H. Laurens (p. 59-69).





CHAPITRE VII


LE SINGE VOLEUR


« Alléché par l’idée de voir ce spectacle récréatif, je me rendis au temple de Durga. C’était jour de grande fête, l’affluence des fidèles était considérable. À peine visitais-je depuis quelques instants les diverses curiosités qui s’accumulaient en cet endroit, que mes yeux, par je ne sais quel hasard, se portèrent sur un gentleman qui boitait très légèrement. C’était pitié de voir cet homme, de mise fort recherchée, à la figure noble et sympathique, affligé de cette claudication qui paraissait, il est vrai de dire, due à l’élégance un peu surannée d’enfermer ses pieds dans une chaussure trop étroite pour eux.



« Vous savez que nous autres, Marseillais, fils de la Grèce, avons des puretés de formes telles que le Narcisse de Pompéi n’a rien à nous reprocher ? J’ai le pied fin et je m’en vante, ce n’est point un Anglo-Saxon qui pourrait lutter avec moi. Or, mon ami, quand j’envisageai les pieds de ce monsieur, je reconnus… mes propres bottes. Enfin !!!

« Une seule chose me gênait, l’air d’honnêteté du gentilhomme, sa flânerie de touriste au temple de Durga Khound étaient pour moi des symptômes indiscutables de son innocence absolue dans le vol dont j’avais été victime.

« Il s’agissait donc d’entrer en conversation avec lui et de lui faire admettre mes droits de propriété sur une partie de son vêtement, mais tout cela me paraissait fort difficile, car, comment, à propos de bottes, était-il possible d’entrer en conversation avec un étranger.

« Tandis que je ruminais sur la façon de vaincre cette difficulté, je fus tout à coup entouré d’une procession de fidèles bouddhistes, de vaches sacrées, de prêtres, de singes, de bayadères…, étendards au vent, palmes agitées, de troupes de musiciens et de danseuses, par la foule


accourue de toutes parts pour admirer ce merveilleux spectacle ;

je fus séparé de celui que je suivais et bousculé par la cohue ; je finis par en sortir, brisé, ahuri.

« Je cherchais mon porteur de bottes, en vain parcourus-je tout le temple ainsi que les chapelles éparses dans les jardins ; enfin, n’en pouvant plus, aspirant à quelques moments de repos, je m’enfonçai dans un taillis, abri délicieux d’ombre et de fraîcheur.

« Quel spectacle s’offre à ma vue !



« Sur le dos, le nez dans son casque colonial, mon gentleman ronflait à pleins poumons.

« Pour goûter un repos sans mélange, il avait enlevé mes bottes et les avait posées à côté de lui sur le satin vert du gazon.

« Qu’elles étaient belles ! Combien le soleil jouait agréablement sur les spasmes de la peau de crocodile ! Vrai, il en avait pris le plus grand soin, je comptais l’en féliciter à son réveil. Je ne faisais aucun bruit, je couvais mes bottes de l’œil, ayant un plaisir délicat, à rentrer lentement et, pour ainsi dire, à petites gorgées, dans leur propriété.



« Bien mal m’en prit. « Il ne faut jamais renvoyer au lendemain ce qu’on peut faire la veille. » Car, au moment où avec délicatesse j’allais réveiller le dormeur, du sophora dégringole un singe, trop civilisé, hélas ! qui, sans plus de façon, s’empare des bottes, regagne son abri verdoyant et, là-haut, quelque peu gauchement, se les passe l’une après l’autre. Je poussai un grand cri ! À ce cri, se réveilla le dormeur ; je lui narrai rapidement notre mésaventure ; je lui parlai de ses bottes, de mes bottes ; ce mélange de possessifs eut le talent de troubler complètement son intellect. Il fallut s’y reprendre à je ne sais combien de fois pour lui faire comprendre la vérité.



« C’était un homme fort aimable, nous nous présentâmes l’un à l’autre et je sus ainsi que j’avais affaire à lord Lasiesbury.

« Il m’expliqua, d’une façon bien banale, comment ces bottes avaient été mises en sa possession à Allah-Abad, au Great Eastern Hôtel ; le hasard l’avait fait le locataire temporaire de la chambre no 47, que j’avais quittée quelques jours avant.



« Le matin de son départ pour Bénarès, après qu’il eut mis la veille à la porte de sa chambre, pour le boy décrotteur, ses chaussures personnelles, il les avait trouvées au moment du départ changées contre les miennes propres ; il n’avait pas de temps à perdre et, pour ne pas manquer le train, il s’était trouvé contraint de chausser celles que le destin lui avait remises. Il ajouta fort courtoisement qu’il ne me tenait nullement rigueur des durillons qu’elles lui avaient causés, car je vous ai dit que j’avais un pied de cendrillon.

« Une seule chose restait inexplicable : comment les bottes volées au cordonnier étaient-elles venues devant le no 47 du Great Eastern Hôtel ?



« Nous ne perdîmes pas plus de temps à chercher la solution d’un si impénétrable problème.

« Lord Lasiesbury m’offrit de m’aider dans la recherche du singe voleur et nous partîmes aussitôt pour cette expédition.

« Les singes de Bénarès ne sont, ainsi que vous devez bien le supposer, pas du tout sauvages.

« Notre voleur botté était donc resté très tranquillement sur le sophora excelsia ; il ne s’en délogea que lorsqu’il comprit nos préparatifs de poursuite. Gêné d’ailleurs dans cet accoutrement, il perdait sensiblement de son agilité, et je dois avouer qu’il avait l’air plutôt d’avoir voulu faire une aimable espièglerie que d’être un cambrioleur professionnel. Il descendait de temps à autre des arbres, courait dans de petits bois taillis et semblait à ce jeu s’amuser comme une petite folle.



« Attraper un singe à la course est chose malaisée pour un humain, d’autant plus que lord Lasiesbury n’avait les pieds protégés que par de légères chaussettes de soie.

« Quoique mon parrain m’ait donné, sur les fonts baptismaux de Saint-Victor, à Marseille, le prénom de Marius, je crus devoir agir comme si je m’étais appelé Martin, et, comme il eût été, dans ce cas, inutile de partager un manteau, je partageai avec lord Lasiesbury ma paire de chaussures.

« Si la charité y gagna, il n’en fut pas de même de la poursuite. Nous nous en allions à cloche-pied, ce qui n’était pas pour avancer nos affaires.

« Maître singe filait toujours à quelques pas à peine devant nous, fort amusé de notre pantomime.



« À ce jeu, nos forces s’épuisèrent rapidement, lord Lasiesbury tomba moulu sur le gazon, je fis de même.

« Le fait de sauter à cloche-pied dans une chaussure trop étroite n’était pas pour causer de grandes satisfactions à lord Lasiesbury, aussi sortit-il de son unique bottine ; je lui tins aussitôt compagnie, sentant que, par le poids de mon corps, mon pied chaussé s’était légèrement congestionné.

« Le singe était à dix pas de nous.

« Je sais tirer du rifle, je sais lancer le lasso mieux que Buffalo Bill, me servir de la navaja, de l’arbalète comme Guillaume Tell, mais, contrairement à mes compatriotes, je n’ai jamais su lancer une pierre de ma vie. Il n’en était pas de même de mon compagnon, qui atteignit en plein front notre singe au moment même où, par l’imitation et nous voyant nous déchausser, il avait enlevé ses bottes qu’il avait placées devant lui. C’est ainsi que je reconquis mon trésor.

« Je remerciai très cordialement lord Lasiesbury et le quittai peu après en lui abandonnant mes autres chaussures et après la promesse formelle d’aller le voir à Calcutta dès que ma mission serait heureusement remplie.

« Je repris donc le cours de mon voyage si inopinément interrompu et je m’enfonçai dans ce paradis terrestre qu’est l’Inde, pays inoubliable pour qui l’a traversé, tenant de la féerie autant que du rêve. »



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