Le Bourreau de Berne/Chapitre 11

Le Bourreau de Berne ou l’Abbaye des vignerons
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 13p. 143-154).

CHAPITRE XI.


La fortune a souri sur le berceau de Guelberto, l’héritier du riche domaine de Valdespesa. Cet enfant unique grandit dans le bien, et consola les peines de son père.
Southey.



Lorsque Sigismond eut proféré ces paroles si terribles pour celle qui les écoutait, il se leva et s’enfuit de l’appartement. La possession d’un royaume n’aurait pu le faire rester, tant il redoutait l’effet qu’il venait de produire. Les domestiques du château remarquèrent son air troublé et la rapidité de ses pas lorsqu’il passa devant eux ; mais ils étaient trop simples pour soupçonner autre chose que l’impétuosité de la jeunesse, et il réussit à descendre jusque dans les champs sans attirer sur lui des regards embarrassants. Là, il commença à respirer plus à son aise, et le poids qui avait presque brisé son cœur devint plus léger. Pendant près d’une demi-heure, le jeune homme parcourut la verte prairie, sachant à peine où il allait, jusqu’à ce qu’il s’aperçût que ses pas l’avaient conduit de nouveau sous le balcon de la salle des Chevaliers. Levant les yeux, il vit Adelheid toujours assise à la même place, et en apparence seule encore ; il crut s’apercevoir qu’elle-avait pleuré ; il maudit la faiblesse qui l’avait empêché d’effectuer la résolution si souvent prise d’éloigner sa mauvaise fortune de cet ange de candeur et de bonté. Un second regard l’avertit qu’il était de nouveau invité à monter. Les projets des amants sont aussi changeants que subits, et Sigismond, qui, au milieu de divers plans aussitôt abandonnés que conçus, avait songé à mettre la mer entre lui et celle qu’il aimait, courait alors avec la rapidité de l’éclair pour se retrouver en sa présence.

Adelheid avait nécessairement été élevée sous l’influence des préjugés de son pays et du siècle sous lequel elle était née. La charge du bourreau de Berne et la nature de ses devoirs héréditaires lui étaient bien connues ; et, quoique supérieure à l’inimitié qu’avaient montrée la veille des gens sans éducation contre le malheureux Balthazar, cependant elle n’avait pas prévu un choc aussi cruel que celui qui venait d’être produit sur elle quand elle apprit que cet être méprisé était le père de celui auquel elle avait voué ses affections virginales. Lorsque cette révélation s’était échappée de la bouche de Sigismond, elle écoutait comme une personne qui croit être trompée par ses oreilles. Elle s’était préparée à entendre que le jeune soldat avait tiré sa naissance de quelque paysan ou de quelque ignoble artisan, et une ou deux fois, lorsqu’il approchait de cette révélation terrible, elle avait soupçonné que quelque faute contre la morale se rattachait à sa naissance. Cette pensée avait troublé son esprit ; mais ses craintes ne s’étaient jamais dirigées vers la révoltante vérité. Il se passa quelques instants avant qu’elle fût capable de rassembler ses souvenirs, ou de réfléchir sur la route qu’elle devait suivre. Mais, comme on l’a vu, elle eut le temps de reprendre de l’empire sur elle-même avant d’exiger ce qu’elle sentait doublement nécessaire, une nouvelle entrevue avec son amant. Lorsqu’il entra, elle était calme en apparence, et elle fit tous ses efforts pour sourire. Comme l’un et l’autre n’avaient songé qu’aux dernières paroles de Sigismond depuis qu’ils s’étaient séparés, le jeune soldat reprit la conversation au point où il l’avait laissée, et s’assit exactement à la même place qu’il occupait avant son départ précipité.

— Mon secret m’a été arraché, Adelheid. Le bourreau du canton est mon père. Si ce fait était publiquement connu, une loi injuste me forcerait à être son successeur. Il n’a pas d’autre enfant que moi, si ce n’est une fille charmante, innocente et bonne comme vous.

Adelheid couvrit son visage de ses deux mains, comme pour éviter une partie de l’affreuse vérité. Peut-être une répugnance instinctive à laisser voir à son compagnon combien le choc que venait de lui causer l’aveu de sa naissance était cruel, dirigea-t-il aussi ce mouvement. Ceux qui ont passé l’époque de la jeunesse, et qui se rappellent ces jours d’inexpérience et d’espoir dans lesquels les affections sont remplies de fraîcheur, et où le cœur n’a pas encore été desséché par de trop fréquents rapports avec le monde ; ceux qui savent de combien de délicatesse l’amour est formé, comme il est soigneux de tout ce qui touche à l’honneur de l’objet aimé, et avec quelle candeur il cherche des excuses plausibles pour chaque tache qui, soit par accident, soit naturellement, peut ternir le lustre de son caractère, comprendront tout le chagrin qu’Adelheid dut éprouver. Mais la fille du baron de Willading, quoique femme par la vivacité de son imagination aussi bien que par sa promptitude à croire à la réalité de ses rêves, était aussi femme par les qualités généreuses de son cœur et par ces principes de résignation qui semblent disposer la meilleure partie de son sexe à faire les plus grands sacrifices plutôt que de renier ses affections. Tandis qu’elle frissonnait encore par la force des émotions qu’elle avait éprouvées, une lueur de raison pénétra dans son esprit, et il ne se passa pas beaucoup de temps avant qu’il lui fût possible de contempler la vérité avec ce calme qui sait voiler une partie des faiblesses de l’humanité. Lorsqu’elle découvrit son visage, elle regarda le silencieux Sigismond avec un sourire qui donna à sa pâle figure une ressemblance avec la neige sans tache des montagnes qu’éclaire un rayon de soleil.

— Il serait inutile d’essayer de vous cacher, Sigismond, dit-elle, combien je voudrais que ce que vous m’avez appris ne fût pas. J’avouerai plus encore : dans le moment où la vérité me fut connue, vos services réitérés, — ce qui est moins pardonnable encore, votre vertu éprouvée, — furent un instant oubliés dans la répugnance que j’avais à admettre que mon sort puisse jamais être uni à un homme si malheureusement placé par la nature. Il y a des instants où les préjugés et les habitudes sont plus forts que la raison ; mais leur triomphe est court dans les esprits bien intentionnés. La terrible injustice de nos lois ne m’a jamais tant frappée que la nuit dernière, lorsque ces misérables passagers demandaient le sang de… de…

— De mon père, Adelheid.

— De l’auteur de vos jours, Sigismond, dit-elle avec une solennité qui prouva au jeune homme combien elle respectait ce titre. Je fus forcée de reconnaître que la société pouvait être cruellement injuste ; mais, maintenant que c’est vous que ses lois outragent, loin de se joindre à elle pour vous opprimer, mon âme entière se soulève à la pensée de l’injure qui vous est faite.

Merci, — merci, — mille fois merci ! répondit le jeune homme avec ferveur. Je n’espérais rien de moins de mademoiselle de Willading.

— Si vous n’avez pas espéré quelque chose de plus, Sigismond, reprit la jeune fille en rougissant, vous avez été presque aussi injuste que tout le monde, et j’ajouterai que vous n’avez jamais bien compris cette Adelheid de Willading, dont vous venez de prononcer le nom d’un ton si froid et si solennel. Nous avons tous des moments de faiblesse, des moments ou les séductions de la vie, et les indignes liens qui unissent ensemble les étourdis et les égoïstes dans ce qu’on appelle les intérêts du monde, paraissent d’une plus grande valeur que toute autre chose. Je ne suis point visionnaire, et je ne m’imagine pas que des obligations factices soient supérieures à celles que la nature a créées ; car, s’il y a une cruauté bien injuste dans la pratique trop sévère des lois de la société, il y a aussi une grande sagesse dans ces mêmes lois, qui enseignent aux esprits faibles à se laisser guider par l’opinion des autres. D’un autre côté, je sais bien que, tant que les hommes existeront dans la même condition où la société les a placés, la prudence voudra qu’on respecte leurs habitudes, et que les unions mal assorties sont en général rarement heureuses. Si j’avais connu depuis longtemps votre origine, la crainte des conséquences, ou ces froides formes qui protègent les grands, auraient probablement prévenu une liaison entre nous deux. — Je ne dis pas cela, Sigismond, comme vous paraissez le croire, d’après vos regards, pour vous adresser un reproche ; car je sais que l’accident qui forma notre connaissance est cause de cette intimité, résultat elle-même de notre importune reconnaissance ; je veux simplement exprimer tout ce que je ressens. Nous ne pouvons pas juger de notre situation par des moyens ordinaires, et je ne dois pas maintenant décider sur vos prétentions à ma main, simplement comme la fille du baron de Willading, recevant une proposition d’un homme dont la naissance n’est pas noble, mais comme Adelheid doit peser les droits de Sigismond, qui ont perdu quelques-uns de leurs avantages, si vous voulez, et peut-être plus qu’elle ne l’avait imaginé.

— Supposez-vous qu’il vous serait possible d’accepter ma main après ce que vous avez appris ? s’écria le jeune homme en proie à la plus grande surprise.

— Au lieu d’envisager la question sous ce point de vue, je me demande à moi-même s’il serait juste, s’il serait possible de rejeter le sauveur de ma vie, le sauveur de la vie de mon père, Sigismond Steinbach, simplement parce qu’il est le fils d’un homme persécuté ?

— Adelheid !

— N’anticipez pas sur mes paroles, dit la jeune fille avec calme, mais de manière à réprimer l’impatience de Sigismond par la dignité de son maintien. Cette décision est importante, je dirai presque solennelle, et elle s’est présentée à moi subitement et sans préparation. Vous ne penserez pas mal de moi, parce que je vous demanderai du temps pour réfléchir avant que je vous fasse un serment qui est sacré à mes yeux. Mon père croit que vous êtes d’une obscure origine, Sigismond ; et, convaincu de votre mérite, il m’a autorisée à vous parler comme je l’ai fait au commencement de notre entrevue ; mais il est possible que le baron de Willading se croie dégagé de sa promesse lorsqu’il connaîtra la vérité. Il est convenable que je lui dise tout, et vous savez qu’il faut que je me conforme à sa décision. Votre piété filiale m’approuvera, je n’en doute pas.

En dépit des faits qu’il venait de révéler, l’espérance commentait à entrer dans le cœur du jeune homme, à mesure qu’il écoutait les paroles consolantes de l’affectueuse Adelheid. Il aurait été impossible qu’un jeune homme si favorisé par la nature dans sa personne, et qui connaissait nécessairement sa propre valeur, quoique ses manières fussent remplies de modestie, ne se sentît pas encouragé par la franchise avec laquelle Adelheid reconnut combien il était nécessaire à son bonheur ; mais l’intention qu’elle manifestait d’en appeler à son père renouvela ses inquiétudes, car son cœur ne l’avertissait que trop de la différence des deux juges dans un cas comme celui-là.

— Ne lui en parlez pas, Adelheid, répondit-il avec tristesse. L’obligation de refuser ce qu’un sentiment généreux aurait pu le porter à accorder, le rendrait malheureux. Il est impossible que Melchior de Willading puisse consentir à donner sa fille unique au fils du bourreau de ce canton. Dans un autre temps, lorsque l’impression de la nuit dernière sera moins vive, votre raison approuvera aussi ce conseil.

Adelheid, dont le front pur et blanc était appuyé sur sa main, ne parut pas entendre ces paroles ; elle était revenue de l’émotion violente qu’elle avait éprouvée, et elle rêvait profondément et avec plus de calme sur le commencement de sa liaison avec Sigismond, les progrès de leur amour, et tous les petits incidents qui en étaient résultés, jusqu’aux événements plus graves qui avaient cimenté par des sentiments d’estime et d’admiration une affection indélébile.

— Si vous êtes le fils de l’homme dont nous venons de parler, pourquoi êtes-vous connu sous le nom de Steinbach, lorsque Balthazar en porte un autre ? demanda Adelheid, jalouse de saisir la plus faible lueur d’espérance.

— Mon intention était de ne vous rien cacher et de vous faire connaître toutes les particularités de ma vie, ainsi que les raisons qui ont influencé ma conduite. Dans un autre temps, lorsque nous serons plus calmes l’un et l’autre, je pourrai vous demander de m’entendre.

— Un délai est inutile, et pourrait même nuire. Il est de mon devoir d’expliquer tout à mon père, et il peut désirer savoir pourquoi vous ne paraissez pas ce que vous êtes. Ne croyez pas, Sigismond, que je blâme vos motifs ; mais la prudence des vieillards et la confiance de la jeunesse ont si peu de rapports ! J’aimerais mieux être instruite tout de suite.

Sigismond céda au doux mais triste sourire qui accompagnait cette question.

— Je n’ai aucune raison pour désirer de vous cacher le reste de ma mélancolique histoire, Adelheid. Vous êtes probablement instruite des lois de notre canton, je veux parler de ce cruel usage par lequel une famille est condamnée, je ne puis trouver un mot plus convenable, à remplir les devoirs de la charge révoltante qu’occupe mon père. Cette charge peut avoir été un privilége dans les siècles de barbarie, mais elle est devenue maintenant un impôt qu’aucun de ceux qui ont été élevés avec de meilleures espérances ne pourront se décider à payer. Mon père, habitué depuis son enfance à l’idée de remplir un jour cet emploi, succéda à son père jeune encore ; et, quoique la nature l’ait doué d’autant de douceur que de compassion, il n’a jamais reculé devant sa sanglante tâche lorsque les lois l’ont exigé. Mais, touché par un sentiment d’humanité, il résolut de me soustraire à la calamité qui afflige notre famille. Je suis l’aîné, et c’était sur moi que devait retomber l’affreuse succession de mon père ; mais, comme on me l’a rapporté, le tendre amour de ma mère lui suggéra un plan par lequel, moi au moins, je serais délivré de la honte qui était depuis si longtemps attachée à notre nom. Je fus secrètement éloigné de la maison pendant que j’étais enfant ; une mort supposée cacha la pieuse fraude, et jusqu’ici, le ciel en soit loué ! les autorités ignorent ma naissance.

— Et votre mère, Sigismond ? J’ai un grand respect pour cette noble mère, qui est douée, je le suppose, d’une plus grande force d’âme que les autres femmes, puisqu’elle a juré amour et fidélité à votre père, connaissant son état et l’impossibilité d’en éviter les devoirs. Je sens de la vénération pour une femme si supérieure aux faiblesses de son sexe, et cependant si vraie dans ses affections.

Le jeune homme sourit ; mais ce sourire était si pénible, que son enthousiaste compagne regretta la question qu’elle avait faite.

— Ma mère est certainement une femme qui mérite non seulement d’être aimée mais qui, sous beaucoup de rapports est digne d’un profond respect ; ma pauvre et noble mère a mille belles qualités, c’est la femme la plus tendre, et son cœur est si bon, qu’elle souffre lorsqu’elle voit tourmenter les plus petits êtres de la création de Dieu. On pourrait croire qu’elle n’était point née pour être la mère d’une famille de bourreaux !

— Vous voyez, Sigismond, dit Adelheid, qui respirait à peine (tant elle était pressée d’adoucir l’agonie qu’elle avait causée), vous voyez qu’une belle et excellente femme au moins a cru pouvoir confier son bonheur à votre famille. Il n’y a pas de doute qu’elle ne fût la fille de quelque digne bourgeois du canton, qui avait appris à son enfant à faire une distinction entre le malheur et le crime ?

— C’était une fille unique, et une héritière comme vous, Adelheid, répondit Sigismond en regardant autour de lui comme s’il eût voulu trouver un objet sur lequel il pût décharger une partie de l’amertume qui oppressait son cœur vous n’êtes pas plus chérie, plus adorée de vos parents que ne l’était mon excellente mère !

— Sigismond, vos regards sont effrayants ; que voulez-vous dire ?

— Neufchâtel et d’autres villes, ainsi que Berne, ont leurs privilèges ! Ma mère était la fille unique du bourreau de la première de ces villes. Vous voyez, Adelheid, que j’ai des quartiers de noblesse comme un autre. Dieu soit loué ! nous ne sommes pas condamnés légalement à exécuter les criminels d’aucun autre pays que le nôtre !

La sauvage amertume avec laquelle ces paroles furent prononcées, et le regard qui les accompagna, firent vibrer tous les nerfs d’Adelheid.

— Tant d’honneurs, ajouta-t-il, doivent être dignement soutenus. Nous sommes riches pour des gens dont les goûts sont humbles, et nous avons moyen de vivre sans toucher aux revenus de notre charge. Vous voyez que je me vante encore de nos longs services ! Ma mère eut donc la charitable intention de délivrer au moins un de ses enfants du stigmate empreint au front des membres de notre famille, et la naissance d’un second fils la mit à même d’accomplir ce dessein sans attirer les soupçons. Je fus élevé loin de la maison paternelle, et, pendant bien des années, dans l’ignorance de ma naissance. Plus tard, malgré la mort précoce de mon frère, on m’envoya chercher de l’avancement au service de la maison d’Autriche, sous un nom supposé. Je ne vous parlerai pas des angoisses que j’éprouvai lorsque la vérité me fut révélée ! De toutes les misères infligées par la société, il n’y en a pas d’aussi injuste que celle qui frappe notre famille ; et de toutes les faveurs aucune ne peut être moins justifiée que les priviléges accordés au hasard de la naissance.

— Et cependant nous sommes habitués à honorer ceux qui descendent d’une ancienne famille, et à voir une partie de la gloire des ancêtres rejaillir jusque sur le plus éloigné de leurs descendants.

— Plus il est éloigné, plus le respect du monde est grand. Quelle meilleure preuve pouvons-nous avoir de l’inconséquence du monde ? Ainsi, le fils aîné d’un héros, celui dont la lignée est certaine, qui est le portrait vivant de son père, qui a profité de ses conseils, et qu’on peut supposer au moins avoir acquis une partie de sa grandeur, par l’habitude de vivre avec lui, est moins noble que celui qui a reçu ce nom à travers cent canaux vulgaires, et qui souvent, si la vérité était connue, n’a aucun droit naturel sur ce sang tant vanté ! C’est ainsi que l’esprit est conduit aux préjugés, et que l’homme oublie sa destinée et son origine, en voulant être plus que la nature ne lui a permis.

— Certainement, Sigismond, il y a quelque chose de louable dans le sentiment qui nous porte à désirer d’appartenir à ce qui est bon et noble.

— Si la bonté et la noblesse sont la même chose, vous vous êtes bien servie du mot propre ; tant que la noblesse sera un sentiment, c’est non seulement chose excusable, mais sage : car qui ne désirerait appartenir à ce qui est brave, honnête, savant, enfin à ceux qui possèdent les talents ou les avantages qui rendent célèbre ? C’est un sentiment sage, puisque l’héritage des vertus paternelles est peut-être le plus puissant aiguillon pour lutter contre le courant des bassesses humaines. Mais quelle espérance peut m’être laissée, à moi, qui ne peux hériter, ni transmettre que la honte ! Je n’affecte pas de mépriser les avantages de la naissance simplement parce que je ne les possède pas, je me plains seulement que des combinaisons artificieuses aient converti un sentiment et un goût en préjugés vulgaires, par lesquels des gens ignobles jouissent de privilèges plus grands que ceux qui seraient dignes des honneurs les plus hauts que l’homme puisse accorder.

Adelheid avait encouragé une discussion qui n’aurait servi qu’à blesser la fierté d’un homme qui n’aurait pas été doué d’un sens aussi droit que Sigismond ; mais elle s’apercevait qu’il adoucissait l’amertume de ses pensées en s’appuyant ainsi sur sa raison, et en opposant ce qui devrait être à ce qui était réellement.

— Vous savez, répondit-elle, que mon père et moi, nous n’avons jamais été disposés à donner beaucoup de prix aux opinions du monde en ce qui vous concerne.

— Cela veut dire que vous n’insisterez pas sur ma noblesse : mais consentirez-vous l’un et l’autre à une union avec l’héritier d’un bourreau ?

— Vous ne m’avez pas encore dit tout ce qui pourrait être nécessaire pour obtenir le consentement de mon père.

— Il me reste peu de choses à vous apprendre. Le projet de mes bons parents a réussi. Ma sœur et moi nous ignorâmes pendant longtemps notre origine maudite ; tandis que mon pauvre frère, qui promettait peu, fut destiné, par une partialité que je n’examinerai pas, à jouir de notre infernal privilège. — Pardonnez, Adelheid ; je vais essayer d’être plus calme. Mais la mort a sauvé ce jeune homme de ses exécrables devoirs, et je suis maintenant le seul enfant mâle de Balthazar ; oui, ajouta Sigismond en riant d’une manière effrayante, j’ai, moi aussi, le monopole de tous les honneurs de notre maison !

— Vous ! — vous, Sigismond ! — Avec vos habitudes, votre éducation, vos sentiments ! il est impossible qu’on vous force à remplir les devoirs de cette horrible charge !

— Il est facile de voir que mes priviléges ne vous plaisent pas, mademoiselle de Willading ; je ne puis m’en étonner. Ce qui me surprend le plus, c’est que vous ayez si longtemps toléré le fils d’un bourreau en votre présence.

— Si je ne comprenais pas l’amertume qui est si naturelle dans votre position, Sigismond, votre langage me blesserait cruellement ; mais vous ne voulez pas dire que vous courez réellement le danger de remplacer un jour votre père. S’il y avait quelque chance d’une semblable calamité, l’influence de mon père ne pourrait-elle pas l’écarter ? Il n’est pas sans pouvoir dans les conseils du canton.

— Maintenant son amitié n’a rien à faire ; car jusqu’ici mon père, ma mère, ma sœur et vous, sont les seuls dépositaires des faits que je viens de vous confier. Ma pauvre sœur est malheureuse, car l’ignorance dans laquelle elle a été élevée lui rend la vérité bien plus affreuse que si elle y eût été habituée dès son enfance. Aux yeux du monde un jeune parent de mon père paraît destiné à lui succéder, à moins que la fortune en ordonne autrement. Relativement à ma sœur, nous avons l’espérance de l’arracher à la honte de sa famille. Elle est sur le point de contracter un mariage ici, à Vevey, qui cachera son origine sous de nouveaux liens. Quant à moi, le temps décidera de mon sort.

— Comment la vérité pourrait-elle être connue ? s’écria Adelheid, qui respirait à peine, dans son ardeur de proposer quelque expédient qui libérât Sigismond de son odieux héritage. Vous m’avez dit qu’il y avait de la fortune dans votre famille ; abandonnez tout à ce jeune homme, à la condition qu’il remplira les fonctions de votre père.

— Je consentirais à demander l’aumône pour en être délivré.

— Vous ne demanderez jamais l’aumône, tant qu’il y aura des biens dans la famille des Willading. N’importe ! quel que soit le résultat des autres événements, nous pouvons au moins faire cette dernière promesse.

— Mon épée m’empêchera toujours d’être dans la nécessité d’accepter les secours que vous m’offrez. Grâce à cette bonne épée, je puis avoir une existence honorable. Que la Providence m’épargne la honte de la changer pour la hache de l’exécuteur ! Mais il existe encore un obstacle dont je ne vous ai pas parlé. Ma sœur, qui n’a certainement aucune admiration pour les honneurs qui ont humilié notre race pendant de nombreuses générations, je pourrais dire des siècles, n’avons-nous pas d’anciens honneurs aussi bien que vous, Adelheid ? — ma sœur va être unie à un homme qui n’accepte la main d’une des plus aimables créatures de ce monde, qu’à la condition d’un secret éternel et d’une dot considérable. Vous voyez qu’il y a des personnes moins généreuses que vous, Adelheid. Mon père, pressé de disposer de sa fille, a consenti à tout ce qu’on lui demandait ; et, comme le parent qui doit lui succéder a quelques soupçons relativement à ma sœur, il se peut que je sois forcé un jour de me faire connaître, pour sauver l’enfant de ma sœur et l’héritage de ma mère.

Ce dernier aveu assaillit Adelheid dans ses sentiments les plus intimes. Une personne aussi généreuse, aussi dépourvue d’égoïsme, n’était pas capable de vouloir attirer sur une autre le sort qu’elle craignait pour elle-même, et l’espérance qui s’était ranimée dans son cœur fut presque éteinte par cette découverte. Cependant elle avait pris une si grande habitude de se laisser guider par le bon sens dont elle était douée, et il était si naturel qu’elle s’attachât jusqu’au dernier moment à la réussite de ses projets, qu’elle ne s’abandonna pas au désespoir.

— Votre sœur et son futur mari connaissent-ils toutes les chances qu’il y a contre eux ?

— Oui ; mais je connais la générosité de ma sœur, elle ne me trahira jamais pour servir ses intérêts. Cette abnégation d’elle-même m’impose l’obligation plus étroite encore de déclarer qui je suis, si les circonstances m’y forcent. Je ne puis pas dire que ma sœur éprouve autant d’horreur que moi-même de notre affreux état, car elle y est habituée depuis plus de temps, et les soins domestiques de son sexe l’ont préservée d’être exposée au mépris du monde. Peut-être ignore-t-elle en partie tout l’odieux qui retombe sur notre famille. Mes longs services dans les pays étrangers ont éloigné la confidence qui m’a été faite, tandis que ma sœur, pour satisfaire à la tendresse d’une mère envers sa fille unique, fut reçue en secret dans la famille, plusieurs années avant que j’apprisse la vérité. Elle est aussi de beaucoup ma cadette. Toutes ces causes réunies à quelque différence dans notre éducation, l’ont moins disposée au malheur que moi. Car, tandis que mon père, par une cruelle bonté, me donnait une éducation libérale celle de Christine fut plus assortie à notre position. Maintenant, Adelheid, dites-moi que vous détestez mon origine et que vous me méprisez d’avoir osé si longtemps vous importuner de ma présence, tandis que j’avais constamment présente à la pensée l’impossibilité de notre union !

— Je n’aime pas vous entendre parler avec cette amertume, Sigismond, et croire ainsi que je vous rends responsable du malheur de votre destinée. Si je vous disais que je ne ressens pas ce qu’il y a de cruel dans votre position avec presque autant d’angoisse que vous-même, répondit Adelheid avec une noble franchise, je ferais injure à la reconnaissance que je vous dois, et à mon estime pour votre caractère. Mais il y a plus d’élasticité dans le cœur d’une femme que dans celui d’un sexe plus fier et plus impérieux. Loin de penser ce que vous dites, je ne vois rien que de naturel et de juste dans votre réserve. Rappelez-vous que vous n’avez pas séduit mon cœur par des protestations d’amour et des flatteries, comme on séduit ordinairement le cœur des femmes ; mais que l’intérêt que je vous porte a été modestement et justement acquis. Je ne puis rien entendre, ni rien dire de plus dans ce moment, car cette nouvelle inattendue a bouleversé mon esprit. Laissez-moi réfléchir à ce que j’ai à faire ; et soyez persuadé que vous ne pouvez pas avoir d’avocat plus partial et plus dévoué que mon propre cœur.

En prononçant ces mots, la fille du baron de Willading tendit la main avec affection au jeune soldat, qui la pressa sur son cœur, d’un air triste et tendre, et il quitta lentement la salle des Chevaliers.