers les latrines. Il arrivait alors parfois que Macovei se permît d’insinuer discrètement, en le touchant du coude, clignant de l’œil et chantonnant :
— At-ten-ti-on ! La belle Aglaïa est là !
Retour des cabinets, sachant qu’on avait bien ri, pendant son absence, de la blague de Macovei ; il traversait le « Bureau », muet, les yeux encore plus écarquillés que de coutume, comme pour dire : « Il ne me manquerait plus maintenant que de me masturber ! » Mais il n’eut jamais dit cela.
Les jours où Macovei était en veine d’« encaissements », le brave vieux se faisait une joie de payer, le matin, un café turc à tout le monde. Alors Léonard se cabrait comiquement, quoique content de voir son ancien associé s’installer près de lui, tendre, souriant, caressant d’une main la petite tasse, de l’autre sa barbiche bourrée de souvenirs :
— Hum…
Léonard le regardait une seconde :
« Hum, quoi ? » avait-il l’air de lui dire.
— Hum… Tu sais, Léonard ?
— Non, je ne sais rien.
— …Je me dis, certains jours, que… peut-être…
— Il n’y a pas de « peut-être ».
— …si tu avais voulu…
— Je ne pouvais rien vouloir.
— …Cela ne serait pas arrivé.
( « Cela », était leur faillite. D’autres fois, il l’appelait « la chose », ou bien « l’accident ».)
Léonard ouvrait le registre des clients. Macovei absorbait une première gorgée de café, allongeant les lèvres pour ne pas y tremper sa moustache. Ce faisant, il arrondissait sa bosse comme un chat effrayé. Et longtemps, le visage éclairé de son bon sourire, ses yeux s’acharnaient à faire un trou dans le sol. Léonard tournait lentement les feuilles, consultait, allait plus loin, s’arrêtait :
— Tu ne m’as pas dit si ton placement de la rue Romaine était « encaissé » ou non.
— …Cinquante mille francs eussent suffi pour nous tirer d’affaire, cette fois-là encore.
De gros éclats de rire partaient de Mikhaïl, d’Adrien, de Nitza qui écoutaient malgré eux :
— Mais vous n’y êtes pas, ni l’un ni l’autre !
Là-dessus l’arrivée du premier domestique de la journée mettait fin à l’amusant tête-à-tête :
— Bonjour.
Et celui-là, sans plus, allait prendre place sur un banc. Ces gens qui couchaient la plupart du temps habillés, qui sait dans quel taudis, sur quel grabat et dans quelle promiscuité, apportaient presque toujours sur leurs corps et leurs vêtements une forte odeur de rat ou de chien mouillé. On n’en faisait jamais la remarque. Ceux du « Bureau » ne sentaient pas le musc non plus. Si c’était un inconnu, on interrogeait l’homme, ou la femme :
— Quelle place voudriez-vous ?
Telle ou telle place, selon le domestique, ce qui n’avait pas d’importance. Mais, insensiblement, au bout d’une heure ou deux, le troupeau humain désœuvré remplissait le « Bureau » et alors on était renseigné sur la vie intime des maîtres.
— Oui, je suis orpheline. Et, comme je vous dis, j’avais bien voulu travailler, jusqu’à ma majorité, sans recevoir de salaire ; pour une petite dot. J’avais alors quatorze ans. « Si tu restes jusqu’à tes vingt ans, disait madame, je te donnerai mille francs et je te marierai à un garçon qui me plairait. » Mais voilà, il y avait belle lurette que ma vingtième année était révolue et madame ne trouvait aucun garçon qui fût à son goût. Je lui en ai amené une masse. Elle les déclara tous indignes d’une « poupée dotée » comme moi. Alors j’en ai eu assez. J’ai demandé ma paye, pour partir. C’était après neuf années de service, sans avoir touché un sou de salaire, et on m’habillait aussi de hardes et on me chaussait de savates éculées. Pour commencer, elle fit la sourde oreille. J’insistai pendant des mois. Nous nous disputâmes. Enfin, un jour, après m’avoir traitée de « souillon » et de « vadrouilleuse » elle me jeta cinq cents francs à la figure ! Bien entendu j’ai crié haut. C’est alors qu’elle et sa fille m’ont battue jusqu’au sang et m’ont chassée… Qu’en dites-vous ?
— Quel est le nom de cette aimable dame ?
— Kivuleanu… Mme Vve Kivuleanu.
— ?…
— N’est-ce pas, par hasard, cette vieille rombière qui écrit dans les journaux et se mêle à tous les meetings, pour réclamer une « Société pour la protection des animaux ? »
— C’est cela. Son appartement est plein de canaris. Elle fabrique même des nids d’oiseaux qu’elle espère qu’on lui achètera un jour pour les accrocher dans les arbres. Elle prétend que les oiseaux des pays civilisés ne pondent que dans de tels nids. Est-il possible que les gens civilisés soient si bêtes ?
— Et si tendres avec les poupées qu’ils « dotent » ?
Mais ces ragots-là n’intéressaient Adrien que dans une faible mesure. Malgré leur côté authentique et humain ; il ne leur accordait qu’un crédit limité. C’est vers les débats idéalistes qu’allait sa passion. Il y trouvait son compte.
Tous les soirs, les braves plapamari accueillaient cordialement aussi bien les camarades sérieux que les petites fripouilles anarchistes et les demi-fous. L’atelier avec son immense lit haut perché, au-dessus duquel travaillaient quatre, cinq, six hommes, déployant leurs belles plapama, s’y prêtait admirablement. À sept heures, chaque ouvrier pliait sa couverture et la jetait sur une corde tendue près du plafond. Le vaste lit de planches recouvertes d’un tissu restait libre. On faisait venir du thé, du pain, du fromage ; car, les ouvriers, étant presque tous célibataires, aimaient bien s’attarder là jusque vers le milieu de la nuit, goûter à quelque chose et assister ou participer aux discussions, qui étaient instructives ou cocasses.
La plupart de ces garçons venaient du fond de quelque province, Olténie ou Moldavie. Bucarest les dévorait promptement, faisant des uns des arrivistes, des autres des chenapans ; et une petite partie seulement était touchée par la flamme de l’idéal. Ceux qui, plapamari ou ouvriers d’autres métiers, renfermaient en eux le grain sacré de l’idéalisme, étaient tôt ou tard attirés par le cénacle libre de l’atelier Craïoveanu-Cristin, dont la réputation était double : celle d’une maison de premier ordre, n’exécutant que des travaux artistiques, et celle d’un foyer socialiste. Les uns y venaient se spécialiser, s’en allaient au bout de peu de temps ou y étaient pris ; les autres n’y cherchaient que la chaleur des idées et de l’amitié, à l’exemple de Mikhaïl et d’Adrien.
Certes les deux amphitryons, accueillant tout ce monde de naufragés, tâchaient d’y recruter le plus possible de membres pour leur parti socialiste, mais ils n’étaient pas moins humains, voire cordiaux, à l’égard des réfractaires comme Adrien, des neutres comme Mikhaïl, et même lorsqu’ils se trouvaient en présence d’un anarchisant qui venait prêcher la discorde et faire des prosélytes. Ils se contentaient de savoir que tous ces idéalistes faméliques étaient, en bloc, des ennemis du capitalisme.
De tous les types qui défilaient le soir dans l’atelier des plapamari, Adrien aimait plus particulièrement un certain Pâcalâ. Nom prédestiné car il est celui du drôle populaire, du farceur qui se joue du monde, mais surtout celui du raseur tragi-comique qui, en toute sincérité, n’arrive à s’entendre avec personne et en souffre lui-même plus que les autres. C’était la dernière signification qui convenait le plus à ce Pâcalâ.
Lui-même plapama, mais ouvrier médiocre. Vieux socialiste. Petit bonhomme. Un ratatiné. Ignorant le rire. Face tourmentée, mobile, fiévreuse. Parlant vite et mal. Gesticulant ridiculement. Les yeux et l’esprit toujours en quête d’un contradicteur. Pâcalâ, autodidacte et philosophe confus, avait, sa vie durant, lu, bouquiné, rongé, dévoré deux fois de suite toute la bibliothèque du Parti. De là, ainsi que de son caractère intègre, avaient résulté son malheur et celui de ses camarades : Pâcalâ avait l’obsession de l’inconséquence socialiste, qu’il tenait à découvrir chez les membres du Parti les plus en vue. Il les abordait et les apostrophait n’importe où : dans la rue, à la terrasse d’un café et même lorsqu’ils parlaient à la tribune. Front plissé, la volonté tendue, le mot et le geste prompts à éclater, il suivait l’orateur pas à pas, l’approuvait, rarement, applaudissant tout seul avec précipitation, mais surtout l’interrompant bruyamment et, dans un cas comme dans l’autre, recevant force horions de ses voisins immédiats qui, eux, voulaient écouter. Il n’y faisait pas attention et continuait de plus belle :
— Juste ! Juste ! C’est cela ! Voilà qui est bien ! Pa-ar-fait !
Mais plutôt :
— Parle pas, toi ! Tu ne paies pas ta cotisation ! — (ou bien) : Tu es toi-même un bourgeois. — (ou encore) : Tu bats ta femme ! — Tu te saoules ! — Tu divagues ! — Tu n’as rien lu ! — Tu ignores la doctrine ! — Tu es aussi un exploiteur !
On lui assénait des coups de poings dans les côtes et on lui criait :
— Tais-toi, Pâcalâ !
« Pâcalâ », c’est-à-dire le fou, le drôle, le farceur. Car on croyait qu’il portait ce nom comme un sobriquet. Mais on sut que c’était son vrai nom, le jour où, comparaissant en justice comme témoin, le greffier, ne voulant pas croire à ce nom, appela :
— Faites entrer M… M… Pascal !
Il était dans la salle, mais il se tenait coi.
— Monsieur Pascal ! répéta l’huissier. Mais Pâcalâ ne bronchait pas, malgré les insistances des camarades qui le poussaient des coudes et mouraient de rire.
— Qu’est-ce qu’il y a là ? demanda le président.
— Il y a le témoin que vous appelez, mais…
— Je ne suis pas « Pascal », cria l’assiégé en se levant, mais Pâcalâ !
— Je ne voulais pas y croire, dit le greffier, mais c’est bien cela : Pâcalâ.
Tout le tribunal rit poliment. Peu après, il s’aperçut vraiment du « Pâcalâ » qui déclara, coléreux, ne pas vouloir prêter serment sur le crucifix, mais sur l’« honneur », sur la « conscience », car il était libre-penseur.