H. Laurens (p. 33-39).


CHAPITRE IV

LES VICES DE JINGO. — SES RUSES MACHIAVÉLIQUES. — SON DÉPART PRÉCIPITÉ


« J’ai pour ami le gros major Mufalow, qui est à ses heures le plus insupportable, le plus damné mystificateur de tout le Royaume-Uni, qui en compte quelques-uns. J’emploie donc à le fuir toute la ruse que la bienveillance du sort déposa en moi. Voilà qu’un soir, rentrant dans mon home, contre mon habitude, à l’heure du five o’clock tea, je trouvai les débris d’un lunch, deux ou trois bouteilles de porto vidées, les compotiers emplis de noyaux de fruits, et mon joli canapé en bambou à moitié crevé. Saisi, je me tourne vers Jingo, il me tend une carte où je lis : « Major Mufalow ».

« Connaissant de longue date la voracité, l’ivrognerie et le sans-gêne de cet ami, ma surprise tomba, et la joie de n’avoir pas rencontré ce buffle humain me consolait à demi des désastres qu’il avait semés derrière lui.



« Mais la même aventure se renouvela à plusieurs reprises et à intervalles rapprochés ; si bien qu’ayant rencontré le major à la promenade, je marchai vers lui et le traitai de vieux muid, d’ignoble Falstaff, de glouton éhonté, lui ordonnant de s’en aller ailleurs que chez moi emplir son horrible futaille de ventre.

« Il m’envoya d’abord un terrible coup de poing sur le nez qui me fit voir cent mille lumières, puis, le surlendemain, un coup de sabre qui manqua me détacher du corps l’épaule gauche.

« Je reconnus aussitôt mon grave tort d’avoir accepté, pour une fois, ce singulier mode de duel.



« On se réconcilia sur le terrain, puis on causa et la vérité atroce apparut enfin :

« Le major n’était venu chez moi qu’une seule fois, avait laissé sa carte sans même entrer, tout le reste n’était qu’une machination de Jingo, qui avait estimé ingénieux de s’offrir, à prix réduit, des goûters fins au moyen de la même carte de visite qu’il me remettait chaque fois sous les yeux.

« Que pensez-vous de l’anecdote ?



« Quand je le revis, ce malsain animal, je crois que n’eût été mon bras malade, je l’eusse tué moi-même à coup de garcette.

« Je fus trois mois à me guérir.

« Jingo, après une série noire de sottises variées, s’en permit une dernière, qui mit le comble à ma fureur.

« Est-ce qu’une nuit, rentrant assez tard chez moi, je n’eus pas la suffocation de trouver ce grand animal ivre comme une grive gavotte, et couché dans mon lit, dans mon propre lit, dans le lit du capitaine Marius Bouillabès, oui, mon bon ! Couché sur le dos, les pieds en l’air, la tête enfoncée dans mes coussins, et suant à grosses gouttes ! Oh ! si j’eusse eu un revolver sous la main, je le brûlais sans remords.



« Je ne pus l’attaquer, hélas ! qu’avec le bout pointu de mon épingle de cravate que je faussai et dont je lui piquai le ventre de toutes mes forces. Il finit par secouer son immonde sommeil, lança sa trompe au ciel de lit pour y prendre un point d’appui et se relever. Mais voici que les rideaux, les lambrequins et une partie du plafond, tout s’écroula sous son effort brutal et démesuré.

« Je reçus trois briques sur la tête, une poutrelle sur les reins, un clou dans l’œil droit et faillis demeurer étouffé sous les décombres,


« C’en était vraiment trop.

« L’évidence m’apparaissait peu à peu de cette loi générale que je formulai ainsi :

« Passé un certain âge, l’éléphant domestique n’est plus bon qu’à faire un concierge.

« Je cherchai donc à caser Jingo dans une loge lointaine, lorsqu’il me délivra de ce souci ainsi que de sa présence, en prenant un beau soir la fuite, m’emportant, il est vrai, dans un sac de nuit, une foule de menus objets, mais heureusement sans importance. D’ailleurs je fus si heureux d’en être ainsi une bonne fois débarrassé, que, m’aurait-il emporté un objet de valeur, je ne l’aurais jamais rejoint pour le ravoir.



« S’il est difficile de se procurer un éléphant, croyez bien qu’il est encore plus difficile de s’en défaire, surtout dans les conditions où se trouvait le mien… »

Sous le charme de la conversation et aussi des contes