H. Laurens (p. 81-90).



CHAPITRE IX


LA CLEF DE L’ÉNIGME. — ANGOISSE FINALE


« Quand je rouvris les yeux, j’étais dans un lit ; dans la pénombre de la chambre, dont les stores étaient baissés, je reconnus lentement et peu à peu lord Lasiesbury, miss Angelica et un personnage vêtu de noir que je compris être un médecin.

« Sur la table, près de mon lit, je distinguai toute une pharmacie. L’homme noir me tâtait le pouls et, quand, difficilement, je pus articuler un mot, un mot faible comme le dernier souffle d’un mourant, je murmurai : « C’est un éléphant… »

« J’entendis le docteur dire aux assistants que j’étais en proie au délire, et mis Angelica remarquer aigrement que j’insultais la faculté en traitant de pachyderme un éminent savant, et que, même au seuil de l’éternité, la mauvaise éducation se faisait encore jour. Je n’avais pas la force de me défendre, de m’expliquer ; je refermai les yeux, il me semblait descendre dans le néant comme un naufragé qui coule à pic. J’entendis cependant les paroles du praticien : depuis trois jours, paraît-il, je n’avais pas repris connaissance, le cerveau avait été profondément atteint, et seuls le repos, le silence et la solitude absolus pouvaient avoir raison de cette grave secousse.



« Je restai huit jours dans cet état ; à peine parfois, entendais-je un domestique poser sur ma table quelques remèdes, quelques nourritures soigneusement choisies. Grâce à ce régime cellulaire, dont j’appréciai les bienfaits, peu à peu mes esprits me revinrent.

« Je profitai, dans cette tranquillité, du retour de la faculté de penser, pour chercher l’explication de ces aventures extraordinaires.

« Vous rappelez-vous, ami Gusson — il y a de cela déjà bien longtemps, — de cette conversation que nous eûmes, au moment de mon départ, sur l’intelligence des animaux ? Vous y émîtes cette opinion fort sensée que la cohabitation constante d’un animal avec son maître fait naître une sympathie d’idées qui fait qu’ils se comprennent dans les plus petits détails, qu’ils en arrivent même à se ressembler physiquement.



« D’autre part, j’avais dit moi-même que si l’intelligence des animaux peut aller jusqu’à la plus grande perfection, jusqu’à s’approcher de l’humanité, il est toujours à craindre qu’arrivée à ce sommet, leur intelligence roule dans les précipices humains.

« Reprenant votre thèse de sympathie, je dirai, moi, aujourd’hui, que cette sympathie peut aller jusqu’à la télépathie.

« Comment expliquer autrement la possibilité que j’eus de découvrir le mot de l’énigme ?

« L’obscurité dans laquelle je vivais, la solitude, le jeûne, la secousse ressentie au cerveau me mirent dans les conditions les meilleures pour entrer en relations magnétiques avec mon vieux commensal Jingo, qui devait être dans le voisinage.

« Tout s’éclairait alors, toutes mes mésaventures avaient Jingo comme point initial ; et pour ne parler que de celle que je viens de vous raconter. C’était lui, Jingo, qui avait volé mes bottes, qu’il avait reconnues chez le cordonnier anglais, et qu’aimablement il était venu placer à la porte de mon ancienne chambre.

« Jingo m’aimait, ses vices seuls l’avaient perdu. La honte de ses anciens méfaits l’avait seule empêché de venir se jeter à mes genoux pour implorer sa grâce, lorsqu’il m’avait reconnu à mon retour dans l’Inde.

« Il m’avait suivi discrètement, heureux de ma seule vue, réjoui de revoir celui qui l’avait nourri, qui l’avait bercé. Mais, comme il arrive souvent dans la vie, ce fut l’histoire du « pavé de l’ours ».

« Chaque fois qu’il voulut m’être utile, c’était une nouvelle

tuile qui me tombait dessus.

« Que n’avait-il laissé les bottes sur l’étagère du cordonnier !

« À mon insu, il m’avait vu m’installer chez lord Lasiesbury. Jingo dut en avoir une joie profonde, son cœur aimant n’avait plus aucun souci de me perdre de vue.


« Les soucis sont souvent des causes de vertu.

« N’ayant plus d’inquiétudes en tête, Jingo, trop perfectionné, devint véritablement un homme ; il reprit ses habitudes d’ivrognerie, et, ma foi ! c’était peut-être encore l’amitié qui le guidait en cela ; il buvait ma boisson favorite, il fumait les mêmes cigares que pendant son enfance, tout cela lui parlait de moi.



« Quand je fus rétabli et que je pris congé de lord Lasiesbury, je lui dis quelques mots de ce qui précède ; il rompit les chiens, m’assura que je ferais mieux de rentrer en Europe et émit l’opinion que le brûlant soleil de l’Inde m’avait été fort préjudiciable.

« Je compris… il me croyait un peu fou.

« À mon départ, je n’eus pas l’honneur de présenter à miss Angélica mes hommages ; elle me fit dire qu’elle était souffrante et qu’elle me souhaitait qu’un très long, très long séjour en Europe rétablisse complètement ma santé.



« Voilà, mon bon ami, mon histoire lugubre, vous le voyez ?

« Pour échapper à Jingo, je suis revenu par la Chine et la Sibérie, je descends du train de Pétrograd et je retourne définitivement à Marseille, pour n’en plus sortir. Là, au moins, il n’y a pas d’éléphant.

« Je me livrerai à la pêche à la palangrotte et je vous invite à venir manger une bourride de ma façon à mon cabanon.



« Ah ! j’oubliais. Cette miss Angelica, qui avait si mauvais caractère, savez-vous pourquoi elle était membre d’une société, de tempérance ? Tout bonnement, mon bon ! parce que, jeune, elle avait abusé du whisky et en avait contracté une maladie d’estomac.

« Lorsque le diable devient vieux, il se fait ermite. »


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— Votre histoire m’a vivement intéressé, mon cher Bouillabès, et je vous remercie de votre cordiale invitation ; j’espère aller cet hiver à Monte-Carlo et je vous promets de m’arrêter à Marseille pour vous voir et déjeuner avec vous.

« Mais, dites-moi, au fait, avant de vous quitter, j’y pense… Vous n’avez pas lu les nouvelles d’aujourd’hui ? On annonce que, de Calcutta, il est envoyé au Jardin zoologique de Marseille, qui en est dépourvu, un merveilleux éléphant qui porte le nom de Jingo ! Ne serait-ce pas votre boy qui aurait intrigué pour venir vous retrouver ? »

A. Vimar.