Le Bureau de placement/Chapitre 5
V
Ce n’est que le lendemain lundi à quatre heures qu’Adrien quittait le nid d’amour de la rue des Saules. Ainsi, il avait manqué la première journée de travail de la semaine.
« J’ai fait blau-Montag »[1] comme tous les ivrognes, se disait-il, employant l’expression allemande commune aux ouvriers roumains, auxquels les Allemands avaient appris tous les métiers, après les avoir gratifiés du premier roi de la nation.
On jugeait très sévèrement l’ouvrier qui, le lundi matin, n’était pas sur le chantier. Cette absence, en effet, caractérisait le pochard, qui buvait le dimanche toute sa paye de la semaine et ne pouvait pas se lever le lendemain matin. On l’excusait une fois, puis la récidive entraînait le renvoi. Adrien ne se faisait pas de mauvais sang pour le renvoi mais il ne voulait pas être classé dans la catégorie des pochards. Aussi toute sa joie était gâtée.
Car il avait connu une immense joie sensuelle, la plus complète de tout ce que sa fraîche expérience en amour comptait à cette date-là. Loutchia lui révélait une amoureuse exempte de tous les raffinements de la femme légère. Elle était honnête, sincère, jusqu’au fond de l’âme. Il en était séduit. Et quoique loin d’envisager toute possibilité de mariage, il convenait que Loutchia pouvait parfaitement être sa maîtresse. Il sera donc son amant, bien sincère. Ils ne se donneront l’un à l’autre que de l’amour. Il n’y avait là rien de malhonnête. Quant à la « situation », on la laissera de côté, d’autant plus que son amante avait son pain assuré. Et lui, qui ne l’avait pas, il ne lui demandera jamais rien. Il se débrouillera. S’il lui arrive un jour de tomber dans la misère, eh bien, elle n’en saura pas grand’chose. Il fera semblant de ne pas manquer du nécessaire. Voilà. Et sa vie sera ainsi plus belle que s’il devait végéter sans amour, les sens tourmentés en permanence. Cela non plus n’était pas une vie, de courir tous les samedis soirs, rue de la Croix-de-Pierre, acheter de l’amour pour un franc. Ignominie. Laideur.
Au moment de se séparer et alors qu’ils s’y attendaient le moins, une exigence de Loutchia les jeta l’un contre l’autre. Elle lui demanda de venir loger chez elle. Il lui déclara ne pas y songer. Nouvelles larmes qu’il effaça rapidement, lui promettant de venir coucher deux fois par semaine, le dimanche et le mercredi.
— Plus, c’est impossible ! Je risque de multiplier les absences comme celle d’aujourd’hui, malgré toute ma bonne volonté. Ce n’est pas à tort qu’on dit que la femme dort toujours sur un pan de la chemise de son homme qui, le matin, n’ayant pas le cœur de gâter un sommeil si cher, préfère ne pas se lever, lui non plus.
— Tu coucheras sans chemise !
— Alors, tu trouverais moyen de t’endormir sur mon bras. Non, non ! Soyons sérieux. Il nous en coûterait plus cher si je restais sans occupation. Cela m’obligerait à te quitter.
— Donne-moi au moins ton adresse. Où habites-tu ?
— Dans un ignoble trou !
— Où ?
— Permets-moi de ne pas te le dire. Ça me fait honte. Je n’y reste que parce que c’est Mikhaïl qui le veut.
— Ah, tu es avec Mikhaïl ? Il est donc revenu de Mandchourie ? Eh bien, dis-lui que je l’embrasse et que je l’invite à déjeuner dimanche prochain. Je préparerai du canard aux petits pois, son plat favori.
Au bureau de placement, Adrien trouva Mikhaïl au comble de l’angoisse. Il pensait à quelque accident et s’apprêtait à aller demander des renseignements à la police. Adrien lui raconta tout. Mikhaïl s’écria :
— Et tu fais une tête si malheureuse, quand tu sors des bras d’une belle femme ? Farceur !
— Oui, mais j’ai fait blau-Montag, comme tu vois.
— Ah, ça… Les aventures coûtent cher. Et maintenant, iras-tu loger chez elle ? Sûrement !
— Jamais !
— Tiens ! Comme tu es fort ! Je te félicite, pour l’aventure et pour la preuve de caractère que tu me donnes. Pourvu que ça dure… Mais, dis-moi : n’as-tu pas eu besoin d’argent, en cette circonstance ? Tu es parti, hier matin avec deux francs dans la poche.
— Je les ai encore ? Elle ne m’a pas même permis de payer le mouscal.
— Quelle admirable poulette ! Dommage qu’elle n’ait pas une sœur pour moi aussi ! Nous ferions un beau carré d’as.
— Ce n’est pas vrai, intervint Macovei. Tu connais mal le poker : dans un carré d’as, il ne peut pas y avoir deux dames.
— En es-tu certain ? Souviens-toi de votre carré, à toi et à M. Léonard, bien plus panaché, car il y avait deux pachas, un janissaire et une odalisque coûteuse.
— Justement, c’était un bluff guère réussi : nous y avons fait faillite !
Léonard, de son bureau, se retourna lentement et braqua sur Macovei ses yeux clairs :
— C’est ton… « janissaire » qui nous a décapités !
— Mon « janissaire » ou ton « odalisque coûteuse », je n’en sais rien. Je dis seulement que ces carrés-là vous font toujours faire faillite. Il faut s’en méfier.
— Macovei a raison, conclut Mikhaïl, je ferai attention à ma cagnotte.
Et considérant à la ronde les jolies servantes qui se trouvaient dans le « Bureau », il ajouta :
— Cependant j’aime bien les « odalisques » aussi ! Pas vrai, Tassia ?
Tassia, qu’on appelait « la belle mocancoutsa » parce qu’originaire de Transylvanie, était le flirt de Mikhaïl. À cause de sa beauté, elle se voyait, au bout de peu de jours, chassée de toute place où la maîtresse jalousait son mari coureur. Mais, possédant de jolies économies, elle ne s’en faisait pas. Et, toujours de bonne humeur, elle égayait le « Bureau » en racontant tout ce qu’elle savait des maisons où elle avait servi.
— Je ne sais pas ce que c’est qu’une « odalisque », répondit-elle, mais je vous ai entendu parler des pachas. Et je me souviens d’une patronne qui appelait son mari « mon pacha ». C’était un gros bonhomme, chauve, lourdaud et dont le ventre pouvait contenir tout un baril de bière. Madame s’en plaignait. Elle rappliquait tout le temps à l’office nous raconter, à la cuisinière et à moi, les luttes qu’elle livrait la nuit au ventre de son pacha.
Tassia partit d’un rire significatif et, le visage empourpré, continua :
— Ce n’est pas tant au ventre qu’elle en voulait, qu’à ce qu’il y avait en dessous : « C’est malheureux, disait Madame. Au lieu d’un machin respectable comme presque tous les hommes en ont, mon pacha n’a qu’un tout petit piment ! » Dites ! « Elle appelait ça un tout petit piment ! »
Macovei sauta de sa place :
— Qu’est-ce qu’elle vient de dire ? « Petit piment ? » Ti-i-i ! Que c’est triste pour un homme d’avoir « un tout petit piment ».
— « Pour un homme », dites-vous que c’est triste ? répliqua Tassia. Je vous demande pardon ! C’est la femme, qui a le droit de s’en plaindre. Madame avait raison !
Tout le « Bureau » riait en se tenant les côtes. Encouragés, quelques clients grossiers se mirent à lancer des plaisanteries de mauvais goût. Léonard les fit taire en leur montrant une voiture de maître qui venait de s’arrêter devant le « Bureau ». Il se leva majestueux, pour recevoir une grande dame qui entrait. Grave, presque revêche mais élégante, distinguée, elle ne salua que le patron :
— Bonjour, Monsieur Léonard.
— Je vous baise les mains, Madame Stoenesco. Veuillez prendre place. Il y a longtemps qu’on ne vous a pas vue. J’espère que vous êtes toujours contente de notre Amélie.
— Oui… Cette dernière femme de chambre me convient. Il n’en va pas de même avec les cuisinières. Je n’arrive pas à mettre la main sur une bonne.
— Pourtant, Madame, la Polonaise…
— …Certes, elles savent presque toutes leur métier, mais, voilà, elles me volent toutes !
Les cuisinières présentes firent une grimace, vite effacée. Léonard, confus, songea longuement :
— Qui pourrais-je vous recommander, Madame ? Je n’ai en ce moment rien qui soit digne de votre maison. Attendez, je veux regarder bien.
C’est dans son gros registre qu’il regarda, mais ce n’était qu’un truc. Places et domestiques on les savait par cœur. La consultation du registre ne faisait que sauver les apparences et permettait de gagner du temps.
La dame vint en aide :
— Si je ne me trompe, vous avez un agent, un de ces nouveaux croyants, appelés adventistes.
— Oui, Madame. Vassili.
— Eh bien ne pourrait-il pas me dénicher quelque chose de convenable ? On me dit de toutes parts que les domestiques adventistes ne volent et ne mentent jamais ? Cela leur est, paraît-il, défendu par leur foi. Je voudrais en faire, moi aussi, l’expérience.
— Nous tâcherons, très estimée Madame, de vous trouver une cuisinière adventiste. Vassili, qui est absent en ce moment, fera tout son possible de vous en découvrir une. Veuillez compter sur notre dévouement que vous avez souvent eu l’occasion d’apprécier.
Cristin entra, juste pour entendre les dernières paroles de son associé. Il salua assez froidement la cliente qui partait, et alla boudeur au fond du « Bureau ». Léonard l’attrapa :
— Écoutez Cristin ! Tâchez d’être un peu plus poli avec les clients ! Savez-vous qui vous avez salué si malhonnêtement ?
Cristin n’eut pas le temps de répondre : une demi-douzaine de domestiques présents poussèrent des hurlements furieux :
— Salope !
— Canaille !
— C’est elle qui est une voleuse !
— Ah, elle veut une adventiste !
Léonard parut stupéfait de cette brusque levée de boucliers. Cristin même, qui s’apprêtait à rugir, dut calmer son petit monde. Puis :
— Je la connais parfaitement. Peut-être mieux que vous si je dois en juger d’après les salamalecs que vous venez de lui faire. J’ai même eu le malheur, il y a deux ans, de lui exécuter un trousseau pour sa fille, et j’en suis encore pour la moitié de mon argent. C’est une vache ! Elle ne paie personne, ni fournisseurs ni domestiques, ou le moins possible. On lui fait trente procès par an, mais qui peut se vanter d’en avoir gagné un ? Car, lorsque ce n’est pas son frère qui est ministre, c’est son cousin qui est président de la Chambre, ou son beau-frère qui est sénateur. Pour ne point parler de son oncle qui est conseiller à la Haute Cour de Cassation, ni de son mari multi-millionnaire qui ravage les forêts de l’État et corrompt ou détruit quiconque ose se mettre en travers de ses innombrables concessions forestières. C’est une famille de pieuvres ! Votre « très estimée » Mme Stoenesco !
— Et vous avez oublié, dit Macovei, son père, qui a fait partie de la commission de sécularisation des biens monastiques et… Et je ne dis plus rien.
Un pauvre vieux qui était là avec sa femme, cherchant une place pour eux deux ; témoigna à son tour :
— Je la connais moi aussi. L’année dernière, elle nous engagea, moi et trois autres copains, pour lui scier, fendre, et ranger à la cave deux wagons de bois de chauffage. Elle a tellement marchandé que nous avons convenu de travailler, moitié pour de l’argent, moitié pour la nourriture. Et non seulement nous n’avons pas connu le goût de son pain, mais elle a même refusé, oui refusé, de nous payer presque les trois-quarts de la somme due disant que nous n’avions pas besoin de « tant d’argent ». Ce n’est pas tout. Un de mes camarades s’est entêté à vouloir réclamer son dû, coûte que coûte, et un jour il s’est permis de vociférer un peu devant sa porte. Elle a fait appeler le gardien qui l’a conduit au poste où on lui a cassé deux côtes. C’était écrit dans le certificat médical.
— Et on n’a rien pu obtenir avec ce certificat ? demanda Nitza qui semblait outré de ce qu’il venait d’entendre.
— Comment, obtenir ?
— Mais en justice, nom de Dieu !
Le vieux sourit tristement :
— En justice… Quelle justice ? Vous n’êtes pas de ce pays ! Un coupeur de bois, aller en justice contre un policier et une dame Stoenesco ! Vous plaisantez !
— Pourtant, il y avait un certificat médical !
— Ah, oui, le certificat ! Bon pour se torcher le derrière avec ! Et Marine a bien fait de le remettre, contre une thune, à un type qui était venu le voir à sa sortie de l’hôpital. J’en aurais fait autant !
— Vous entendez, Monsieur Léonard ? dit Cristin. Jolie espèce de dame « estimée », votre cliente. Et qu’est-ce qu’elle est venue demander ?
Léonard ne répondit pas. Une grosse femme s’esclaffa :
— Ha ! ha ! Elle veut une cuisinière croyante, qui ne la vole ni ne mente ! Eh oui, nous faisons toutes de la gratte, mais ce n’est pas sur l’argent de nos patrons, c’est sur le prix des marchandises que nous allons débattre comme des folles, au grand marché, à des heures indues.
— Une croyante ! s’écria Cristin. Elle en a du culot, cette pourriture ! Dommage qu’elle ne soit pas tombée sur moi avec sa demande ! Je lui en aurais donné, moi, des croyantes !
À ce moment, Vassili parut. Un homme dans la trentaine, petit, blafard, nerveux, très musclé, les yeux d’une mobilité de singe. La grosse femme lui sauta dessus :
— Voilà le cher adventiste, qui fera l’affaire de Mme Stoenesco ! Il a dans sa manche des cuisinières croyantes, qui ne volent pas et qui ne disent que la vérité.
— Qu’est-ce qui te prend ? répliqua Vassili, d’une voix aigrelette, s’arrêtant, sincèrement étonné, au milieu du « Bureau » et donnant un coup d’œil à la ronde.
On le mit au courant de la question. Il écouta tout le monde, vivement intrigué, approuvant tout le temps.
— Eh bien, conclut-il, je ne trouve là rien d’extraordinaire. On vole, mais on n’aime pas être volé. La terre est pleine de dames Stoenesco qui ne vivent que de l’injustice.
Le vieux coupeur de bois demanda, excité :
— Et vous trouvez qu’il faut servir de telles dames ?
— Certes, non : on ne doit servir que Dieu !
— Ça c’est autre chose. Mais « en attendant la justice de Dieu, ce sont les saints qui vous dévorent » ! dit le proverbe. C’est ce qui m’est arrivé, à moi, avec cette dame.
Il répéta son histoire pour Vassili, qui l’écouta jusqu’à la fin, puis, à la stupéfaction générale bondit sur le pauvre vieux :
— Et qui me dit que tu es meilleur que cette riche ? Tu as été volé. Mais ne voles-tu pas à ton tour quand tu peux ? Es-tu plus juste avec ton frère ? En as-tu plus de cœur ? Car saint Mathieu nous dit : le royaume de Dieu est comme un empereur, qui appelle un de ses serviteurs et lui réclame les dix mille talents qu’il devait à son maître. Mais le serviteur ne peut pas payer cette dette. Alors le maître veut vendre l’homme et sa femme et ses enfants et tous ses biens. Et le serviteur tombe à genoux et demande un sursis que l’empereur lui accorde promptement. Mais, sortant de chez son maître, le serviteur rencontre un misérable qui lui devait cent deniers. Il le prend à la gorge, le terrasse, lui réclame sur-le-champ son dû et, comme l’autre ne peut pas payer, il le jette en prison. Alors le maître l’appelle et lui dit : « Serviteur perfide ! Pour toute ta dette je t’ai pardonné, puisque tu m’en as prié. Ne fallait-il pas à ton tour, pardonner à celui qui te priait de lui accorder un sursis ? » Et, se fâchant, le maître jeta son serviteur aux travaux forcés, jusqu’au paiement de toute sa dette.
Cela est écrit au chapitre XVIII de l’Évangile de saint Mathieu. Et il faudrait voir si tu n’es pas ce serviteur perfide.
Mikhaïl souffla à Adrien :
— Il sait tous les évangiles par cœur, mais ce n’est pas pour les avoir lus, car il est complètement ignare. Il se les est fait lire plusieurs fois et a tout fixé dans sa mémoire.
Dans le « Bureau », tous ceux qui connaissaient l’illuminisme de Vassili rirent de la tête que fit le domestique ainsi apostrophé. Celui-ci s’en aperçut et s’offusqua :
— Qu’est-ce que tu me chantes là avec ton saint Mathieu ! Aucun pauvre ne me doit de l’argent et je n’ai jeté personne en prison. Mais si je pouvais mettre la main au collet de quelques riches qui m’ont volé un argent gagné à la sueur de mon front, eh bien, malgré tous tes évangiles, je les enverrais dans l’autre monde, sans plus de sursis !
Vassili se tapa les cuisses, ricanant :
— C’est cela ! Et cela aussi est écrit : « N’entreront pas dans le royaume de Dieu tous ceux qui me disent : Seigneur ! Seigneur ! » Ha, ha ! Les pauvres ! Pauvres ou riches, chacun croit faire quelque chose pour le salut de son âme, simplement en criant : Seigneur ! Seigneur !
Toujours plus furieux, au grand amusement des auditeurs, le vieux répliqua :
— Et que fais-tu de plus, toi l’adventiste ?
— Moi ? demanda Vassili, devenant tout à coup grave, moi ? Eh bien, je ne te raconterai qu’un fait, et je voudrais voir ensuite ta tête : c’est, jeune recrue, de m’être jusqu’à la fin refusé à jurer fidélité au drapeau. Car il est dit : « Que ta parole soit oui, oui ; et non, non ! » Et j’ai déclaré à ces Messieurs que je serais fidèle au drapeau, sans prêter de serment, mais à condition que le drapeau ne me demande rien qui soit contre la lettre des Évangiles. Puis, je n’ai plus rien dit. Et ces Messieurs se sont acharnés à vouloir arracher à mes fesses ce qu’ils n’ont pas pu arracher à ma bouche. Pendant des mois ils ont maltraité mes fesses au point de les transformer en une plaie. Après, ils m’ont jeté en prison. Après la prison, les fesses, et de nouveau la prison ! Cela a duré des années. Je croyais mourir. Mais je n’ai point cédé et ils m’ont chassé de la caserne, comme indigne de service. Une année entière j’ai été malade et incapable de gagner mon pain et ce fut le temps où mon cœur s’est le plus réjoui, car il est écrit : « Heureux ceux qui seront insultés et opprimés et maltraités, à tort, pour Moi. »
Là, Vassili se tut et, haletant, le visage empreint d’épouvante, comme s’il venait de revivre le drame de la caserne, il regarda le vieux, qui, intimidé, dit :
— Si c’est vrai tout ce que tu nous racontes là, eh bien, je ne pourrais pas souffrir comme toi pour le Seigneur. D’abord parce que je n’ai plus de fesses. J’en ai laissé des morceaux dans toutes les cours des riches où j’ai scié du bois.
La grosse cuisinière s’écria :
— Les riches lui ont bouffé les fesses !
L’adventiste, qui croyait avoir jeté sa semence sur de la terre fertile, s’aperçut qu’il n’avait fait que provoquer une hilarité générale. Il prit son chapeau et s’en alla. Ceux qui étaient étrangers au « Bureau » le suivirent. Il commençait à faire nuit.
Léonard ouvrit le tiroir du secrétaire où se trouvait son long pain blanc et, ainsi qu’il faisait presque tous les soirs, se mit à mâchonner de petits carrés de pain, qu’il découpait avec son canif, montrant un grand souci à ce que les morceaux fussent bien symétriques. Le peu de jour qui régnait encore dans la pièce adoucissait les traits de son visage. Il n’avait point l’air malheureux. Il ne semblait même pas résigné à ce sort, dont le moins qu’on pouvait dire, c’est qu’il n’avait rien de gai. Léonard, les yeux toujours fixés sur la rue, était passif et comme dans une attente d’un genre neutre, malgré la fixité trop impérieuse de son regard. Son état d’âme semblait être celui d’un homme chargé de soucis, mais calme.
Cependant les affaires du « Bureau » allaient mal. On n’y tirait que le loyer et une maigre subsistance. Pour tout dire, patrons et agents, même Mikhaïl, se voyaient mis au régime du pain sec, sauf Cristin qui ne vivait pas que des bénéfices du « Bureau ». Certes, les patrons gagnaient plus que leurs agents, mais, comme de coutume, Léonard s’empressait de remettre à sa maîtresse toute somme qui dépassait une dizaine de francs. Lorsqu’il en possédait le double ou le triple, c’était la fête. Alors, il se délectait un ou deux jours par semaine en compagnie de sa belle, puis, retournait vite au pain sec et au banc du « Bureau », où il passait des nuits d’insomnie.
Adrien comprit que, ce soir-là encore, l’énigmatique personnage serait de la communauté. Il remarqua que Nitza et Macovei étaient peu bavards et fut fixé sur l’état de leur bourse, lorsqu’il les vit aller se chercher chacun un petit pain noir de dix centimes, qu’ils mangèrent, silencieux, assis sur les bancs.
Macovei, son air joyeusement résigné, lui faisait plus de peine que Nitza avec sa mine coléreuse.
« C’est l’autre qui souffre bien plus réellement », se disait-il, les observant à la dérobée.
Il fit signe à Mikhaïl de l’accompagner dehors.
— Alors ? demanda-t-il dans la rue.
— Alors ? répéta Mikhaïl, souriant. C’est comme ça ! Très mauvaise cette dernière semaine. Je crois que seuls Vassili et père Florea ont touché quelques francs, mais ce ne sont pas eux qui en ont le plus besoin, car ils ont des femmes qui travaillent et même de petites économies. Macovei et Nitza ne font que s’endetter chez Cristin qui est bien aimable avec eux. Il ne leur refuse jamais une pièce de cinquante centimes.
— Et toi ? Comment va la caisse ?
— Vingt francs, dont quinze sont à toi et seulement. cinq à moi. Depuis un mois ma part ne fait que diminuer. C’est ta part, ou ton apport, qui nous sauve.
— Qu’est-ce que ça veut dire « ma part », « ta part » ?
— Rien. Je te dis ce qui en est.
Mikhaïl souriait, mais on voyait qu’il était triste.
— Fais bien attention à ton travail, recommanda-t-il. Tâche de le conserver le plus possible. Si tu viens à en manquer nous sommes fichus ! En ce moment, mon apport est nul. Au cas où cela n’irait pas mieux, bientôt il faudra que tu me nourrisses. Aussi, ne recommence plus ton blau-montag d’aujourd’hui.
— Qu’as-tu mangé ces deux jours ?
— Du pain et du fromage. Et c’est ce que nous mangerons tous deux ce soir. Ce n’est pas un malheur. Pour toi surtout qui n’as pas seulement bien boulotté mais qui t’es encore régalé d’un article dont je manque plus que de pain.
— À propos : où en es-tu avec Tassia ?
— Pas loin de la convaincre. Pourvu que Cristin ne la convainque pas avant moi. Je les ai vus ce soir se faire des signes bien suspects. As-tu remarqué qu’ils ont disparu presque en même temps ? Mais il ne peut l’avoir que dans la chambrette du « Bureau », et alors je le saurai. S’il me joue le tour cette fois encore, je le prends à la gorge !
Ce fut une soirée plus triste que d’habitude. À dix heures, chacun des hôtes du « Bureau » sentait qu’en vain l’un attendait de l’autre une parole qui fournit un sujet de discussion propre à faire passer une partie de la nuit. Ils restaient là, alignés sur les bancs, le corps immobile, faces spectrales à cause de la lumière du réverbère qui éclairait un peu la pièce. Seul Nitza se levait de temps à autre, tournait en rond comme un fauve dans la cage, crachant et monologuant des imprécations inintelligibles, mais Léonard le pria poliment de mettre fin à son manège, disant que cela lui faisait mal à la tête. Aussi, quand l’horloge de l’hôpital Coltsea frappa onze heures, le « Bureau » avait pris sa physionomie d’asile de nuit, chaque dormeur allongé sous sa couverture ou son paletot, à sa place habituelle : Nitza et Macovei tout au fond ; Léonard, à droite, sous la fenêtre de la pièce à Cristin ; et Adrien et Mikhaïl sur leur paillasson au pied du secrétaire. Le dernier murmure avant le sommeil leur fut arraché par le pauvre « Méphisto » qui vint asséner au réverbère son coup de canne quotidien et crier un long et sinistre :
— Pa-ri-i-is !
Pour disparaître aussitôt.
Croyant que le fou allait les embêter, Nitza leva la tête, prêt à le chasser. Puis il se fourra sous sa harde, réfléchissant :
— Paris ! Qui diable peut voir Paris ? Les riches et les fous !
Mikhaïl, la pensée à Tassia, avait longtemps attendu qu’un bruit dans la chambrette lui annonçât une nouvelle visite nocturne de Cristin, amenant une conquête qui eût pu cette fois être la « mocancoutsa ». Il savait que le galant s’introduisait prudemment, par une entrée indépendante, qui donnait sur la cour. Mais, fatigué, il s’était endormi presque rassuré. Et, une fois pris par le sommeil, il lui arrivait rarement de se réveiller avant le matin. Il savait chasser par l’auto-suggestion toute cause d’insomnie.
Il n’en allait pas de même avec Léonard, dont les nuits étaient plutôt blanches. Et ce fut lui seul d’abord qui entérinait Cristin arriver après le coup de minuit.
— Le voilà qui rapplique, murmura-t-il, d’assez mauvaise humeur.
Le timbre sonore de sa voix réveilla Adrien, dont le sommeil était toujours léger. Il n’avait rien compris, mais ouvrant les yeux il rencontra le regard du patron.
— Qu’est-ce qu’il y a ? chuchota-t-il.
— C’est la « musique » de Cristin qui recommence ! répondit l’autre, du bout des lèvres.
La « musique », c’était le bruit des ébats des deux amoureux : le lit qui grinçait très fort et, souvent, les soupirs aussi et les gémissements de la femme. On demandait parfois à Cristin :
— Que leur fais-tu à tes « poules » pour qu’elles mugissent ainsi ?
— Ça leur plaît ! répondait-il, fier.
Ce plaisir, auquel s’ajouta le grincement régulier du lit, ne manqua pas cette nuit-là encore, de rendre la « musique » particulièrement violente. Adrien ne l’ignorait pas plus que les autres pensionnaires et il eût fait de son mieux afin de se rendormir, mais il était curieux maintenant de savoir si la partenaire ne se trouvait par hasard être l’amie de Mikhaïl. Il écouta, attentif, toute la partition qui se termina sans qu’il en fût édifié. Et le sommeil lui alourdissait déjà les paupières, quand une autre partie fut entamée.
Cette fois, il y eut de vrais cris et il reconnut nettement la voix de Tassia qui disait :
— Donne chéri, donne fort !
Interdit, Adrien regarda Léonard qui, au même moment, levait le bras et frappait à la fenêtre :
— Doucement, Cristin, nom de Dieu !
Adrien fut certain que Mikhaïl allait se réveiller, apprendre la vérité et provoquer un scandale, mais le malheureux prétendant n’en avait cure. Par bonheur, après l’alerte, le tapage des deux insensés diminua, lentement, et tout rentra dans le calme.
Tout, sauf quelque chose de bien étrange, qu’Adrien remarqua du côté de Nitza, qui couchait sur un banc placé dans son voisinage immédiat. Tourné face au mur, Nitza faisait des mouvements qui attirèrent l’attention du peintre. Celui-ci ne se doutait de rien, mais, intrigué de la régularité des gestes que trahissait le manteau dont Nitza était couvert, il se leva sur un coude, fouilla du regard le clair-obscur de la pièce et comprit. C’est-à-dire qu’il se souvint qu’un jour Mikhaïl, s’emportant contre le sans-gêne de Cristin, lui avait dit :
— Le plus triste, c’est que, pendant que Cristin fait l’amour avec une femme, Nitza le fait tout seul, le pauvre ! Il guette ces moments-là et n’en rate pas un coup.
Adrien, levé sur son séant, voulut se rendre compte si Macovei et Léonard savaient ce qui se passait. Le premier ne bougeait pas. Il couchait sur le banc situé dans le coin le plus noir du « Bureau ». On n’aurait pas su dire s’il dormait ou non. Mais sûrement le second, mauvais dormeur, n’ignorait rien. Pourtant, malgré la lumière suffisante et quoiqu’ils fussent tout près l’un de l’autre, Adrien ne sut rien lire sur la face placide de Léonard, pas même quand Nitza poussa, à la fin, un miaulement assez fort pour être entendu. Ce petit cri glaça le cœur d’Adrien.
« C’est là son plaisir ! » pensa-t-il en se recouchant.
Ce n’est pas qu’Adrien fût d’une innocence totale dans la pratique de ces plaisirs-là. Entre sa quatorzième et sa seizième année, des gamins du même âge, mais plus experts en la matière, l’y avaient initié. Il avait connu alors une époque où la brève joie quotidienne que lui procurait le vice alternait avec les longues heures de regret. Car il avait remarqué que sa constitution physique, robuste jusqu’à cette époque, déclina promptement et fit de lui un garçon maigriot, presque chétif, après qu’il eut contracté la malfaisante habitude. Il s’en débarrassa à temps, avec une énergie qu’il ne put apprécier que bien plus tard, grâce à un livre d’éducation sexuelle qui lui dévoila les terribles dangers auxquels il se serait exposé s’il eût continué. Mais ce même livre qui, l’arrachant au vice, devait aussitôt le mettre dans la voie naturelle, le dégoûta et l’épouvanta en lui décrivant, à l’aide aussi de force illustrations, les nombreuses et presque incurables maladies dont cette voie était à chaque pas semée pour l’adolescent. C’est ce qui lui fit attendre jusqu’au seuil de ses dix-neuf ans pour connaître la femme, dans la personne de la belle servante hongroise de la maison Thuringer. Et dès ce jour il fut un jeune homme sain, normal. Il savait qu’il avait besoin de femmes, comme il avait besoin de pain, d’air et de liberté. Il ne pouvait certes pas en avoir comme il le voulait, mais ce n’était pas une raison, se disait-il, pour se dédommager en en revenant à ce vice de l’adolescence, qu’il avait presque oublié.
Aussi ne comprenait-il pas Nitza :
« Diable ! Dans toute la masse de femelles auxquelles il se frotte journellement dans ce « Bureau » n’en trouve-t-il « pas une qui veuille de lui ? Pourtant il est beau garçon. »
Mais il se souvint que le pauvre Nitza était dans un dénuement trop criant pour oser aborder une femme :
« Voilà ce qui m’attend si, un jour, je tombe dans une misère pareille à la sienne ! Mikhaïl à raison : je dois tenir fermement, tenir ! Pas de bêtises ! »
Cependant il savait bien ce que cela voulait dire : tenir ! Des humiliations sans fin qu’il fallait avaler tête basse. Un travail pénible et mal rétribué, pendant lequel on ne vivait que pour le patron. Un cafard quotidien, d’immenses désirs de liberté, de flâneries, qu’il fallait vaincre brutalement. Une société abominable de compagnons, dont la conversation rasante, la mentalité impossible, les intrigues agressives lui répugnaient plus que tout le reste. Non ! Avec cette humanité-là, il n’avait de commun que la chaîne de l’esclavage. C’était tout, tout ! Tenir ! Comment ? Il était bon, ce Mikhaïl !
Le sommeil l’avait quitté. Dans le cadre sinistre de ce « Bureau-asile », le problème de l’existence se présenta à lui sous un jour plus sombre que jamais.
De quoi demain sera-t-il fait ?
Le jour suivant, sur le chantier, ses appréhensions se confirmèrent. À six heures du matin, alors que, dans un coin de l’atelier, Adrien changeait de vêtements, le contremaître, renfrogné, l’aborda de front :
— Ne te déshabille pas ! Attends le patron !
— Pourquoi ?
— Tu demandes encore « pourquoi. » ? Tu as du culot. C’est pour t’apprendre à vivre ! Blau-Montag, hé ?
« Voilà qui veut m’apprendre à vivre », songea Adrien, s’asseyant sur une caisse de blanc de zinc et allumant une cigarette. « Si ce merde-au-cul était le dictateur du pays, il enverrait au gibet tous ceux qui font blau-Montag. »
Adrien savait que le contremaître était encore plus brute que le patron, qui souvent avait dû intervenir pour tempérer ses violences verbales à l’égard des ouvriers et donner raison à ceux-ci. Petit homme sec, méchant comme la gale et même très peu habile dans le métier, il en voulait à quiconque le dépassait en capacité ; il n’avait qu’un mérite, bien triste : c’était de pousser le travail, de traquer les hommes, de ne pas leur permettre de souffler une minute, leur reprochant le temps même qu’ils mettaient pour aller uriner. Cela faisait l’affaire de presque tous les patrons qui octroyaient à ces chiens un franc de plus par jour qu’au meilleur ouvrier. Pour ce franc, le contremaître était prêt à vendre son âme au diable. Adrien le haïssait à mort.
L’un après l’autre, les travailleurs arrivaient, haletants, et se déshabillaient au galop, balbutiant une excuse pour le petit retard dont ils se savaient fautifs. Le bourreau les recevait tous avec l’engueulade traditionnelle :
— Naturellement : c’est toujours la faute au tram, à l’éloignement, à votre montre qui ne s’accorde jamais avec la mienne ! Paresseux ! Vauriens ! — Allez, vite, vite : il est six heures un quart !
Et tout à coup, prenant un ton badin, il se mit à railler Adrien :
— Regardez ce beau Monsieur, au faux-col impeccable ! Il est matinal aujourd’hui, pour faire oublier sa bombe d’hier. Et il croit que cela ira tout seul, comme si rien ne s’était passé ! L’animal !
Adrien bondit :
— C’est toi qui es un animal ! Espèce d’idiot ! Si tu ne la fermes pas, je te jette ce camion à la figure !
Ce disant, il empoigna un pot de céruse, mais tout finit là, car le patron entra et son premier mot fut d’observer que personne n’était encore à son travail.
— Comme vous voyez ! acquiesça le contremaître ? C’est tous les jours la même histoire, mais je n’y puis rien.
— Et toi ? demanda le patron à Adrien. Tu n’as pas même fini de mettre ta salopette ?
— C’est moi qui l’en ai empêché, dit le chef du chantier. Vous savez qu’il a manqué hier à son travail.
— Eh bien ? Il en est à son premier coup, me semble-t-il. Une bonne engueulade, et c’est tout ! Allez, ouste ! Pas besoin de tant parlementer sur mon temps !
Tout le monde fut bousculé comme du bétail, le contremaître en tête, qui digérait mal la conclusion imprévue que le patron avait donnée à son conflit avec Adrien. Le conduisant à son travail, la brute serra le bras du jeune homme et lui dit, grinçant les mâchoires :
— Tu me le paieras !
— Ne me touche pas, ordure !
L’autre s’éloigna, lâchement, mais le fit payer, en effet. La semaine fut infernale pour Adrien. Le contremaître ne lui permit de terminer aucun des travaux qu’il avait déjà dégrossis, selon la coutume qui accorde à l’ouvrier qualifié des moments de répit vers la fin, après lui avoir imposé des efforts pénibles au début. Durant toute la semaine, Adrien ne fit que racler, frotter, laver. D’autres ouvriers venaient ensuite continuer et achever un travail de tout repos, propre, facile.
Il ne souffla mot. Il fit semblant de ne rien remarquer, voulant voir combien de temps cette persécution allait durer et décidé, le moment venu, à en appeler au patron. Car il n’était pas permis au contremaître d’employer un homme, payé quatre francs par jour, uniquement aux travaux de dégrossissement qu’exécutent les apprentis ou des manœuvres. Puis, quitter le chantier sous le fouet de son ennemi, c’eût été lui donner une satisfaction que manifestement il voulait. Non. Plutôt crever à la tâche !
La récompense ne tarda pas à venir toute seule. Le dernier jour de la semaine, alors qu’Adrien nettoyait à la soude caustique la vieille peinture d’un portail, le patron l’aperçut et se mit en colère. Il appela le contremaître :
— Pourquoi cet homme perd-il son temps à de semblables besognes ? Il est un bon « façadier ». Mets-le tout de suite sur la grande échelle, au côté ouest de la façade.
On travaillait au bâtiment de l’Hôtel de France, avenue de la Victoire. Et ce fut là, et le jour même, qu’Adrien dut quitter le chantier, mais d’une façon imprévue et baroque.
La journée tirait à sa fin. Adrien perché au sommet de l’échelle, blanchissait à la chaux le second et dernier étage de l’édifice. En dessous de lui, un autre ouvrier, bon camarade, faisait le raccord avec le premier. Et, tout en bas, un troisième homme barbouillait le rez-de-chaussée. D’un ouvrier à l’autre il pouvait y avoir un écart d’un ou deux mètres. Qui des trois secoua sa brosse pleine de chaux et arrosa copieusement un coquet colonel qui justement passait en dessous, évitant les barrières et se moquant des écriteaux avertisseurs, l’enquête ne put l’établir. Le fait est que l’officier, tout couvert de chaux, fit un tapage inouï, appela le gardien public et réclama le paiement de son uniforme lamentablement sali. Patron, ouvriers et colonel allèrent au poste, où, naturellement, un si gros personnage ne pouvait pas ne pas avoir gain de cause, malgré la constatation officielle des barrières et des « Attention à la peinture » qui avertissaient les passants des travaux en cours d’exécution. Connaissant bien la justice du pays et préférant un arrangement à l’amiable aux risques et aux tracas d’un procès coûteux, le patron déboursa promptement une certaine somme et le plaignant retira sa réclamation. Mais Adrien et son camarade du premier furent congédiés le soir même.
La vérité dans cette affaire était toute autre et Adrien ne l’ignorait pas. Certes l’officier était dans son tort, mais il n’avait pu être aussi affreusement arrosé de chaux rien que par mégarde. On l’avait fait exprès. Et c’était le camarade du premier, un diable de gamin, qui s’amusait à faire cela. Travaillant au-dessus de lui, plus d’une fois Adrien l’avait surpris en train de tremper sa brosse et de la décharger violemment sur la tête d’un paisible piéton. C’était son plaisir et la punition qu’il appliquait à ceux qui se moquaient des avertissements. Le coup fait, on eût juré qu’il n’y était pour rien ? On le voyait imperturbable, absorbé par sa besogne, tandis qu’en bas le piéton arrosé s’égosillait en vain. Puis il riait comme un bossu, tout seul.
Cette fois, son jeu n’alla pas sans qu’il y eût de la casse. Le patron voyait bien qu’il ne s’agissait pas de quelques gouttes de chaux tombées par hasard. C’était une averse que le colonel avait reçue sur la tête. Mais comme l’ouvrier du rez-de-chaussée avait été mis hors de cause par l’enquête, Adrien ne voulut pas se sauver à son tour, au prix d’une déclaration contre le coupable, d’autant plus qu’ils étaient bons amis. Il se tut, empocha sa dernière paie et alla raconter à Mikhaïl l’hilarante histoire.
Mikhaïl approuva son attitude :
— Tu ne pouvais pas agir autrement. Tant pis ! Peut-être qu’il y aura moyen de trouver de l’embauche ailleurs Enfin. C’est malheureux, mais c’est ainsi.
Et puisque le lendemain dimanche Loutchia les attendait tous deux, avec un canard aux petits pois, eh bien, ce n’était pas le moment d’être triste.
Vive Loutchia et… son canard !
- ↑ Lundi bleu