H. Laurens (p. 1-10).


Le Boy de


Marius
Bouillabès

CHAPITRE I
causerie sur l’intelligence des animaux vivant dans notre domesticité — anecdotes
N ous terminions le dessert, déjà la chaleur des vins généreux qui n’avaient cessé de couler pendant tout ce repas d’adieu se répandait sur notre verve toujours croissante. Les conversations se croisaient, les bons mots jaillissaient à tous propos, notre humeur de plus en plus joyeuse se mariait à la gaieté la plus vive et la plus franche.

Tout à coup, sous une pression brusque, et en coup de vent, la porte de la salle à manger vint à céder donnant accès à un caniche noir trapu, fraîchement barbifié, tenant dans sa gueule un assez volumineux paquet. « Mousse ! » « Mousse ! » c’était « Mousse », la chienne aimée de notre ami Gusson qui entrait, apportant au maître son courrier. Sans jamais semer une lettre en route, l’intelligente bête faisait plusieurs fois par jour le même service ; il lui était rémunéré, il est vrai, par des friandises (du sucre, de préférence), dont elle raffolait.




Elle fut accueillie par un tollé d’admiration ; les gais convives la comblèrent de gâteries. Son entrée, naturellement, amena la causerie générale sur les animaux vivant dans notre domesticité.

« Je tiens pour certain, dis-je alors, qu’il n’est personne qui ayant possédé un chat, un chien, un cheval, un singe, un perroquet ou toute autre bête, n’ait découvert chez son inférieur ami des qualités extraordinaires, tout au moins curieuses et souvent intéressantes.

« Combien de fois avez-vous entendu raconter les prouesses d’un animal, les prodiges de son intelligence, le mérite de ses talents, voire même de ses vertus ?


« Naguère encore, vous souvient-il de ce chimpanzé « Consul » qui faisait courir tout Paris et rapportait à son propriétaire de vingt à trente mille francs par mois ? Il allumait et fumait la pipe comme un vieux loup de mer, conduisait son automobile en maître chauffeur, on assure même qu’il soupa un soir de centième à la même table qu’un académicien et se comporta toujours et partout en parfait gentleman. Que de livres charmants furent écrits par des philosophes sur les exploits de toutes ces chères bêtes.

« Mais voici qu’à l’agréable on s’efforce de joindre l’utile : un courrier des États-Unis nous relate qu’un propriétaire vient, le premier, de tenter l’utilisation rationnelle des quadrumanes. De l’Amérique centrale en Californie, il s’est fait envoyer cinq cents singes à queue prenante pour cueillir les prunes de son verger.




« En outre que le sapajou a sur l’ouvrier l’immense avantage de pouvoir se passer d’échelle pour grimper aux arbres sans en briser les branches, pendu par la queue, les quatre mains libres, il peut en détacher les fruits avec une promptitude et une dextérité inimitables.


De costume ni salaire il n’est besoin de se préoccuper, et déjà là quelles économies ! Seuls, le gaspillage et les provisions en abajoues seront à surveiller de près, ce me semble.

Un petit singe suis un éléphant qu’il tient par la queue
Un petit singe suis un éléphant qu’il tient par la queue


« Du singe à l’éléphant, il n’y a qu’un pas.

Deux chiens, un minuscule et un plus gros
Deux chiens, un minuscule et un plus gros

« J’ai là toute présente en mémoire l’histoire tragi-comique

survenue à un de mes amis qui possède à Menton une
Le boy de Marius Bouillabès
merveilleuse propriété dominant le paysage de la rade, et d’où la

vue sans obstacle peut s’étendre à l’infini. Cet homme d’esprit, original et primesautier s’il en fut, après avoir essayé de toutes les races canines, du terrier au molosse, ne parvenait pas à se protéger des voleurs dont il recevait trop souvent la visite ; ses bois, infestés de vauriens, étaient devenus de vrais repaires de brigands.



« Il eut un jour l’ingénieuse idée de se faire envoyer de Bombay un jeune mais très farouche pachyderme, une tête brûlée d’éléphant, qui fut pendant deux grands mois la terreur du quartier.

« Ce robuste garde champêtre, laché dès la nuit tombante, faisait des rondes aussi rapides que scrupuleuses, fouillant tout et partout, la trompe levée, les oreilles au vent, il arpentait à grands pas les allées, les pelouses, les taillis, les bois, barytonnant et trompetant sans cesse et du plus loin qu’il flairait quelque étranger. En vain les malfaiteurs cherchèrent-ils à s’en débarrasser en lui tendant des pièges savants auxquels ce fin limier ne se laissa jamais prendre ;




ils firent même feu sur lui à plusieurs reprises, mais, sur ce boulet roulant, le plomb glissait comme du sable sur une balle élastique. Mon ami se félicitait tous les jours d’avoir trouvé un tel gendarme si parfait pour sa sauvegarde.

« Hélas ! cela ne devait pas durer ; un beau matin, ses gens tout apeurés vinrent le prévenir qu’un bois de pins avait été complètement détruit et mis à sac. Deux cents arbres environ étaient là couchés à terre pour ne plus se relever ; piétinés, broyés, hachés, comme l’eût été par la grêle un champ de haricots.



« C’était à n’y pas croire. Le petit éléphant, quoique fort jeune, était déjà un hercule ; sa force accrue par l’exaspération que lui causa un projectile, cette fois bien envoyé, et qui s’était logé dans le gras de son pantalon, l’avait mis au comble de la fureur. En un clin d’œil, il anéantissait un des plus jolis coins de la propriété de mon ami.

« Ce fut avec une peine infinie que son cornac lui fit entendre raison ; il ne voulait rien comprendre, rien savoir ; serrant dans sa trompe un tronc de pin arraché, il brandissait cette énorme massue, tapait à tort et à travers et menaçait quiconque faisait mine de l’approcher. Peu à peu enfin, on le calma par de douces paroles, par des friandises, et, le soir venu, solidement garrotté, il fut expédié par grande vitesse à Hambourg, je crois, chez un célèbre dompteur de bêtes féroces.

« Le bois de pins ainsi mis en miettes fut acheté par un boulanger qui en chauffa pendant de longues années son four à pain. »



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