H. Laurens (p. 11-22).



CHAPITRE II


L’ÉDUCATION DE L’ÉLÉPHANT DOMESTIQUE

LE PETIT JINGO


« Vous avez bien raison », dit à son tour le capitaine Marius Bouillabès, de Marseille, dont nous célébrions le départ à nouveau par ce dîner d’amis, « il est parfaitement vrai qu’on ne saurait trop vanter l’intelligence de l’éléphant domestique. Mais que sont ces histoires à côté de celle de mon boy Jingo ?

« Vous pouvez croire tout ce qu’on vous racontera là-dessus, même les choses les plus fantastiques, les plus invraisemblables.

« Tenez, pour ma part, j’ai acquis, par une longue expérience et trente ans de séjour dans l’Inde anglaise, la conviction que l’éléphant indien est un animal éminemment perfectible, perfectible, pour ainsi dire, jusqu’à l’infini.

« À la condition, bien entendu, qu’on veille sur lui très attentivement, qu’on le pénètre de bons principes, et qu’il n’ait sous les yeux, comme un enfant, que de beaux et nobles exemples.

« Nulle éducation n’exige plus de douce, d’assidue vigilance. Mais c’est dès l’âge le plus tendre qu’il convient de lui inculquer d’abord les principes d’une bonne éducation.

« Sitôt sevré de sa mère, quitte à le nourrir pendant quelques mois encore au biberon, il est indispensable, m’entendez-vous bien, de l’isoler très rapidement de tout contact éléphantin et de le familiariser ainsi dans la société de l’homme avec lequel il doit passer sa vie.

« C’est dans cette toute première phase de sa croissance, extrêmement intéressante pour l’observateur érudit et attentif, que le rondelet chérubin manifestera le germe de ses aptitudes. On pourra déjà deviner dans ce caractère embryonnaire s’il sera doux ou violent, actif ou nonchalant, dévoué ou égoïste, sobre ou gourmand, enfin ce qu’il sera

définitivement un jour.

« Tant que l’éléphant est de taille exiguë et conserve les grâces de l’enfance, on peut l’utiliser très heureusement comme « chasseur », comme groom, après quelques exercices, tels ceux en usage pour l’éducation d’un jeune chien d’arrêt qu’on dresse au rapport d’une pièce de gibier.

« Confiez-lui certaines commissions, donnez-lui à porter des petits messages, et en rapporter aussi, il s’acquittera à merveille de ces ambassades où il s’agit avant tout de plaire.



« Que de fois, moi, capitaine Marius Bouillabès, qui vous parle, n’ai-je pas envoyé mon petit Jingo en missions délicates ! On l’accueillait, je dois dire, bien mieux que moi-même, le gorgeant de friandises, de douceurs, lui nouant des rubans de satin vert, rose, bleu ou jaune à la trompe, le pomponnant, le cajolant, en un mot on se livrait sur lui à mille folies charmantes. Et, quand Jingo revenait à la maison, je respirais comme un sachet son cuir un peu rugueux, son cuir tout imprégné de parfums exquis.


« Quand l’éléphant commence à atteindre un âge un peu plus mûr, il importe de lui choisir une carrière selon les aptitudes devinées en lui, sera-t-il cocher ou jardinier ? cuisinier,

majordome ou valet de chambre ?
Quelle prestesse pour porter les plats.
Quelle prestesse pour porter les plats.

« Je déclare hautement qu’il excelle plus généralement au service d’intérieur.



« Il s’entend comme personne au monde à parer de fleurs une table, à dresser l’ordonnance d’un dîner. Quelle prestesse pour passer les plats, déboucher les bouteilles, servir à boire ! Avec quel tact, quelle délicatesse de doigté, allais-je dire, mon brave Jingo, à la fin des grands repas, nous ramassait sous la table, mes bons amis et moi, et nous portait chacun dans son lit sans jamais se tromper. Quel est le serviteur, quel est l’esclave qui eût accompli aussi gravement, aussi dignement le même office ?

« Les fils de Noé furent-ils toujours aussi respectueux pour leur père ? Vraiment non…

« Empressé sans bassesse, poli sans obséquiosité, discret, actif, dévoué, vraiment Jingo, à cette heure de sa vie, se gagnait tous les cœurs ; ce n’étaient qu’éloges sur son compte, j’en étais ravi autant que flatté, et je me félicitais tous les jours d’avoir ainsi remplacé cette armée de valetaille dont tout Européen qui se respecte est obligé de s’encombrer dans l’Inde, pour se faire d’ailleurs très mal servir.

« Jamais je ne trouverai un boy qui le vaille pour tirer les bottes si adroitement, pour coiffer, friser, raser, masser,

tuber, doucher…

« Dès que je sautais du lit le matin, je m’abandonnais entre ses mains, je veux dire sa trompe. Une heure après, j’étais prêt à sortir astiqué et net comme une guinée neuve.



« Ah ! ces cinq années furent comme un âge d’or. À peine si, de loin en loin, quelque accident…, mais je pardonnais de grand cœur, devant un ensemble de qualités aussi parfaites.

« Cependant, il y a une règle à tirer de tout.

« Aussi, ne conseillerai-je jamais d’employer l’éléphant pour les déménagements ; il arrive, en ce cas, que son extrême bonne volonté est trahie par sa force excessive. C’est ainsi que je perdis un superbe piano à queue.



« Jingo, après l’avoir placé et chargé sur ses épaules, partit d’un pas trop délibéré, il accrocha d’abord le grand lustre en cristal de mon salon, le mit en miettes, renversa tout ce qui se trouvait sur la cheminée et continua sa marche sans rien remarquer, puis il voulut passer quand même par une porte moins large que mon Pleyel, dont tout le couvercle et l’avant-train restèrent empêtrés dans les chambranles, la table d’harmonie rompue en trois morceaux, il ne demeura à peu près intact que la lyre et les deux pédales. Plein de confusion, Jingo me les apporta dans la cour où je l’attendais non sans angoisse. »