Le Bravo/Chapitre XVI

Le Bravo (1831)
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 11p. 197-214).

CHAPITRE XVI.


Encore quelques jours, encore quelques nuits troublées par des songes, et je dormirai bien. Mais où ? — N’importe. — Adieu, adieu, mon Angiolina.
Lord ByronMarino Faliero.


Quand le carme rentra dans appartement de donna Violetta, son visage était couvert de la pâleur de la mort, et ce ne fut qu’avec difficulté que ses jambes le portèrent jusqu’à une chaise. À peine remarque-t-il que don Camillo Monforte était encore présent, et il ne fit pas attention à l’éclat et à la joie qui brillaient dans les yeux de Violetta. Les heureux amants eux-mêmes ne s’aperçurent pas de son arrivée, car le seigneur de Sainte-Agathe avait réussi à arracher le secret du cœur de sa maîtresse, si l’on peut appeler un secret celui que l’ardente Italienne avait à peine cherché à garder ; et le moine avait traversé l’appartement avant que le regard plus tranquille de donna Florinda elle-même se fût arrêté sur lui.

— Vous vous trouvez mal ! s’écria la gouvernante. Père Anselme, vous ne vous êtes pas absenté sans quelque cause grave ?

Le moine rejeta en arrière son capuchon pour se donner de l’air, et ce mouvement découvrit la pâleur mortelle de son visage. Mais ses yeux hagards et ses traits semblaient avoir besoin d’un effort pour reconnaître les personnes qui l’entouraient.

— Ferdinando ! Père Anselme ! s’écria donna Florinda, réprimant une familiarité déplacée, quoiqu’elle ne pût commander à l’inquiétude de ses traits rebelles, parle-nous ! — Tu souffres ?

— Je souffre, Florinda.

— Ne me trompe pas. — Peut-être tu as encore reçu de mauvaises nouvelles. — Venise…

— Est dans un état effrayant.

— Pourquoi nous as-tu quittés ? — Pourquoi, dans un moment si important pour notre élève, — un moment qui peut avoir la plus grande influence sur son bonheur, — as-tu été absent une longue heure ?

Violetta, sans le savoir, jeta un regard de surprise sur la pendule, mais ne parla point.

— Les serviteurs de l’État ont en besoin de moi, répondit le moine en soulageant ses souffrances d’esprit par un profond soupir.

— Je te comprends, père Anselme. — Tu es allé donner l’absolution à un pénitent ?

— Oui, ma fille, et il en est peu qui quittent le monde mieux réconciliés avec Dieu et avec leurs semblables.

Donna Florinda murmura une courte prière pour l’âme du défunt, et fit avec piété un signe de croix. Son exemple fut imité par son élève, et don Camillo pria aussi tandis que sa tête était penchée vers sa belle compagne avec un air de respect.

— Sa mort était-elle juste ? demanda donna Florinda.

— Il ne l’avait pas méritée, s’écria le carme avec ferveur, ou il n’y a nulle foi à avoir en l’homme. J’ai été témoin de la mort d’un être qui était mieux disposé à mourir que ceux qui ont prononcé sa sentence. — Dans quel horrible état se trouve Venise !

— Et tels sont ceux qui sont maîtres de ta personne, Violetta ! dit, don Camillo. C’est à ces meurtriers nocturnes que ton bonheur sera confié ! — Dis-nous, bon père : ta triste tragédie touche-t-elle en quelque chose les intérêts de cette belle personne ? car nous sommes entourés ici de mystères aussi incompréhensibles et presque aussi effrayants que le destin lui-même.

Les yeux du moine passèrent de l’un à l’autre, et sa physionomie commença à prendre un air moins égaré.

— Tu as raison, répondit-il, tels sont les hommes qui veulent disposé de la personne de notre pupille.

— Bienheureux saint Marc, pardonne la prostitution de ton nom révéré, et protège cette jeune fille par la vertu de tes prières !

— Mon père, sommes-nous dignes de connaître plus en détail ce que tu as vu ?

— Les secrets du confessionnal sont sacrés, mon fils ; mais ce que j’ai appris est fait pour couvrir de honte les vivants et non les morts.

— Je vois en ceci les mains de ceux qui sont là-haut. — Car c’était ainsi qu’on désignait le conseil de Trois. — Ils se sont immiscés dans mes affaires, pendant des années, par pur égoïsme ; et je dois l’avouer à ma honte, ils m’ont forcé, pour obtenir justice, à une soumission aussi peu d’accord avec mes sentiments qu’avec mon caractère.

— Tu es incapable de cette injustice envers toi-même, Camillo.

— C’est un gouvernement horrible, ma chère Violetta ; et les fruits en sont également pernicieux à celui qui commande et à celui qui obéit. Il offre le plus grand de tous les dangers, le fléau du secret sur ses intentions, sur ses actes et sur sa responsabilité.

— Tu dis la vérité, mon fils, il n’y a d’autre, sécurité contre l’oppression et l’injustice dans un État que la crainte de Dieu et la crainte des hommes. Venise ne connaît pas la première, car trop de gens y partagent l’odieux de ses crimes ; et quant à la seconde, les actes communs ici sont cachés à la connaissance des hommes.

— Nous parlons bien-hardiment pour des gens qui vivent sous ses lois, dit donna Florinda en jetant un regard timide autour d’elle. Comme nous ne pouvons ni changer ni corriger les usages de l’État, il vaut mieux que nous gardions le silence.

— Si nous ne pouvons changer le pouvoir des Conseils, nous pouvons l’éluder, répondit don Camillo en baissant la voix, et poussant la prudence jusqu’à fermer la croisée, après avoir promené un regard inquiet sur les portes de l’appartement. Êtes-vous sûre de la fidélité des domestiques, donna Florinda ?

— Il s’en faut de beaucoup, Signore. Nous en avons qui sont d’anciens serviteurs et dont la fidélité est éprouvée, mais il en est qui nous ont été donnés par le sénateur Gradenigo, et ce sont, sans aucun doute, des agents de l’État.

— C’est ainsi qu’ils font espionner la conduite privée de chacun. Je suis forcé de garder dans mon palais des valets que je sais être à leur solde, et pourtant je crois qu’il vaut mieux paraître ignorer tout, de peur qu’ils ne me fassent entourer d’une manière que je ne pourrais même soupçonner. — Croyez-vous, mon père, que ma présence ait ici échappé aux espions ?

— Ce serait hasarder beaucoup que de compter sur une entière sécurité. Je ne crois pas que personne nous ait vus entrer, car nous sommes venus par la porte secrète. Mais qui est certain de ne pas être observé, quand sur cinq hommes on peut redouter un espion soudoyé ?

Violetta effrayée appuya la main sur le bras de son amant.

— Même à présent, Camillo, lui dit-elle, tu peux être observé et ta perte peut être secrètement prononcée.

— Si l’on m’a vu, rien n’est moins douteux. Saint-Marc ne pardonnera jamais une opposition si hardie à son bon plaisir. Et cependant, chère Violetta, pour obtenir ton affection, ce risque n’est rien, et je consentirais à en courir de bien plus grands encore pour réussir dans mes projets.

— Ces jeunes gens sans expérience et trop confiants ont profité de mon absence pour parler plus librement que la discrétion ne le permettait, dit le carme du ton d’un homme qui prévoyait la réponse.

— Mon père, la nature ne peut être enchaînée par les faibles liens de la prudence.

Le front du moine se rembrunit. Ceux qui l’écoutaient cherchèrent à voir ce qui se passait dans son esprit d’après ce qui se peignait sur une physionomie en général si bienveillante, quoique toujours mélancolique. Pendant quelques instants chacun garda le silence.

Jetant un regard inquiet sur don Camillo, le carme lui demanda enfin :

— As-tu bien réfléchi sur les suites de ta témérité, mon fils ? Que te proposes-tu en bravant ainsi le courroux de la république, en défiant ses artifices, ses moyens secrets de tout savoir, et en méprisant la terreur qu’elle inspire ?

— Mon père, j’ai réfléchi comme on réfléchit à mon âge et quand on aime. Je me suis convaincu que tous les maux seraient un bonheur, comparés à la perte de Violetta, et qu’aucun risque ne doit effrayer quand on se promet pour récompense d’obtenir son affection. Telle est ma réponse à ta première question. Quant à la seconde, tout ce que je puis te dire, c’est que je suis trop accoutumés l’astuce du sénat pour ne pas connaître les moyens de la déjouer.

— La jeunesse tient toujours le même langage quand elle se laisse séduire par cette illusion agréable qui dore l’avenir d’une teinte flatteuse. L’âge et l’expérience peuvent la condamner ; mais cette faiblesse continuera d’être le partage de tous les jeunes gens, jusqu’à ce qu’ils apprennent à voir la vie sous ses véritables couleurs. Duc de Sainte-Agathe, quoique tu sois un noble de haute naissance, que tu portes un nom illustre et que tu sois le seigneur d’un grand nombre de vassaux, cependant tu n’es pas une puissance. Tu ne peux ni faire une forteresse de ton palais à Venise, ni charger un héraut de porter un cartel au doge.

— Vous avez raison, révérend ; je ne puis rien faire de tout cela ; et celui même qui le pourrait aurait tort de compter sur sa fortune pour commettre de tels actes de témérité. Mais les États de Saint-Marc ne couvrent pas toute la terre. Nous pouvons fuir.

— Le sénat a le bras long, avec mille mains qui le servent en secret.

— Personne ne le sait mieux que moi. Cependant il ne commet pas d’actes de violence sans motifs. La main de sa pupille une fois irrévocablement unie à la mienne, le mal, en ce qui le concerne, devient irréparahle.

— Le crois-tu ? On trouverait bientôt des moyens pour vous séparer. Ne te flatte pas que Venise renonce si aisément à ses desseins. La fortune d’une maison comme celle-ci achèterait d’indignes prétendants à sa main, et tes droits seraient méprisés ou peut-être niés.

— Mais, mon père, s’écria Violetta, la cérémonie de l’Église ne peut être méprisée. Elle est sacrée, puisqu’elle est instituée par le ciel.

— Ma fille, je le dis avec chagrin ; mais les grands et les puissants trouvent les moyens de briser les nœuds formés même par le saint Sacrement. Ta richesse ne servirait qu’à sceller ta misère.

— Cela pourrait arriver, mon père, si nous restions à la portée de Saint-Marc, s’écria le Napolitain. Mais une fois hors de ses frontières, ce serait usurper trop hardiment les droits d’un État étranger que de mettre la main sur une personne. D’ailleurs, mon château de Sainte-Agathe est une retraite qui défiera leurs trames les plus secrètes, jusqu’à ce qu’il arrive des événements qui leur fassent trouver plus prudent de renoncer à leurs projets que d’y persister.

— Cette raison aurait de la force si tu étais dans les murs de Sainte-Agathe, au lieu d’être où tu es, — au milieu des canaux de Venise.

— Il se trouve maintenant dans ce port un Calabrois, né mon vassal, un certain Stefano Milano, patron d’une felouque de Sorrente, et l’ami de mon gondolier, de ce Gino qui a été le troisième dans la course d’aujourd’hui… Te trouves-tu mal, bon père ? tu parais troublé.

— Achève ce que tu as commencé, répondit le carme en lui faisant signe qu’il désirait ne pas être observé.

— Mon fidèle Gino m’a appris que cet homme est dans les lagunes pour quelque mission de la république, à ce qu’il pense ; car quoique ce marin soit moins disposé à la familiarité que de coutume, il a laissé échapper quelques mots qui mènent à le conclure ainsi. La felouque est prête d’heure en heure à mettre en mer, et je ne doute pas que le patron ne préfère servir son seigneur naturel plutôt que ces mécréants, ces sénateurs à double visage. Je puis payer aussi bien qu’eux si je suis servi à mon gré, et je puis également punir si je suis offensé.

— Tout cela serait fort bon, Signore, si tu étais à l’abri de l’astuce de cette ville mystérieuse ; mais comment peux-tu t’embarquer sans attirer l’attention de ceux qui surveillent sans doute nos mouvements et ta personne ?

— Il y a des masques à toute heure sur les canaux ; et si Venise est si impertinente dans son système de surveillance, tu sais, bon père, qu’à moins d’un motif extraordinaire ce déguisement est sacré. Sans ce mince privilège, la ville ne serait pas habitable un seul jour.

— Je crains le résultat de cette aventure, dit le moine en hésitant ; et il était évident, à son air de réflexion, qu’il en calculait toutes les chances. — Si nous sommes reconnus et arrêtés, nous sommes tous perdus.

— Fiez-vous à moi, mon père ; même en cas d’un événement si malheureux, votre sûreté ne sera pas oubliée. J’ai, comme vous le savez, un oncle qui est très-avant dans les bonnes grâces du saint-père, et qui porte le chapeau écarlate. Je vous donne la parole d’honneur d’un cavalier d’employer tout mon crédit auprès de ce parent, pour obtenir de l’Église une intercession puissante capable d’affaiblir le coup qui menacerait son serviteur.

Les traits du carme s’animèrent, et pour la première fois le jeune noble plein d’ardeur remarqua sur ses lèvres ascétiques une expression de fierté mondaine.

— Tu as mal compris mes appréhensions, duc de Sainte-Agathe, dit-il. Ce n’est pas pour moi que je crains, c’est pour d’autres. Cette tendre et aimable enfant n’a pas été confiée à mes soins sans faire naître dans mon seine une sollicitude paternelle ; et… Il s’interrompit et parut lutter contre lui-même. J’ai connu trop longtemps les douces vertus que possède donna Florinda, continua le moine, pour la voir avec indifférence exposée à un danger prochain et effrayant. Nous ne pouvons abandonner notre pupille, et je ne vois pas comment il nous est possible, en tuteurs prudents et vigilants, de consentir en aucune manière à lui faire courir un tel risque. Espérons encore que ceux qui gouvernent voudront protéger l’honneur et le bonheur de donna Violetta.

— Ce serait espérer que le Lion ailé se changera en agneau, ou que ces sénateurs sombres et sans âme deviendront une communauté de saints chartreux voués à la pénitence. Non, révérend père ; il nous faut saisir cette heureuse occasion, car nous ne pouvons nous flatter d’en trouver une plus favorable, où il ne nous reste plus qu’à mettre toutes nos espérances dans une politique froide et calculatrice qui méprise tout ce qui ne la conduit pas à son but. Une heure, une demi-heure même nous suffirait pour avertir le marin ; et avant que le soleil se lève, nous pourrions voir les dômes de Venise se plonger dans les lagunes détestées.

— Tels sont les plans d’une jeunesse confiante, emportée par la passion. Crois-moi, mon fils, il n’est pas aussi facile que tu te l’imagines de tromper les agents de la police. Nous ne pourrions quitter ce palais, entrer dans la felouque, faire un seul des pas nombreux qui doivent être hasardés, sans attirer les yeux sur nous. — Écoutez ! — J’entends un bruit de rames. — Une gondole est en ce moment à la porte.

Donna Florinda courut à la hâte sur le balcon, et revint aussi promptement annoncer qu’elle avait vu un officier de la république entrer dans le palais. Il n’y avait pas de temps à perdre, et don Camillo fut de nouveau pressé de se cacher dans le petit oratoire. À peine cette précaution nécessaire avait-elle été prise, que la porte de appartement s’ouvrit et le messager privilégié du sénat annonça lui-même son arrivée. C’était le même individu qui avait présidé à l’horrible exécution du pêcheur et qui avait déjà annoncé la cessation des pouvoirs du signor Gradenigo. Son œil jeta un regard de soupçon autour de la chambre quand il y entra, et le carme trembla de tous ses membres quand leurs yeux se rencontrèrent. Mais toute crainte immédiate disparut quand le sourire artificieux par lequel il avait coutume d’adoucir ses commissions désagréables eut pris la place de l’expression momentanée d’un soupçon vague et habituel.

— Noble dame, dit-il en saluent avec le respect qu’exigeait le rang de celle à qui il parlait, la présence empressée d’un serviteur du sénat peut vous faire connaître l’intérêt que ce corps prend à votre bonheur. Désirant veiller à vos plaisirs et toujours attentif aux désirs d’une si jeune personne, il a décidé de vous procurer l’amusement et la variété d’une autre résidence ; dans une saison où la chaleur et la foule des gens qui vivent en plein air rendent les canaux de notre cité désagréables. Je suis chargé de vous prier de faire les préparatifs qui peuvent vous paraître convenables pour aller passer quelques mois dans une atmosphère plus pure et pour partir très-promptement ; car votre voyage, toujours pour que vous le fassiez plus agréablement, commencera avant le lever du soleil.

— C’est donner à une femme bien peu de temps, Signore, pour se disposer à quitter la demeure de ses ancêtres.

— Saint-Marc ne souffre pas qu’un vain cérémonial l’emporte sur l’affection et sur les soins paternels. C’est ainsi qu’un père en agit envers son enfant. D’ailleurs il importait peu de vous donner cet avis longtemps d’avance, puisque le gouvernement veillera à ce vous trouviez tout ce qui peut vous être nécessaire dans la demeure qui doit être honorée par la présence d’une dame si illustre.

— Quant à moi, Signore, mes préparatifs de départ seront bientôt faits, mais je crains que les serviteurs dont mon rang exige que je sois accompagnée n’aient besoin de plus de loisirs.

— Cet embarras a été prévu, Madame ; et, pour le prévenir, le conseil a décidé de vous fournir la seule suivante dont vous aurez besoin pendant une si courte absence de la ville.

— Comment, Signore ! dois-je être séparée de mes gens ?

— Des mercenaires qui vous servent dans ce palais, Madame, pour être confiée aux soins de personnes qui vous serviront d’après de plus nobles motifs.

— Et mon amie maternelle ? — Et mon guide spirituel ?

— Il leur sera permis de se dispenser de leurs soins pendant votre absence.

Une exclamation de donna Florinda et un mouvement involontaire du moine prouvèrent l’effet que produisait sur eux cette nouvelle. Donna Violetta, ainsi blessée dans ses affections, fit un violent effort pour cacher son ressentiment. Sa fierté contribua à lui en donner la force. Mais elle ne put déguiser entièrement une autre espèce d’angoisse qui n’était que trop visible dans ses yeux.

— Dois-je comprendre que cette prohibition s’étend à celle qui est chargée du service de ma personne ?

— Telles sont mes instructions, Signora.

— Et l’on attend de Violetta Tiepolo qu’elle se charge elle-même des soins de la domesticité ?

— Non, Signora. On vous donne pour remplir ces devoirs une suivante parfaite et agréable. — Annina, continua-t-il en s’approchant de la porte, ta noble maîtresse est impatiente de te voir.

Tandis qu’il parlait encore, la fille du marchand de vin se montra. Elle avait un air d’humilité empruntée, mais elle laissait voir en elle quelque chose qui annonçait qu’elle se regardait comme indépendante du bon plaisir de sa nouvelle maîtresse.

— Et cette fille doit être placée près de ma personne ! s’écria donna Violetta, après avoir étudié un instant la physionomie fausse et hypocrite d’Annina, avec une répugnance qu’elle ne chercha pas à cacher.

— Telle a été la sollicitude de vos illustres tuteurs, Signora. Comme elle est informée de tout ce qui est nécessaire, je ne vous dérangerai pas plus longtemps, et je prendrai congé de vous, en vous recommandant de profiter du peu de moments qui vous restent d’ici au lever du soleil pour faire vos apprêts de départ, afin que vous puissiez jouir de la brise du matin en sortant de la ville.

L’officier jeta un autre regard autour de la chambre, plutôt par habitude que pour aucun autre motif, salua, et se retira.

Un triste et profond silence s’ensuivit. Tout à coup la crainte que don Camillo ne se méprît sur leur situation, et ne vînt à se montrer s’offrit à l’esprit de Violetta, et elle se hâta d’apprendre à son amant le danger qu’il courait en adressant la parole à sa nouvelle suivante.

— Tu as déjà été en service, Annina ? lui demanda-t-elle assez haut pour que sa voix pénétrât dans l’oratoire.

— Jamais à celui d’une dame si belle et si illustre, Signora. Mais j’espère me rendre agréable à une dame qu’on dit si bonne pour tout ce qui l’entoure.

— Tu n’es pas neuve dans l’art de la flatterie, du moins. Retire-toi, et va informer mes gens de cette résolution subite, afin d’exécuter sans retard les ordres du Conseil. Je te charge du soin de tous les préparatifs, Annina, puisque tu connais le bon plaisir de mes tuteurs. — Mes gens t’en faciliteront les moyens.

Annina parut hésiter, et ceux qui l’observaient crurent remarquer qu’elle n’obéissait qu’avec une répugnance soupçonneuse. Elle obéit pourtant, et sortit de l’appartement avec un domestique que donna Violetta avait appelé de l’antichambre. Du moment que la porte fut fermée, don Camillo reparut au milieu due groupe, et les quatre amis se regardèrent entre eux, frappés d’une égale terreur.

— Peux-tu encore hésiter, mon père ? demamda l’amant.

— Je n’hésiterais pas un instant, mon fils, si je voyais les moyens de réussir dans notre fuite.

— Quoi ! tu ne m’abandonneras donc pas ! s’écria Violetta en lui baisant la main ; ni toi, ma seconde mère ?

— Ni moi, répondit la gouvernante, qui avait une sorte d’intuition pour comprendre les résolutions du moine ; nous irons avec toi, ma chère, au château de Sainte-Agathe, ou dans les prisons de Saint-Marc.

— Bonne et vertueuse Florinda, reçois mes remerciements ! s’écria Vioietta en croisant les mains sur son sein avec une émotion mêlée de piété et de reconnaissance. Camillo, c’est à toi de nous guider.

— Prends garde ! dit le moine ; j’entends quelqu’un. — Vite dans ta retraite !

Don Camillo était à peine rentré dans l’oratoire qu’Annina reparut ; comme l’officier du sénat, elle jeta un coup d’œil tout autour de l’appartement, et, d’après la question frivole qu’elle fit, il paraissait que son entrée n’avait aucun autre prétexte que de consulter le goût de sa nouvelle maîtresse sur la couleur d’une robe.

— Fais ce que tu voudras, ma fille, dit Violetta avec impatience ; tu connais le lieu qu’on me destine pour retraite, et tu peux juger du costume qui y est convenable. Hâte tes préparatifs, afin que je n’occasionne aucun délai. — Enrico, conduisez ma nouvelle suivante à ma garde-robe.

Annina se retira à contre-cœur, car elle avait trop d’astuce pour ne pas se méfier de cette soumission inattendue à la volonté du Conseil, et pour ne pas s’apercevoir que ce n’était qu’avec déplaisir que Violetta la voyait s’acquitter de ses nouveaux devoirs. Cependant, comme le fidèle domestique de donna Violetta restait à son côté, elle fut obligée d’obéir, et elle se laissa conduire à quelques pas de la porte ; mais, prétendant tout à coup se rappeler une nouvelle question qu’elle avait à faire, elle fit un tour en arrière avec tant de rapidité, qu’elle était dans la chambre avant qu’Enrico eût pu prévoir son intention.

— Ma fille, dit le moine d’un ton sévère, va exécuter tes ordres, et ne nous interromps pas plus longtemps. Je vais confesser cette pénitente, qui peut avoir à désirer longtemps les consolations de mon ministère avant que nous nous revoyions. Si tu n’as rien d’urgent à nous dire, retire-toi avant de donner à l’Église un sujet sérieux d’offense.

La sévérité du ton du carme, et son air de commandement, quoique mêle d’humilité, imposèrent à Annina. Sa hardiesse trembla sous les regards du moine ; et dans le fait, elle fut épouvantée du risque qu’elle courait, si elle blessait des opinions si profondément enracinées dans tous les esprits ; ses habitudes superstitieuses ne pouvaient l’en mettre elle-même à l’abri. Elle murmura quelques mots d’excuse, et finit par se retirer ; mais avant de fermer la porte, elle jeta encore autour d’elle un autre regard annonçant l’inquiétude et le soupçon.

Après son départ, le moine fit un geste pour recommander le silence à don Camillo, qui avait à peine pu réprimer son impatience jusqu’à ce qu’Annina fût partie.

— Sois prudent, mon fils, lui dit-il à demi-voix ; nous sommes au milieu de la trahison. Dans cette malheureuse ville personne ne peut savoir à qui il doit se fier.

— Je crois que nous sommes sûres d’Enrico, dit donna Florinda, et cependant le son de sa voix trahissait le doute qu’elle affectait de ne pas éprouver.

— Peu importe, ma fille. Il ignore que don Camillo est ici, et à cet égard nous sommes en sûreté. — Duc de Sainte-Agathe, si vous pouvez nous tirer de cet embarras, nous vous suivrons.

Un cri de joie allait s’échapper des lèvres de Violetta ; mais, obéissant à un regard du moine, elle se tourna vers son amant, comme pour apprendre sa décision. Un regard de don Camillo exprima son assentiment. Sans prononcer un seul mot, il écrivit à la hâte, au crayon, quelques mots sur l’enveloppe d’une lettre ; et y ayant ensuite enfermé une pièce d’argent, il s’avança avec précaution vers le balcon et fit un signal. Chacun en attendit la réponse sans oser à peine respirer. Presque au même instant on entendit le bruit de l’eau, agitée par le mouvement d’une gondole qui s’arrêta sous la fenêtre. S’approchant de nouveau du balcon, don Camillo jeta le papier avec tant de précision, qu’il entendit la pièce de monnaie tomber au fond de la barque. Le gondolier leva à peine les yeux vers le balcon ; et, commençant une chanson très-connue sur les canaux, il se mit à ramer en homme qui n’était pas pressé d’arriver.

— J’ai réussi, dit don Camillo en entendant Gino chanter. Dans une heure, mon agent se sera assuré de la felouque, et alors tout dépendra des moyens que nous aurons pour quitter ce palais sans être observés. Mes gens nous attendront bientôt ; et peut-être ferions-nous aussi bien de nous fier ouvertement à notre vitesse pour gagner l’Adriatique.

— Nous avons un devoir solennel et indispensable à accomplir, dit le carme. — Mes filles, passez dans vos appartements, et occupez-vous des préparatifs nécessaires pour votre fuite, ce qui pourra paraître un désir de vous conformer au bon plaisir du sénat. Dans quelques minutes je vous rappellerai.

Surprises, mais obéissantes, les deux dames se retirèrent. Le moine fit alors connaître brièvement, mais avec clarté, ses intentions à don Camillo, qui l’écouta avec une grande attention ; après quoi ils passèrent tous deux dans l’oratoire. Quinze minutes ne s’étaient pas écoulées, que le moine sortit seul. Il toucha le cordon d’une sonnette placée dans l’appartement de Violetta, et donna Florinda arriva promptement avec elle.

— Prépare-toi pour la confession, dit le prêtre en se plaçant avec une grave dignité sur le fauteuil dont il avait coutume de se servir quand il écoutait l’aveu ingénu des fautes et des erreurs de sa fille spirituelle.

Les joues de Violetta pâlirent et rougirent comme si quelque faute grave eût pesé sur sa conscience. Elle jeta sur celle qui lui tenait lieu de mère un regard qui semblait implorer son appui, et elle rencontra sur ses traits pleins de douceur un sourire qui l’encouragea. Alors, le cœur ému, sans s’être encore bien recueillie pour remplir ce devoir, mais avec une décision que le moment exigeait, elle s’agenouilla sur un coussin aux pieds du moine.

Les paroles que donna Violetta murmurait à voix basse ne furent entendues que de celui à l’oreille paternelle duquel elles étaient adressées, et de cet être redoutable dont elle espérait que ses aveux désarmeraient le courroux. Mais par la porte entr’ouverte de la chapelle don Camillo pouvait voir la belle pénitente agenouillée, les mains jointes, et les yeux levés vers le ciel. Pendant qu’elle faisait l’aveu de ses erreurs, la rougeur de ses joues augmentait, et l’ardeur de la piété étincelait dans ces yeux qui naguère brillaient d’une passion bien différente. L’âme ingénue et docile de Violette fut moins prompte que l’esprit plus actif du duc de Sainte-Agathe à se débarrasser du fardeau de ses péchés. Celui-ci crut pouvoir reconnaître dans le mouvement des lèvres de Violetta le son de son propre nom ; et plusieurs fois, pendant la confession, quelques mots qu’il s’imagina entendre lui persuadèrent qu’il devinait le reste. Deux fois le bon père sourit involontairement ; et, à chaque indiscrétion, il plaçait la main avec affection sur la tête nue de la pénitente. Enfin Violetta cessa de parler, et l’absolution fut prononcée avec une ferveur que les circonstances remarquables dans lesquelles ils se trouvaient tous ne pouvaient manquer de doubler.

Quand cette partie de son devoir fut remplie, le carme entra dans l’oratoire ; il alluma d’une main forme les cierges de l’autel, et fit les autres dispositions nécessaires pour célébrer la messe. Pendant cet intervalle, don Camillo, à côté de sa maîtresse, l’entretenait à voix basse avec toute l’ardeur d’un amant heureux et triomphant. La gouvernante était près de la porte, écoutant si elle n’entendrait pas marcher dans l’antichambre. Le moine s’avança alors à l’entrée de la petite chapelle, et il allait parler, quand Florinda, approchant à pas précipités, lui coupa la parole.

Don Camillo n’eut que le temps de se cacher derrière le rideau d’une croisée ; et, la porte s’ouvrant, Annina entra dans l’appartement. Lorsqu’elle vit l’autel préparé et l’air solennel du prêtre, elle s’arrêta avec un air d’embarras, ; mais, se remettant de son trouble avec cette aisance qui lui avait valu l’emploi qu’elle remplissait, elle fit un signe de croix avec respect et se plaça à quelque distance, en femme qui connaît sa situation, et qui désirait assister au mystère que allait célébrer.

— Ma fille, lui dit le moine, quiconque assistera au commencement de cette messe ne pourra nous quitter avant qu’elle soit finie.

— Mon père, mon devoir est d’être près de la personne de ma maîtresse, et je suis charmée de le remplir en assistant à un office de l’Église.

Le carme fut embarrassé ; ses yeux passaient de l’un à l’autre avec un air d’indécision. Tout à coup don Camillo parut au milieu de l’appartement.

— Commencez, mon père, lui dit-il ; ce ne sera qu’un témoin de plus de mon bonheur.

En parlant ainsi, il toucha d’un doigt la garde de son épée d’un air significatif, et jeta sur Annina à demi pétrifiée un regard qui étouffa l’exclamation qui était sur le point de lui échapper. Le moine parut comprendre les conditions de cet arrangement muet, et il commença la messe à l’instant même. La singularité de la situation de toutes les parties, les importants résultats du nœud qui allait être serré, la dignité imposante du carme, le risque qu’ils couraient tous d’être découverts, et la certitude d’être sévèrement punis s’ils l’étaient pour avoir osé contrarier la volonté du Conseil, tout contribua à donner à des noces célébrées dans de telles circonstances un caractère plus grave que celui qui s’attache ordinairement à la cérémonie d’un mariage. La jeune Violetta tremblait à chaque intonation de la voix solennelle du prêtre ; et vers la fin de la cérémonie elle fut obligée de s’appuyer sur le bras de celui à qui elle allait être unie. L’œil du canne s’anima quand il prononça les prières qui précèdent le mariage, et longtemps avant de les avoir finies il avait obtenu sur Annina elle-même un empire qui tenait en respect son esprit mercenaire. La formule de l’union conjugale fut enfin prononcée, et fut suivie de la bénédiction que le prêtre donna aux deux époux.

— Que Marie, de pure mémoire, veille sur ton bonheur, ma fille ! dit le moine en donnant pour la première fois de sa vie un baiser sur le front à la nouvelle épouse dont les yeux étaient humides. Duc de Sainte-Agathe, puisse ton patron écouter les prières, autant que tu seras tendre époux pour cette aimable enfant, pleine d’innocence et de confiance.

— Amen ! — Ah ! nous n’avons pas été unis trop tôt, ma chère Violetta ; j’entends le bruit des rames.

Il courut au balcon, et un regard suffit pour l’assurer qu’il ne s’était pas trompé. Il était donc évident qu’il était alors nécessaire de faire le dernier pas, le pas le plus décisif. Une gondole à six rames, de grandeur suffisante pour braver les vagues de l’Adriatique en cette saison, et sur le pont de laquelle était un pavillon de dimensions convenables, s’arrêta à la porte d’eau du palais.

— Je suis surpris de cette hardiesse, s’écria don Camillo. Point de délai, de crainte que quelque espion de la république ne donne avis de notre fuite à la police. — Partons, chère Violetta !

— Donner Florinda, mon père, partons !

La gouvernante et son élève passèrent à la hâte dans leur appartement : elles en revinrent au bout d’une minute, portant les écrins de donna Violetta et le peu d’objets qui leur étaient nécessaires pour un voyage de courte durée. À l’instant où elles reparurent, tout était prêt, car don Camillo s’était préparé d’avance à ce moment décisif ; et le carme, habitué à une vie de privations, n’avait besoin d’aucune superfluité.

Ce n’était pas le moment d’entrer dans des explications inutiles ou de faire des objections frivoles.

— Tout notre espoir est dans la célérité, dit don Camillo ; car le secret est impossible.

Il parlait encore, quand le moine donna l’exemple de sortir de l’appartement. Donna Florinda et Violetta, respirant à peine, le suivirent : don Camillo passa le bras d’Annina sous le sien, et lui ordonna à voix basse de prendre bien garde de lui désobéir en rien.

Ils traversèrent la longue suite des appartements, sans rencontrer un seul individu qui pût observer ce mouvement extraordinaire ; mais quand les fugitifs entrèrent dans le grand vestibule qui communiquait avec le principal escalier, ils se trouvèrent au milieu d’une douzaine de domestiques des deux sexes.

— Place ! s’écria le duc de Sainte-Agathe, dont la voix et les traits étaient également inconnus à tous ceux qui s’y trouvaient. Votre maîtresse va prendre l’air sur les canaux.

La surprise et la curiosité étaient peintes sur tous les visages ; mais le soupçon et une vive attention dominaient sur la physionomie de plusieurs. À peine donna Violetta était-elle au bout du vestibule, que quelques domestiques descendirent précipitamment l’escalier, et sortirent du palais par différentes portes, chacun d’eux allant chercher celui au service duquel il était en qualité d’espion. L’un courait le long des rues étroites des îles pour se rendre dans la demeure du signor Gradenigo ; l’autre se hâta d’aller chez son fils ; un troisième, ne connaissant même pas celui à la solde duquel il était, alla trouver précisément un agent de don Camillo, pour lui apprendre une circonstance dans laquelle ce seigneur lui-même jouait un rôle si remarquable. Tel était le degré de la corruption que le mystère et la duplicité avaient introduite dans la demeure de la femme la plus belle et la plus riche de Venise. La gondole était au bas des degrés de marbre conduisant à la porte d’eau, et deux hommes de l’équipage en étaient sortis pour l’en tenir approchée. Don Camillo vit d’un coup d’œil que les gondoliers masqués n’avaient négligé aucune des précautions qu’il avait prescrites, et il s’applaudit en lui-même de leur ponctualité. Chacun d’eux portait à sa ceinture une courte rapière ; et il crut distinguer, sous les plis de leurs vêtements, des preuves qu’ils y avaient placé ces mauvaises armes à feu dont on se servait à cette époque. Il fit cette observation, tandis que le carme et Violetta entraient dans la barque. Donna Florinda les suivit, et Annina allait imiter leur exemple, quand don Camillo la retint par le bras.

— Ici finit ton service, lui dit-il à demi-voix. Cherche une maîtresse ; et à défaut d’une meilleure, tu peux entrer au service de Venise.

Pendant qu’il parlait ainsi, don Camillo jeta un coup d’œil en arrière, et il s’arrêta un seul instant pour examiner le groupe qui remplissait le vestibule du palais, à une distance respectueuse.

— Adieu, mes amis ! leur dit-il ; ceux de vous qui aiment leur maîtresse ne seront pas oubliés.

Il allait en dire davantage, mais se sentant saisir rudement les bras, il se retourna à la hâte, et vit les deux gondoliers qui étaient sortis de la barque, et qui le retenaient avec une étreinte énergique. L’étonnement lui ôta la force de lutter contre eux, et ils le repoussèrent avec violence jusque dans le vestibule. Annina, obéissant à un signal, passa devant lui, et sauta dans la barque. Les deux gondoliers s’y élancèrent, et prirent leur place ; les rames frappèrent l’eau, et la gondole s’éloigna de l’escalier sans qu’il fût possible à celui qu’elle laissait de la suivre.

— Gino ! — Mécréant ! que signifie cette trahison ?

Le mouvement de la gondole qui partait ne fut accompagné d’aucun autre son que le bruit que fait ordinairement l’eau sillonnée par une barque. Muet de désespoir, don Camillo vit la gondole s’éloigner de plus vite en plus vite à chaque coup de rames, le long du canal, et elle disparut en tournant autour de l’angle d’un palais.

La poursuite n’était pas aussi facile à Venise qu’elle l’aurait été dans une autre ville, car elle ne pouvait avoir lieu que par eau, parce qu’il n’existait aucun passage le long du canal. Plusieurs barques à l’usage de la famille étaient entre les pilotis, près de la principale entrée du palais, et don Camillo était sur le point de sauter dans l’une d’elles et d’en saisir les rames, quand le bruit ordinaire annonça l’approche d’une autre gondole, venant du côté du pont qui avait si longtemps servi de cachette à son domestique. Elle sortit bientôt de l’obscurité causée par l’ombre des maisons, et don Camillo vit que c’était une grande gondole conduite, comme celle qui venait de disparaître, par six gondoliers masqués. La ressemblance des deux barques et de l’équipement de leurs gondoliers était si parfaite, que non seulement don Camillo au comble de la surprise, mais tous ceux qui étaient présents, s’imaginèrent que c’était la même gondole, qui, avec une vitesse extraordinaire, avait déjà fait le tour des palais voisins, et revenait devant la porte de donna Violetta.

— Gino ! s’écria le Napolitain ne sachant que penser.

— Signore mio, répondit le fidèle domestique.

— Avance davantage, drôle ! Que signifie cette perte de temps dans un moment comme celui-ci ?

Don Camillo santa d’une distance effrayante, et heureusement il atteignit la barque. Il ne lui fallut qu’un instant pour passer au milieu des gondoliers, et entrer dans le pavillon ; mais un seul coup d’œil lui fit voir qu’il était vide.

— Misérables ! avez-vous osé me trahir ? s’écria le duc confondu.

En ce moment, l’horloge de la cité commença à sonner deux heures ; et ce ne fut qu’en entendant le son lourd et mélancolique de ce signal convenu retentir à travers l’air de la nuit, que Camillo, désabusé, entrevit enfin la vérité.

— Gino, dit-il en retenant sa voix comme un homme qui prend une résolution désespérée, ces gens-là sont-ils sûrs ?

— Aussi sûrs que vos propres vassaux, Signore.

— Et tu n’as pas manqué de remettre ma note à mon agent ?

— Il l’a reçue avant que l’encre fût sèche, Excellence.

— Le mercenaire ! le scélérat ! — Il t’a dit où trouver cette gondole équipée comme je la vois ?

— Oui, Signore ; et je lui dois la justice de dire qu’il n’y manque rien ni pour la vitesse ni pour tout ce qui peut être commode.

— Oui, murmura don Camillo entre ses dents, et il a porté ses soins jusqu’à en fournir une double ! — Ramez, braves gens ! ramez ! votre propre sûreté et mon bonheur dépendent maintenant de vos bras. — Mille ducats si vous remplissez mon espoir ! — mon juste courroux, si vous le trompez.

En parlant ainsi, don Camillo se jeta sur les coussins avec amertume de cœur, après avoir fait un geste qui ordonnait aux gondoliers de se mettre à l’ouvrage. Gino, qui occupait la poupe et qui tenait la rame servant de gouvernail, ouvrit une petite fenêtre du pavillon, qui facilitait la communication avec l’intérieur, et se pencha pour prendre les ordres de son maître quand la barque se mit en mouvement. Se Relevant ensuite, l’habile gondolier donna un coup de rame qui fit tourbillonner l’eau stagnante de l’étroit canal, et la gondole glissa comme si elle eût été douée d’un instinct docile.