Le Bourreau de Berne/Chapitre 10

Le Bourreau de Berne ou l’Abbaye des vignerons
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 13p. 132-143).

CHAPITRE X.


Mais je n’ai pas le temps de m’appesantir sur ces babioles du cœur.
Werner.



Quoique le mot château s’applique communément en Europe à tout ancien édifice baronial, cet édifice est bien différent dans le style, l’étendue, et les dépenses qu’il a exigées, dans les diverses contrées de l’Europe. La sûreté unie à la magnificence, une localité suffisante pour un grand nombre de maîtres et de valets, tel est le but ordinaire qu’on se propose dans la construction d’un château ; la position et les moyens de défense varient nécessairement suivant le pays où il est placé : ainsi les fossés étaient de mode dans les lieux bas où l’eau était abondante, tels que la Flandre, la Hollande, une partie de l’Allemagne et la moitié de la France, tandis que les montagnes et particulièrement le sommet des rocs, étaient recherchés en Suisse, en Italie, et dans tous les lieux où l’on pouvait trouver ces moyens naturels de défense. D’autres circonstances encore, telles que le climat, la richesse, les habitudes et la nature des droits féodaux, servaient aussi à modifier l’apparence et l’étendue des bâtiments. Les anciennes forteresses de Suisse ne consistaient, dans l’origine, que dans une solide tour carrée, perchée sur un roc, avec des tourelles à ses angles. À l’abri du feu de l’extérieur, il y avait des échelles pour monter d’étage en étage, et souvent les lits étaient renfermés dans la profondeur d’une fenêtre, ou dans des alcôves pratiquées dans l’épaisseur des murailles. Lorsque la fortune du châtelain le permettait, ou que sa sûreté l’exigeait, on construisait, autour de la base, des communs assez considérables pour enclore une cour, et l’on créa ainsi toutes ces masses irrégulières qu’on voit maintenant en si grande quantité sur le sommet des Alpes.

Selon l’usage, la salle des Chevaliers, dans le château de Blonay, était la plus grande et la mieux ornée. Depuis longtemps elle ne ressemblait plus à une espèce de prison formée dans le roc lui-même, et avec tant d’art, qu’il était difficile de deviner où la nature cessait, et où l’art commençait : mais, depuis un siècle elle avait été transférée dans une partie plus moderne de l’édifice à l’angle sud-est. Cet appartement était carré, spacieux, simple ; telle est la mode du pays. Il était éclairé par des fenêtres qui donnaient, d’un côté sur le Valais, et de l’autre sur les charmants rivages du lac de Genève ; cette vue magnifique était parsemée de hameaux, de villages, de villes, de châteaux, de collines, et se terminait par les sombres montagnes du Jura. Cette dernière fenêtre était ornée d’un balcon en fer à une hauteur prodigieuse au-dessus du sol, et c’était dans ce nid d’aigle qu’Adelheid avait été s’asseoir, lorsque, après avoir quitté son père, elle était montée dans cet appartement, commun à tous les hôtes du château.

Nous avons déjà parlé des avantages physiques et des qualités morales de la fille du baron de Willading ; mais nous croyons qu’il est maintenant nécessaire de faire faire au lecteur une connaissance plus ample avec celle qui est destinée à jouer un des rôles les plus importants de cette histoire. Nous avons dit qu’elle était charmante, mais sa beauté était due plutôt à une expression remplie d’une grâce féminine, qu’à des lignes régulières et symétriques. Ses traits, sans être parfaits, étaient combinés avec une harmonie que son œil bleu et doux, sa bouche souriante, faisaient ressortir encore ; ou y lisait son âme pure et toutes ses pensées. Cependant une modeste réserve dominait dans toutes ses paroles et dans toutes ses actions, et c’était au moment où son esprit s’y livrait le plus, qu’on en ressentait l’influence. Peut-être une intelligence et une instruction supérieures à celles que les femmes possédaient alors, contribuaient au respect qu’on éprouvait près d’elle, et servaient de contre-poids aux attractions de sa candeur et de sa gentillesse. Enfin, une personne qui aurait été amenée inopinément dans sa société aurait promptement découvert qu’Adelheid de Willading était une jeune fille dont les affections étaient sincères et tendres, l’imagination riante, mais bien réglée, dont le caractère avait autant de noblesse que de fermeté ; qu’elle était d’une piété douce, et capable de se conduire avec une prudence parfaite dans toutes les circonstances difficiles qui entourent souvent une jeune fille privée de sa mère.

Il y avait alors plus d’un an qu’Adelheid s’était convaincue de la force de son attachement pour Sigismond Steinbach. Pendant tout ce temps elle avait essayé de combattre un sentiment qui, dans son opinion, ne pouvait amener aucun résultat heureux. La déclaration du jeune homme lui-même, déclaration qui avait été faite involontairement dans un moment de passion violente, fut accompagnée de l’aveu de son inutilité, de sa folie, et ouvrit les yeux d’Adelheid sur l’état de son propre cœur. Quoiqu’elle eût écouté cette déclaration comme toute jeune fille écoute les serments passionnées de celui qu’elle aime, ce fut avec une fermeté bien rare dans une semblable occasion qu’elle retint son propre secret prêt à lui échapper, et qu’elle prit la résolution de faire ce que son devoir envers son père, envers elle, envers Sigismond lui-même, lui ordonnait d’accomplir. Depuis ce moment elle cessa de le voir, excepté dans les circonstances qui eussent dévoilé ses motifs de refus ; et, bien qu’elle ne parût jamais oublier les obligations qu’elle avait contractées envers ce jeune homme, elle se refusait jusqu’au plaisir de prononcer son nom, lorsqu’elle pouvait l’éviter. Mais de toutes les tâches ingrates et répugnantes, celle d’essayer d’oublier est la plus difficile à remplir. Adelheid n’était soutenue que par une profonde connaissance de ses devoirs, et le désir de ne point tromper les espérances de son père, car l’habitude et les usages donnaient alors à la volonté paternelle la force de la loi parmi les filles de son rang ; mais son affection et même son jugement plaidaient fortement en faveur de celui qui lui avait sauvé la vie. En effet, à l’exception de l’inégalité de rang, on ne pouvait qu’approuver son choix, s’il est permis d’appeler choix ce qui était plutôt le résultat d’un sentiment spontané et d’une secrète sympathie que de toute autre cause. Il existait cependant une réserve équivoque et un malaise visible dans les manières de Sigismond, lorsqu’on faisait allusion à ses antécédents ou à sa famille. Cette susceptibilité avait été observée et commentée par d’autres, comme elle l’avait été par Adelheid, et elle avait été généralement attribuée à la mortification d’un homme jeté par le hasard parmi des personnages qui lui étaient supérieurs par la naissance : faiblesse trop commune et à laquelle peu d’hommes ont la force de résister, ou savent opposer une fierté suffisante pour la vaincre. L’affectueuse sollicitude d’Adelheid en tira cependant une conclusion différente. Elle s’aperçut qu’il n’affectait point de cacher l’humble nature de son origine, mais qu’avec un égal bon goût, il s’abstenait d’y faire allusion ; mais elle s’aperçut aussi qu’il y avait des points dans l’histoire de sa jeunesse sur lesquels il était plus discret encore ; elle craignait qu’il ne voulût les oublier, parce que sa conscience les condamnait. Pendant quelque temps Adelheid s’attacha à cette découverte comme à un antidote pour sa faiblesse ; mais la rectitude de son jugement bannit bientôt un soupçon également indigne d’elle et de lui. Ce continuel combat intérieur et l’inutilité de ses efforts avaient, comme nous l’avons déjà dit, altéré la fraîcheur d’Adelheid, et donné une teinte de mélancolie à un visage dont l’expression jusqu’alors avait été aussi douce que souriante. Ce changement fut la seule cause du voyage entrepris par son père, et de la plupart des autres événements que nous allons raconter.

L’aspect de l’avenir avait pris un caractère différent. Des couleurs, qui étaient plutôt l’effet de l’excitation que d’un retour à la santé (car les principes de la vie, lorsqu’ils sont fortement ébranlés, ne reprennent pas leur force à la première lueur de bonheur), brillaient de nouveau sur les joues d’Adelheid, et donnaient à ses yeux un doux éclat ; le sourire errait en même temps sur des lèvres où régnait naguère la mélancolie. Elle se pencha sur le balcon, et jamais auparavant l’air de ces montagnes ne lui avait paru plus pur et plus embaumé. À ce moment l’objet de ses rêveries parut sur la pente verdoyante du château, parmi les noyers qui ombrageaient la prairie. Il la salua respectueusement, et lui montra de la main le magnifique panorama du lac de Genève. Le cœur d’Adelheid battit avec violence. Elle combattit un instant ses craintes et sa fierté puis, pour la première fois de sa vie, elle fit signe à Sigismond de venir la rejoindre.

Malgré l’important service que le jeune soldat avait rendu à la fille du baron de Willading, et la longue intimité qui en avait été le résultat, Adelheid avait maintenu une si grande réserve en maîtrisant ses sentiments, quoique les simples usages de la Suisse permissent aux filles de condition une plus grande liberté que dans d’autres pays, que Sigismond resta fixé à sa place, car il ne pouvait imaginer que le signe d’Adelheid fût pour lui. Adelheid vit son embarras, et fut obligée de recommencer ; le jeune homme s’avança sur la montée rapide comme porté sur l’aile du vent, et disparut derrière les murailles du château.

La barrière de réserve qu’Adelheid s’était depuis si longtemps imposée, et avec tant de succès, était maintenant franchie, et elle sentit que dans quelques minutes son sort allait être décidé. La nécessité de faire un long circuit, avant d’entrer dans la cour, lui accorda un peu de temps pour la réflexion, et elle en profita pour recueillir ses pensées et reprendre son empire sur elle-même.

Lorsque Sigismond entra dans la salle des Chevaliers, il trouva la jeune fille encore assise près du balcon de la fenêtre ouverte, pâle et sérieuse, mais parfaitement calme, et avec une expression de bonheur qu’il n’avait pas vue depuis longtemps sur son joli visage. Son premier sentiment fut celui du plaisir, en apercevant avec combien de force elle avait supporté les dangers et l’effroi de la nuit précédente. Il exprima ce plaisir avec la franchise admise par les usages de son pays.

— Ne vous ressentez-vous plus des fatigues de la nuit, Adelheid ? dit-il, étudiant avec anxiété le visage de la jeune fille, qui se sentait rougir.

— L’agitation de l’esprit est un bon remède pour les fatigues du corps, répondit Adelheid ; loin de souffrir de ce qui s’est passé, je me sens plus forte aujourd’hui que dans aucun temps depuis que nous avons quitté Willading. Cet air embaumé me semble être celui de l’Italie, et je ne vois pas la nécessité d’aller plus loin pour chercher ce qu’on dit m’être nécessaire, des distractions et un soleil chaud.

— Vous ne traverserez pas le Saint-Bernard ? s’écria Sigismond d’un air chagrin.

Adelheid sourit ; et il se sentit encouragé, quoique ce sourire fût équivoque. Malgré le caractère sincère de la jeune fille, et son extrême désir de débarrasser son cœur du fardeau qui l’oppressait, soit par ses habitudes de réserve, soit par son éducation, car nous ne savons à quoi attribuer sa faiblesse, elle se sentit tentée d’éviter une explication directe.

— Que pourrions-nous désirer qui fût plus agréable que ce pays ? répondit-elle d’une manière évasive. L’air est chaud : on peut à peine trouver, en Italie une vue comparable à celle-ci, et nous sommes sous un toit ami. L’expérience que nous avons faite depuis vingt-quatre heures n’est pas trop encourageante pour traverser le Saint-Bernard, malgré les belles promesses d’hospitalité que nous a faites notre bon moine.

— Vos yeux contredisent votre bouche, Adelheid : vous êtes heureuse aujourd’hui et disposée à plaisanter. Pour l’amour du ciel, ne négligez pas de profiter de cet avantage, sous prétexte que Blonay est aussi sain que Pisé. Lorsque l’hiver viendra, vous vous apercevrez que ces montagnes sont toujours les Alpes glacées, et que les vents soufflent dans ce vieux château comme dans les longs corridors de Willading.

— Nous avons du temps à nous pour y songer. Vous vous rendrez à Milan, je le suppose, aussitôt que les fêtes de Vevey seront terminées ?

— Le soldat n’a d’autre choix que son devoir. Les longs et fréquents congés que j’ai obtenus depuis quelque temps, congés qui m’ont été accordés pour des affaires importantes de famille, m’imposent une nouvelle obligation d’être ponctuel. Quoique nous devions beaucoup à la nature, nos engagements volontaires m’ont toujours semblé les plus sérieux.

Adelheid écoutait avec l’attention la plus profonde ; jamais jusqu’à ce jour il n’avait prononcé le mot famille devant elle. Cette allusion parut avoir rappelé des souvenirs désagréables dans l’esprit du jeune homme ; car, lorsqu’il cessa de parler, sa tête tomba sur sa poitrine, et il parut avoir oublié la présence de sa belle compagne. Cette dernière détourna généreusement une conversation qui semblait faire du mal à Sigismond, et essaya d’attirer ses pensées sur un autre sujet. Par une fatalité imprévue, l’expédient qu’elle adopta hâta l’explication que dans ce moment elle aurait voulu retarder pour tout au monde.

— Mon père s’était souvent extasié devant moi sur le site du château de Blonay, dit Adelheid en contemplant la belle vue qui était devant ses yeux ; mais jusqu’à présent j’avais toujours soupçonné son amitié d’exercer une grande influence sur ses descriptions.

— Vous étiez injuste, répondit Sigismond en s’avançant près de la fenêtre. De tous les anciens châteaux de la Suisse, Blonay est peut-être celui qui possède la plus belle vue. Regardez ce lac perfide, Adelheid ! Pourrions-nous croire que ce miroir si limpide soit ce même gouffre sur lequel nous étions hier ballottés et presque sans espoir !

— Tout à fait sans espoir sans vous, Sigismond.

— Vous oubliez ce brave Italien sans le calme et l’habileté duquel nous aurions infailliblement péri.

— Et que m’aurait fait moi que cette malheureuse barque fût sauvée, si mon père et son ami avaient subi le sort du patron et de ce malheureux paysan de Berne ?

Le cœur du jeune Sigismond battit violemment, car il y avait dans l’accent d’Adelheid, en prononçant ces paroles, une tendresse à laquelle il n’était pas habitué, et qu’il découvrait pour la première fois dans sa voix.

— Je vais chercher ce brave marin, dit-il, tremblant de perdre l’empire qu’il conservait encore sur lui-même ; il est temps qu’il ait des preuves plus positives de notre reconnaissance.

— Non, Sigismond, répondit la jeune fille avec fermeté. Vous ne devez pas me quitter encore. J’ai beaucoup à vous dire, beaucoup en ce qui touche mon propre bonheur, et je suis assez faible pour le croire le vôtre.

Sigismond était bouleversé ; car le maintien de sa compagne, bien que ses joues devinssent alternativement rouges et pâles, était calme et rempli de dignité.

Il prit le siège qu’elle lui montrait en silence, et resta assis sans mouvement, comme une statue de marbre, ayant toutes ses facultés absorbées en une seule, celle d’écouter.

Adelheid vit que la crise était arrivée, et que la retraite était impossible, sans une apparence de légèreté que son caractère et sa fierté condamnaient également. Rassemblant tout l’empire qu’elle possédait sur elle-même, elle se sentit soutenue par un motif noble et sacré.

— Vous devez trouver un grand bonheur, Sigismond, dit-elle enfin, lorsque vous songez à vos belles actions. Sans vous, Melchior de Willading serait depuis longtemps sans enfant, et sans vous aussi, sa fille serait depuis hier orpheline. La certitude que vous avez le pouvoir et la volonté de sauver vos amis dans le péril, vaut mieux que tous les biens du monde.

— Oui, Adelheid, répondit-il d’une voix basse ; en ce qui a rapport à vous, je ne voudrais pas changer le secret bonheur que j’éprouve à vous avoir été utile, à vous et à ceux que vous aimez, pour le trône du puissant prince que je sers. Je vous ai déjà avoué mon amour, c’est en vain que je voudrais m’en dédire. Vous savez combien je vous aime ; et, en dépit de moi-même, mon cœur chérit sa faiblesse. J’éprouve plutôt du bonheur que de la crainte à dire qu’il la chérira jusqu’à ce qu’il cesse de battre. En voilà plus que je n’avais l’intention d’en faire entendre à vos modestes oreilles, qui ne devraient pas être blessées par des déclarations aussi inutiles ; mais — vous souriez, Adetheid — quoi ! votre esprit si noble pourrait-il se moquer d’une passion sans espérance !

— Pourquoi mon sourire exprimerait-il de la moquerie ?

— Adelheid ! Non, cela ne peut être ; un homme comme moi, d’une origine inconnue, ignoble, ne devrait pas même exprimer son amour à une femme de votre rang !

— Sigismond, vous le pouvez. Vous n’avez pas bien connu jusqu’ici le cœur d’Adelheid de Willading, ni la reconnaissance de son père.

Le jeune homme regarda fixement le visage d’Adelheid. La jeune vierge, qui venait de confier les plus secrètes pensées de son âme, sentait ses joues et son front se couvrir de rougeur, plutôt cependant d’agitation que de honte, car ses yeux remplis de candeur et d’affection s’arrêtèrent avec confiance sur les yeux passionnés de Sigismond. Elle croyait, et elle avait toutes les raisons possibles pour croire que ses paroles feraient du bien, et avec la jalouse surveillance d’un véritable amour, elle ne voulait pas qu’une seule expression de bonheur lui échappât. Mais, au lieu de ce regard brillant et de cette exclamation de joie à laquelle elle s’attendait, le jeune soldat parut accablé des sentiments les plus pénibles. Sa respiration était difficile, ses yeux hagards, ses lèvres agitées de convulsions ; il passa la main sur son front, comme un homme qui éprouve une vive souffrance ; une sueur froide inonda son visage et coula en larges gouttes à travers ses doigts.

— Adelheid ! chère Adelheid ! tu ne comprends pas toute l’importance de ce que tu dis ! Un homme comme moi ne peut jamais devenir ton mari.

— Sigismond ! Pourquoi ce désespoir ? Réponds-moi ; — soulage ton cœur par des paroles : je te jure que le consentement de mon père est accompagné de celui de mon cœur. Je t’aime, Sigismond ! — veux-tu que je sois ta femme ? — Que puis-je te dire de plus ?

Le jeune homme la regarda d’un air incrédule ; puis, lorsque ses pensées s’éclaircirent, il la contempla comme un objet adoré qu’on est sur le point de perdre. Il secoua la tête tristement, et cacha son visage dans ses mains.

— Ne dis rien de plus, Adelheid, — pour toi, pour moi, par pitié, garde le silence ! — Tu ne peux jamais être à moi. — Non, non ; — l’honneur le défend. — Ton consentement serait de la folie, le mien me déshonorerait, — nous ne pouvons jamais être unis. Quelle fatale faiblesse m’a retenu si longtemps près de toi ? — J’ai souvent redouté ce moment.

— Redouté, Sigismond ?

— Ne répète point mes paroles, car je sais à peine ce que je dis. Toi et ton père, vous avez cédé, dans un moment de gratitude, à une noble impulsion ; mais je ne dois pas profiter de l’incident qui m’accorde cet avantage. Que diraient toutes les personnes de ta famille, tous les habitants de Berne, si Adelheid, la plus noble, la plus belle, la meilleure des filles du canton, épousait un soldat de fortune sans naissance, qui n’a pour lui que son épée et quelques dons de la nature ? Ton excellent père, en y réfléchissant mieux, ne pourrait certainement y consentir : n’en parlons plus.

— Si j’écoutais les sentiments ordinaires de mon sexe, Sigismond, cette répugnance à accepter ce que mon père et moi nous vous offrons, me porterait au moins à feindre le mécontentement. Mais, entre vous et moi, il n’y aura que la sainte vérité. Mon père a pesé toutes ces objections, et il y a généreusement renoncé. Quant à moi, elles ne peuvent avoir aucun poids sur mon esprit, puisqu’elles sont contre-balancées par tes vertus. Si tu ne peux pas devenir noble pour être mon égal, je trouverai plus de bonheur à descendre à ton niveau qu’à vivre sans toi parmi les grandeurs où le sort seul m’a placée.

— Que le ciel bénisse ta bonté ! Mais tant de générosité est vaine, notre mariage est impossible.

— Si tu connais quelque obstacle qui le rende en effet impossible pour une fille faible, mais vertueuse.

— Assez, Adelheid ; ne finis pas cette sentence de mort. Je suis assez humilié sans d’aussi cruels soupçons.

— Pourquoi donc notre union est-elle impossible, lorsque mon père non seulement y consent, mais désire qu’elle ait lieu ?

— Donne-moi le temps de réfléchir. Tu sauras tout, Adelheid. Cette affreuse explication est due à ta noble franchise. J’aurais mieux fait de te révéler ce secret depuis longtemps.

Adelheid contempla dans un craintif silence le jeune soldat, car les efforts violents dont elle était témoin lui révélaient toutes les angoisses de son âme. Ses joues s’étaient couvertes d’une pâleur mortelle. Son visage semblait alors tirer sa beauté de son expression ; mais cette expression était mêlée de surprise, de tendresse et d’effroi. Sigismond s’aperçut que ses propres souffrances se communiquaient rapidement à sa compagne, et par un puissant effort il maîtrisa assez son émotion pour reprendre un peu d’empire sur lui-même.

— Cette explication a été trop cruellement ajournée, dit-il n’importe ce qu’il pourra m’en coûter, elle ne le sera pas plus longtemps. Tu ne m’accuseras plus d’un silence perfide ; mais rappelle-toi la fragilité du cœur humain, et songe que la pitié plutôt que le blâme accueille une faiblesse qui te causera peut-être autant de chagrin dans la suite, chère Adelheid, qu’elle me cause d’amers regrets. Je ne t’ai jamais caché que je suis né dans une classe qui partout en Europe est regardée comme inférieure à la tienne. À ce sujet, je suis plutôt fier qu’humilié, car tes distinctions de la noblesse ont souvent provoqué des comparaisons, et j’ai été en position de reconnaître que le hasard de la naissance n’accordait ni plus de talent, ni plus de courage, ni plus d’esprit. Quoique les inventions humaines puissent servir à déprécier les moins favorisés de la fortune, Dieu a fixé des limites aux besoins des hommes. Celui qui veut être plus illustre que ses semblables, et grand par des moyens qui ne sont pas naturels, doit nécessairement avilir les autres pour arriver à son but par des moyens différents. Il n’y a point de noblesse, et celui qui ne veut pas se soumettre à une infériorité qui n’existe qu’en idée, ne peut jamais être abaissé par un artifice aussi grossier. Quant au simple préjugé de la naissance et à l’importance qu’on y attache, soit fierté, soit philosophie, peut-être aussi par l’habitude de commander comme militaire à ceux qui se croient mes supérieurs comme hommes, je ne m’y suis jamais soumis. Peut-être la disgrâce honteuse qui m’accable est-elle cause que je juge plus légèrement qu’un autre de semblables matières.

— La disgrâce honteuse ! répéta Adelheid d’une voix presque étouffée. Ce mot est effrayant dans la bouche d’un homme dont toutes les paroles sont si vraies.

— Je ne puis en choisir un autre. Oui, disgrâce honteuse, par le commun consentement des hommes, par une opinion longtemps éprouvée, et il semblerait presque par le jugement de Dieu. Ne croyez-vous pas, Adelheid, que certaines races paraissent maudites, pour répondre à quelque grande fin inconnue ; des races sur lesquelles la sainte bénédiction du ciel ne descend jamais comme elle descend sur d’humbles familles ?

— Comment pourrais-je croire qu’une aussi affreuse injustice émane d’un Dieu dont la sagesse n’a point de bornes, dont l’amour est celui d’un père ?

— Ta réponse serait juste si ce pays était l’univers ; mais celui dont la vue s’étend au-delà du tombeau, dont la justice, la miséricorde, la bonté, sont incommensurables comme ses autres attributs, et non pas en rapport avec nos faibles moyens, ne peut être jugé d’après les règles étroites que nous appliquons aux hommes. Nous ne devons pas mesurer les ordonnances de Dieu par des lois qui sont plausibles à nos yeux. La justice est une vertu relative, et non pas abstraite ; et jusqu’à ce que nous comprenions les rapports de la Divinité envers nous, comme nous comprenons nos relations envers la Divinité, nous raisonnerons dans les ténèbres.

— Je n’aime point à vous entendre parler ainsi, Sigismond, et surtout avec un regard si sombre et une voix si triste.

— Je vais vous raconter mes malheurs avec plus de calme, ma bien-aimée, car je n’ai pas le droit de vous faire partager ma misère ; et cependant c’est là la manière dont j’ai raisonné, pensé, agi, jusqu’à ce que mon cœur se fût rempli de votre image, et que ma raison m’eût presque abandonné. Oui, depuis l’heure maudite où la vérité me fut connue, où je fus maître du fatal secret, j’ai essayé de sentir et de raisonner ainsi.

— Quelle vérité ? quel secret ? Si vous m’aimez, Sigismond, parlez avec calme et sans réserve.

Le jeune homme contempla encore une fois le visage altéré d’Adelheid, avec une expression qui prouvait combien il regrettait profondément le coup qu’il allait porter ; puis, après un moment de silence, il continua.

— Nous venons de traverser ensemble une horrible scène, chère Adelheid, une scène qui doit rapprocher entre nous les distances posées par les lois humaines et la tyrannie de l’opinion. Si par la volonté de Dieu la barque eût péri, quelle confusion d’êtres mal assortis eussent passé ensemble les portes de l’éternité ! Nous avions là tous les degrés du vice, comme nous avions presque tous les degrés de la civilisation, depuis la subtile iniquité du vil Napolitain jusqu’à ton âme pure et céleste. Avec le Winkelried eussent péri le grand seigneur, le révérend prêtre, le soldat dans toute la fierté de sa force, et le vil mendiant. Le trépas est un incompréhensible niveleur, et les profondeurs du lac eussent lavé toutes nos infamies, soit qu’elles vinssent de vices réels, soit qu’elles fussent tout simplement causées par les usages reçus : tous, et jusqu’au malheureux Balthazar lui-même, le bourreau haï et persécuté, eussent laissé des amis qui auraient pleuré leur perte.

— Si quelqu’un pouvait rencontrer un pareil sort sans être pleuré, ce devrait être celui qui en général éveille si peu de sympathie, un homme qui, en trafiquant du malheur des autres, a moins de droit à notre compassion.

— Épargnez-moi, Adelheid ; par pitié, épargnez-moi : — tu parles de mon père !…