Le Bourreau de Berne/Chapitre 7

Le Bourreau de Berne ou l’Abbaye des vignerons
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 13p. 88-102).

CHAPITRE VII.


Et maintenant les échos du rocher répétaient la joie des montagnards.
Byron.



Il est nécessaire de retourner un peu en arrière afin de pouvoir lier entre eux les événements. La nuit était descendue graduellement. Tandis que le lac était paisible, il régnait un calme si profond, que les sons partis d’un port éloigné, tels que la chute pesante d’une rame ou l’éclat de rire d’un marinier, s’entendaient sur le Winkelried, apportant avec eux un sentiment de calme et de sécurité. Les nuages s’amoncelèrent et le vent souffla, au moment où la barque glissa le long des Alpes qui descendent de ce côté jusque dans le bassin du Léman. L’obscurité augmentant, le sens de la vue devenait inutile pour ceux qui ne savaient pas étudier dans la sombre voûte des cieux les signes d’une tempête qui n’était point éloignée ; le sens de l’ouïe était devenu plus actif, et il avait puissamment contribué à éveiller les vagues appréhensions des passagers. Le bruit du vent, qui ne souffla d’abord que par intervalle, acquit bientôt cette force et cette solennité qui feraient croire à l’approche d’escadrons aériens, allusion à laquelle nous sommes souvent forcés d’avoir recours. Dans la profonde tranquillité de toute la nature, il ressemblait aussi aux mugissements du ressac sur les bords de la mer. La surface du lac se brisa ensuite, et ce fut ce signe infaillible d’un coup de vent qui assura Maso qu’il n’y avait pas de temps à perdre. Ce mouvement de l’onde pendant le calme est un phénomène ordinaire sur les eaux qui sont entourées de caps irréguliers et élevés, et c’est une preuve certaine que le vent règne déjà sur une partie peu éloignée. Cela arrive fréquemment aussi sur l’Océan, où le marin trouve souvent une mer houleuse, recevant dans une direction les effets d’une tempête éloignée, tandis que la brise vient d’un côté opposé. Ce bruit avait été suivi d’un frémissement sur la surface du lac, semblable aux vagues circulaires que produit une pierre lorsqu’elle tombe dans l’eau et de l’agitation régulière et croissante du lac, jusqu’à ce que l’élément présenta l’aspect d’une tempête qui s’était élevée dans son propre sein, puisqu’il n’existait pas la plus légère brise dans l’air. Ce formidable et dernier symptôme de la force du coup de vent qui approchait devint si positif, qu’au moment où le patron et les trois voyageurs furent renversés, le Winkelried, pour nous servir de l’expression d’un marin, se vautrait dans les ondes comme un pourceau dans sa bauge.

Une lueur sombre et surnaturelle précéda les vents, et, malgré l’obscurité antérieure, la nature de l’accident qui venait d’avoir lieu fut comprise de tous. Les hommes furieux qui avaient été sur le point de consommer un horrible sacrifice en l’honneur de la superstition, jetèrent un cri d’horreur. Les cris plus perçants d’Adelheid retentirent aussi dans cet effrayant moment ; chacun crut voir des êtres surnaturels s’élancer sur un nuage de feu.

Le nom de Sigismond fut aussi prononcé dans un de ces instants affreux où le désespoir trahit tous les secrets. Mais l’intervalle entre la chute des voyageurs et le choc de la tempête fut de si courte durée, que pour les passagers tout sembla résulter de ce moment d’horreur.

Maso ayant complété son travail sur le gaillard d’avant, et vu ses autres ordres silencieusement accomplis, arrivait au gouvernail au moment même où se passait ce que nous venons de décrire. Adelheid et ses femmes étaient déjà attachées au mât principal, et on donna des cordes à ceux qui entouraient ce même mât, comme une précaution indispensable ; car le pont de la barque dépouillé de tout article de marchandises, était aussi exposé à la rigueur des vents qu’une bruyère. Telle était la position du Winkelried, lorsque les présages de la nuit se changèrent en d’horribles réalités.

L’instinct, dans des cas subits et extraordinaires de danger, prend la place de la raison. Il n’y eut aucune nécessité d’avertir les passagers sans expérience mais frappés de terreur, de pourvoir à leur sûreté, car chaque homme au centre de la barque se jeta à plat-ventre sur le pont et saisit les cordes que Maso avait préparées dans ce dessein, avec la ténacité avec laquelle tout ce qui existe se rattache à l’existence. Les chiens donnèrent une preuve intéressante des moyens surprenants que la nature leur avait départis pour répondre au but de leur création. Le vieil Uberto était couché, la tête basse, à côte de son maître, confus de son inutilité ; tandis que le chien de Terre-Neuve, compagnon du marin, sautait, de l’avant à l’arrière, aspirant l’air humide, aboyant d’une voix sauvage, comme s’il eût voulu défier les éléments et la tempête.

Une masse d’air brûlant passa au-dessus de la barque au moment où les furieux s’apprêtaient à sacrifier Balthazar à leurs craintes ; c’était l’avant-coureur de l’ouragan qui avait chassé cette masse de la région où elle était en repos depuis l’heureuse après-midi. Dix mille chariots chargés, roulant sur le pavé brûlant n’eussent pas égalé le bruit qui succéda lorsque les vents se déchaînèrent sur le lac. Trop avides pour permettre qu’aucune chose échappât à leur fureur, ils apportaient avec eux une lueur sombre qui remplit l’atmosphère, et qui, à peine pourrait-on l’imaginer, avait été amenée dans leur tourbillon, de ces glaciers où ils avaient si souvent condensé leurs forces. Les vagues ne furent pas agitées, mais plutôt comprimées par la pression de cette colonne atmosphérique bien qu’elle soulevât des masses d’eau au-dessus d’elle, les brisant en écume et remplissant tout l’espace entre le ciel et le lac de leurs brillantes particules.

Le Winkelried reçut le choc au moment où le bord de son large pont, opposé au vent, s’enfonçait sous les vagues, et que l’autre côté était sur le sommet d’une lame. Le vent souffla avec furie quand il frappa sur la barque, comme s’il eût été courroucé de l’obstacle qui se rencontrait sur sa route, et il y eut dans les galeries un mugissement qui ressemblait à celui du lion. Le navire chancelant fut soulevé de manière à faire croire aux passagers qu’il allait être lancé hors de l’eau ; mais le roulis des vagues, en cessant, rétablit l’équilibre. Maso affirma plus tard que cette position accidentelle seule, qui formait un obstacle au vent, empêcha tout ce qui était sur le pont d’être renversé avant la première bouffée de l’ouragan.

Sigismond avait entendu l’appel touchant d’Adelheid ; malgré le combat furieux des éléments, il en soutint le choc sur ses pieds. Mais, quoique aidé par une corde et ployé comme un roseau, sa forme herculéenne trembla sous ce choc de manière à rendre un instant ses efforts douteux ; mais, lorsque cette première fureur de la tempête fut apaisée, il sauta sur la galerie, et de là dans le lac, qui ressemblait plutôt dans cet instant à une fournaise ardente ; il se précipita sans hésiter, conservant toutes ses facultés, et voulant à tout prix sauver un être aussi cher à Adelheid, ou mourir.

Maso avait surveillé ce moment de crise avec l’œil, les ressources et le calme d’un homme habitué à la mer ; s’appuyant sur un genou au milieu de la bourrasque, courbé sur le gouvernail, il s’attacha cette masse de bois, et attendit le choc avec le calme d’un dieu marin. Il y avait quelque chose de sublime dans l’intelligence, le calcul et l’adresse de cet homme inconnu, pauvre, qui obéissait à l’instinct de sa profession dans ce moment terrible où tous les éléments semblaient se réunir dans une fureur commune. Il jeta son bonnet, avança sur son front ses cheveux épais et mouillés, pour protéger ses yeux comme un voile, et attendit le premier coup de vent avec la prudence et le calme d’un lion qui attend son ennemi. Un sourire triste passa sur son visage, lorsqu’il sentit de nouveau la barque affermie sur sa couche humide, après avoir eu raison de craindre qu’elle ne fût lancée hors de son élément. Alors les préparatifs qui avaient paru si inutiles furent mis en jeu. La barque tourna d’une manière effrayante sur le point sur lequel elle était si longtemps restée stationnaire ; cédant au coup de vent, elle tourna comme une girouette sur son pivot, tandis que l’eau se répandait en écume sur le pont. Mais les câbles ne furent pas plutôt tendus, que les nombreuses ancres résistèrent et amenèrent la barque sous le vent. Maso sentit que la poupe cédait au moment où elle se plongeait rapidement sous l’eau, et il poussa un cri de joie. Le tremblement du bois, le choc de l’eau contre l’éperon, le jet qui en jaillit et se répandit sur l’avant de la barque comme un torrent, étaient autant de preuves évidentes que les câbles étaient bons. S’avançant alors avec autant de dignité qu’en déploie un maître d’armes dans l’exercice de son art, il appela son chien.

— Neptune, Neptune ! Où es-tu, mon brave Neptune ?

Le fidèle animal était près de lui, inaperçu au milieu de cette guerre des éléments, et attendant seulement un encouragement pour agir. Aussitôt qu’il eut entendu la voix de son maître, il aboya d’un air satisfait, huma l’air, et se précipita dans le lac. Lorsque Melchior de Willading et son ami reparurent sur la surface de l’eau, ce fut comme des hommes faisant leur entrée dans un monde abandonné aux caprices infernaux de l’ennemi des ténèbres. Le lecteur se rappellera que leur chute eut lieu à l’instant où les vents se déchaînèrent ; car ce qui a exigé une aussi longue description se passa en une minute.

Maso s’agenouilla sur le bord de la barque, se soutenant par son bras passé autour d’un des haubans ; et, s’avançant, il regarda cette fournaise ardente d’un œil dévoré d’inquiétude. Une ou deux fois il crut entendre la respiration difficile d’un homme qui lutte contre les vagues ; mais, au milieu du bruit de la tempête, il était aisé d’être trompé. Il encouragea néanmoins son chien de la voix ; et, saisissant une corde, il fit un nœud pesant à l’un des bouts. Il la jeta loin de lui avec adresse, la retira, et recommença cette expérience plusieurs fois. Cette corde était nécessairement jetée au hasard, car la lueur obscure gênait plutôt qu’elle n’aidait la vue, et les puissances de l’air remplissaient ses oreilles d’un bruit qui ressemblait au rire des démons.

Dans les exercices de la jeunesse, les deux vieux seigneurs n’avaient point oublié l’art de résister aux vagues ; mais tous les deux aussi possédaient un avantage bien préférable encore dans une semblable occasion : le sang-froid que peuvent ordinairement acquérir ceux qui passent leur vie dans les hasards et les difficultés de la guerre. Chacun d’eux eut assez de présence d’esprit, en revenant à la surface, pour comprendre sa situation, et ne pas augmenter le danger par ces efforts violents qui épuisent ordinairement ceux qui sont effrayés. Le moment était assez désespéré sans y joindre le risque de la distraction ; car la barque avait déjà atteint quelque point inconnu qui, relativement à eux, était tout à fait invisible. Dans cette incertitude, il aurait été inutile de nager plutôt d’un côté que d’un autre, et ils bornèrent leurs efforts à s’encourager mutuellement et à placer leur confiance en Dieu.

Il n’en était pas ainsi de Sigismond. Pour lui la tempête était muette, le lac n’était point courroucé, et il s’était précipité dans son sein avec aussi peu de crainte que s’il se fût élancé sur la terre. Ce cri : Sigismond ! oh ! Sigismond ! proféré par Adelheid, était encore dans son oreille et faisait bondir son cœur. L’athlétique jeune Suisse était un nageur expérimenté ; sans cela il eût été peu probable que ces impulsions, bien que profondes, l’eussent emporté sur l’amour de sa conservation. Dans une eau tranquille, il lui eût été aisé de traverser la distance qui se trouvait entre le Winkelried et le pays de Vaud ; mais, ainsi que ses compagnons, en se jetant dans l’eau, il fut obligé d’abandonner sa course au hasard, car l’écume qui s’élançait au-dessus du lac rendait la respiration difficile. Comme nous l’avons déjà dit, les vagues étaient comprimées dans leur lit plutôt qu’augmentées par le vent ; mais, s’il en eût été autrement, le simple roulis eût été plutôt un support qu’un obstacle au nageur expérimenté.

Malgré tous ces avantages, la force du sentiment qui le faisait agir, et les nombreuses occasions où il avait affronté les vagues de la Méditerranée, Sigismond, après avoir plongé, s’aperçut du danger de son entreprise ; mais il en courut les risques avec le même sang-froid que le soldat qui s’attend aussi bien à la mort qu’à la victoire au milieu d’une bataille. Il repoussait l’eau de côté, nageait les yeux fermés, et chaque mouvement l’éloignait de la barque, son seul refuge. Il avançait entre deux remparts sombres et liquides ; et, lorsqu’il s’élevait au-dessus des vagues, un brouillard épais le forçait bientôt à retrouver son humide abri. L’écume qui se formait sur la surface du lac ajoutait encore aux difficultés de Sigismond, et telle était la force des vagues, qu’il fut souvent poussé comme un cadavre devant elles. Cependant il nageait hardiment et avec vigueur, la nature lui ayant départi plus d’énergie qu’elle n’en accorde en général aux hommes. Mais, incertain dans sa course, incapable de voir à quelques pieds devant lui, et pressé par le vent, Sigismond Steinbach, bien que doué d’un courage surnaturel, sentit qu’il ne pourrait pas lutter longtemps contre tous ces désavantages. Il s’était déjà retourné, ne sachant trop ce qu’il devait faire ; il cherchait à découvrir la barque dans la direction qu’il venait de quitter, lorsqu’une masse noire vint flotter sous ses yeux, et il sentit bientôt le museau froid du chien, flairant autour de son visage. L’admirable instinct, ou plutôt, nous pourrions le dire, l’excellente éducation de Neptune, lui apprit que ses services étaient inutiles ; et, aboyant avec une joie sauvage, comme s’il eût voulu narguer l’obscurité infernale de la tempête, il se détourna, et nagea de nouveau avec rapidité. Une pensée pénétra comme un éclair dans l’esprit de Sigismond : ses espérances les mieux fondées étaient dans les facultés inexplicables de cet animal. Jetant un bras en avant, il en saisit la queue, et se laissa traîner sans savoir où, bien qu’il secondât les mouvements du chien par ses propres efforts. Un nouvel aboiement proclama que cette expérience avait réussi, et des voix qui se firent entendre annoncèrent la proximité d’êtres humains. La violence de l’ouragan était passée, et le bruit des vagues, qui avait été surpassé par celui du vent et de l’orage, retentit de nouveau.

Les deux vieillards sentaient réciproquement leurs forces s’affaiblir. Le seigneur Grimaldi avait jusque-là soutenu généreusement son ami, qui était moins habile nageur, et il continua de l’encourager par un espoir qu’il ne partageait pas, refusant noblement jusqu’au dernier instant de séparer leur fortune.

— Comment te trouves-tu, mon vieux Melchior ? demanda-t-il. Reprends courage, mon ami, je crois que nous allons être secourus.

Une vague arriva jusqu’à la bouche du baron, qui reprenait dans ce moment sa respiration.

— Ces secours viennent tard… que Dieu te récompense, cher Gaëtano !… Que Dieu protégé aussi mon enfant… ma fille, — ma pauvre Adelheid !

Ce fut au son de ce nom chéri, prononce avec tout le désespoir d’un père, que le baron dût la vie. Le bras nerveux de Sigismond, dirigé par ces mots, saisit son habit, et il sentit qu’une nouvelle force s’était interposée entre lui et les profondeurs du lac. Il était temps, car l’eau venait de couvrir la tête défaillante du vieillard, au moment où Sigismond parut à sa voix.

— Confiez-vous à ce chien, Signore, dit Sigismond élevant son visage au-dessus de l’eau pour parler avec plus de facilité ; je me chargé de votre ami, et que Dieu nous protège, tout peut encore se réparer.

Le signore Grimaldi conservait assez de présence d’esprit pour suivre cet avis, et était peut-être heureux que son ami eût perdu connaissance, et fut devenu un fardeau plus facile pour Sigismond. Le noble Neptune passa le premier, car le vent apportait jusqu’à eux la voix claire de Maso. Ce son dirigea les efforts de Sigismond, quoique le chien eût suivi tranquillement sa route depuis l’instant où il s’était saisi du seigneur génois, et avec une assurance qui prouvait combien il était sûr de son chemin.

Mais Sigismond avait hasardé due entreprise au-dessus de ses forces : lui qui pouvait nager pendant des heures entières dans des eaux tranquilles, était alors complètement épuisé par les efforts surnaturels qu’il avait faits, l’influence affaiblissante de la tempête et l’immense poids de son fardeau. Il ne voulait pas abandonner le père d’Adelheid, et cependant il sentait avec désespoir qu’il ne pouvait plus lui être d’aucune utilité ; le chien, ayant déjà disparu dans les ténèbres, il était de nouveau incertain sur la véritable position de la barque ; ses yeux et ses oreilles s’ouvraient en vain pour voir et pour entendre ; il n’apercevait que cette lueur mystérieuse qui était venue avec l’ouragan, et n’entendait que le sifflement des vents et le mugissement des vagues. Les bouffées descendaient par moments sur la surface du lac ou tourbillonnaient dans les airs. Pendant un instant, un seul instant de ce désespoir auquel peuvent se livrer les âmes les plus fortes, sa main s’ouvrit pour lâcher son fardeau, et il conçut la pensée de redoubler d’efforts pour sauver sa propre vie ; mais si belle et si chaste de cette jeune fille, qui depuis si longtemps charmait ses veilles et embellissait ses rêves, vint interposer son autorité et le faire rougir de sa pensée. Après ce court moment de faiblesse, il se sentit soutenu par une nouvelle énergie ; il nagea avec plus de vigueur, et en apparence avec plus d’utilité qu’auparavant. Bientôt il entendit de nouveau ces mots : Neptune, mon brave Neptune… Mais ils apportèrent la terrible conviction que, détourné de sa course par l’agitation de l’eau, il avait épuisé ses efforts à s’éloigner de la barque. Tandis qu’une lueur de succès lui avait été laissée, aucune difficulté, quelle que fût son immensité, ne pouvait entièrement anéantir l’espérance ; mais, lorsque Sigismond eut la conviction qu’au lieu de diminuer le danger il l’avait augmenté, il renonça à de nouveaux efforts, et se borna à soutenir sa tête et celle de son compagnon au-dessus du perfide élément, tandis qu’il répondait d’une voix désespérée aux cris de Maso.

— Neptune, brave Neptune ! Ces mots se firent encore entendre.

Ce cri pouvait être une réponse comme ce pouvait être un encouragement du seigneur italien à l’animal qui le portait. Sigismond fit encore un cri, mais il sentit que c’était le dernier. Il se débattit un instant, ce fut en vain ; il ne conservait plus qu’une idée indistincte de la vie ; le monde et ses attraits s’effaçaient de ses pensées, lorsqu’une ligne sombre passa au-dessus de lui et tomba lourdement sur la vague qui venait de couvrir son visage ; par un mouvement instinctif il posa la main sur cette ligne, et il se trouva de nouveau soutenu au-dessus des eaux. Il avait saisi la corde que le marin n’avait cessé de jeter comme le pêcheur jette sa ligne, et il était près de la barque avant que ses facultés confuses lui eussent permis de comprendre les moyens de sa délivrance. Maso tira a lui en reculant ; et, favorisé par un rouleau de la barque, il souleva le baron de Willading sur le pont. Il répéta la même expérience toujours avec un admirable sang-froid et avec dextérité, et plaça aussi Sigismond en sûreté. Le premier fut immédiatement conduit évanoui au centre de la barque, où il reçut les soins qui venaient d’être offerts au signor Grimaldi, et avec les mêmes résultats heureux. Mais Sigismond fit signe qu’il voulait que personne ne s’occupât de lui ; il marcha quelques pas puis, cédant à un épuisement total, il tomba sur les planches humides. Il resta longtemps haletant, sans parole, et sentant le frisson de la mort parcourir tout son corps.

— Neptune, brave Neptune ! s’écria encore l’infatigable Maso, toujours au poste où il jetait la corde avec la même persévérance. Les vents déchaînés qui avaient été si bruyants pendant cette nuit malheureuse s’apaisaient sensiblement ; s’ils soufflaient encore, c’était comme pour exprimer leur regret de rentrer sous le joug de l’immense pouvoir qu’ils venaient de secouer. Ils se turent bientôt tout à fait. Les vergues s’inclinèrent au-dessus du pont, et le son monotone de l’eau prit le dessus. À ce bruit il faut ajouter les aboiements lointains du chien, qui nageait toujours dans les ténèbres, et un bruit sourd comme celui que produisent des voix humaines étouffées. Quoique le temps eût paru bien long, il ne s’était écoulé que cinq minutes depuis l’accident qui était survenu et le déchaînement de la tempête. Il y avait donc encore de l’espérance pour ceux qui étaient restés sous les flots. Maso ressentait l’ardeur d’un homme qui avait déjà réussi au-delà de ses espérances et, poussé par le désir d’obtenir quelque signal qui pût le guider, il se pencha en avant jusqu’à ce que les eaux du lac couvrissent son visage.

— Ah ! s’écria-t-il enfin, Neptune, Neptune !

Certainement des voix humaines se faisaient entendre près de lui ; mais ces sons ressemblaient à ceux qui sont prononcés sous un lieu couvert. Les vents soufflèrent encore un instant ; puis ils semblèrent s’envoler vers la voûte sombre et élevée des cieux. Neptune aboyait de toute sa force, et Maso lui répondait par des cris, car la sympathie de l’homme pour son semblable est indestructible.

— Mon brave, mon noble Neptune !

Le calme était alors imposant, et Maso entendit le chien gémir. Ce signal de mauvais augure fut de nouveau suivi par le son de voix étouffées. Elles devinrent plus intelligibles. Les vents dans leurs railleries semblaient vouloir montrer une triste scène des passions humaines, ou plutôt une violente colère avait donné à deux hommes une nouvelle énergie. Le marin recueillit ces paroles :

— Lâche-moi, maudit Baptiste !

— Misérable ! c’est toi qui m’étouffes !

— As-tu donc perdu tout souvenir de Dieu ?

— Pourquoi me serres-tu ainsi, infernal Nicklaus ?

— Tu mourras damné !

— Tu m’étrangles, — vilain, pardon ! pardon !

Il n’en entendit pas davantage. Les éléments s’accordèrent pour anéantir cette horrible lutte. Une ou deux fois le chien aboya mais la tempête revint avec toute sa puissance, comme si cette courte pause avait été simplement accordée aux passagers pour leur laisser le temps de respirer. Les vents prirent une direction nouvelle, et la barque, toujours soutenue par ses ancres, changea de place et se tourna vers les montagnes de la Savoie. Pendant la première bouffée, Maso lui-même se coucha sur le pont, car des millions de particules humides furent soulevées du lac, et parsemées dans l’atmosphère avec une violence capable de couper la respiration. Le danger d’être balayé par les vagues n’était pas moins imminent. Lorsque le calme fut un peu rétabli, Maso essaya par toutes ses facultés de recueillir un son étranger au roulis des vagues et au craquement des longues vergues pendantes. Le marin ressentit alors une profonde inquiétude pour son chien. Il l’appela longtemps, mais en vain. Le changement de position et le mouvement constant de la barque les avaient éloignés au-delà de la portée de la voix humaine. Maso passa plus de temps à crier : Neptune ! brave Neptune ! qu’il n’en avait employé pendant tous les événements que nous avons été obligés de décrire avec tant de détails, et toujours sans le moindre succès. L’esprit de Maso était élevé bien au-dessus de ceux avec lesquels les habitudes de sa vie le mettaient souvent en contact ; mais, ainsi que l’or pur se ternit en étant exposé à un mauvais air, il n’avait pas entièrement échappé aux faiblesses des Italiens de sa classe. Lorsqu’il s’aperçut que ses cris ne pouvaient lui rendre son fidèle compagnon, il se jeta sur le pont dans un paroxysme de colère, s’arrachant les cheveux et pleurant amèrement.

— Neptune, mon fidèle Neptune ! s’écria-t-il, que me font tous les hommes sans toi ? Toi seul tu m’aimais ; toi seul avais passé près de moi de bons et de mauvais jours, sans changer de maître, sans en désirer un autre ! Quand de prétendus amis se sont montrés traîtres, tu es resté fidèle. Lorsque les autres m’encensaient, tu n’étais jamais un flatteur !

Frappé de cette singulière scène de chagrin, le bon moine, qui, comme les autres, avait jusqu’alors veillé à sa sûreté, ou employé son temps à soutenir de plus faibles que lui, saisit le moment où la tempête s’apaisait, pour offrir quelques consolations à Maso.

— Tu nous as sauvé la vie, brave marin, lui dit-il, et il y a des personnes dans la barque qui sauront reconnaître ton courage et ton adresse. Oublie le noble animal que tu as malheureusement perdu, et joins-toi à nous pour remercier la Vierge et les Saints de nous avoir protégés dans ce danger horrible.

— Mon père, il partageait mon pain, ma couche ; il combattait avec moi, nageait avec moi ; il était ma joie, mon bonheur, et je devrais maintenant me noyer avec lui. Que sont pour moi tes nobles et leur or, sans mon chien ? Ce pauvre animal sera mort de désespoir, son cœur se sera brisé en cherchant en vain, au milieu des ténèbres, cette barque qui portait son maître.

— Des chrétiens ont été appelés en la présence de Dieu sans y avoir préparé leur âme, et nous devrions prier pour eux plutôt que de réserver nos larmes pour celui qui, bien que fidèle pendant sa vie, n’a plus rien à craindre ou à espérer après sa mort.

Toutes ces paroles étaient perdues pour Maso, qui se signait par habitude en entendant prononcer le nom de la Vierge, mais qui n’en pensait pas moins à la perte de son chien. Son affection ressemblait à celle de David pour Jonathas, c’était un amour plus tendre que celui d’une femme. S’apercevant que ses conseils étaient inutiles, le bon Augustin quitta Maso, et s’agenouilla pour offrir à Dieu sa reconnaissance, et ses prières pour les morts.

— Neptune ! povera, carissima bestia ! continuait Maso. Où nages-tu maintenant dans cette infernale querelle entre le ciel et la terre ? pourquoi ne suis-je pas avec toi, excellent chien ! Aucun mortel ne partagera jamais l’amour que j’avais pour toi, povero Nettuno ! jamais un autre n’entrera dans mon cœur !

Si la douleur de Maso fut subite, elle fut brève aussi dans sa durée ; sous ce point de vue, on aurait pu la comparer à l’ouragan qui venait d’avoir lieu. Dans les deux cas, une excessive violence porta en elle son propre remède, car les bouffées irrégulières qui venaient des montagnes étaient déjà passées, et une brise du nord, forte, mais égale, leur succédait. Le chagrin de Maso perdit également de sa vigueur pour prendre un caractère plus calme.

Pendant toute cette scène d’horreur, la foule des passagers était restée couchée sur le pont, partie par stupeur, partie par crainte superstitieuse, et beaucoup aussi par l’impossibilité de bouger sans courir le risque d’être renversés de la barque dans le lac mais, à mesure que la force du vent diminua et que le mouvement de la barque devint plus régulier, tous ces hommes reprirent leurs sens et, les uns après les autres, ils se retrouvèrent bientôt sur leurs pieds. Vers ce moment, Adelheid entendit la voix de son père la remerciant de ses soins et consolant sa douleur. Le vent du nord chassa au loin les nuages, et les étoiles brillèrent au-dessus du Léman irrité, apportant avec elles la promesse d’un secours divin, comme la colonne de feu envoyée aux Israélites dans leur passage de la mer Rouge. Une telle preuve d’un calme prochain ranima la confiance. Tous ceux qui étaient dans la barque, les passagers, l’équipage, reprirent courage à ces signes bienveillants, tandis qu’Adelheid pleurait de reconnaissance et de joie sur les cheveux blancs de son père.

Maso avait alors complètement obtenu le commandement du Winkelried, autant par la nécessité que par l’adresse et le courage qu’il avait manifestés pendant cet extrême danger. Aussitôt qu’il eut réussi à calmer sa douleur, il appela les matelots et leur donna ses ordres pour les nouvelles mesures qui étaient devenues nécessaires.

Tous ceux qui ont été soumis à leur influence savent que rien n’est incertain comme les vents. Leur inconstance a passé en proverbe. Mais cette inconstance aussi bien que leur pouvoir, depuis la brise légère jusqu’au tornade destructeur, sont attribuée à des causes suffisamment claires, bien que nos calculs ne puissent pas les prévoir. La tempête qui venait d’avoir lieu, pouvait être attribuée à ce simple fait : une colonne d’air des montagnes condensée et refroidie avait pressé les substances brûlantes du lac, et ce dernier, après une longue résistance, avait cédé à la cataracte supérieure, comme dans tous les efforts extraordinaires, soit physiques soit moraux, la réaction semble être une conséquence d’une force excessive ; les courants d’air, repoussés au-delà de leurs propres limites, revenaient sur leurs pas comme la marée et son reflux. Cette cause produisit le vent du nord, qui avait succédé à l’ouragan.

Le vent qui venait du pays de Vaud était calme et frais. Les barques du lac de Genève ne sont pas construites pour lutter contre le vent, et l’on aurait même pu demander si le Winkelried aurait conservé ses voiles contre une aussi forte brise. Cependant Maso paraissait habile, et il avait acquis l’influence que le courage ou l’adresse obtiennent toujours dans les occasions difficiles sur le doute et la timidité ; tout l’équipage lui obéissait avec soumission, sinon avec zèle. On n’entendait plus parler du bourreau et de son influence sur la tempête ; et comme prudemment il se tenait à l’écart, afin de ne point exciter la superstition de ses ennemis, il paraissait entièrement oublié.

On passa un temps considérable à lever les ancres car Maso ne permit pas, puisque cela avait cessé d’être nécessaire, qu’une seule corde fût coupée ; devenue libre de ses liens, la barque tourna sur elle-même et fut bientôt conduite sous le vent. Le marin était au gouvernail, il fit tendre la voile d’avant et se dirigea en droite ligne vers les rochers de la Savoie. Cette manœuvre excita une sensation désagréable dans l’esprit de plusieurs passagers, car le caractère du pilote avait été plus que soupçonné dans le cours de leur connaissance ; la côte vers laquelle ils se portaient avec tant de violence était connue pour une barrière de fer, bien fatale, par un tel vent, pour tous ceux qui se hasardaient contre ses rochers. Une demi-heure détruisit les craintes. Lorsqu’on fut assez près des montagnes pour sentir leur influence atténuante sur le vent, et l’effet naturel des remous formés par leur résistance aux courants, il vint au lof et tendit sa grande voile. Soutenu par cette sage précaution, le Winkelried porta bravement sa voilure, et la barque glissa le long des côtes de la Savoie, avec son éperon écumeux, passant les ravins, les vallons, les hameaux, comme si elle eût fendu les airs.

En moins d’une heure on vit Saint-Gingoulph, village qui forme les limites entre le territoire suisse et les possessions du roi de Sardaigne ; et les excellents calculs de l’habile Maso parurent dans tout leur jour. Il avait prévu une autre bouffée de vent, comme pour former contre-poids, et, en effet, il trouva là la véritable brise de nuit. Le dernier courant vint des gorges du Valais, subitement et avec force. Le Winkelried fut lancé à temps pour prendre le vent ; et, lorsque la brise frappa ses voiles, il sortit de dessous les montagnes, et se dirigea en plein lac comme un cygne guidé par son instinct.

Le passage du Léman dans sa largeur et dans cette partie du croissant exige plus d’une heure par une brise semblable à celle qui enflait les voiles du Winkelried. Ce temps fut employé par la foule des passagers à se féliciter mutuellement, et à ces vanteries habituelles aux gens du peuple qui viennent d’échapper à un danger imminent sans aucun mérite de leur part. Parmi ceux dont l’éducation était plus soignée, on voyait plus d’attention pour les malades, et plus de reconnaissance envers la Providence. L’horrible destin du patron et de Nicklaus Wagner jetait une ombre sur la joie, et tous sentaient intérieurement qu’ils venaient d’être arrachés à une mort certaine.

Maso, guidé dans sa course par le phare qui brillait toujours au château de Blonay, l’œil fixé sur ses voiles, la hanche fortement appuyée contre le gouvernail, dirigeait la barque comme un bon génie ; mais son cœur se soulageait de temps en temps en poussant de profonds soupirs. Enfin, la masse sombre des côtes du pays de Vaud prit des formes plus distinctes et plus régulières. Çà et là une tour ou un arbre se détachaient sur le ciel, puis les objets du rivage se dessinèrent en relief sur la terre. On voyait des lumières briller sur le quai, on entendait des cris. Une pile noirâtre de bâtiments prit peu à peu l’aspect d’un château. Les voiles se détendirent, furent pliées, le Winkelried vogna plus doucement, et entra bientôt dans le havre, petit, mais sûr, de la Tour du Peil. Une forêt de mâts et de voiles étaient alors devant la barque ; Maso lui fit prendre place parmi les autres bâtiments avec tant d’habileté et de précision que le choc, suivant une expression de marin, n’eût pas été assez fort pour casser un œuf.

Cent voix félicitèrent à l’envi les voyageurs, car on les attendait avec une grande anxiété. Les citadins se précipitèrent sur le pont de la barque, accablant les passagers de questions ; pendant un instant le bruit fut à son comble. Au milieu de la foule un objet noir et poilu se précipita en avant, bondit sur Maso, et l’accabla de ses sauvages caresses, c’était Neptune. Plus tard, lorsqu’un sentiment plus calme fit place à la joie, et permit l’examen, on trouva une mèche de cheveux entre les dents du chien de Terre-Neuve ; et, la semaine suivante, les corps de Baptiste et du marchand de Berne furent aperçus sur les côtes du pays de Vaud. Ils se tenaient encore l’un l’autre d’une main raidie par la mort.