H. Laurens (p. 70-80).



CHAPITRE VIIII


CHEZ LORD LASIESBURY. — SYNCOPE



Le capitaine Marins Bouillabès se fit servir un nouveau cocktail, alluma un second cigare, respira un moment et reprit :

« Je remplis heureusement ma mission, me rendis à dos d’éléphant à Calcutta par le chemin des écoliers ; j’avais besoin, après une aussi chaude alarme, de distractions, de tranquillité et de repos.

« L’Inde, mon cher ami, quel pays de merveilles et d’enchantements ! Tantôt surgissaient à nos yeux ravis de séculaires cathédrales, palais abandonnés enfouis sous d’inextricables essences ; des paons et d’autres oiseaux au rutilant plumage s’en échappaient pour nous apporter dans leur vol les senteurs les plus fines et les plus suaves.

« Puis c’était la forêt vierge dans l’ombre de laquelle nous nous enfoncions durant des heures et des heures sans jamais apercevoir un coin de ciel et pour n’entendre dans le silence que le frôlement de notre monture glissant sur un épais tapis de mousses et de lichens. On la sentait pourtant habitée, vivante cette forêt, mais ses hôtes hypnotisés sans doute dans le bien-être, à cette heure, ne songeaient qu’au repos.



« Là une clairière lumineuse s’étendait au loin, baignée par un étang couvert de lotus et de nélumbos ; des courlis bleus et roses comme ces fleurs s’en élevaient parfois pour se poser presque aussitôt.

« Enfin nous longions aussi des marécages peuplés de grands buffles bleus comme l’ardoise, dont émergeaient à fleur d’eau seulement le mufle et les grands yeux.

« Longtemps je me serais arrêté dans ces pays rêvés, si les fâcheux incidents du début ne m’avaient fait perdre un temps précieux.

« À mon arrivée, j’appris, avec la plus vive satisfaction, de mes mandataires, que l’affaire avait réussi au delà de leurs espérances, et je fus couvert de compliments et d’or.

« Tranquillisé de ce côté, je songeai à tenir la promesse faite à mon nouvel ami et à aller lui rendre visite.

« Quel gracieux accueil je reçus, je ne saurais trop le dire encore aujourd’hui.




« Le destin qui mène les desseins des hommes a souvent des combinaisons étranges.



« Comme dans toutes les affaires secrètes, j’ignorais pour qui j’opérais, de même que la plupart de mes commettants ne connaissaient pas mon existence. Tout étant heureusement terminé, les voiles avaient pu être levés, et, quand j’arrivai chez lord Lasiesbury, je fus joyeusement surpris d’apprendre de sa bouche qu’il était de ceux pour qui j’avais agi sans le savoir.

« La réception fut, vous le comprenez, des plus cordiales, des plus affectueuses. J’eus l’honneur d’être présenté à sa sœur, miss Angelica Lasiesbury, imposante personne qui n’avait conservé de sa jeunesse que l’illusion de se croire toujours jeune.

« La journée se passa d’une façon charmante ; la villa qu’ils habitaient, quoique un peu écartée de la ville, était confortable et luxueuse, de merveilleux jardins l’entouraient.

« Au coucher du soleil, je parlai de me retirer ; mes amis ne voulurent pas m’entendre, ils exigèrent que je devinsse leur hôte pour de nombreuses semaines.

« D’ailleurs, ils avaient tout prévu, et mon bagage qu’on était allé chercher à l’hôtel était déjà installé dans une chambre. Devant une pareille amabilité, tout ému de sentiments aussi délicats, je me laissai volontiers faire et m’installai sans plus de façon dans leur villa.

« Les jours qui s’écoulèrent là furent tissés de soie et d’or ; il n’était d’attentions que n’imaginassent mes hôtes pour me rendre la vie exquise. Les promenades, la chasse, les parties de pêche, tout était sujet de distraction.

« Une seule ombre au tableau : miss Angelica appartenait à une société de tempérance. Le cigare et le whisky n’avaient point leur entrée dans cet Eden ; j’en pâtissais fort, miss Angelica m’en plaisantait et parlait de me convertir. Elle m’avait, dès le début, paru charmante, quoique un peu mûre et desséchée.

« Je m’étais informé auprès du Bengal-Bank du compte de la jeune personne à son agence, et la réponse que j’en avais reçue m’avait fait trouver chez elle de plus nombreuses et solides qualités. Je crois, à la vérité, que cette lettre de la banque était arrivée à la villa avec une sœur jumelle qui avait dû mettre mes hôtes au courant de mon indiscrétion.

« Ils ne le prirent point mal, ce me sembla, car, à partir de ce jour-là, miss Angelica me parla avec une certaine affectation des plaisirs, des joies de famille et me déclara même, le soir, en passant dans le hall, qu’il était après tout avec le ciel des accommodements et qu’un verre de whisky accompagné d’un unique cigare ne devait pas, à tout prendre, causer l’irrémédiable perte du pécheur.



« Alors ce fut pour moi le bonheur complet, je sentis mon cœur tout plein de reconnaissance pour lord Lasiesbury, d’un sentiment peut-être plus tendre pour miss Angelica.

« Elle-même semblait n’avoir de soin que pour moi et me témoignait sans cesse les preuves d’une réelle et vive sympathie.

« C’est toujours près du Capitole que se trouve la roche tarpéienne.



« Peu à peu il me sembla que le caractère de miss Angelica s’aigrissait à mon égard ; quoique toujours d’une discrétion parfaite, elle avait des mots à double entente sur les ivrognes et les fumeurs.

« Je n’y compris rien tout d’abord, car ce n’était qu’avec son autorisation absolue que, chaque soir, je humais un seul petit verre de ma liqueur favorite et que je ne fumais qu’un seul cigare qu’elle m’offrait elle-même de son caisson venu de Manille.

« Le changement dans le caractère de miss Angelica avait coïncidé, par une singulière fortune, avec un changement dans les habitudes que je ne m’expliquais point. Alors que jadis on m’offrait whisky et cigare jusqu’à extinction de leurs contenus, et Dieu sait si j’étais discret ! je vous l’ai déjà dit ; tous les jours, oui, tous les jours, entendez-vous bien, on débouchait une nouvelle bouteille et on ouvrait une nouvelle boîte de cigares.

« Le personnel domestique choisi par la maîtresse de céans était inféodé à sa société de tempérance et au-dessus de tout soupçon. Que pouvait-il donc se passer ?

« J’acquis bientôt la certitude, par quelques mots plus vifs de miss Angelica, que j’étais accusé de me lever la nuit et de venir dans le hall me livrer à mes détestables passions.



« En effet lord Lasiesbury me demanda un soir un entretien et, les larmes dans la voix, il m’avoua que quelque heureux qu’il eût été de me donner le doux nom de beau-frère, il était obligé d’y renoncer devant l’antipathie manifestée par sa sœur à l’égard de mes fâcheuses habitudes.

« C’était la ruine de toutes mes espérances, de tous mes rêves. J’eus beau me défendre, jurer sur tous les dieux de l’Inde, et Dieu sait s’ils sont nombreux, que je n’étais pour rien dans les disparitions miraculeuses qui s’opéraient dans le hall, il secouait doucement la tête semblant ne pas en croire un mot.

« Cependant, en galant homme, il me déclara qu’il était persuadé de la vérité de mes paroles, mais qu’il ne fallait pas espérer toutefois convaincre miss Angelica de mon innocence, car elle était un peu entêtée, et que le mieux était de renoncer à nos projets.

« Je passai une nuit horrible, il me fallait quitter à tout jamais le lendemain cet asile délicieux, ce port de salut, où j’avais espéré couler d’heureux jours entre une épouse adorée et un ami charmant.

« Je roulais les plus tristes pensées dans ma tête au sein de la solitude nocturne, quand, tout à coup, j’entendis distinctement dans le hall, sur lequel s’ouvrait ma chambre, le frottement d’une allumette ; je m’y précipitai… que vis-je, grand Dieu !



Dans le rocking-chair même que j’avais quitté peu auparavant, je vis, ô terreur ! dans le court instant de la flambée de l’allumette… un éléphant ! Jingo, mon vieux Jingo en personne, allumant un cigare, tandis que la bouteille de whisky gisait à ses pieds…

« Je m’évanouis. »



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