H. Laurens (p. 41-44).




CHAPITRE V


LE RETOUR DU CAPITAINE MARIUS BOUILLABÈS.

SES AVENTURES DANS L’INDE


Trois ans s’étaient écoulés déjà ; mes amis et moi étions sans nouvelles du brave capitaine Bouillabès. Nous parlions bien souvent de lui et, le sourire sur les lèvres, nous aimions à nous remémorer ses récits fantastiques qui sont le stigmate du bon méridional. Très anxieusement, on se demandait ce qui avait bien pu lui arriver encore d’extraordinaire ; d’autant qu’un silence si prolongé de sa part nous paraissait tout à fait anormal.

Nous espérions toujours nous le voir arriver un beau matin.

Un soir, flânant sur les boulevards, je crus rencontrer son spectre, c’est le mot. Arrêté devant un magasin de sellerie, un personnage au teint hâve, coiffé d’un casque des colonies, la peau collée sur les os, le dos voûté sous un complet blanc irréprochable et portant un singe sur le bras, était là attentif, cherchant je ne sais quoi dans tout cet étalage de selles, de brides, de fouets, de sticks, de colliers, de laisses, etc…

Je m’approchai de lui et, regardant moi-même dans la vitrine qui faisait miroir, je contemplai mon voisin. Il ne fut pas longtemps à s’apercevoir de mon petit manège et, m’ayant subitement reconnu, il me tendit affectueusement la main ; son singe fit aussitôt de même.

« Vous voilà donc enfin, mon cher capitaine ? et depuis quand rentré ? Ce n’est vraiment pas gentil à vous de nous avoir pendant si longtemps privé de vos nouvelles. Vous ne nous aviez pas habitués à un tel mutisme… Vous, toujours si joyeux, si vibrant !!!

— Ah ! mon bon ! si vous saviez le purgatoire que je viens d’endurer pendant ces trois années ! Et les yeux du brave homme s’attendrirent tristement.

— Mais, mon pauvre Marius, que vous est-il donc arrivé ? En effet, vous me paraissez souffrant et un peu amaigri ; c’est ce climat, sans doute, qui ne vous convenait pas ? Nous voici à deux pas de mon cercle ; vous seriez

gentil de m’y accompagner. Voulez-vous ? Nous causerions
Un personnage au teint hâve, était arrêté devant un magasin de sellerie.
Un personnage au teint hâve, était arrêté devant un magasin de sellerie.
commodément, il y a si longtemps que cela ne nous est

arrivé » ; et, ce disant, nous entrions dans la rue Volney.

Sitôt installés, rafraîchissements servis, le capitaine Marius Bouillabès allumant un énorme havane, commença ainsi le récit de ses mésaventures :



« Dès mon arrivée dans l’Inde, il ne se passa de jour qui n’amenât dans mon existence quelque tragédie ou quelque incident saugrenu.

« Il semblait qu’une fée néfaste s’était attachée à mes pas pour me rendre la vie insupportable. Les Euménides, dont nous eûmes au collège des occasions répétées d’entendre conter les méfaits, ne déversèrent jamais sur les Atrides autant de malheurs que je n’en reçus moi-même sur la tête ; c’étaient de fort douces personnes sans mentir en comparaison de la Furie qui s’était attachée à mes pas.

« Votre vieille amitié m’épargnera le douloureux supplice de me remémorer mes inqualifiables malheurs. Je me bornerai à vous citer le dernier d’entre tous et vous comprendrez alors ma fatigue, ma décrépitude, mon désespoir. »