Le Bureau de placement/Chapitre 4
IV
Des équipages somptueux — voiture, chevaux, cocher, — il y a trente ans, n’existaient au monde qu’en Russie et à Bucarest. Il n’est pas question des équipages de riches particuliers, qu’on peut voir dans tous les pays, mais bien de voitures publiques que n’importe qui, pour peu qu’il eût une mine et un maintien convenables, pouvait se payer, à l’heure ou à la journée.
La place du théâtre National, à Bucarest, offrait alors un spectacle de beauté pure, digne de l’existence humaine en dépit des cruautés qui constituent la rançon dont une partie de l’humanité paie toujours les réjouissances de l’autre partie. Cette place du Théâtre, pour ce qui était de ses édifices, ne méritait pas même le regard d’un borgne. Mais la vue des voitures et leurs attelages, alignés comme les coursiers au départ du poteau, valait à elle seule le prix d’un voyage de New-York à Bucarest. Les cochers ne valaient pas moins. C’étaient tous des Russes, pesant dans les cent kilos, imberbes, laids comme de vieilles femmes grasses, car ils appartenaient hélas, à la secte des châtrés. Taillés en géants, graves et solennels comme des papes, occupant leur siège dans une fière rigidité, ils tournaient le dos au « National », et ce « National » ne méritait pas autre chose. On les appelait des Mouscals, c’est-à-dire, des moscovites.
Et un « Mouscal », c’était tout, toute cette fortune représentée par l’homme, sa voiture et ses bêtes, où l’on ne savait qu’admirer le plus : l’harmonie des lignes ? la splendeur des vernis savants ? La délicatesse des harnais ? La science de la conduite du type en livrée chatoyante ? Ou plutôt, uniquement, la magnifique noblesse des chevaux dont les queues atteignaient le sol et le rythme de leur trot impétueux, qui accaparaient également les regards et réduisaient à rien la beauté crâne de l’élégante renversée sur des coussins moelleux, dans la voiture suspendue sur de souples ressorts et qui glissait silencieusement sur ses roues caoutchoutées ?
On ne prenait pas un mouscal pour faire des courses dépourvues d’agrément, non, jamais ! On le prenait pour « faire un tour à la Chaussée ». Le mouscal et la Chaussée (Kisseleff) se mariaient comme l’amour et la jeunesse. L’un était le complice de l’autre, pour le bonheur de la petite autant que de la grande société bucarestoise. Car la chaussée Kisseleff, ce modeste Bois de Boulogne des Bucarestois, est ouverte à tous ceux qui ne gênent pas la richesse par leur misère trop manifeste. Et une heure de mouscal ne coûtait pas plus qu’un dîner dans un bon restaurant. Le mouscal était pour ainsi dire à la portée de toutes les bourses.
Mais il n’était pas « pour tous les nez ». Et ici on pouvait distinguer l’homme sérieux du frivole, le riche ou le mondain né, du parvenu, du fourvoyé. Rien ne ridiculisait plus cruellement qu’une course avec le mouscal si on n’était pas à sa place. Cette place-là, il suffisait de l’occuper une fois pour y être jugé.
Adrien l’avait compris et s’amusait, un matin du début de juin, à caractériser les bêtes qui se livraient au mouscal dans le cadre de la Chaussée où, pour la première fois, il venait faire une promenade très matinale.
C’était un dimanche. Une petite altercation, qu’il avait eue la veille avec Mikhaïl, lui avait fait quitter le paillasson dès l’arrivée du jour. Rasé de frais, correctement vêtu, il était parti pour le bois. Sans Mikhaïl, ce qui ne lui allait pas. Et assez triste pour un tas de raisons.
Depuis un mois, tous les jours dix heures durant, il restait perché sur une longue échelle d’où il badigeonnait les façades de grands édifices. C’était le plus assommant des travaux du bâtiment et le moins bien rétribué, quarante centimes l’heure, mais il n’avait rien trouvé de mieux. Le soleil, le vent, la chaux l’avaient rendu méconnaissable. Mains et visage marbrés de crevasses. Jambes ankylosées. Courbature. À midi et le soir l’extrême épuisement lui enlevait tout appétit. La nuit les brûlures l’empêchaient de dormir. Il ne protestait pas. C’était le mauvais côté de son destin.
Mais, se disait-il, où allons-nous de ce train-là ? Voilà la question. Ça va bien, travailler dur et souffrir même physiquement. Ça va encore, ne rien lire, ne rien voir, ne pas vivre pendant tout le temps qu’on exerce ce travail abrutissant. À une condition ! C’est qu’il vous accorde la possibilité de faire des économies permettant de prendre des vacances d’une durée égale à celle du travail, sans quoi la vie est une absurdité. Or, comment espérer le temps de vacances, quand avec un salaire de vingt-quatre francs par semaine il était impossible d’économiser un sou, à moins de dormir gratuitement sur un paillasson et de ne se nourrir qu’à moitié ? Pourquoi vivre, alors ?
Il voyait cependant des hommes, tous ses collègues, qui acceptaient cette existence-là avec une soumission bovine de l’enfance au cercueil. À quelques exceptions près, ils supportaient leur sort avec une gaieté dont l’inconscience l’épouvantait. Toute leur espérance se réduisait à une possible augmentation de salaire, bien insignifiante, due à une application à un acharnement, à une servilité, à des intrigues même, que le patron devait un jour remarquer et récompenser.
— Voilà ma classe ! Voilà d’où je viens et où je suis destiné à pourrir ! Voilà le sentiment de dignité humaine propre au monde dont on espère la grande libération de demain !
Il y avait bien le socialisme. Mais il s’infiltrait dans l’esprit des masses avec la vitesse d’une tortue ? Au stade où il se trouvait, il faisait figure d’échantillon, tel un tigre ramolli dans un parc public de la « Zoo » révolutionnaire. De la révolte recommandée. De l’espoir offert en pilules et garanti conforme à une doctrine totalement indigeste. Il dispensait l’homme de juger et de sentir. Il lui défendait même de le faire autrement qu’en masse et sur commandement. C’était une question d’état-major, une affaire des chefs dépositaires de registres.
« Oui, le socialisme. Le salut problématique des esclaves. Il me fait une belle jambe ! »
Ne pouvait-on pas agir autrement ? Tout seul. S’esquiver. Saboter. Travailler le moins possible, au prix des pires privations ? L’ordre, la chaîne de l’ordre, voilà l’ennemi ! Les anarchistes ont bien raison. Cette société humaine, y compris ses moutons révolutionnaires désireux d’un nouvel ordre, encore de l’ordre, n’a pas droit au moindre respect.
« Il faut tirer une carotte à cette société, une carotte quotidienne et très honnête ! »
Car enfin, s’il y a l’idéal commun de demain, on a aussi sa vie à soi, son idéal quotidien, qu’il fallait réaliser de son mieux. Il y avait ce tas de beaux livres, qu’Adrien venait d’acheter chez les antiquaires et qu’il n’avait pas le temps de lire. Il y avait ses belles pensées, ses rêveries.
Et ces allées magnifiques ? Ces tilleuls en fleurs ? Ce chant des oiseaux ? Cette fraîcheur ? Cette douce promenade matinale dans le bois, qui lui faisait bénir l’existence ? Tout cela ne comptait pas ? Fallait-il se résigner à payer sa cotisation, à écouter des discours et à chanter l’Internationale pendant des siècles ?
— Adrien !
Une voiture venait de le croiser. Elle s’arrêta. Une jeune et belle femme, modestement vêtue, sauta à terre. Elle vint à Adrien, les deux mains tendues.
— Loutchia !
— Mais oui, c’est moi ! Que je suis heureuse de te rencontrer ! Depuis quand es-tu à Bucarest et que fais-tu ? Mais ne parlons pas ici. Viens ! Montons et allons loin, loin !
Adrien était perdu. Évanouies, toutes ses pensées. Les grands yeux noirs de la femme lui perçaient le cœur. Le parfum qu’elle répandait l’étourdissait. Son corps fondait sous la chaleur qu’elle lui transmettait, par le serrement de ses mains gantées.
— Viens donc ! Pourquoi hésites-tu ?
— Non, balbutia-t-il. Je ne monte pas. Lâche ton mouscal. C’est mieux à pied.
— Ce n’est pas mal « dans le mouscal » non plus !
— Peut-être. Mais je n’y monterai pas. Inutile d’insister. Prenons plutôt une route latérale à pied.
— Mon Dieu que tu es curieux ! J’avais pourtant un si grand plaisir à faire cette promenade en voiture. Dois-je te céder, moi, femme ?
— Oui, toujours.
— Dans un autre sens, mais pas pour les caprices.
— Chez moi ce n’est pas un caprice.
— Quoi, alors ?
— Une impossibilité.
— De monter dans une voiture ?
— De monter… « dans un mouscal ».
Elle lui fit la moue. Ne devinant pas son trouble, elle fut impressionnée par son calme, alla renvoyer la voiture et revint lui prendre le bras :
— Est-ce que je t’importune ?
— Nullement.
— Et c’est tout ?
Lucie Nicolesco, ou Louichia tout court, était une très jolie poupée, stupide comme une botte. Enfant naturelle d’une marchande de volaille de Braïla, elle comptait le même nombre de printemps qu’Adrien. Pendant les premières années de leur adolescence, ils furent voisins de logement et Loutchia, quotidiennement battue par son ivrognesse de mère, dut souvent aux interventions d’Adrien de n’être pas complètement assommée. Pour son bonheur, la marâtre disparut à temps, lui laissant une petite habitation et quelques économies qui lui permirent de se pomponner et de sortir, les soirs d’été, montrer son museau dans les allées du Monument, où, promptement un brave vieux seigneur terrien la ramassa et la rendit mère. Elle n’avait alors que dix-sept ans.
Les deux années qui suivirent furent atroces pour la pauvre fille-mère. Son tuteur, un oncle de même espèce que la morte, fit d’elle et de son petit deux vrais martyrs. Si bien qu’un jour Loutchia confia à Adrien son intention de se jeter dans le Danube.
— Et ton amant, le boyard ?
— Il est gravement malade.
— Malade, mais riche et célibataire !
— Je n’ose plus l’embêter. D’ailleurs ses héritiers montent autour de son lit une garde difficile à franchir.
Adrien la franchit, lui, et trouva à qui parler. Un homme bon, sceptique, très instruit et presque heureux de quitter le monde. Quand le jeune homme eut fini de lui décrire la misère de son rejeton, ainsi que de lui apprendre la décision de Loutchia, il fondit en larmes.
— Écoute, mon garçon, lui dit-il, l’attirant sur sa poitrine et lui soufflant dans le visage une haleine fétide, écoute : j’ai déjà laissé à Loutchia un peu d’argent, mais si tu me promets de l’épouser, je lui fais une petite rente. Aimes-tu Loutchia ?
— Je l’aime comme amie d’enfance, répondit-il, décidant de tout promettre, mais de ne rien tenir.
— Eh bien, épouse-là ! Et voici !
Il griffonna quelque chose sur un papier, ferma et lui remit le pli :
— Porte cette lettre à mon notaire.
Ce disant il enlaça Adrien par le cou et l’embrassa paternellement.
Quelques mois plus tard, il déposait son âme entre les mains du Seigneur des boyards qui, leur vie durant, engrossent une douzaine de Loutchia mais ne laissent de rentes qu’à une seule. Par hasard.
L’heureuse héritière d’un revenu annuel de trois mille francs proposa le mariage à Adrien. Pour toute réponse, celui-ci se sauva à Bucarest. Elle suivit, le chercha et ne le trouvant pas, s’arrangea une petite existence indépendante, pleine de béate félicité. De prudence aussi. Car, malgré sa niaiserie, Loutchia voyait clairement combien le monde est dur avec celui qui n’a que ses deux bras et même avec celle qui n’a que sa beauté. À part cela, elle adorait son gosse. L’idée de se voir un jour retomber avec lui dans une misère qu’elle ne connaissait que trop lui faisait calculer minutieusement toutes ses dépenses et ne se permettre que le superflu qui ne comportait aucun risque, et seulement après avoir réalisé une petite économie sur son budget mensuel.
Point d’amitié féminine. Point d’amants « crampons ». Nul ne connaissait sa modeste demeure. Cependant elle aimait l’homme. Elle l’aimait hors de la maison, assez rarement et s’étant d’abord assurée que son cœur ne l’accompagnait pas dans ses escapades.
Une seule exception à cette règle sévère : Adrien. À Adrien elle aurait tout confié, son cœur et sa rente, le sachant d’une honnêteté à toute épreuve. Pendant des mois, elle lui avait écrit de nombreuses lettres, l’appelant amoureusement à Bucarest, le nommant son « sauveur », le « seul mari » de ses rêves, l’« ami unique ». Adrien ne lui avait répondu qu’une seule fois, lui conseillant de se méfier de lui autant que des autres hommes :
« Je suis ton « sauveur », admettons-le, puisque j’ai eu l’idée d’aller voir l’homme qui te devait bien le pain que tu manges aujourd’hui. Mais je ne me sens capable d’être le « mari » d’aucune femme, encore moins celui de tes rêves. Quant à l’« ami unique », bon Dieu, que ferais-tu de mon amitié ? Elle n’est pas si facile que tu te l’imagines ! »
Il redoutait la bêtise de Loutchia, se rappelant son engouement pour la lecture des faits-divers, sa conversation banale, son esprit incapable de la moindre élévation, son goût pour la frivolité propre à la petite cocotte.
Et, quand même, il avait pour Loutchia une réelle sympathie. Elle était femme. Femme chaude. Près d’elle son corps mâle avait souvent pris feu. Il l’a toujours désirée. Mais, ignorant encore l’amour, il avait évité toutes les occasions qu’elle lui offrait pour se donner à lui. C’était par crainte de lui révéler justement cette ignorance, qu’il jugeait humiliante pour un mâle.
Depuis, il avait fait son chemin, là aussi.
Adrien était un garçon trop sincère et trop faible devant la femme qui lui embrasait les sens. Se laissant conduire par Loutchia dans les allées de la Chaussée, il se taisait et même n’écoutait qu’avec la moitié d’une oreille le monotone babillage qu’elle lui débitait sans arrêt à propos de tout. Il connaissait d’avance tout ce qu’elle pouvait lui raconter. Ce n’était pas par ce côté-là qu’il risquait d’être captivé, mais par ce corps jeune, ferme, brûlant, qui se collait au sien et lui obscurcissait la raison. Il sentait comment toute sa volonté, toutes ses pensées, tout son être bourré de plans, de rêves, d’une infinité de désirs fondaient, s’évanouissaient devant cette seule chaleur, tyrannique, irrésistible, que lui transmettait la femme.
Et alors, pour la centième fois, il se posait la redoutable question de la liaison qui rend l’homme l’esclave de la femme, de la famille, tuant en lui tout le reste, tout ce qui pourrait être un noble vagabondage dans l’universalité du songe.
Pour celui qui, comme lui, faisait de ce vagabondage le but de sa vie et devait gagner son pain à la sueur de son front, Adrien considérait la famille comme le plus implacable ennemi. On ne vagabonde pas en famille, dans les sphères du songe, cette famille fût-elle des plus unies, des plus idéales. Encore moins, quand on est lié à « une nigaude qui te peuple la maison de nigauds » comme dit un axiome.
« Regardez, bonnes gens, pensait Adrien qui se sentait de plus en plus vaincu, regardez pour combien peu de choses je dois renoncer à toutes mes aspirations vers le sublime. Écoutez les sottises qu’elle me ronronne inlassablement depuis plus de deux heures ! Regardez, écoutez et dites-moi si ça vaut la peine de tourner le dos à l’univers, afin de consacrer son existence à une demi-douzaine de vermisseaux qu’on appelle sa famille ! »
En effet la pauvre Loutchia lui ronronnait, justement :
— Ah, si tu savais comme la vie est belle à Bucarest ! Ma vie, en tout cas. ( « Ça, c’est autre chose ! » pensait Adrien) Je me lève tard. J’aime tant le lit ! ( « Parbleu ! Qui ne l’aimerait ? » ) Je sonne et on m’apporte le café ( « Ah ! tu as une servante ! » ) J’ai une fillette, une petite paysanne qui me fait tout le travail, même le blanchissage, sans que cela me coûte un sou. La nourriture, l’abri, une défroque, c’est tout. ( « Et tu trouves cela chouette ! » ) Puis j’envoie Maritza me chercher Universul. ( « Où je sais bien ce que tu lis et où il n’y a même rien d’autre à lire. » ) Là-dessus, mon Coco se réveille. Alors, j’ai pour une heure à faire sa toilette, à le pomponner, à le cajoler…
— Tu n’as pas aussi un petit loulou ?
— Non ! Toutes les cocottes en ont. ( « Tiens ! Ça n’est pas bête ! » ) Enfin, je fais ma propre toilette et je sors. C’est l’heure des apéritifs.
— En prends-tu ?
— Très rarement. Quand on m’invite. Et quand l’invitation n’est pas suspecte.
— Comme l’est-elle, lorsqu’elle l’est ?
— Oh, mon chéri ! À Bucarest, une femme indépendante comme moi risque, neuf fois sur dix, de tomber sur la fripouille patente. En un rien de temps, on est embobinée. Ce n’est pas que le type profite de ton corps, mais, ensuite, il cherche à spéculer sur toi. Aussi je préfère la solitude. Je me méfie des connaissances qu’on fait à tout bout de champ. Et je m’en tirerais très bien comme cela. Seulement, voilà : j’adore l’opérette. Or les spectacles coûtent cher. Il faut qu’un gigolo vous y conduise. Voilà l’embêtant ! Où trouver le galant qui vous mène deux fois de suite à l’Oleteleshanu, sans que, en sortant à minuit, il ne nous demande de vous accompagner « jusqu’à la porte », qu’ils disent, puis de lui permettre de « monter un petit peu ». Oh, je connais bien leur truc ! Mais ils ne m’ont jamais eue ! Personne ne m’a encore accompagnée chez moi.
Elle songea un instant et ajouta :
— Toi, tu seras le seul homme qui connaîtras ma demeure.
— Pourquoi faire cette exception ? demanda-t-il sans conviction et presque à regret, car malgré cette peur de la femme qui vous ligote, il était prêt à l’écraser tout de suite dans ses bras.
— Quelle question ! fit-elle, regardant sa montre. Mais parce que je t’invite à déjeuner avec moi. Tu ne refuseras pas, j’espère !
Et avant qu’Adrien ait pu esquisser la moindre opposition, elle fit stopper un mouscal et sauta dans la voiture. Adrien la suivit, tête basse. Tête vide de songes ! Mais corps brûlé par le désir de dévorer la femme ! Oui : dévorer cette chair jeune et sotte. Sotte ! Quelle stupidité ! Comme si on faisait l’amour avec l’intelligence ! Après tout, l’amour aussi fait partie du « vagabondage dans l’universalité du songe ». Ne se sentait-il pas, en ce moment, transporté de bonheur ? Voilà encore du divin ! Cette belle femme que tant de Bucarestois voudraient posséder, c’est lui qui la possédera tout à l’heure, lui, qu’elle désire de toute son ardente jeunesse, quand même elle serait sotte ! Puis, soyons justes, depuis un mois qu’il peinait à Bucarest, sans avoir touché la moins désirée de toutes les femmes, n’avait-il pas senti le vide de sa dure existence ? Pourquoi donc écarter de ses lèvres, de ses yeux, ce corps qui frémit à côté de lui ? Pourquoi ? Pour aller un soir, rue de la Croix-de-Pierre s’abreuver d’un amour qu’on achète avec un franc ? Certes, il y a les livres, il y a ses rêves, sa liberté. Eh bien, il aura tout cela… et l’autre. Elle ne lui a posé aucune condition, ni plus parlé de mariage. Elle s’offre à lui. Doit-il la repousser ? Voilà ce qui serait bête. — Mais il y a ce sacré mouscal !
— Eh bien, s’écria-t-il tout haut : tant pis pour le mouscal aussi !
Elle le regarda, amoureuse :
— Pourquoi « tant pis pour le mouscal », mon chéri ? Et pourquoi… aussi ?
— Je pensais à une de mes convictions.
— Ah, oui ! Tu n’aimes pas le mouscal !
Elle occupait un minuscule mais propret appartement rue des Saules. Quartier de gens aisés. Adrien aima tout de suite son intérieur, malgré le manque de goût qui y régnait. Mais, du vrai goût, il n’en avait lui-même pas énormément et n’en faisait pas grand cas. Pourtant chez Loutchia, il fut choqué par la multitude de cartes postales illustrées, de bibelots et de statuettes de plâtre qui encombraient les tables, les étagères qui couvraient les murs. Des scènes érotiques, des « nus », de « belles têtes » en couleurs. Chiens, chats, perroquets, « Vénus », émaillés ou en albâtre.
Il le lui fit remarquer :
— Tu disais que toutes les cocottes ont des loulous. Ces « beautés-là » également, on peut les voir chez toutes les prostituées.
Le temps d’aller se laver les mains à la cuisine, et quand il revint, tout le fouillis avait disparu.
— Voilà ! fit-elle, ouvrant les bras. Plus de « beautés » !
« C’est épatant, pensa Adrien, aurait-elle un si bon caractère ? »
Il lui enlaça la taille et lui inclina la tête sur l’épaule, qu’il caressa tendrement, en se disant : « Quel dommage que ce bon côté de l’existence comporte de si grands dangers, pour des hommes comme moi ! Sans cela, qui serait si fou de se priver d’un tel bonheur ? »
L’appartement n’avait que deux belles pièces au premier, ouvrant sur une cour carrée ornée de trois grands ormes. Adrien en fut charmé. Il s’accouda, mélancolique, à la fenêtre et songea au paillasson de son bureau de placement, sombre, hostile, hurlant la misère. Tandis qu’ici : propreté douillette, foyer imprégné d’amour, certitude du lendemain. Vie dignement humaine, et non vie de chien !
« Tu n’as qu’à lever un doigt, et tout cela t’appartiendra. Tu en serais le maître. »
Loutchia, vêtue d’une jolie robe de chambre, vint lui prendre la tête et l’embrassa longuement :
— Tu ne veux pas voir mon Titi ?
Ils se trouvaient dans une pièce qui était à la fois petit salon et salle à manger. Elle le conduisit dans la chambre à coucher, où Adrien vit sur le tapis, un boulot de gosse de deux ans et demi, qui jouait avec un tas de poupées et d’oursons ? Il ne parut guère surpris par l’apparition de l’inconnu. De ses grands yeux bleus, qui n’étaient pas ceux de sa mère, il fixa un instant l’étranger, puis il tendit les bras vers Loutchia, l’appelant « Lola ». Elle le souleva et l’écrasa sur sa poitrine. L’enfant était d’une propreté irréprochable. Adrien lui prit une menotte et la baisa doucement. Juste pour être aimable. Il n’aimait pas les enfants.
Elle le comprit :
— Tu ignores quel bonheur ces amours-là apportent à une mère qui n’a rien d’autre au monde.
— Peut-être… Surtout quand la mère a un petit revenu.
— Oh ! pour lui, je serais capable de me faire servante !
— Mais non de supporter l’indifférence d’un beau-père.
— Ça non.
— Eh bien je serais pour lui ce beau-père. Il faut donc te méfier de moi !
Il tourna le dos, froidement, et alla d’un meuble à l’autre, d’une pièce à l’autre, admirant les beaux travaux à la main qui ornaient l’intérieur de Loutchia et qui étaient sortis de ses doigts habiles : dentelles, broderie, jours. Elle le suivait du regard, attristée. Il venait de la frapper au cœur. Il anéantissait son plus bel espoir : donner Adrien pour père à son Titi. Pour vrai père, et non pour beau-père. Encore moins un beau-père « indifférent ».
La pauvre Loutchia se laissa choir sur un fauteuil, son enfant dans les bras, et pleura en silence. Dans la salle à manger, Adrien aperçut quelques gros livres, dont la plupart en fascicules, rangés sur une étagère. Il les examina, un à un : les Trois Mousquetaires, — Catherine II de Russie, le Capitaine Dreyfus dans l’Île du Diable, Rocambole.
« Hum ! Quand une femme est belle, elle ne peut lire que ce que lisait Mme Thuringer : Sa Majesté l’Argent et son Altesse l’Amour. C’est une malédiction ! »
Mais il découvrit Graziella. Il l’emporta et retourna à Loutchia, qu’il trouva ramassée sur son enfant, engourdie.
— Allons… Ne pleure pas… Je t’ai dit ce que je sens en ce moment, mais… Que sais-je de ce qui adviendra dans l’avenir. L’homme n’est pas une pierre… Tout est possible dans la vie…
Elle leva la tête et Adrien se reprocha sa dureté. On voyait que la malheureuse souffrait sincèrement. Elle posa l’enfant à terre et prit la main d’Adrien, qu’elle appuya contre sa joue :
— Tu ne sais pas ce qui peut se cacher derrière la frivolité d’une mère. Oui, je suis une femme légère, j’aime cette vie facile et mon indépendance. Mais tout n’est pas bonheur à ce foyer. Il y manque l’homme. Je sens cette absence chaque fois que je sors, chaque fois que je rentre, quand je suis à table et quand je me réveille au milieu de la nuit. Je pense que toutes les femmes seules doivent sentir cette absence. Et sais-tu pourquoi ?… Tu souris, mais tu as tort, tu n’y es pas. Oh, je sais que je suis bête ! Cependant, je vais t’apprendre ceci : ce qui manque le plus à une femme — qu’elle soit bête ou intelligente, riche ou pauvre, mais femme — ce n’est pas l’amour, ni le pain, et pas même un père pour son enfant, c’est une protection. Si une femme est vraiment femme, le protecteur ou l’appui est son premier besoin, dès qu’elle se lance dans la vie.
Voilà pourquoi les prostituées ont des souteneurs. De toutes les femmes, elles sont les plus seules dans la vie, elles qui pourtant ne sont entourées que d’hommes. Mais tous ces hommes ne font que profiter de leur jeunesse, de leur beauté. Certes, le jour où jeunesse et beauté ont disparu, le souteneur ne vaut pas plus que les autres, mais là n’est pas son rôle. Il n’est que le compagnon des heures tristes qui abondent dans la vie quotidienne d’une prostituée. Ce compagnon, que le ciel accorde à toute femme honnête, la prostituée se l’achète, le paie. Elle le veut au prix même d’être battue par lui et cruellement exploitée. Car, pour une femme seule, plus impitoyable que la canaille est sa solitude.
— Je suis édifié, dit Adrien, feuilletant Graziella. Mais je regrette de ne pouvoir être un compagnon, fût-ce des plus honorables, pour aucune femme.
— Ce n’est guère louable, ce que tu dis là ! Tu dois être un féroce égoïste !
Adrien se fâcha :
— Mais tu es folle, ma foi ! D’abord, je n’ai pas liquidé l’affaire du service militaire, puis je n’ai pas de situation.
— De la blague, tout cela ! Du service, tu seras exempté, car tu es fils unique d’une mère veuve et sans fortune. Quant à la situation, qu’est-ce que tu espères ? Devenir un jour procureur ? Ne gagnes-tu pas ton pain ? Qu’est-ce qu’il te faut de plus ?
— Il me faut peut-être une femme comme toi, qui possède une petite rente ! Justement, je n’aime pas le travail, je suis un paresseux. Me veux-tu, tel que ?
— Oui.
Adrien la considéra longuement :
— Tu es folle, Loutchia !
Une voix tremblante se fit entendre derrière la porte :
— Madame est servie.
— Voilà ! fit Adrien, pouffant de rire. « Madame est servie ! » C’est toi qui lui as appris cette bêtise des grandes dames ? Pauvre Loutchia ! Je te plains… Mais laissons là toutes ces questions et allons manger. Je sens une bonne odeur de piments farcis.
Loutchia lui sauta au cou et l’étouffa de baisers :
— Oui, oui, oui ! Tu seras mon compagnon, mon mari, mon amour et même le vrai père de Titi, car tu es honnête, voilà, honnête !
Il n’eut pas la force de s’opposer à son étreinte. Le sang lui affluait au visage. Sa tête tourna, comme au-dessus du vide. Ses tempes battaient au point de lui faire mal. Elle le sentit et, encouragée, y alla de son mieux, le brûlant de son corps enflammé par le désir.
Alors, cédant à sa propre poussée volcanique, il la souleva dans ses bras et la jeta sur le lit.
— Maritza ! cria-t-elle.
— Oui Madame.
— Garde au chaud les piments farcis !