H. Laurens (p. 23-32).



CHAPITRE III


LES QUALITÉS DU BOY JINGO. — ANECDOTE

PIQUANTE


« En dépit de ses étourderies, mon éléphant domestique fut, vous dis-je, le meilleur des serviteurs pendant cinq ans.

« Mais, un de nos écrivains les plus célèbres, La Bruyère, n’a-t-il pas observé que : « Il y a dans l’art un point de perfection, comme de bonté ou de maturité dans la nature. » Il en va de même dans l’éléphant domestique.

« Un jour, je m’aperçus, en effet, que mon brave Jingo avait sensiblement changé, et que ses plus précieuses qualités s’étaient altérées jusqu’à devenir presque des vices.

« Cette transformation, d’ailleurs, je la considère aujourd’hui comme fatale. D’un point de vue opposé au nôtre, elle est un progrès et une manière d’avancement en grade dans la carrière d’un domestique.


« Mon brave Jingo, jadis si aimablement docile, en était devenu à ne plus pouvoir accepter un ordre sans l’accompagner de quelque froide et muette insolence.


« Oh ! ses hochements de tête, ses airs entendus, ses lippes de dédain, ses clins d’yeux effrontés de vieux valet de comédie ! Et surtout sa trompe ! Quel nez !


« À ce propos la sienne était d’une belle venue et d’une élasticité peu commune.

« Dès les premiers jours de sa rentrée chez moi et après les premiers préliminaires d’éducation que je m’efforçais de lui inculquer, je le laissais s’amuser pendant quelques heures entre chaque exercice.



« Tout joyeux, il sortait dans le jardin, gambadait, folâtrait, se roulait dans les allées comme aussi dans les plates-bandes, cueillait par-ci, écrasait par-là, fouinait partout. Mal lui en prit un jour, car, très curieux de sa nature, cherchant constamment à s’instruire, il avait observé, depuis quelques jours, à travers la barrière à clairevoie qui me séparait de mon voisin, il avait observé, dis-je, une série de ruches à miel qui l’intriguaient et dont il ne s’expliquait pas très bien la raison ni le fonctionnement. Ce bourdonnement continuel, ces nuages de mouches allant et venant sans cesse sans qu’il en soit plus incommodé, sans qu’une d’elles ne vienne se poser sur son dos, combien différaient-elles de ces autres diptères qui le piquaient constamment et dont il avait sans cesse à se garantir par des moulinets de trompe ou de queue.



« Voulant se rendre compte de plus près du minuscule village qu’il avait devant les yeux, notre voisin étant absent à cette heure, il en profita pour assouvir sa curiosité, et, tendant très fortement sa trompe, réussit à renverser maladroitement l’une des ruches.

Aussitôt, il fut assailli par l’essaim furieux qui se rua tout entier sur lui et lui infligea, malgré l’épaisseur de sa peau, des piqûres profondes et cruelles. Ce fut à grand’peine qu’il parvint à se débarrasser de ces belliqueux parasites.



« Il se vautrait dans la poussière, soufflait comme une baleine ; en quelques instants, sa trompe enfla à éclater, prenant des proportions vraiment inquiétantes. Ce n’était plus une trompe, mais un véritable tronc de palmier géant qui pendait vissé entre ses petits yeux boursouflés. Les oreilles en éventail, il était méconnaissable et effrayant à voir.

« Attiré par ce vacarme inaccoutumé, à sa vue, je compris bien vite de quoi il s’agissait, et je me hâtai de le frictionner avec de l’ammoniaque et d’autres antiseptiques, mais, malgré la promptitude de mes soins, il demeura ainsi durant plusieurs jours absolument défiguré et hideux.



« Avez-vous jamais réfléchi à ceci que le nez est un des organes dont l’homme tire le plus grand nombre de gestes de mépris ? Depuis l’Arabe qui renifle quand passe un roumi, jusqu’au cocher de Paris saluant en passant un confrère ennemi ; toutes les races, toutes les classes ont usé de cet appendice pour exprimer leur manque de considération.

« Si le nez humain offre tant de ressources, jugez, mes bons, des effets que peut fournir une trompe !

« Ainsi, lorsque, avec Jingo, j’entrais dans des explications un peu détaillées, il avait une façon, un air supérieur de m’interrompre qui signifiait clairement qu’il se moquait sourdement de moi.



« Ou bien, quand je lui donnais divers ordres pour la journée, il manifestait son impatience en tic à l’ours, par une sorte de dandinement de tout le corps, ses yeux fixés sur les miens me jetaient une lueur sarcastique. Je l’entendais, il me semblait l’entendre murmurer des grossièretés ou des impertinences.

« Bientôt, j’eus à constater que mes boîtes d’excellents cigares se vidaient avec une rapidité sinistre ; il en était de même de mes fioles d’eau de toilette ; Jingo était devenu coquet.



« J’étais obligé d’avoir continuellement l’œil sur lui, de le surveiller comme un enfant terrible. Dès qu’il s’éloignait de moi et que je ne lui entendais plus faire de bruit (car il était toujours fort remuant), je pressentais qu’il devait se livrer à une nouvelle sottise, et ça ne manquait pas. Alors je le surprenais en flagrant délit. Un matin, ne le trouvais-je pas en train d’ébrécher mes fins rasoirs sur son rugueux et sale cuir gris !

« Les malheurs à prévoir ne tardèrent pas à arriver.

« Bientôt, cet enragé animal du diable me joua des tours d’une malice noire et raffinée. »