Le Bravo/Chapitre XVII

Le Bravo (1831)
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 11p. 215-232).

CHAPITRE XVII.


Pourquoi es-tu là étendu sur la verdure ? Ce n’est pas encore l’heure du sommeil… Pourquoi cette pâleur ?
Lord ByronCaïn.


Malgré son air de décision, le duc de Sainte-Agathe ne savait quelle direction il devait suivre. Il ne pouvait douter qu’il n’eût été trahi par un au moins des agents à qui il avait été forcé de confier le soin des préparatifs nécessaires pour sa fuite préméditée. Il n’y avait pas à se flatter de l’espoir d’une méprise. Il vit sur-le-champ que le sénat était maître de la personne de sa nouvelle épouse ; et il connaissait trop bien le pouvoir de ce corps, et son mépris absolu pour tous les droits de l’humanité quand il s’agissait de quelque grand intérêt de l’État, pour douter un instant qu’il ne fût disposé à profiter de son avantage de la manière qui lui paraîtrait devoir le mieux répondre à ses rues. Par la mort prématurée de son oncle, donna Violetta avait hérité de vastes domaines sur le territoire de l’Église, et ce n’avait été que par égard pour son sexe qu’on l’avait dispensée d’obéir à cette loi arbitraire et jalouse qui ordonnait à tous les notables de Venise de se défaire de toutes les propriétés qu’ils pouvaient acquérir en pays étranger ; car il s’agissait de disposer de sa main d’une manière qui serait plus profitable à la république. Le sénat ayant encore cet objet en vue et possédant tous les moyens d’exécuter son projet, le duc napolitain non seulement savait fort bien qu’on nierait son mariage, mais il craignait que les témoins de la cérémonie ne fussent traités de manière à se débarrasser de leurs dépositions. Il avait moins d’inquiétude pour lui-même, quoiqu’il prévît qu’il avait fourni à ses adversaires un argument pour différer jusqu’à un temps indéfini de prononcer sur ses droits à la succession contestée, s’ils ne refusaient pas positivement de les reconnaître. Mais il avait déjà pris son parti sur cette chance. Il est probable toutefois que sa passion pour Violetta ne l’avait pas aveuglé sur le fait que les domaines qu’elle possédait sur le territoire romain seraient une indemnité qui ne serait pas tout à fait disproportionnée à cette perte. Il croyait qu’il pourrait probablement retourner dans son palais, sans avoir à craindre qu’on se portât à son égard à quelque acte de violence personnelle ; car la haute considération dont il jouissait dans son pays natal, et le grand crédit qu’il possédait à la cour de Rome, lui étaient des garanties qu’on ne lui ferait pas ouvertement un outrage. La principale raison qui avait fait différer de faire droit à sa réclamation était le désir qu’on avait de profiter de ses rapports intimes avec le cardinal favori ; et quoiqu’il n’eût jamais pu satisfaire entièrement les demandes toujours croissantes du Conseil à cet égard, il devait croire que le pouvoir du Vatican serait déployé pour le sauver de tout risque personnel imminent. Cependant il avait donné à la république des prétextes plausibles de sévérité ; et sa liberté lui était d’une telle importance en ce moment, qu’il craignait de tomber entre les mains des agents du sénat, comme une des plus grandes infortunes qui pussent l’accabler momentanément : il connaissait trop la politique tortueuse de ceux à qui il avait affaire pour ne pas prévoir qu’ils pouvaient l’arrêter, uniquement pour se faire un mérite spécial de lui rendre ensuite la liberté, dans des circonstances qui paraissaient si graves. L’ordre qu’il avait donné à Gino avait donc été de prendre le principal canal qui conduisait au pont.

Avant que la gondole qui bondissait à chaque coup de rames de l’équipage fût arrivée au milieu des navires, don Camillo eut le temps de recouvrer sa présence d’esprit et de former à la hâte quelques plans pour sa conduite future. Faisant signe aux gondoliers de cesser de ramer, il sortit du pavillon. Quoique la nuit fût bien avancée, des barques étaient encore en mouvement dans la ville et l’on entendait chanter sur les canaux : mais parmi les marins régnait le silence général motivé par leurs travaux journaliers et conforme à leurs habitudes.

— Gino, dit don Camillo en prenant un air calme, appelle le premier gondolier de ta connaissance que tu verras sans occupation. Je voudrais le questionner.

En moins d’une minute cet ordre fut exécuté.

— As-tu vu depuis peu dans cette partie du canal quelque gondole conduite par un fort équipage ? demanda don Camillo à l’homme que Gino avait appelé.

— Aucune que la vôtre, Signore ; et de toutes les gondoles qui ont passé ce matin sous le Rialto dans les regatte, c’est bien celle qui fend l’eau le plus rapidement.

— Et comment connais-tu si bien, l’ami, les bonnes qualités de ma gondole ?

— J’ai manié vingt-six ans la rame sur les canaux de Venise, Signore, et je ne me souviens pas d’y avoir vu une gondole voguer plus rapidement que ne le faisait la vôtre il y a quelques minutes. Elle s’élançait là-bas parmi les felouques, comme s’il eût encore été question de gagner la rame d’or. Corpo di Bacco ! il faut qu’il y ait de fameux vin dans les palais des nobles, pour que les hommes puissent ainsi donner la vie aux planches d’une barque.

— Et de quel côté allions-nous ? demanda don Camillo avec empressement.

— Bienheureux san Teodore ! je ne suis pas surpris que vous me fassiez cette question, Excellence : puisqu’il n’y a qu’un moment que je vous ai vu passer, et que je vous vois ici aussi immobile sur l’eau que l’herbe qui flotte à sa surface.

— Tiens, l’ami, prends cet argent. Addio !

Le gondolier s’éloigna lentement, chantant une chanson en l’honneur de sa barque, tandis que la gondole de don Camillo s’élançait légèrement en avant. Felouques, chebecs, brigantins à trois mâts semblaient passer rapidement devant elle, tandis qu’elle traversait ce labyrinthe de navires. Gino, se penchant, attira l’attention de son maître sur une grande gondole qui venait à leur rencontre, dont l’équipage ramait avec indolence, et qui arrivait dans la direction du Lido. Les deux barques étaient dans une grande avenue tracée au milieu des bâtiments, passage ordinaire de ceux qui allaient à la mer. Nul objet ne se trouvait entre les deux gondoles. En changeant un peu la direction de la sienne, don Camillo se vit bientôt à la distance d’une rame de l’autre ; et il reconnut sur-le-champ que c’était la perfide gondole par laquelle il avait été trompé.

— Rapière en main, mes amis, et suivez-moi ! s’écria le Napolitain désespéré, se préparant à sauter au milieu de ses ennemis.

— C’est Saint-Marc que vous attaquez ! s’écria une voix de dessous le pavillon. Les chances ne sont pas égales, Signore ; car le moindre signal amènerait vingt galères à notre secours.

Don Camillo aurait méprisé cette menace, s’il ne se fût aperçu qu’elle faisait rentrer dans le fourreau les rapières que ses gens en avaient à demi tirées.

— Brigand ! répondit-il, rendez-moi celle que vous avez enlevée.

— Signore, vous autres jeunes nobles, vous vous amusez souvent à vous permettre des extravagances avec ces serviteurs de la république. Il n’y a ici que les gondoliers et moi.

Un mouvement de la barque permit à don Camillo de regarder dans le pavillon, et il reconnut que ce qu’il venait d’entendre était la vérité. Convaincu de l’inutilité d’un plus long pourparler, connaissant le prix de chaque instant, et croyant encore pouvoir retrouver les traces de celle qu’il avait perdue, le jeune Napolitain fit signe à ses gens de reprendre leurs rames. Les deux barques se séparèrent en silence, celle de don Camillo s’avançant du côté d’où l’autre était venue.

En très-peu de temps la gondole de don Camillo fut dans une partie ouverte au Giudecca, et tout à fait au delà de la foule des bâtiments. Il était si tard que la lune commençait à descendre, et sa lumière, tombant en ligne oblique sur la baie, jetait dans l’ombre le côté des bâtiments tourné vers l’orient et tous les autres objets. On voyait une douzaine de navires qui, favorisés par la brise de terre, se dirigeaient vers la sortie du port. Les rayons de la lune frappaient sur la surface étendue de leurs voiles, du côté qui regardait la ville, et les faisaient ressembler à autant de nuages blancs fendant l’eau et s’avançant vers la mer.

— Ils envoient ma femme en Dalmatie ! s’écria don Camillo, comme un homme qui commence à entrevoir la vérité.

— Signor mio ! s’écria Gino au comble de la surprise.

— Je te dis, drôle, que ce maudit sénat a comploté contre mon bonheur, m’a volé ta maîtresse, et a employé une des felouques que je vois pour la faire conduire dans quelqu’une de ses forteresses sur la côte orientale de l’Adriatique.

— Sainte Marie ! — Signor duc ! mon maître ! on dit que les statues de pierre elles-mêmes ont des oreilles dans Venise, et que les chevaux de bronze lâchent des ruades si l’on profère un seul mot contre ceux qui tiennent le haut rang.

— N’est-il pas permis de maudire ceux qui vous volent votre femme ? La patience de Job y tiendrait-elle ? N’as-tu pas d’affection pour ta maîtresse ?

— Je ne me doutais pas, Excellence, que vous eussiez le bonheur d’avoir l’une et que j’eusse l’honneur d’avoir l’autre.

— Tu me fais sentir ma folie, mon bon Gino. En m’aidant en cette occasion, tu auras en vue ta propre fortune ; car tes efforts et ceux de tes compagnons auront pour but la délivrance de la dame à qui je viens de promettre l’amour et la fidélité d’un époux.

— Que san Teodoro nous aide tous, et qu’il nous apprenne ce que nous devons faire ! Cette dame est très-heureuse, signor don Camille ; et si je savais seulement quel nom lui donner, elle ne serait jamais oubliée dans aucune des prières qu’un si humble pécheur oserait offrir.

— Tu n’as pas oublié la dame charmante que j’ai retirée du Giudecca ?

— Corpo di Bacco ! Votre Excellence flottait comme un cygne et nageait aussi vite que vole une mouette. — Si je l’ai oubliée, Signore ? Non, non ! J’y pense toutes les fois que j’entends quelque chose dans l’eau, et je n’y pense jamais sans maudire du fond du cœur le marin d’Ancône. — San Teodoro me pardonne si cela ne convient pas à un chrétien. Mais quoique nous disions des merveilles de ce que notre maître a fait dans le Giudecca, ses eaux n’ont pas le pouvoir d’une cérémonie de mariage, et nous ne pouvons parler avec beaucoup de certitude d’une beauté que nous avons vue dans des circonstances si défavorables.

— Tu as raison, Gino : mais le fait est que cette dame, l’illustre donna Violetta Tiepolo, fille et héritière d’un célèbre sénateur, est maintenant ta maîtresse. Il ne nous reste, qu’à l’établir dans le château de Sainte-Agathe, où je défierais Venise et tous ses agents.

Gino baissa la tête avec soumission ; mais il jeta un regard en arrière pour s’assurer qu’aucun de ces agents que son maître défiait si ouvertement n’était à portée de l’entendre.

Pendant ce temps, la gondole avançant toujours ; car ce dialogue n’interrompait nullement les efforts de Gino, qui dirigeait la barque vers le Lido. À mesure que la brise de terre devenait plus vive, les différents navires qui étaient en vue s’éloignaient, et lorsque don Camillo atteignit la barrière de sable qui sépare les lagunes de l’Adriatique, la plupart d’entre eux avaient traversé les passages, et se dirigeaient dans le golfe suivant leurs destinations. Le jeune Napolitain avait laissé ses gens suivre la direction qu’ils avaient d’abord prise, et c’était uniquement par indécision : il était certain que son épouse était dans un des bâtiments qu’il avait en vue, mais il ne pouvait savoir quel était celui qui était chargé de ce dépôt précieux ; et quand il eût été instruit de ce secret important, les moyens de poursuite lui manquaient. Quand il débarqua, ce fut donc avec le seul espoir de pouvoir former quelque conjecture générale sur la partie des domaines de la république dans laquelle il devait chercher celle qu’il avait perdue, en examinant de quel côté de l’Adriatique se dirigeaient les diverses felouques. Cependant il était déterminé à commencer sa poursuite sur-le-champ, et, en quittant sa gondole, il se tourna vers son gondolier de confiance, pour lui donner les instructions nécessaires.

— Tu sais, Gino, lui dit-il, qu’il y a dans le port un vassal de mes domaines, patron d’une felouque de Sorrente ?

— Oui, Signore ; et je le connais mieux que je ne connais mes propres défauts ou même mes vertus.

— Va le chercher sur-le-champ, et assure-toi qu’il y est encore. J’ai imaginé un plan pour le faire entrer au service de son seigneur naturel ; mais je voudrais savoir si son bâtiment est bon voilier.

Gino fit en peu de mots l’éloge du zèle de son ami, et ne vanta pas moins la bella Sorrentina ; puis, la gondole s’éloignant du rivage, il se mit à manier la rame en homme empressé de s’acquitter de sa mission.

Il y a sur le Lido di Palestrina un lieu solitaire où l’esprit exclusif du catholicisme a voulu que les restes de tous ceux qui meurent à Venise hors du giron de l’église romaine retournent à la poussière dont ils sont sortis. Quoiqu’il ne soit pas éloigné du lieu ordinaire du débarquement et du petit nombre de maisons qui bordent le rivage, cet asile funèbre peut très-bien rappeler l’idée d’un sort sans espoir. Isolé, également exposé à l’air chaud du midi et au vent glacial des Alpes, fréquemment couvert par l’eau qui se détache du sommet des vagues de l’Adriatique, et ayant pour base des sables stériles ; tout ce qu’a pu faire l’industrie humaine aidée par un sol nourri de la dépouille de corps humains, a été de créer autour des modestes sépultures une maigre végétation qui contraste avec la stérilité générale du rivage. Ce cimetière n’est décoré d’aucun arbre ; encore aujourd’hui il n’est pas enclos, et, dans l’opinion de ceux qui l’ont destiné aux hérétiques et aux juifs, il est maudit. Cependant, quoique également condamnées au dernier outrage que l’homme puisse faire subir à ses semblables, ces deux classes prescrites fournissent une triste preuve des étranges préjugés et des passions des hommes, en refusant de partager en commun la misérable portion de terre que l’intolérance leur a accordée pour lieu de dernier repos. Tandis que le protestant, méprisant ses voisins, dort exclusivement à côté du protestant, les enfants d’Israël retournent à la poussière dans une partie séparée du même sol aride ; jaloux, les uns comme les autres, de conserver, même dans le tombeau, les distinctions de leur foi. Nous ne chercherons pas à analyser ce principe profondément enraciné qui rend l’homme sourd à l’appel le plus éloquent qu’on puisse faire en faveur des idées généreuses ; et nous nous contenterons de remercier le ciel d’être nés dans un pays où les intérêts de la religion sont difficilement souillés par l’alliage impur de ceux de la vie, où on laisse l’homme prendre soin lui-même du salut de son âme, et où, autant que l’œil humain peut le savoir, Dieu est adoré pour lui-même.

Don Camillo Monforte débarqua près de ces sépultures isolées des proscrits. Comme il voulait gravir ces monticules de sable que les vagues et les vents du golfe ont accumulés sur l’autre bord du Lido, il était nécessaire qu’il traversât cet endroit méprisé, ou qu’il fît un long circuit, ce qui ne lui convenait point. Après un signe de croix fait avec un sentiment superstitieux qui se rattachant à ses habitudes et à ses opinions, s’étant assuré que son épée ne tenait pas au fourreau, afin de pouvoir y avoir recours en cas de besoin, il traversa le terrain occupé par les morts, ayant soin d’éviter les tertres qui couvraient la sépulture d’un hérétique ou d’un juif. Il était arrivé à peu près au milieu de ce cimetière, quand une forme humaine se leva de terre et parut marcher avec l’air d’un homme occupé à méditer sur la leçon morale que pouvaient donner les sépultures placées à ses pieds. Don Camillo porta de nouveau la main à la poignée de son épée ; se détournant alors de manière à tirer avantage de la clarté de la lune, il s’avança vers l’étranger. Celui-ci l’entendit marcher : car il s’arrêta, regarda le cavalier qui s’approchait, croisa les bras, peut-être en signe de paix, et l’attendit.

— Tu as choisi pour te promener une heure qui inspire la mélancolie, Signore, dit le jeune Napolitain, et un lieu qui y porte encore davantage. J’espère que je ne trouble pas dans ses rêveries un Israélite ou un luthiérien regrettant son ami ?

— Je suis chrétien comme vous, don Camillo Monforte.

— Ah ! tu me connais ! — Tu es Battista, le gondolier qui était autrefois à mon service.

— Signore, je ne suis point Battista.

En parlant ainsi, l’étranger se tourna du côté de la lune, dont la lumière éclaira son visage.

— Jacopo ! s’écria le duc en tressaillant comme le faisait à Venise en général quiconque rencontrait, sans s’y attendre, l’œil ardent du Bravo.

— Oui, Signore ; — Jacopo !

Au même instant, l’épée de don Camillo brilla aux rayons de la lune.

— Ne m’approche pas, drôle ! s’écria-t-il ; et explique-moi pourquoi je te rencontre sur mon chemin dans cette solitude.

Le Bravo sourit, mais ses bras restèrent croisés.

— Je pourrais avec la même justice, répondit-il, demander au duc de Sainte-Agathe pourquoi il se promène à une pareille heure au milieu des tombeaux des hébreux.

— Trêve de railleries ! Je ne plaisante pas avec les gens qui ont ta réputation. Si quelqu’un dans Venise t’a chargé d’employer ton stylet contre moi, tu auras besoin de tout ton courage et de toute ton adresse pour gagner le salaire qui t’a été promis.

— Rengainez votre fer, don Camillo. Il n’y a personne ici qui vous veuille aucun mal. Si j’étais employé comme vous venez de le dire, serait-ce en cet endroit que je viendrais vous chercher ? Demandez-vous à vous-même si votre visite était connue de quelqu’un, si elle n’est pas la suite du frivole caprice d’un jeune seigneur qui se trouve moins à l’aise dans son lit que sur sa gondole ? Nous nous sommes déjà vus, duc de Sainte-Agathe, et vous aviez plus de confiance en mon honneur.

— C est la vérité, Jacopo, répondit don Camillo en baissant la pointe de son épée, sans pouvoir encore se décider à la remettre dans le fourreau, c’est la vérité ; mon arrivée en ces lieux est tout à fait accidentelle, et tu ne pouvais la prévoir. Mais pourquoi es-tu ici ?

— Pourquoi ceux-ci y sont-ils ? demanda le Bravo en montrant les sépulcres qui étaient à ses pieds. Nous naissons et nous mourons, c’est ce que nous savons tous ; mais quand et où, c’est un mystère que le temps seul peut révélera.

— Tu n’es pas homme à agir sans de bonnes raisons. Quoique ces Israélites n’aient pu prévoir le moment de leur visite au Lido, l’heure de la tienne n’a pas été choisie sans intention.

— Je suis ici, don Camillo Monforte, parce que mon âme a besoin d’espace. Il me faut l’air de la mer. Celui des canaux m’étouffe. Je ne puis respirer librement que sur ce banc de sable.

— Tu as encore en quelque autre raison, Jacopo ?

— Oui, Signore. — J’abhorre cette cité de crimes.

En parlant ainsi, il secoua la main dans la direction des dômes de Saint-Marc, et le son grave de sa voix semblait sortir des profondeurs de sa poitrine.

— c’est un langage extraordinaire pour un…

— Pour un bravo. Prononcez ce mot hardiment, signore ; il n’est pas étranger à mon oreille. Mais le stylet d’un bravo est honorable en comparaison du glaive de la prétendue justice dont Saint-Marc est armé. Le plus vil coupe-jarret de toute l’Italie, celui qui pour deux sequins enfoncera le poignard dans le cœur de son ami, est un homme franc et loyal, comparé à quelques hommes de cette ville, hommes de trahison et de nulle pitié.

— Je te comprends, Jacopo ; tu es enfin proscrit. La voix publique, quelque faible qu’elle soit dans cette ville, est parvenue aux oreilles de ceux qui t’employaient, et ils t’ont retiré leur protection.

Jacopo le regarda un instant avec une expression si équivoque que don Camillo releva insensiblement la pointe de son épée : mais quand il répondit, ce fut avec son calme habituel.

— Signore, dit-il, j’ai été jugé digne d’être employé par don Camillo Monforte.

— Je ne le nie pas. — Mais à présent que tu m’en rappelles l’occasion, une nouvelle clarté m’éclaire. Misérable ! c’est à ton manque de foi que je dois la perte de mon épouse.

Quoique la pointe du glaive fût à deux doigts de la gorge de Jacopo, il ne changea pas de position. Regardant don Camillo agité, il rit d’un rire étouffé, mais plein d’amertume.

— On dirait que le duc de Sainte-Agathe veut me voler mon métier, dit-il. Levez-vous, Israélites ! et rendez témoignage de ce fait, de peur qu’on en doute. Un misérable bravo des canaux de Venise est attaqué au milieu de vos tombeaux méprisés, par le plus fier signor de la Calabre. — C’est par grâce que vous avez choisi ce lieu, don Camillo ; car tôt ou tard ce banc de sable doit être ma dernière demeure. Quand je mourrais au pied de l’autel, ayant sur les lèvres les prières de l’Église avec le repentir le plus fervent, les dévots enverraient mon corps reposer au milieu de ces juifs infâmes et de ces maudits hérétiques. Oui, je suis un homme proscrit et indigne de dormir avec les fidèles.

Il parlait avec un si singulier mélange d’ironie et de mélancolie, que don Camillo sentit chanceler sa résolution. Mais se rappelant la perte qu’il avait faite, il brandit son épée et s’écria :

— Tes sarcasmes et ton effronterie ne te serviront à rien, drôle. Tu sais que je roulais s’engager comme chef d’une troupe d’élite pour favoriser la fuite d’une femme qui m’est chère ?

— Rien n’est plus vrai, Signore.

— Et tu as refusé ce service ?

— Oui, noble duc.

— Et peu content de cela, après avoir appris les détails de mon secret, tu l’as trahi !

— Non, don Camillo Monforte, je n’en ai rien fait. Mes engagements avec le conseil ne me permettaient pas de vous servir ; sans quoi, par l’étoile la plus brillante de cette voûte ! mon cœur se serait réjoui de voir le bonheur de deux jeunes et fidèles amants. Non, non, non ; ils ne me connaissent pas, ceux qui pensent que je ne puis trouver du plaisir dans la joie d’un autre. Je vous ai dit que j’appartenais au sénat, et là s’est terminée toute l’affaire.

— Et j’ai eu la faiblesse de te croire, Jacopo ; car tu as un caractère si étrangement composé de bien et de mal, tu as une telle réputation de garder fidèlement ta foi, que la franchise apparente de ta réponse me laissa sans inquiétude. J’ai pourtant été trahi, drôle, et je l’ai été au moment où je me croyais le plus sûr du succès.

Jacopo se montra touché de ce qu’il entendait ; mais tout en marchant à pas lents tandis que don Camillo l’accompagnait en le surveillant avec attention, il sourit froidement, en homme qui avait pitié de la crédulité de son interlocuteur.

— Dans l’amertume de mon âme, continua le jeune Napolitain, j’ai maudit toute la race des Vénitiens pour cette trahison.

— C’est ce qu’il conviendrait mieux de dire à l’oreille du prieur de Saint-Marc qu’à celle d’un homme qui porte un stylet au service du public.

— On a imité ma gondole, on a copié la livrée de mes gens, on m’a enlevé mon épouse… Tu ne réponds rien, Jacopo ?

— Que voulez-vous que je vous réponde, Signore ? Vous avez été pris pour dupe dans un État dont le chef n’ose confier ses secrets à sa femme. Vous vouliez enlever à Venise une héritière, et Venise vous a enlevé votre femme ; vous avez joué gros jeu, don Camillo, et vous avez perdu. Vous pensiez à satisfaire vos désirs et à faire valoir vos droits, quand vous prétendiez servir Venise auprès de l’Espagne.

Don Camillo fit un mouvement de surprise.

— Pourquoi cet étonnement, Signore ? Vous oubliez que j’ai beaucoup vécu parmi ceux qui pèsent toutes les chances de chaque intérêt politique, et que votre nom est souvent dans leur bouche. Ce mariage est doublement désagréable à Venise, qui a presque un aussi grand besoin du mari que de la femme. Il y a longtemps que le Conseil a défendu la publication des bans.

— Fort bien ! — Mais les moyens ? — Explique-moi les moyens par lesquels on m’a trompé, de peur que la trahison ne te soit imputée.

— Signore, les marbres même de la ville apprennent leurs secrets à l’État. J’ai vu et compris bien des choses, tandis que mes supérieurs ne me regardaient que comme un instrument passif ; mais j’en ai vu que ceux qui m’employaient n’auraient pu comprendre eux-mêmes. J’aurais prédit le résultat de votre mariage, si j’en eusse connu la célébration.

— C’est ce que tu n’aurais pu faire, à moins d’être un agent de leur trahison.

— Il est facile de prédire les projets des gens égoïstes ; il n’y a que les hommes honnêtes et généreux qui déjouent tous les calculs. Celui qui peut obtenir connaissance des intérêts présents de Venise est maître de ses secrets d’État les plus importants ; car tout ce qu’elle désire elle le fera, à moins que le service ne coûte trop cher. — Quant aux moyens, comment peut-on en manquer dans une maison comme la vôtre, Signore ?

— Je ne me suis fié qu’à ceux qui méritaient ma confiance.

— Don Camillo, apprenez qu’il n’y a pas un serviteur dans votre palais, à l’exception de Gino, qui ne soit à la solde du sénat ou de ses agents ; même les gondoliers qui vous conduisent tous les jours où vous appelle votre bon plaisir, ont vu tomber dans leurs mains les sequins de la république. Bien plus, ils sont payés non seulement pour vous espionner, mais pour s’espionner les uns les autres.

— Cela peut-il être vrai ?

— En avez-vous jamais douté, Signore ? demanda Jacopo en levant les yeux sur lui de l’air d’un homme qui admire la simplicité d’un autre.

— Je savais que les sénateurs sont des hommes faux, — qu’ils affichent une bonne foi dont ils se jouent en secret ; mais je ne croyais pas qu’ils osassent étendre leurs manœuvres jusqu’aux serviteurs attachés à ma personne. Miner ainsi la sécurité des familles, c’est détruire la société dans sa base !

— Vous parlez en homme qui n’a pas été longtemps marié, Signore, dit le Bravo avec un rire étouffé. D’ici à un an vous pourrez savoir ce que c’est que d’avoir une femme qui vend vos plus secrètes pensées.

— Et tu sers de pareilles gens, Jacopo ?

— Qui ne les sert pas suivant ses moyens ? Nous ne sommes pas maîtres de la fortune, don Camillo ; sans quoi le duc de Sainte-Agathe n’emploierait pas son crédit sur un parent en faveur de la république. Ce que j’ai fait, ce n’a pas été sans une angoisse bien amère, que votre servitude plus douce peut vous avoir épargnée, Signore.

— Pauvre Jacopo !

— Si j’ai survécu à tout cela, c’est parce qu’un être plus puissant que le sénat ne m’a pas abandonné. Mais, don Camillo Monforte, il y a des crimes que toutes les forces de l’homme ne peuvent faire supporter.

Le Bravo frissonna, et il continua à marcher en silence au milieu des tombes méprisées.

— Ils ont donc été trop barbares, même pour toi ? dit don Camillo, qui examinait avec surprise l’œil à demi fermé et la poitrine palpitante du Bravo.

— Oui, Signore. J’ai été témoin cette nuit d’une preuve de leur infamie et de leur mauvaise foi, qui m’a fait envisager ce que je dois moi-même attendre deux. L’illusion est passée : à compter de ce moment, je ne les sers plus.

Le Bravo parlait d’un ton profondément ému ; et quelque étrange que cela fût dans un pareil homme, il semblait parler avec l’air de l’intégrité offensée. Don Camillo savait qu’il n’existe aucune condition dans la vie, quelque dégradée, quelque méprisable qu’elle soit aux yeux du monde, où il ne règne une opinion particulière sur la foi qu’on doit à ses compagnons ; et il avait assez vu la marche tortueuse de l’oligarchie de Venise, pour croire qu’il était possible que sa duplicité honteuse et sans responsabilité blessât les principes même d’un bravo. On attachait moins d’odieux aux gens de cette classe en Italie, surtout à cette époque, qu’il n’est facile de se l’imaginer aujourd’hui. Le défaut radical des lois et leur vicieuse administration faisaient qu’un peuple irritable et susceptible prenait trop souvent le droit de se rendre justice. L’habitude avait diminué l’odieux du crime ; et quoique la société dénonçât l’assassin, on pourrait presque dire que celui qui l’employait n’inspirait guère plus d’horreur que les gens religieux n’en conçoivent de nos jours pour celui qui survit à un combat singulier. Ce n’était pourtant pas l’usage que des hommes du rang de don Camillo eussent avec des gens de l’espèce de Jacopo plus de liaisons que n’en exigeait le service qu’ils en attendaient ; mais le langage et le ton du Bravo excitèrent tellement sa curiosité et sa compassion, qu’il finit, sans y penser, par remettre son épée dans le fourreau et par se rapprocher de lui.

— Ce n’est pas assez d’abandonner le service du sénat, Jacopo, lui dit-il ; ton repentir et tes regrets doivent te faire faire encore un pas de plus vers la vertu. Cherche quelque saint prêtre, et rends le calme à ton âme par la confession et la prière.

Tous les membres du Bravo furent agités d’un tremblement involontaire, et ses yeux se fixèrent sur don Camillo.

— Parle, Jacopo ; moi-même je suis prêt à t’écouter si cela peut alléger le poids qui pèse sur ton cœur.

— Je vous remercie, noble Signore, je vous remercie mille fois de cet éclair de compassion ; il y a bien longtemps qu’il n’a brillé à mes yeux ! Personne ne sait quel est le prix d’un mot de bonté pour celui qui, comme moi, a été condamné par tous ses semblables. — Mes désirs, mes prières, mes larmes ont appelé une oreille qui voulut m’écouter ; et je croyais avoir trouvé quelqu’un qui m’aurait entendu sans mépris, quand la froide politique du sénat l’a frappé. J’étais venu ici pour méditer au milieu de ces morts détestés, quand le hasard m’a fait vous rencontrer. Si je pouvais… Le Bravo s’interrompit et regarda don Camillo avec un air de doute.

— Continue, Jacopo !

— Je n’ai pas même osé confier mes secrets au confessionnal, Signore : comment puis-je être assez hardi pour vous les apprendre ?

— Dans le fait, c’est une proposition étrange.

— Très-étrange, Signore. Vous êtes noble : je suis d’une humble naissance. Vos ancêtres étaient sénateurs et doges de Venise, et les miens, depuis que des pêcheurs se sont construit des huttes dans les lagunes, ont été des ouvriers sur les canaux et des conducteurs de gondoles. Vous êtes riche, puissant, courtisé ; moi je suis pauvre, proscrit, et, comme je le crains, condamné en secret. En un mot, vous êtes don Camillo Monforte, et je suis Jacopo Frontoni.

Don Camillo fut touché, car le Bravo parlait sans amertume et avec un accent de profond chagrin.

— Je voudrais que tu fusses au confessionnal, pauvre Jacopo ! lui dit-il. Je ne suis guère en état de te soulager d’un tel fardeau.

— Signore, j’ai vécu trop longtemps privé de la compassion de mes semblables, et je ne puis le supporter davantage. Ce maudit sénat peut me faire périr sans avertissement préalable ; et alors, qui s’arrêtera pour jeter un coup d’œil sur mon tombeau ? Signore, il faut que je parle ou que je meure.

— Ta situation est déplorable, Jacopo. Tu as besoin des avis d’un prêtre.

— Il n’y en a point en ce lieu, Signore ; et je porte un fardeau qui m’accable. Le seul homme qui m’ait montré de l’intérêt depuis trois longues et cruelles années est parti.

— Mais il reviendra, pauvre Jacopo !

— Jamais, Signore. Il sert de pâture aux poissons des lagunes.

— Et c’est ta main qui lui a donné la mort, monstre ?

— Non, Signore ; c’est la justice de l’illustre république, répondit le Bravo avec un sourire plein d’amertume.

— Ah ! le sénat commence donc à ouvrir les yeux sur les crimes des gens de ta classe ? Ton repentir est le fruit de la crainte.

Jacopo avait peine à respirer. Il croyait avoir excité la compassion de don Camillo, malgré la différence de leur situation, et il fut accablé par la perte de cet espoir : il frémit, atteint d’un mortel découragement. Ému par les signes d’une douleur si peu équivoque, don Camillo continua de rester près de Jacopo : il lui répugnait de devenir le confident d’un homme dont le caractère était si connu, et cependant il ne pouvait se résoudre à laisser un de ses semblables livré à une telle angoisse,

— Signore, dit le Bravo d’une voix altérée qui pénétra jusqu’au fond du cœur du noble Napolitain, laissez-moi. S’ils demandent où est un prescrit, dites-leur de venir ici dans la matinée ; ils trouveront mon corps près des sépultures des hérétiques.

— Parle, je t’écouterai.

Jacopo le regarda d’un air de doute.

— Débarrasse ton cœur du fardeau qui l’oppresse : je t’écouterai, quand même tu me parlerais de l’assassinat de mon plus cher ami.

Le Bravo, respirant à peine, le regarda comme s’il eût encore douté de sa sincérité. Tous ses traits étaient contractés convulsivement, et ses regards devinrent encore plus attentifs. Alors, les rayons de la lune tombant directement sur le visage de don Camillo, il y aperçut une compassion véritable, et fondit en larmes.

— Je t’écouterai, pauvre Jacopo ; je suis prêt à t’écouter ! s’écria don Camillo, profondément ému à ce signe de détresse dans un homme d’un caractère si ferme.

Un geste de la main du Bravo lui fit garder le silence, et Jacopo, après un moment de lutte intérieure, reprit la parole.

— Vous avez sauvé une âme de la perdition, Signore, lui dit-il en cherchant à calmer son émotion. Si les hommes heureux connaissaient tout le pouvoir d’un mot de bonté, d’un seul regard de compassion, quand il est accordé à celui que tout le monde méprise, ils ne regarderaient pas si froidement le misérable que chacun repousse. Cette nuit aurait été ma dernière, si vous m’aviez refusé votre pitié. Mais écouterez-vous mon histoire, Signore ? — Ne dédaignerez-vous pas d’entendre les aveux d’un bravo ?

— Je l’ai promis ; mais sois bref, car j’ai moi-même en ce moment de grands soucis.

— Je n’en connais pas toute l’étendue, Signore ; mais il n’est pas probable qu’ils soient aggravés par cet acte de bonté.

Jacopo fit un effort sur lui-même, et commença son récit.

La marche de notre histoire n’exige pas que nous suivions cet homme extraordinaire dans la relation qu’il fit à don Camillo des secrets de sa vie. Il nous suffit de dire que plus cette confidence approchait de son terme, plus le jeune seigneur calabrais se rapprochait du Bravo et l’écoutait avec intérêt. Le duc de Sainte-Agathe respirait à peine, tandis que son compagnon, avec ce langage énergique et ce ton animé qui sont propres au caractère italien, lui racontait ses chagrins secrets et les scènes dans lesquelles il avait joué un rôle. Avant qu’il eût fini, don Camillo avait perdu de vue ses propres sujets d’affliction ; et lorsqu’il eut entendu tous ses aveux, le dégoût que lui avait d’abord inspiré la présence de cet homme avait fait place à une compassion dont il n’était pas maître. En un mot, celui qui lui parlait était si éloquent, et les faits qu’il lui racontait offraient tant d’intérêt, qu’il semblait maîtriser les sensations de son auditeur, comme l’improvisateur commande aux passions de la foule qui l’écoute.

Cependant le duc et Jacopo étaient sortis des limites du cimetière méprisé, et le Bravo achevait ses aveux, lorsqu’ils se trouvèrent sur la rive opposée du Lido. Ce fut là qu’à la voix contenue de Jacopo succéda le bruit sourd de l’Adriatique, qui venait se briser sur le rivage.

— Cela surpasse toute croyance ! s’écria don Camillo, après une longue pause qui ne fut interrompue que par le choc alternatif des vagues.

— Signore, j’en atteste sainte Marie, c’est la vérité.

— Je n’en doute pas, pauvre Jacopo ; — je ne puis douter de la vérité d’une relation ainsi faite. Oui, tu as été victime de leur duplicité infernale, et tu peux bien dire que le fardeau était insupportable. — Quelles sont tes intentions ?

— De ne plus les servir, don Camillo. Je n’attends que la dernière scène solennelle qui maintenant est certaine, et alors je quitte cette ville d’astuce pour aller chercher fortune dans quelque autre pays. Ils ont flétri ma jeunesse, ils ont chargé mon nom d’infamie ; mais Dieu peut encore alléger ce fardeau.

— N’exagère pas les reproches que tu as à te faire, Jacopo. Le plus riche et le plus heureux de nous n’est pas au-dessus du pouvoir de la tentation. Tu sais que mon rang et mon nom ne m’ont pas garanti tout à fait moi-même de leurs artifices.

— Je sais, Signore, qu’ils sont en état de tromper des anges. Leur astuce n’est surpassée que par leurs moyens de tromper, et leur prétention à la vertu par leur indifférence à la pratiquer.

— Tu as raison, Jacopo. La vérité n’est jamais en plus grand danger que lorsque toute une communauté se laisse tromper par le masque du vice offrant les traits de la vertu ; car sans vérité il n’y a pas de vertu. C’est substituer des mots à la réalité, — faire servir l’autel à des usages mondains, — et donner le pouvoir sans autre responsabilité que celle qu’impose l’égoïsme d’une caste. Jacopo, pauvre Jacopo ! tu entreras à mon service. Je suis maître dans mes domaines, et une fois délivré de cette république hypocrite, je me charge du soin de ta sûreté et de ta fortune. Sois tranquille pour ce qui concerne ta conscience ; j’ai du crédit près de la sainte Église, et l’absolution ne te manquera pas.

L’expression manqua à la reconnaissance du Bravo. Il baisa la main de Camiilo, mais ce fut avec cette réserve de respect pour soi-même qui appartenait à son caractère.

— Une politique telle que celle de Venise, continua le jeune seigneur poursuivant le cours de ses réflexions, ne laisse personne maître de ses propres actions. Le tissu d’astuces qui en compose le système est plus fort que la volonté. Il couvre de mille formes spécieuses ses attentats contre la justice, et s’assure de l’appui de chacun, sous prétexte d’un sacrifiée à faire au bien général. Nous nous imaginons quelquefois jouer un rôle fort simple dans une intrigue d’État excusable, quand nous tombons dans la fange du péché. La fausseté est la mère de tous les crimes, et jamais elle n’en produit tant que lorsqu’elle doit elle-même sa naissance à l’État. Je crains d’avoir sacrifié à cette influence perfide, et je voudrais pouvoir l’oublier.

Quoique don Camillo parut plutôt se parler à lui-même qu’il n’adressait ces paroles à son compagnon, il était évident, par la suite de ses pensées, que le récit de Jacopo avait éveillé en lui des réflexions désagréables sur la manière dont il avait cherché à faire valoir près du sénat ses prétentions. Peut-être avait-il senti la nécessité de faire quelque apologie de sa conduite devant un homme qui, quoique d’un rang si inférieur au sien, pouvait l’apprécier, et qui venait de condamner dans les termes les plus expressifs la servilité avec laquelle il avait consenti à devenir l’instrument des artifices de la fatale tyrannie vénitienne.

Jacopo se borna à dire quelques mots en forme de généralités, mais qui tendaient à calmer les reproches tacites que se faisait don Camillo. Avec une adresse qui prouvait combien il était propre au grand nombre de missions délicates dont il avait été chargé, il fit ingénieusement tomber la conversation sur l’enlèvement récent de donna Violetta, et il offrit à celui au service duquel il entrait de l’aider de tous ses moyens à retrouver son épouse.

— Pour que tu puisses savoir tout ce que tu entreprends, dit don Camillo, écoute-moi bien, Jacopo, et je ne cacherai rien à ton intelligence.

Le duc de Sainte-Agathe expliqua alors brièvement, mais avec clarté, à son nouveau serviteur les mesures qu’il avait prises et ce qu’il comptait faire pour retrouver celle qu’il aimait.

Le Bravo écouta avec la plus grande attention les détails les plus minutieux de ce récit ; et pendant que don Camillo le continuait, il sourit lui-même plus d’une fois, en homme habitué à démêler les fils de l’intrigue la plus compliquée. Ce récit venait de se terminer quand le bruit des pas de Gino annonça son retour.