Le Bourreau de Berne/Chapitre 8

Le Bourreau de Berne ou l’Abbaye des vignerons
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 13p. 102-116).

CHAPITRE VIII.


La lune est levée. Par le ciel quelle belle soirée ? Des torrents de lumière effleurent les vagues. Maintenant les jeunes gens racontent leur amour à des beautés qui croient à leurs serments : tel sera notre destin lorsque nous reviendrons à terre.
Byron.



On avait aperçu le Winkelried de Vevey pendant toute l’après-midi et la soirée. L’arrivée du baron de Willading était attendue impatiemment par plusieurs personnes de la ville. Son rang et son influence dans le grand canton le rendaient un objet de curiosité, même pour ceux qui n’étaient point liés avec lui de cette affection qu’inspiraient ses éminentes qualités. Roger de Blonay n’était pas le seul ami de sa jeunesse ; il y avait un autre habitant de Vevey, avec lequel il était intime par habitude, sinon par cette sympathie de principes qui est ordinairement le meilleur ciment de l’amitié.

L’officier civil chargé de la surintendance spéciale des districts ou cercles qui divisent le pays de Vaud, est appelé bailli, titre que le mot anglais bailiff rend à peine, excepté en ce qu’il signifie aussi un substitut dans l’exercice d’une fonction qui est la propriété d’un autre. Le bailli de Vevey, Peter Hofmeister, appartenait à une de ces familles de l’aristocratie bourgeoise du canton, qui trouvent les institutions de leur pays respectables et presque sacrées, parce que, grâce à leur charge, elles sont en possession de certains priviléges exclusifs, non seulement agréables, mais avantageux. Ce Peter Hofmeister était néanmoins un brave homme bien intentionné, mais convaincu dans le secret de sa conscience que tout n’allait pas parfaitement droit ; il professait donc au sujet des intérêts lésés, ou sur la stabilité des affaires temporelles, des opinions extrêmes, à peu près par le même principe qu’un ingénieur met tout son art à fortifier les points les plus faibles d’une citadelle, prenant soin qu’il y ait un feu continuel dans l’endroit le plus accessible. Par une de ces ordonnances exclusives par lesquelles les hommes étaient bien aises d’échapper à la violence et à la rapacité du baron, et au satellite du prince, ordonnances qu’on avait l’habitude alors d’appeler liberté, la famille d’Hofmeister était parvenue à remplir les fonctions d’une certaine charge ou monopole, qui faisait toute sa richesse et son importance, mais de laquelle on parlait ordinairement, comme tirant son principal droit de la gratitude du public pour des devoirs qui étaient remplis, non seulement très-bien, mais depuis une époque très-éloignée, par une suite non interrompue de patriotes descendants de la même souche. Ceux qui jugent de la valeur attachée à la possession de cette charge, par la vivacité avec laquelle les titulaires repoussaient toutes les tentatives qui étaient faites pour les débarrasser du fardeau, doivent avoir été dans l’erreur ; car, à entendre les amis de la famille discourir sur les difficultés de cet emploi, sur l’impossibilité qu’il fût rempli par aucune famille qui n’en eût pas été investie pendant cent soixante et deux ans, période précise du dévouement des Hofmeister au bien public, il semblerait qu’ils étaient autant de modernes Curtius, toujours prêts à s’élancer dans l’abîme pour sauver la république de l’ignorance et de la spéculation de quelques égoïstes, qui ne désiraient jouir de cette haute charge que par le motif indigne de leur propre intérêt. Ce sujet mis à part, et celui de la suprématie de Berne dont son importance dépendait, on ne pourrait trouver aisément un homme meilleur et plus philanthrope que Peter Hofmeister. C’était un homme gai, bon buveur (défaut particulier au siècle), respectant les lois comme il convient à un homme de sa classe et à un célibataire de soixante-huit ans, ce qui ne prouvait pas qu’à l’époque de sa jeunesse, ce qui remonte à cinquante ans plus haut que l’époque de notre histoire, il n’avait pas eu de prédilection bien romanesque en faveur du beau sexe. Enfin, Hofmeister était bailli, comme Balthazar était bourreau, grâce au mérite ou aux défauts d’un de ses ancêtres (il serait difficile de dire lequel), par les lois du canton et les opinions des hommes. La seule différence matérielle entre eux était que l’un était fort jaloux de sa place, tandis que l’autre remplissait la sienne avec répugnance. Lorsque Roger de Blonay, à l’aide d’une bonne lunette, se fut assuré que la barque au-delà de Saint-Symphorien, dont les voiles pendaient en draperies pittoresques, contenait une société élégante qui occupait sa poupe, et qu’il vit aux plumes et à la toilette qu’une femme de condition en faisait partie, il ordonna qu’on allumât le phare, et descendit au port donner des ordres pour recevoir ses amis. Il trouva le bailli arpentant cette promenade publique, qui est baignée par les eaux limpides du lac, avec l’air d’un homme qui a d’autres soucis en tête que les soins ordinaires de sa charge. Bien que le baron de Blonay fût Vaudois, et qu’il regardât tous les fonctionnaires nommés par les conquérants de sa patrie avec une espèce de dédain héréditaire, il était naturellement d’un caractère doux et poli, et la rencontre fut comme à l’ordinaire amicale et cordiale en apparence. Ils prirent grand soin de parler l’un et l’autre à la seconde personne ; de la part du Vaudois, c’était pour prouver qu’il se croyait au moins l’égal du représentant de Berne ; et de celle du bailli, pour prouver que sa place le mettait au niveau de la plus ancienne noblesse du pays.

— Tu espères voir des amis de Genève dans la barque qui est là-bas, dit le bailli brusquement.

— Oui, et toi ?

— Un ami et une autre personne encore, répondit le bailli d’une manière évasive. Je sais que Melchior de Willading doit séjourner parmi nous pendant les fêtes de l’abbaye, et l’on m’a donné l’avis secret qu’il doit venir une autre personne qui ne veut pas jouir des honneurs qu’elle pourrait à bon droit réclamer.

— Il n’est pas rare que des hommes de haute naissance, et même des princes, nous visitent dans ces occasions sous des noms supposés, et sans être entourés de l’éclat de leur rang ; car les grands, lorsqu’ils descendent aux plaisirs du peuple, n’aiment pas à mettre leur rang dans le marché.

— Ils n’en sont que plus sages. Ces maudites folies me font bien du mal, c’est peut-être une faiblesse, mais il me semble qu’un bailli fait une mince figure devant le peuple parmi ces dieux et ces déesses. Pour te dire la vérité, je suis charmé que celui qui arrive vienne incognito. As-tu reçu depuis peu des lettres de Berne ?

— Aucune ; mais on dit qu’il y aura quelques changements parmi les gens en place.

— Tant pis ! murmura le bailli. Doit-on attendre autant de ceux qui n’ont jamais rempli pendant une heure les devoirs d’une charge, que de ceux qui en ont, pour ainsi dire, sucé la pratique avec le lait de leur mère ?

— Cela peut être juste pour toi ; mais il y en a d’autres qui disent que les comtes d’Erlach eux-mêmes ont eu un commencement.

— Himmel ! suis-je un païen pour nier la vérité de tout ceci ? On peut commencer comme on veut, bon Roger, mais je n’aime pas les fins. Il n’y a pas de doute qu’un Erlach ne soit mortel comme nous tous, comme tout être créé, mais un homme n’est point une charge : que l’argile meure, si tu veux ; mais si tu veux avoir de fidèles et habiles successeurs, prends les successeurs légitimes. Ne parlons pas de tout cela aujourd’hui ; as-tu plusieurs hôtes à Blonay ?

— Pas un seul. J’attends l’arrivée de Melchior de Willading et de sa fille. Je n’aime pas ces nuages ! Il y a de mauvais présages autour de ces pics depuis que le soleil est couché !

— On a toujours peur de l’orage dans ton château ; le lac n’a jamais été plus paisible, et je trouverais fort mauvais qu’il fît acte de rébellion et entrât dans un de ces caprices subits avec un aussi précieux fardeau sur ses ondes.

— Je crains bien que le lac de Genève ne fasse pas même attention au déplaisir d’un bailli, reprit le baron de Blonay en souriant ; je répète que le temps n’est pas beau. Je vais consulter les mariniers, car il serait peut-être nécessaire d’envoyer un bateau léger aux voyageurs, afin qu’il puisse les ramener à terre.

Roger de Blonay et le bailli montèrent sur le petit môle en terre qui se forme tous les printemps, et qui est emporté tous les hivers par les tempêtes, afin de consulter les marins les plus expérimentés sur les symptômes qui précèdent les différents changements dans l’atmosphère. Les opinions variaient. Beaucoup pensaient qu’il y aurait une tempête ; mais, comme on savait que le Winkelried était une barque neuve et bien construite, qu’on ignorait à quel point elle avait été chargée par la cupidité de Baptiste, et qu’on pensait généralement que le vent ne lui serait pas contraire, on crut qu’il était inutile d’envoyer un bateau : en effet, en cas de tempête, on supposait avec raison qu’une barque serait plus sèche dans l’intérieur et plus sûre qu’un simple bateau. Cette indécision, assez ordinaire dans des cas semblables, exposa Adelheid, son père et tout l’équipage aux dangers que nous avons décrits.

Lorsque la nuit vint, les habitants de la ville commencèrent à comprendre que la tempête serait forte pour ceux qui s’y trouvaient exposés sur le lac, même dans la meilleure barque. L’obscurité ajoutait au danger ; car des navires, ayant mal calculé leur distance, s’étaient heurtés contre la terre. On alluma des feux le long du quai par l’ordre du bailli, qui manifesta un intérêt si peu ordinaire pour les passagers du Winkelried, qu’il leur attira de la part du peuple plus de sympathie que d’habitude pour des voyageurs en détresse. On fit en leur faveur tous les efforts ; et, au moment où l’état du lac le permit, on envoya des bateaux à leur secours dans toutes les directions possibles. Mais le Winkelried voguait le long des côtes de la Savoie vers lesquelles les bateaux n’osèrent pas se hasarder, et cette recherche fut inutile. Lorsqu’on sut cependant qu’on apercevait une voile sous l’abri des montagnes opposées, et qu’elle se dirigeait vers la Tour de Peil, village dont le havre était plus sûr que celui de Vevey, et à une portée de flèche de cette dernière ville, des flots de peuple se précipitèrent sur le rivage et, au moment où l’on apprit que la société tant désirée était à bord, les voyageurs furent reçus avec des cris de joie.

Le bailli et Roger de Blonay se précipitèrent en avant pour recevoir le baron de Willading et ses amis, qui furent conduits, avec une joie bruyante, jusqu’au vieux château qui touchait au port, et duquel ce dernier tirait son nom. Le noble Bernois était trop affecté des scènes qui venaient d’avoir lieu, et de la touchante tendresse d’Adelheid, qui avait pleuré sur lui comme une mère pleure sur un enfant retrouvé, pour recevoir les salutations de son ami avec la cordialité qui caractérisait ordinairement leur rencontre. Cependant leurs habitudes se montrèrent à travers le nuage de tristesse.

— Je viens d’être arraché aux poissons du lac Léman, mon cher Blonay, dit le baron en serrant la main de son ami et en s’appuyant sur son bras pour regagner le château ; sans ce brave jeune homme et le plus honnête marinier qui navigua jamais sur l’eau, soit fraîche, soit salée, tout ce qui reste du vieux Melchior de Willading serait dans ce moment de moindre valeur que la plus petite féra du lac.

— Dieu soit loué de ce que vous voilà maintenant ici ! nous craignions beaucoup, et des bateaux sont en ce moment à la recherche de votre barque mais il en a été ordonné autrement. Ce brave jeune homme, qui, je le vois, est en même temps Suisse et militaire, est doublement le bien-venu parmi nous sous les deux caractères que nous venons de designer, et, par-dessus tout, pour t’avoir rendu, ainsi qu’à nous, un aussi grand service.

Sigismond reçut avec modestie un compliment qu’il méritait si bien. Néanmoins le bailli, non content des félicitations d’usage, murmura à l’oreille du jeune homme qu’un service comme celui-là, rendu à un des nobles les plus estimés, ne serait pas oublié par les conseils dans une occasion convenable.

— Enfin vous êtes heureusement arrivé, Herr Melchior, ajouta-t-il tout haut, n’importe comment ; naviguant sur l’onde ou dans les airs ; nous vous avons parmi nous, nous remercions Dieu, comme vient de le dire Roger de Blonay. Notre abbaye va être le théâtre d’une belle cérémonie, car divers gentilshommes de famille sont dans la ville. J’ai appris qu’il y en avait encore d’autres, chevauchant parmi les montagnes, des pays au-delà du Rhin. N’avez-vous pas d’autres compagnons dans la barque que ceux que je vois autour de vous ?

— Il y en a un autre, et je suis surpris qu’il ne soit pas ici ! C’est un noble Génois, dont tu m’as souvent entendu parler, sire de Blonay, comme d’une personne pour laquelle j’avais une grande affection. Gaëtano Grimaldi est un nom qui doit t’être familier, car je l’ai prononcé souvent devant toi.

— J’en ai si souvent entendu parler, que je le regarde comme une ancienne connaissance. Lorsque vous êtes revenu des guerres d’Italie, vous n’étiez jamais las de raconter ses hauts faits. Gaëtano disait cela, Gaëtano pensait ainsi, Gaëtano faisait cela ! Est-il bien possible qu’il soit avec vous dans la barque ?

— Certainement. Une heureuse rencontre, sur le quai de Genève, nous réunit après une séparation de trente ans accomplis ; et, comme si le ciel avait réservé ses épreuves pour cette occasion, nous avons couru les mêmes dangers. Je le tenais dans mes bras, Roger, au moment terrible où le ciel, les montagnes, la terre entière, même cette chère fille, disparaissaient pour jamais à mes yeux ; du moins je le croyais ainsi. Lui qui avait été déjà mon compagnon dans de si grands périls, qui m’avait protégé pendant le combat, qui avait veillé auprès de mon lit, enfin qui avait fait pour moi tout ce que l’affection la plus tendre peut inspirer, avait encore été conduit par la Providence pour partager un des moments les plus pénibles de ma vie !

Tandis que le baron parlait encore, son ami entra avec ce maintien digne qu’il prenait ordinairement lorsqu’il n’était pas dans sa convenance de jeter de côté la réserve de son rang, ou lorsqu’il cédait au torrent de sensibilité qui s’échappait quelquefois de son tempérament méridional, et renversait le maintien de simple convention. Il fut présenté à Roger de Blonay et au bailli, comme la personne qui venait d’être nommée, et comme le plus ancien, le plus éprouvé des amis. Roger de Blonay le reçut avec naturel et avec chaleur, tandis que le bailli fut si singulier dans ses assurances de satisfaction et de respect, qu’il excita non-seulement l’attention, mais aussi la surprise.

— Merci, merci, bon Peterchen, dit le baron de Willading, car c’était le diminutif familier dont se servaient envers le bailli ceux qui le traitaient avec liberté ; merci, honnête Peterchen ; toutes tes politesses à Gaëtano sont autant de preuves d’affection que tu me donnes.

— J’honore tes amis comme toi-même, Herr Von Willading, répondit le bailli, car tu as des droits à l’estime de tout le Burgerschaft ; mais cet hommage rendu au signor Grimaldi lui est bien dû à lui-même. Nous ne sommes que de pauvres Suisses, qui vivons au milieu de sauvages montagnes, peu favorisés du soleil, et encore moins connus du monde mais nous avons nos manières. Un homme qui a été revêtu de l’autorité aussi longtemps que moi, serait indigne de sa place, s’il ne devinait pas, comme par instinct, ceux qu’il doit honorer. Signore, la perte de Melchior de Willading devant notre havre nous aurait rendu le lac désagréable pendant des mois, pour ne pas dire des années ; mais, si nos ondes avaient été la cause de votre mort, j’aurais prié les montagnes de tomber dans le bassin ; afin qu’elles pussent enterrer le coupable sous leurs rochers.

Melchior de Willading et le vieux Roger de Blonay rirent de bon cœur du langage hyperbolique du bailli, bien qu’il fût facile de s’apercevoir qu’Hofmeister avait cru dire de fort belles choses.

— Je vous remercie, non moins que mon ami de Willading, répondit le Génois, dont les yeux brillaient d’un rayon de gaieté ; cette réception courtoise nous surpasse, nous autres Italiens, car je doute qu’aucun de nous eût le courage de condamner une de nos mers à une punition aussi sévère pour une faute si vénielle, ou du moins si naturelle. Je vous supplie de pardonner au lac, puisque, pour mettre les choses au pis, il n’est qu’un agent secondaire dans cette affaire ; et je ne doute pas qu’il nous eût traités comme il traite tous les autres voyageurs, si nous ne nous étions pas soustraits à ses embrassements. Le crime doit être imputé aux vents ; et, comme ils sont les fils chéris des montagnes, je crains que ces mêmes montagnes, dont vous vouliez faire les exécutrices de vos vengeances, ne soient les seules coupables du complot tramé contre notre vie.

Le bailli sourit comme un homme également charmé de l’esprit qu’il déploie et de celui qu’il excite chez les autres ; et la conversation changea de sujet, quoique pendant cette soirée, et dans toute autre occasion pendant sa visite, le signor Grimaldi reçût de lui des attentions si marquées et si particulières, qu’il inspira un profond sentiment de respect en faveur de l’Italien parmi ceux qui avaient l’habitude de ne trouver dans le bailli que l’importance et la dignité du fonctionnaire public.

On s’occupa ensuite des voyageurs qui avaient grand besoin de rafraîchissements après les fatigues et les dangers d’un tel voyage. Roger de Blonay insista donc pour qu’ils se rendissent tout de suite au château, à la grille duquel la lumière brillait toujours. Par le moyen de char-à-bancs, voiture particulière au pays, la courte distance fût bientôt parcourue. Le bailli, à la grande surprise du propriétaire, insista pour conduire les voyageurs sous le toit hospitalier ; néanmoins, à la grille du château, le bailli prit congé, s’excusa mille fois sur les devoirs de sa charge, devoirs qui augmentaient encore à l’approche de la fête.

— Nous aurons un hiver bien doux cette année, car je n’ai jamais vu le bailli si courtois, observa Roger de Blonay, tandis qu’il conduisait les voyageurs dans son château. Tes autorités de Berne, Melchior, sont peu prodigues de leurs compliments envers nous autres pauvres nobles du pays de Vaud.

— Signore, vous oubliez, observa le Génois en riant, qu’il existe d’autres meilleurs bailliages à la disposition des conseils, et le signor de Willading a une puissante voix dans ces conseils ; n’ai-je pas trouvé la meilleure solution de son zèle ?

— Oh ! mon Dieu non, répondit le baron ; car Peterchen n’a pas d’autre espérance que celle de mourir comme il a vécu, le gouverneur d’un petit district. Le digne homme devrait avoir une meilleure réputation. Son bon cœur, sans aucun doute, est touché de voir ceux qui sortent, pour ainsi dire, du tombeau. Je lui rends grâces de cette preuve d’affection, et si une meilleure place s’offrait réellement pour lui, et que ma pauvre voix pût lui être utile, je ne garderais pas le silence. C’est servir le public que d’investir de la confiance publique des hommes de cette trempe.

Cette opinion parut très-naturelle aux auditeurs, et tous, à l’exception du signor Grimaldi, se joignirent au baron. Le seigneur italien, plus expérimenté dans les détours du cœur humain, ou ayant quelques raisons à lui seul connues, sourit simplement des remarques qu’il entendait, comme s’il eût compris mieux que les autres la différence de l’hommage qu’on paie au rang, et celle qu’une nature généreuse et noble accorde en cédant à ses propres impulsions.

Une heure plus tard, le léger repas du soir était terminé ; Roger de Blonay invita les voyageurs à venir se promener à une faible distance pour jouir du charme de la soirée. En effet, le changement était déjà si grand, qu’il n’était pas facile à l’imagination de transformer la scène riante qu’on voyait des tours de Blonay, en la voûte sombre et le lac courroucé qui offraient naguère un aspect si différent.

Les nuages avaient déjà fui vers les plaines de la Germanie, et la lune avait déjà atteint une si grande hauteur au-dessus de la Dent de Jaman, que ses rayons s’étendaient jusque dans le bassin du lac. Mille étoiles pensives brillaient au firmament, image de la bénigne puissance qui gouverne l’univers, quels que puissent être le dérangement local ou les efforts accidentels des agents inférieurs ; les vagues écumantes s’étaient apaisées aussi vite qu’elles s’étaient courroucées, et à leur place on voyait des myriades de globules transparents briller à la clarté des rayons de la lune, et se jouer avec impunité sur la surface placide du lac ; des bateaux voguaient vers la Savoie ou les villages voisins : toute cette scène faisait voir que la confiance était revenue parmi ceux qui s’exposent habituellement aux caprices des éléments.

— Il y a une forte et terrible ressemblance entre les passions humaines et ces convulsions de la nature, observa le signor Grimaldi, lorsque la société du château eut admiré en silence cette scène pendant quelques minutes ; elles se soulèvent promptement, et sont promptement apaisées. Elles sont également ingouvernables pendant leur accès, et admettent l’influence d’une heureuse réaction pendant leur décroissance. Votre flegme du nord peut rendre cette comparaison moins juste ; cependant elle peut avoir sa portée parmi les tempéraments lymphatiques plutôt que parmi nous autres, au sang plus chaud. Cette montagne brillante de lumière, ce lac tranquille, ces cieux couverts d’étoiles, n’ont-ils pas l’air de regretter leur violence et de vouloir nous faire oublier qu’ils ont compromis notre sûreté, comme un naturel bouillant, mais généreux, se repent du coup donné pendant la colère, ou de la parole mordante qui lui est échappée dans un moment de mauvaise humeur ? Que dites-vous de cette opinion, signor Sigismond ; car personne ne connaît mieux que vous la nature de la tempête que nous venons d’essuyer ?

— Signore, répondit le jeune soldat avec modestie, vous oubliez ce brave marin, sans l’habileté et le sang-froid duquel tout aurait été perdu. Il est venu jusqu’à Blonay, à notre demande ; mais jusqu’ici on ne s’en est pas occupé.

Maso s’approcha à un signal que lui fit Sigismond, et resta debout devant la société à laquelle il venait de rendre un service aussi signalé, avec un calme qu’il n’était pas facile de troubler.

— Je vous ai obéi, Signore, eu venant jusqu’au château, dit-il en s’adressant au Génois ; mais, ayant des affaires un peu pressées, je suis obligé de vous demander ce que vous désirez de moi

— Nous t’avons, en effet, un peu oublié. En débarquant, ma première pensée fut pour toi, comme tu sais ; mais d’autres choses m’ont passé par la tête. Tu es Italien comme moi ?

— Oui, Signore.

— De quelle contrée ?

— De la vôtre, Signore ; je suis Génois, comme je vous l’ai déjà dit.

Gaëtano Grimaldi se le rappela, bien que cette circonstance ne lui plût pas. Il regarda autour de lui comme pour recueillir d’autres pensées, et continua ses questions.

— Génois, répéta-t-il à voix basse ; si cela est ainsi, nous devons savoir quelque chose l’un de l’autre. As-tu quelquefois entendu parler de moi ?

Maso sourit ; il parut d’abord disposé à plaisanter, puis un nuage passa sur son front brun, et sa gaieté fit place à un air pensif qui frappa son interrogateur.

— Signore, dit-il après une pause, tous ceux qui suivent ma profession connaissent quelque chose de Votre Excellence ; si c’est simplement pour être questionné de la sorte, je vous prie de me permettre d’aller à mes affaires.

— Non, par saint François ! tu ne nous quitteras pas avec si peu de cérémonie. J’ai tort de prendre le ton d’un supérieur avec un homme à qui je dois la vie ; et toi, tu as eu raison de me répondre comme tu l’as fait. Il y a un compte un peu lourd à régler entre nous, et il faut que j’essaie de rétablir la balance qui penche si fortement en ta faveur ; mais nous ne pourrons terminer cette affaire que lorsque nous serons à Gènes.

Le signor Grimaldi avait avancé un bras tandis qu’il parlait, et il reçut une bourse bien garnie de son compagnon Marcelli. Elle fut bientôt vidée de son contenu, de bons et beaux sequins, qui furent tous offerts au marin. Maso regarda froidement cette masse d’or, et par son hésitation donna lieu de penser qu’il ne trouvait pas la récompense suffisante.

— Je te dis que ce n’est que la première partie du paiement. À Gènes, cette affaire sera terminée d’une autre manière ; mais c’est là tout ce qu’un voyageur peut prudemment donner. Tu viendras me voir dans notre patrie commune, et je ferai pour toi tout ce qu’exigeront tes intérêts.

— Signore, vous m’offrez une chose pour laquelle les hommes font tout, le bien comme le mal. Ils perdent leur âme pour de l’or, se moquent des lois de Dieu, jouent avec la justice des hommes, deviennent enfin des diables incarnés ; et cependant, quoique je sois presque sans le sou, je me trouve placé de manière à être forcé de refuser votre offre.

— Je te dis, Maso, que cette somme sera augmentée plus tard ; ou plutôt nous ne sommes pas assez pauvres pour redouter d’emprunter ! Bon Marcelli, vide tes poches, et j’aurai recours à la bourse de Melchior de Willading pour nos autres besoins.

— Et Melchior de Willading doit-il compter pour rien dans tout cela ? s’écria le baron. Ramasse ton or, Gaëtano, et laisse-moi maintenant m’arranger avec ce brave marin. Plus tard, il ira te trouver en Italie ; mais ici, sur le sol de mon pays, je réclame le droit d’être son banquier.

— Signore, répondit Maso vivement et avec plus de douceur qu’il n’en montrait ordinairement, vous êtes tous les deux libéraux au-delà de mes désirs, et trop bien disposés pour mes faibles besoins. Je suis venu au château pour obéir à vos ordres, mais non dans l’espoir d’attraper de l’argent. Je suis pauvre, il serait inutile de le nier, les apparences sont contre moi (à ce moment Maso se mit à rire d’une manière un peu forcée, suivant l’opinion de ses auditeurs) ; mais la pauvreté et la bassesse ne sont pas toujours inséparables. Vous avez soupçonné aujourd’hui, avec raison, que mon existence est vagabonde, et j’en conviens ; mais c’est une erreur de croire que, parce que les hommes quittent la ligne droite que quelques personnes appellent l’honnêteté, ils soient incapables de nobles sentiments. J’ai été utile en vous sauvant la vie, Signore, et il y a plus de plaisir dans cette réflexion que je n’en éprouverais à gagner deux fois autant d’or que vous m’en offrez. — Voilà le signor Capitano, ajouta-t-il, prenant Sigismond par le bras et l’attirant vers lui ; prodiguez sur lui vos faveurs, car aucune habileté de ma part ne vous aurait sauvé sans sa bravoure. Si vous lui donnez tous vos trésors jusqu’à votre perle la plus précieuse, vous ne ferez pas plus qu’il ne mérite.

Maso, en cessant de parler, jeta un regard sur Adelheid, pensive et respirant à peine ; ce regard continuait sa pensée, lorsque sa langue fut silencieuse. La confusion qui couvrit le visage de la jeune fille devint visible, même à la pâle lueur de la lune, et Sigismond se retira comme s’il eût été coupable.

— Ces opinions te font honneur, Maso répondit le Génois, affectant de ne point comprendre la dernière partie de la phrase, et elles excitent le désir d’être ton ami. Je n’en dirai pas davantage aujourd’hui sur ce sujet ; mais tu me retrouveras à Gènes.

L’expression du visage de Maso était inexplicable ; mais il conserva dans ses manières son indifférence habituelle.

— Signor Gaëtano, dit-il, usant de la liberté d’un marin dans ses paroles, il y a des nobles à Gènes qui seront plus à leur place que moi en frappant à la porte de votre palais ; et il y en aussi dans la ville qui feraient beaucoup de commentaires s’ils savaient que vous recevez de semblables hôtes.

— Tu te livres trop fortement à un métier dangereux et condamnable. Je soupçonne que tu es un contrebandier, mais certainement ce n’est pas un commerce assez avantageux, si l’on en juge par tes moyens pécuniaires, pour penser que tu l’as adopté pour toujours. Je puis trouver les moyens de t’en relever en te donnant une place dans les douanes, dont tu t’es si souvent moqué.

Maso se mit à rire de tout son cœur.

— Il en est ainsi, Signore, dans le monde moral où nous vivons. Celui qui veut faire son chemin n’a qu’à se rendre dangereux pour être protégé. Vos attrape-coquins sont des brigands fieffés hors de leur emploi ; votre garde-marée a appris son métier à force de frauder les revenus, et j’ai été dans des pays où l’on disait que tous ceux qui plumaient le pauvre peuple avaient commencé leur profession comme étant des patriotes malheureux. Cette règle est assez bien établie, sans avoir besoin pour cela de mon pauvre nom et, avec votre permission, je resterai comme je suis, un homme dont le plaisir est de vivre au milieu des périls, et qui se venge des autorités en médisant d’elles lorsqu’il est défait, et en riant d’elles lorsqu’il réussit.

— Jeune homme, il y avait en vous assez d’étoffe pour faire un honnête homme.

— Signore, cela peut être vrai, répondit Maso, dont le visage devint sombre ; nous nous vantons d’être les rois de la création et cependant la barque du pauvre Baptiste n’était pas plus maîtresse de ses mouvements pendant la dernière tempête, que nous ne sommes maîtres de notre fortune, signor Grimaldi : j’ai eu, moi, les matériaux qui font un homme mais les lois et les préjugés, et la lutte maudite des hommes entre eux, m’ont laissé ce que je suis. Pendant les quinze premières années de ma vie, l’église devait être la marche par laquelle je serais monté au cardinalat ou à quelque gros prieuré ; mais les vagues de l’eau salée ont emporté l’onction qui m’était nécessaire.

— Tu es mieux né que tu ne le parais ; tu as des amis qui doivent gémir de ta conduite.

L’œil de Maso s’enflamma, mais il le baissa, comme s’il comprimait, par la force d’une volonté indomptable, quelque subite impulsion.

— Je suis né d’une femme ! dit-il avec une singulière emphase.

— Et ta mère n’est-elle pas peinée de ta conduite ? sait-elle la carrière que tu as embrassée ?

Le sourire pénible auquel cette question donna naissance, fit regretter au Génois de l’avoir faite. Maso essayait évidemment de maîtriser une impression qui avait pénétré jusqu’à son âme, et son succès fut dû à un empire sur lui-même que peu d’hommes ont jamais obtenu à ce point.

— Elle est morte, répondit-il brusquement ; elle est une sainte parmi les anges. Si elle vivait encore, je n’aurais jamais été marin, et… et… Il posa sa main sur sa poitrine, comme s’il eût voulu arrêter une suffocation ; puis il sourit, et ajouta en riant : Et le bon Winkelried aurait fait naufrage.

— Maso, il faut que tu viennes me voir à Gènes ; il faut que j’en sache davantage, et que je te questionne de nouveau sur ta destinée. Tu es un ange déchu, et l’assistance d’un bras ami peut te relever de ta chute.

Le signor Grimaldi parlait avec chaleur, comme un homme qui éprouve un chagrin réel ; sa voix avait la mélancolie que donne ce sentiment. Le caractère altier de Maso fut touché par cette preuve d’intérêt, et ses passions indomptables se trouvèrent tout d’un coup subjuguées. Il s’approcha du seigneur génois, et lui prit respectueusement la main.

— Pardonnez la liberté, Signore, dit-il avec douceur et regardant attentivement les doigts amaigris et ridés qu’il tenait dans sa main brune et robuste. Ce n’est pas la première fois que notre chair s’est touchée ; quoique ce soit la première fois que nos mains se joignent, que ce soit d’amitié. Un désir m’est venu, et je vous demande pardon, vénérable vieillard, de la liberté. Signore, vous êtes âgé, vous êtes honoré de tous ceux qui vous connaissent, je ne doute pas que vous ne soyez chéri de Dieu comme des hommes ; accordez-moi donc votre bénédiction avant que je vous quitte.

En faisant cette singulière demande, Maso s’agenouilla avec autant de sincérité que de respect, de manière à ne pas laisser la possibilité de le refuser. Le Génois fut surpris, mais non déconcerté. Avec une dignité parfaite, un grand calme, et cependant avec une émotion qui était excitée par des souvenirs, il prononça sa bénédiction. Le marin se leva, baisa la main qu’il tenait encore, salua ceux qui l’entouraient, s’élança sur la route et disparut derrière un taillis.

Sigismond, qui avait contemplé cette scène avec surprise, et qui avait eu les regards attachés sur Maso jusqu’au dernier moment, s’aperçut, à la manière dont le marin posait la main sur ses yeux, que cet homme, d’une nature si âpre, avait été fortement ébranlé. En revenant à lui, le signor Grimaldi convint aussi qu’il n’y avait aucune raillerie dans la conduite inexplicable de celui qui leur avait sauvé la vie, car une larme brûlante était tombée sur sa main. Il se sentait aussi fortement agité par ce qui venait de se passer ; et, appuyé sur son ami, il rentra dans le château de Blonay.

— Cette demande extraordinaire de Maso m’a rappelé la triste image de mon pauvre fils, cher Melchior, dit-il. Plût au ciel qu’il ait reçu cette bénédiction, et qu’elle ait pu aussi lui être favorable eu la présence de Dieu ! Peut-être vit-il encore et en entendra-t-il parler ; car, pourrais-tu le croire ? j’ai pensé que Maso était un de ses compagnons sans loi, et que le désir de lui communiquer cette scène avait occasionné cette demande à laquelle j’ai acquiescé.

Cette conversation continua, mais elle devint secrète et tout à fait confidentielle. Le reste de la société alla chercher le repos ; mais des lampes brûlèrent dans la chambre des deux vieux amis jusqu’à une heure très-avancée.