Michel Lévy frères (p. 107-131).


ACTE QUATRIÈME

NEUVIÈME TABLEAU


L’angle du quai des Tuileries et du pont de la Conférence, (aujourd’hui Pont-Royal.) Il fait nuit ; on voit arriver un homme de la droite, épuisé par une longue course, il s’arrête pour s’appuyer sur le parapet.


Scène première

LAGARDÈRE, blessé sanglant.

Les lâches ! les lâches ! ils m’attendaient à ma sortie du palais… ils m’ont frappé et ils me poursuivent pour m’achever. Le coup que j’ai reçu est-il mortel ?… Seigneur ! vous ne pouvez pas m’abandonner encore… je n’ai pas fait ma tâche… Oh ! j’entends les pas des assassins… Et rien… rien… pour leur disputer ma vie. Ah ! cette pierre… aurai-je la force de la soulever… (Il la ramasse.) Oui. (Il écoute.) Je ne me trompe pas un seul homme vient à moi. Aux rayons de la lune je vois briller son épée nue… ou il me tuera, ou j’aurai cette épée, et alors. (Il s’embusque.)


Scène II

LAGARDÈRE, COCARDASSE, puis PASSEPOIL.
COCARDASSE, entrant vivement, puis cherchant du regard, à demi-voix.

Eh ! Lagardère ! Lagardère !

LAGARDÈRE, soulevant la pierre.

J’y suis !

COCARDASSE, se reculant.

Ami viva Diou ! ami !

LAGARDÈRE.

Cocardasse… (Il laisse tomber la pierre.)

COCARDASSE.

Ah ! te voilà mon petit Parisien… je te retrouve enfin… je t’avais perdu au milieu de cette bagarre… Eh ! mais tu chancelles mon pequiou.

LAGARDÈRE.

Vite, vite !… un mouchoir pour arrêter ce sang qui coule toujours.

COCARDASSE.

Voilà mon pequiou. Oh ! bagasse quelle plaie ! qui t’a fait cela ?

LAGARDÈRE.

Peyrolles.

COCARDASSE.

Oh ! j’ai un terrible compte à régler avec cette coquinasse, tu chancelles.

LAGARDÈRE, arrangeant la pierre.

Laisse-moi où je suis.

COCARDASSE.

Assieds-toi là !… respire un peu mon pequiou : je t’ai ménagé du champ… quand je les ai vus te poursuivre, toi que je savais blessé, sans armes. Je me suis dit : il faut d’abord rompre les chiens. Je t’avais vu tourner à gauche, je me suis mis à courir à droite en criant : Lagardère… Lagardère ?… Alors les limiers ont quitté la bonne voie pour suivre la mienne et Dieu sait si je les ai fait courir. Quand j’ai été hors de vue, je suis revenu sur mes pas par les petites ruelles et me voilà.

LAGARDÈRE.

Blanche… parle-moi de Blanche.

COCARDASSE.

Tu as compris qu’en arrivant à la maison de la rue du Chantre, je n’avais plus trouvé personne.

LAGARDÈRE.

Personne…

COCARDASSE.

Que mon petit prévôt qui a voulu me tuer et que j’ai failli assommer. Je passe ce détail. Passepoil ne s’est tiré de mes mains qu’à la condition qu’il étranglerait Peyrolles et qu’il retrouverait la petite.

LAGARDÈRE.

Il sait où on l’a conduite ?

COCARDASSE.

Il doit le savoir à présent.

LAGARDÈRE, se soulevant.

Ah ! viens, viens.

COCARDASSE.

Tu ne pourrais faire deux pas sans t’évanouir comme une femme.

LAGARDÈRE.

La force m’est revenue… Je veux voir ton prévôt, je veux qu’il me dise…

COCARDASSE.

Où est l’enfant ? Pour cela, tu n’as rien à dire… qu’à attendre ici Passepoil qui doit venir m’y retrouver. Eh donc, écoute ce pas léger comme celui d’un éléphant ne peut être que le sien… Eh ! oui… c’est mon petit Passepoil… arrive cqquinasse… arrive donc… et regarde un peu… ce que Peyrolles a fait encore.

PASSEPOIL, arrivant de gauche.

Le petit Parisien… blessé.

LAGARDÈRE.

Blanche… où est Blanche ?

PASSEPOIL.

Dans la petite maison de monseigneur de Gonzague, rue Saint-Magloire.

LAGARDÈRE.

Tu vas m’y conduire.

PASSEPOIL.

Impossible, toutes les rues sont gardées par les estafiers de Gonzague. Il y en a autant que de pavés.

COCARDASSE, au fond, droite.

Chut, les chacals ont retrouvé la piste.

PASSEPOIL.

Nous sommes cernés alors…

LAGARDÈRE.

Pour en finir avec cette poursuite, il faut que ces misérables me croient mort. Eh bien, vous allez leur montrer mon cadavre.

COCARDASSE.

C’est une idée cela… fais le mort mon pequiou, fais le mort. (Lagardère s’étend à terre.)

LAGARDÈRE.

Vous m’aurez achevé.

COCARDASSE.

En te voyant pâle et sanglant… comme te voilà… ils le croiront facilement et ils ne te craindront plus.

PASSEPOIL, au fond.

C’est ce bon M. de Peyrolles avec une bande d’estafiers… ah ! ce cher ami, qui voulait me faire tuer Lagardère ! — Moi ! ventre de biche ! Il faudra qu’il passe par mes mains.


Scène III

Les Mêmes, PEYROLLES, ESTAFIERS.
PEYROLLES, à ses hommes portant des torches.

Vous aviez perdu la véritable trace… Venez… venez… Lagardère a passé par ici, et nous n’avons plus qu’à suivre ces taches de sang.

COCARDASSE.

Pour trouver ce que vous cherchez… excellent monsieur de Peyrolles… vous n’avez que faire d’aller plus loin.

PEYROLLES.

Hein ! vous dites…

COCARDASSE.

Je dis que Lagardère blessé légèrement allait vous échapper encore. Mais nous étions-là mon prévôt et moi.

PASSEPOIL.

Oui… nous étions là…

PEYROLLES.

Et qu’avez-vous fait ?

COCARDASSE, montrant Lagardère étendu sans mouvement.

Voyez !

PASSEPOIL, même jeu.

Voyez ?

PEYROLLES.

Lagardère… (Reculant.)

COCARDASSE.

As pas peur… il est mort.

PASSEPOIL.

Il est mort !

PEYROLLES.

En êtes-vous bien sûrs ?

COCARDASSE, PASSEPOIL.

Regardez !

PEYROLLES.

Victoire !… (À deux estafiers.) Courez au palais, et annoncez tout bas à monseigneur le prince de Gonzague que vous avez vu Lagardère mort, et bien mort cette fois. (Ils sortent.) Ah ! nous pourrons dormir tranquilles à présent. (À deux autres.) Ma journée est faite, je puis rentrer à l’hôtel et m’y reposer un peu… ouf ! faites venir ici ma chaise et mes porteurs… allez. (Ils sortent à droite aussi.)

PASSEPOIL ET COCARDASSE.

Ce bon monsieur de Peyrolles est-il content ?

PEYROLLES.

Oui, oui ! on pouvait donc le tuer ce Lagardère… je le croyais invulnérable… Et le voilà… J’ai eu le plaisir de lui porter le premier coup.

PASSEPOIL.

Ça vous sera compté dans l’autre monde… (À part.) et dans celui-ci, d’abord.

PEYROLLES.

Je sais bien ce que ce coup d’épée me rapportera.

PASSEPOIL, à part.

Non… tu ne t’en doutes pas.

PEYROLLES, à lui-même.

J’irai d’abord à la petite maison de la rue Saint-Magloire… oui, j’ai sur moi la clef du jardin.

LAGARDÈRE, Lbas à Cocardasse

Il me faut cette clef !

COCARDASSE, bas.

Tu l’auras… mon pequiou… tu l’auras.

PEYROLLES, se retournant.

Hein ! il me semble qu’il a remué !…

PASSEPOIL.

C’est moi qui ai laissé tomber mon chapeau.

PEYROLLES.

Je le voudrais savoir à cent pieds sous terre… (À part.) Mais j’y songe… la rivière est là. (Haut.) Allons, vous autres… garrottez ce démon, bâillonnez-le, attachez-lui cette pierre au cou, et jetez-le à l’eau… (À lui-même.) Ah ! il ne reviendra, peut-être pas de si loin… Hein ! quoi donc ? Ah ! (Se retournant il se trouve en face de Lagardère debout.)

LAGARDÈRE, froidement.

Garrottez cet homme.

PEYROLLES.

Hein ! il n’était pas mort… à moi !… à m…

LAGARDÈRE, même jeu.

Baillonnez-le…

COCARDASSE ET PASSEPOIL.

Avec plaisir. (Ils le garrottent et le bâillonnent.)

LAGARDÈRE, même jeu.

Attachez-lui cette pierre au cou et jetez-le à l’eau.

PASSEPOIL.

Très-bien ; faisons à autrui ce qu’on voulait nous faire.

LAGARDÈRE.

Misérable valet, il ne me restera plus à punir que ton maître.

COCARDASSE, le fouillant.

Voici la clef de la petite maison.

PASSEPOIL, même jeu.

Voici une bourse pleine.

COCARDASSE, à Lagardère.

À toi la clef.

PASSEPOIL.

À nous le reste… et maintenant…

COCARDASSE, soulevant Peyrolles à l’aide de Passepoil et le balançant au-dessus du parapet.

Maintenant, laissez passer la justice de Lagardère. (Ils le lancent à la rivière.)

LAGARDÈRE.

Partons.

COCARDASSE.

À pied, non pas. Il faut te ménager encore, et ce bon M. de Peyrolles avait tout prévu. Voici pour toi, une chaise et des porteurs. Tu auras de plus tes gardes du corps comme sa majesté Louis XV. — Et d’abord prends ce manteau… (celui de Peyrolles.) Ce chapeau. (Il le couvre du manteau et le coiffe du chapeau. Les porteurs arrivent avec la chaise, précédés d’un valet qui porte un falot.)

PASSEPOIL.

Ouvrez vite. M. de Peyrolles est un peu souffrant… menez-le doucement, bien doucement.

LE PORTEUR DE FALOT.

Où allons-nous ?

LAGARDÈRE, passant la tête.

Rue Saint-Magloire.

COCARDASSE ET PASSEPOIL, se mettant aux portières.

Rue Saint-Magloire.





DIXIÈME TABLEAU
Les fiançailles du Bossu


Un élégant salon de la petite maison de Gonzague.


Scène première

GONZAGUE, LACROIX.
GONZAGUE.

M. de Peyrolles n’est pas encore revenu ?

LACROIX.

Non, monseigneur, il n’a pas reparu depuis tantôt qu’il a amené ici une charmante demoiselle, vraiment… un peu triste… (souriant) mais on s’égaye vite dans notre petite maison.

GONZAGUE.

Cette personne est toujours sous la garde de Mme Angélique ?

LACROIX.

Oui, monseigneur.

GONZAGUE.

Et l’autre jeune fille ?

LACROIX.

Depuis hier que M. de Peyrolles l’a ramenée à l’hôtel de Gonzague, elle est restée obstinément renfermée dans sa chambre ; elle a refusé d’ouvrir et même de répondre à Mme Angélique.

GONZAGUE.

Quand M. de Peyrolles rentrera, dites-lui de monter tout de suite ; si quelqu’un venait de sa part…

LACROIX.

J’amènerai la personne. (Sur un signe de Gonzague, Lacroix sort.)


Scène II

GONZAGUE, seul.

La pauvre gitana pleure sa principauté perdue ; mais je serai forcé de la lui rendre pour son malheur. Quant à l’autre jeune fille, si adroitement enlevée cette nuit par Peyrolles, je n’en puis plus douter, c’est bien l’enfant de Nevers, j’ai retrouvé en elle tous les traits de Philippe ; et sa mère en la voyant, n’hésiterait pas un moment à la reconnaître pour sa fille… Mais elle ne la verra pas. Ah ! ce Lagardère était un habile homme, avant de ramener l’héritière, il s’en était fait adorer… elle ne songeait qu’à lui, ne tremblait que pour lui… et quand elle a su qu’on en avait fini avec ce démon… elle est tombée comme frappée de la foudre, c’était un habile homme que ce Lagardère.


Scène III

GONZAGUE, COCARDASSE, PASSEPOIL, LACROIX.
LACROIX, annonçant.

De la part de M. Peyrolles.

GONZAGUE.

Enfin ! (du geste il renvoie Lacroix et fait avancer Cocardasse et Passepoil qui saluent profondément.)

COCARDASSE, bas à Passepoil.

As pas pur ! parlons peu et parlons bien.

GONZAGUE.

Approchez, mes braves. — Pourquoi Peyrolles ne vous accompagne-t-il pas ?

COCARDASSE.

S’il n’est pas revenu, il n’en faut pas vouloir à ce bon M. de Peyrolles.

PASSEPOIL.

Oh ! non, ça ne serait pas juste. Il n’y a point de sa faute… je l’atteste.

GONZAGUE.

Vous savez où il est ?

COCARDASSE.

À peu près…

PASSEPOIL.

Je le suppose entre Asnières et Chatou. (À part.) Oui, il doit être là à présent.

GONZAGUE.

Pourquoi a-t-il quitté Paris ?

COCARDASSE.

Sans doute pour le service de monseigneur. — Ce qu’il y a de certain, c’est que ça n’est pas pour son agrément qu’il fait ce petit voyage.

PASSEPOIL.

Non ! oh ! non.

GONZAGUE.

Puisque vous voilà, que Peyrolles aille au diable s’il veut.

PASSEPOIL, à part.

C’est précisément là qu’il va.

GONZAGUE.

Lagardère est bien mort, n’est-ce pas ? Et c’est vous qui m’en avez débarrassé ?

PASSEPOIL.

Nous nous sommes assez bien comportés à son endroit.

GONZAGUE.

Vous serez convenablement payés. — Qu’avez-vous fait du cadavre.

PASSEPOIL.

Cet excellent M. de Peyrolles a ordonné lui-même qu’on le jetât à la rivière, et nous nous sommes empressés de lui obéir.

GONZAGUE, respirant.

Allons ! tout est bien. Mademoiselle de Nevers est en mon pouvoir, Lagardère est mort et j’ai entre les mains l’arme dont il me menaçait. Vous m’avez fidèlement servi, mes maîtres, et vous serez récompensés selon votre mérite.

COCARDASSE.

Nous avons quelque droit à votre gratitude, mais sandiou, nous devons avouer humblement que si nous avons mené à bien cette affaire, c’est grâce à…

GONZAGUE.

À Peyrolles ?

PASSEPOIL ET COCARDASSE.

Non, monseigneur.

GONZAGUE.

Un autre que Peyrolles vous a aidés.

COCARDASSE.

Sans cet auxiliaire, que le ciel récompense, Lagardère nous glissait encore entre les doigts.

GONZAGUE.

El quel est cet homme ?

COCARDASSE.

Je ne connais de lui que sa bosse.

PASSEPOIL.

Une bosse superbe.

GONZAGUE.

Ésope… c’était Ésope.

PASSEPOIL.

Oh ! il s’appelle Ésope… joli nom !

COCARDASSE.

Bref, ce disgracié de la nature a véritablement tué Lagardère !

GONZAGUE.

Comment ?

COCARDASSE.

Eh donc vous allez comprendre.

PASSEPOIL, bas.

Parlons peu et parlons bien.

COCARDASSE, bas.

As pas pur… (Haut.) Voici la chose, à sa sortie du Palais, Lagardère avait été entouré, pressé par nous, puis blessé par M. de Peyrolles, mais blessé légèrement ; cet excellent M. de Peyrolles avait eu trop de zèle et pas assez de muscles, quand nous sommes arrivés à la rescousse, Lagardère était déjà loin et dans les petites rues et ruelles du quartier Saint-Honoré, nous avions peine à reconnaître sa piste… Nous allions à tout hasard, nous porter à droite quand un bossu, caché derrière une borne plus haute que lui, nous crie : il a passé à gauche… il perd son sang, il est à nous, suivez-moi, et il se mit à courir comme s’il ne portait rien sur le dos… arrivés sur le quai, il nous montre Lagardère qui, en effet, épuisé par la course et la perte de son sang, était tombé au pied du parapet et c’est le bossu qui nous cria encore tuez, tuez-le.

PASSEPOIL.

Très-bien ! très-bien !

GONZAGUE.

Toujours ce bossu ! mais pourquoi a-t-il fait tout cela ?

LE BOSSU, arrivant du fond et saluant.

Je viens vous le dire, monseigneur.

GONZAGUE.

Lui ! lui !


Scène IV

Les Mêmes, LE BOSSU.
LE BOSSU, bas.

Mais je ne parlerai que lorsque nous serons seuls.

GONZAGUE, à Cocardasse.

La part que je ferai à Ésope ne diminuera pas la vôtre… mes braves, vous irez toucher tantôt des mains de notre trésorier le bon de dix mille livres que je vais vous donner.

PASSEPOIL, à part.

Dix mille livres.

COCARDASSE, à part.

Eh ! bagasse ! Ce prince n’est qu’un grippe-sou… Lagardère valait un million. (Pendant que Gonzague écrit, le bossu fait signe à Cocardasse d’approcher.)

LE BOSSU, à Cocardasse.

Tu es sûr que le parchemin est au pouvoir de Gonzague ?

COCARDASSE.

J’en suis sûr…

LE BOSSU.

À présent cours à l’hôtel de Gonzague… à tout prix pénètre jusqu’à la princesse et remets-lui ma lettre, ton prévôt ira porter mon billet à Chaverny.

COCARDASSE.

Tout sera fait, mon pequiou.

GONZAGUE.

Mes maîtres, vous voilà riches et l’air des champs vous conviendra mieux que celui de Paris… allez. (Cocardasse et Passepoil saluent et sortent.)


Scène V

GONZAGUE, LE BOSSU.
GONZAGUE.

À ton tour Ésope… Je sais ce que tu as fait encore pour moi cette nuit… parle : que veux-tu pour ta récompense ?

LE BOSSU.

Qui vous dit, monseigneur que je vienne ici réclamer un salaire ?

GONZAGUE.

Tout service gratuit cache une trahison… tu seras donc payé, je le veux.

LE BOSSU.

Payé… qui vous dit, monseigneur que je ne le sois pas déjà… je voulais la perte de Lagardère et je vous l’ai livré ; je voulais sa mort et vous l’avez tué.

GONZAGUE.

Pourquoi l’as-tu trahi… Pourquoi le haïssais-tu ?

LE BOSSU.

Parce qu’il était aimé.

GONZAGUE.

Jaloux de Lagardère… toi ! Est-ce que par miracle tu serais amoureux ?

LE BOSSU.

Ce serait folie, n’est-ce pas ? Eh bien, monseigneur, je suis fou, j’aime.

GONZAGUE, riant.

Sans espoir.

LE BOSSU.

Je serais mort, si je n’espérais pas.

GONZAGUE.

Et, qui aimes-tu, mon pauvre Ésope ?

LE BOSSU.

Une femme qui aimait Lagardère… comprenez-vous maintenant ma haine pour cet homme, comprenez-vous que si je me suis fait votre allié, c’est que seul, je ne pouvais rien contre lui.

GONZAGUE.

Oui, je commence à comprendre… jusqu’à cette heure, et malgré les services rendus je me défiais de toi.

LE BOSSU.

Et maintenant.

GONZAGUE.

Je croirai à ta sincérité quand tu m’auras dit ce qui t’amène… tu n’es pas venu chez moi seulement pour me faire ta confession… tu as quelque chose à me demander.

LE BOSSU.

C’est vrai.

GONZAGUE.

À la bonne heure, que désires-tu ? de l’or pour éblouir, pour acheter celle que tu aimes.

LE BOSSU.

Elle ne se vendra pas.

GONZAGUE.

Mais elle ne se donnera jamais à toi.

LE BOSSU.

Vous pouvez me la donner, vous.

GONZAGUE.

Moi !

LE BOSSU.

Depuis que vous la tenez en votre possession, vous cherchez, j’en suis sûr un moyen de vous défaire d’elle et vous n’auriez jamais songé à celui que je vous offre.

GONZAGUE.

Comment, l’objet de ton monstrueux amour…

LE BOSSU.

C’est Blanche, fille de Philippe de Lorraine, duc de Nevers.

GONZAGUE.

Tu sais…

LE BOSSU.

Je savais les secrets de Lagardère, comme je devine vos projets, monseigneur, à tout prix vous ferez disparaître l’héritière légitime des immenses biens que vous convoitez, et que vous restituez apparemment à une prétendue fille du duc, que parce qu’à l’avance vous avez compté les jours qui lui restent à vivre. Vous avez maintenant à passer sur deux cadavres pour arriver aux trésors de Nevers. Eh bien, je débarrasse votre route et je vous évite le meurtre d’une enfant Ne tuez pas Blanche, donnez-la moi.

GONZAGUE.

À toi !

LE BOSSU.

À moi qui l’aime non pour son titre ni pour son or, mais pour sa jeunesse et pour sa beauté. Donnez-la moi, et je l’emmènerai loin de Paris, de la France, de l’Europe, si vous le voulez, donnez-la moi, non pas pour maîtresse, mais pour femme. Elle ne s’appellera plus du nom de son père, mais du nom de son mari.

GONZAGUE.

Tu es en délire… Elle ne consentira jamais.

LE BOSSU.

Ceci me regarde, ne suis-je pas un peu sorcier ?

GONZAGUE, riant.

Si encore elle était aveugle… tu aurais des chances… mais quand elle te verra…

LE BOSSU.

Laissez-moi tenter l’entreprise.

GONZAGUE, gravement.

Ne veux-tu pas faire ce qu’aurait fait Lagardère ? ne veux-tu pas prendre cette jeune fille pour la conduire à sa mère ?

LE BOSSU.

Pensez-vous qu’Ésope serait bien accueilli de la fière princesse de Gonzague, s’il se présentait comme son gendre.

GONZAGUE.

Tu as raison. — Tout cela serait trop bouffon pour être dangereux.

LE BOSSU.

Vous consentez…

GONZAGUE.

Blanche, ne quittera cette maison que pour suivre son mari. Tu m’entends bien son mari… si elle refuse l’étrange alliance que je vais lui proposer, alors tu trouveras une autre récompense que je te puisse donner… quant à cette jeune fille…

LE BOSSU.

Elle mourra ?

GONZAGUE.

Elle prendra ces fleurs qui n’auront qu’un moment passé par mes mains, elle emportera ce bouquet dans sa chambre, elle en respirera l’énivrant parfum et demain, mon pauvre Ésope, demain, tu seras vengé. Sauve-la donc si tu peux. Mes amis viennent souper chez moi, ils signeront tous comme témoins le contrat que rédigera maître Fidélin, mon notaire, que je vais envoyer chercher. (Il sonne, un valet paraît). Giraud, je le confie ce garçon, conduis-le dans mon appartement ; déploie tout ton savoir faire, habille-le ? pare-le, fais le séduisant. (Au bossu.) Quand tu sortiras de ses mains tu seras au moins présentable. Pardieu, je ne m’attendais pas à donner cette nuit un repas de noces, avec toi, l’ami, on marche de surprise en surprise, voyons, ne m’en ménages-tu pas encore quelque nouvelle ?

LE BOSSU.

Peut-être bien !

GONZAGUE.

Vraiment, sais-tu que je ne serais pas étonné que tu fusses le diable en personne !

LE BOSSU.

Un pauvre diable, alors… qui sans vous ne pouvait rien.

GONZAGUE.

Giraud t’attend ! Allez beau fiancé et soyez prêt à deux heures.

LE BOSSU, saluant.

À deux heures. (Il sort avec le valet par la gauche.)


Scène VI

GONZAGUE, ANGÉLIQUE, puis ORIOL, NAVAILLES et autres invités.
GONZAGUE, seul un moment.

Décidément, ce bossu est mon bon génie, il me débarrassera de Blanche comme il m’a délivré de Lagardère. (Apercevant dame Angélique qui entre.) J’allais vous faire appeler, dame Angélique, comment se trouve la jeune fille amenée ici cette nuit ? mieux, n’est-ce pas ?

DAME ANGÉLIQUE.

Oh ! monseigneur, c’est d’elle que je viens vous parler ; si je ne crois plus avoir à craindre pour sa vie, je tremble pour sa raison : il faudrait appeler un médecin peut-être.

GONZAGUE.

Ce soin regardera son mari.

DAME ANGÉLIQUE.

Son mari…

GONZAGUE.

Oui, dame Angélique,… cette nuit même je donne à cette pauvre enfant une dot et un époux. Dans quelques minutes, j’irai moi-même la chercher pour la signature du contrat, préparez la à cette petite cérémonie, qu’elle soit prête, (sérieusement), je le veux ; (et, du geste, il renvoie dame Angélique, au même moment les invités arrivent du fond, — souriant). Ah ! soyez-les bien venus, messieurs.

NAVAILLES.

Nous avons une nouvelle à vous apprendre. Une grande nouvelle.

GONZAGUE.

Voyons :

NAVAILLES.

Lagardère s’est pris, dit-on, de querelle avec les gardes de Bonnivet qui l’ont tué. Le hasard a fait justice.

GONZAGUE.

Mieux eût valu le bourreau que le hasard. Pardon, j’ai un ordre à donner. (Il sonne et se met à écrire. Un valet paraît. En lui remettant un billet). Ce billet pour maître Fidélin, mon notaire, à l’instant. (Le valet sort.) Messieurs ; j’ai aussi une nouvelle à vous apprendre. Cette nuit, vous êtes de noces.

TOUS.

De noces ?

GONZAGUE.

Oui, je marie une de mes protégées.

TOUS.

Bah !

GONZAGUE.

Je la dote et je la donne…

NAVAILLES.

À qui donc ?

GONZAGUE.

À Ésope.

NAVAILLES.

Au bossu…

GONZAGUE.

Nous allons célébrer ses fiançailles.

NAVAILLES.

Oh ! la bonne folie… Chaverny va bien rire.

GONZAGUE.

Chaverny.

NAVAILLES.

Ne sera-t-il pas des nôtres ?

GONZAGUE.

Non… j’ai oublié de l’inviter.


Scène VII

Les Mêmes, CHAVERNY.
CHAVERNY, arrivant au fond.

C’était mal de m’oublier, mon beau cousin, je vous en aurais certes gardé rancune, et si je suis venu, c’est que quelqu’un… m’a donné rendez-vous cette nuit ici.

GONZAGUE, riant.

Quelque dame de l’Opéra.

CHAVERNY.

Non ; le rendez-vous n’a rien de plaisant, je vous le jure. Je ne suis même pas bien certain que ce billet ne vienne pas de l’autre monde.

GONZAGUE.

Peux-tu nous dire qui t’a donné rendez-vous chez moi ?

CHAVERNY.

Ah ! je vous le donne bien en mille à deviner.

GONZAGUE.

Enfin, qui donc ?

CHAVERNY.

Henry, chevalier de Lagardère.

TOUS.

Lagardère !

NAVAILLES.

Mais, il est mort…

CHAVERNY.

Je le sais bien, mais il ressuscitera pour ne pas manquer à sa parole. Il m’a écrit qu’il serait ici deux heures, et je gage que soit par la porte, par la fenêtre où par la cheminée, à deux heures, nous le verrons arriver.

GONZAGUE.

Rien n’est sérieux pour Chaverny, pas même la mort.

CHAVERNY.

Regardez à vos montres, messieurs ! (Ils regardent tous excepté Gonzague.)

NAVAILLES.

Eh bien, il est deux heures et personne ne vient, personne ne viendra.

CHAVERNY.

Vous vous trompez… j’entends marcher… on va nous annoncer M. de Lagardère. (La porte du fond s’ouvre, un valet paraît. À la vue du bossu, tout le monde part d’un éclat de rire. Le bossu est en costume de cavalier élégant et porte l’épée au côté.)


Scène VIII

Les Mêmes, LE BOSSU.
LE BOSSU.

Lagardère qui parle ici de Lagardère ? qui se souvient encore de Lagardère ? vous, monsieur de Chaverny ? vous êtes bien bon, Ésope seul sera cette nuit l’hôte de monseigneur le prince de Gonzague, Ésope seul sera le héros de la fête, Ésope s’est fait presque gentilhomme : voyez, il porte l’épée au côté, une rose à sa boutonnière, il se marie ; et la fine fleur de la noblesse de France va signer à son contrat, tout cela est bien étrange, monsieur de Chaverny, mais tout cela est réel… Lagardère est mort, vive le bossu qui l’a tué !

CHAVERNY.

Comment, misérable, c’est toi qui…

LE BOSSU.

C’est moi qui me marie, et je compte sur vous pour être un de mes témoins.

CHAVERNY.

Oh ! c’est trop d’insolence.

GONZAGUE.

Ésope est mon hôte, mon cousin, et je défends qu’on l’insulte. (À Ésope) Je vais chercher ta fiancée (riant), pourquoi diable t’es-tu affublé de cette épée ?

ÉSOPE.

Elle me gêne un peu, mais ça complète le costume.

GONZAGUE.

Soit, messieurs, je place Ésope sous votre protection… Tu es un garçon d’esprit, fais la paix avec Chaverny. (Gonzague sort à droite.)


Scène IX

Les Mêmes, moins GONZAGUE.
LE BOSSU.

La paix est déjà faite, n’est-ce pas marquis.

NAVAILLES.

Eh ! sans doute… Allons, Chaverny, laisse ce beau fiancé tout à son bonheur ; sais-tu seulement qui tu épouses ?

LE BOSSU.

J’épouse celle que j’aime.

CHAVERNY.

Celle que tu aimes ? Oh ! oh ! Ésope amoureux.

NAVAILLES.

Et de qui, grand Dieu ?

LE BOSSU.

D’une jeune fille, belle et riche.

NAVAILLES.

La malheureuse.

CHAVERNY.

Et qu’on te donne, à toi.

LE BOSSU.

Avec une dot de princesse… oui, marquis… Ah ! j’ai bien choisi le moment pour faire ma demande… cette jeune fille gênait monseigneur, elle le gênait même beaucoup, et pour s’en défaire il aurait fait pis que de me la donner.

CHAVERNY.

Ah ! je crois connaître celle qu’on veut te sacrifier.

LE BOSSU.

Voyons.

CHAVERNY.

Cette jeune fille a été enlevée hier, cette nuit, de la maison de Lagardère ?

LE BOSSU.

Peut-être bien.

CHAVERNY.

Cette jeune fille était celle que Lagardère devait présenter au Régent, et qu’il affirmait être mademoiselle Blanche de Nevers.

LE BOSSU.

Lagardère vivant pourrait seul prouver cela, et Lagardère est mort.

CHAVERNY.

Ah ! je comprends pourquoi Lagardère m’a écrit de venir, il me laisse la tâche de protéger celle qu’il ne peut plus défendre, et de par tous les saints je ferai ce qu’il voulait faire. Infâme avorton, avant que ta main puisse toucher celle de l’orpheline, je la briserai.

LE BOSSU, saisissant la main de Chaverny.

Attendez… en vous pressant trop, vous perdriez celle que vous voulez servir. (Gaiement.) Eh ! eh ! puis, si cette jeune fille accepte sans contrainte, avec joie la main que je vais lui tendre.

CHAVERNY.

C’est impossible.

LE BOSSU.

Si cela est, briserez-vous cette main sur laquelle l’enfant sera heureuse de s’appuyer. Il n’est pas encore temps de me tuer, marquis, laissez donc votre lame au fourreau, jusqu’à ce que l’heure arrive de prouver que cette lame est bonne, et surtout qu’elle est fidèle.

CHAVERNY.

Que veux-tu dire ?

LE BOSSU.

Rien… je me suis souvenu, nous verrons si vous vous souviendrez.

NAVAILLES.

Ésope, je t’annonce ta fiancée.


Scène X

Les Mêmes, GONZAGUE, BLANCHE.
NAVAILLES, retenant le bossu.

Ne te montre pas trop vite, laisse Gonzague préparer ta future au bonheur qui l’attend.

BLANCHE, à Gonzague.

Où me conduisez-vous ? que veut-on de moi ?

GONZAGUE.

Ma chère enfant, je vous répète que vous n’avez rien à craindre, vous êtes orpheline, sans fortune, sans appui, un ami vous a léguée à moi, et je veux vous offrir une dot et un époux.

BLANCHE.

Mon Dieu ! la douleur m’a rendue folle… et je ne suis pas bien sûre de comprendre ce que vous me dites.

GONZAGUE.

C’est moins un mari qu’un protecteur que je veux vous donner, ce protecteur ne consentez-vous pas à le voir ?

BLANCHE.

Un protecteur ! j’en avais un, et on l’a tué, oui… on l’a tué, puisqu’il n’est pas ici pour me défendre.

CHAVERNY.

Ce protecteur s’appelait Lagardère, n’est-ce pas, mademoiselle ?

BLANCHE.

Oui, oui.

CHAVERNY.

À défaut de Lagardère, absent ou mort, moi marquis de Chaverny ! je me déclare votre chevalier : ah ! si la violence vous a fait entrer dans cette maison, je jure Dieu, moi, de vous en faire sortir.

GONZAGUE.

Vous oubliez trop souvent que vous êtes chez moi, monsieur, j’offre une protection à mademoiselle, je ne la lui impose pas.

BLANCHE.

Qui êtes-vous donc pour me protéger ? je ne vous connais pas, monsieur, mais je sens là que vous êtes l’ennemi secret qui me poursuit depuis mon enfance, je ne vous connais pas, et c’est vous, j’en suis sûre, qui m’avez fait enlever, c’est vous qui avez fait tuer Lagardère… je ne veux rien de vous ni de personne, rien que la mort, oh ! si je vous fais vraiment pitié, tuez-moi, monsieur, tuez-moi. (Elle chancelle.)

CHAVERNY, la soutenant.

Elle s’évanouit. (On la fait asseoir.)

GONZAGUE, au bossu.

Mon pauvre Ésope, tes affaires vont mal.

LE BOSSU.

Elles iront mieux quand je les ferai moi-même.

CHAVERNY, qui a fait respirer des sels à Blanche.

Elle rouvre les yeux.

LE BOSSU, à Gonzague.

Alors, présentez-moi !

GONZAGUE.

Que demandes-tu ?

LE BOSSU.

Je veux qu’on me laisse seul avec cette jeune fille. Avant cinq minutes, j’aurai triomphé de sa résistance.

NAVAILLES.

Est-il fat ce bossu ?

GONZAGUE.

Te laisser seul avec elle.

LE BOSSU.

Encore de la défiance ! ne me perdez pas de vue si vous voulez, retirez-vous seulement dans cette galerie, dont les portes resteront ouvertes… vous avez intérêt à ce que je gagne ma cause, laissez-là moi donc plaider ?

GONZAGUE.

C’est juste.

LE BOSSU, haut.

Avez-vous un notaire royal tout prêt ?

NAVAILLES.

Il est superbe, parole d’honneur.

GONZAGUE.

Le notaire est là et nous te cédons la place.

NAVAILLES.

Allons viens, Chaverny ?

CHAVERNY.

Quitter cette enfant…

NAVAILLES.

Le bossu n’est pas bien dangereux et puis, qui menace cette petite ?… au premier appel, ne serons-nous pas tous là. (Il entraîne Chaverny. Ils se retirent tous dans la galerie du fond, dont les portes restent ouvertes. Blanche est restée insensible à ce qui s’est passé autour d’elle. Elle n’a pas vu le bossu se glisser derrière le fauteuil sur lequel elle est tombée.)

LE BOSSU, reprenant la voix de Lagardère.

Blanche !

BLANCHE, relevant la tête.

Qui m’appelle ?

LE BOSSU, caché derrière le fauteuil.

Ne reconnais-tu donc plus ma voix ?

BLANCHE.

Oh ! je rêve, je rêve… cette voix, c’est la sienne, et je sais qu’il n’est plus.

LE BOSSU.

Blanche ! nous sommes ici au bord même de l’abime… un mouvement, un geste, tout est perdu.

BLANCHE.

Henri ! est-ce vous ? est-ce toi ?

LE BOSSU.

Silence !

NAVAILLES, au fond.

Voyez donc ! il n’est pas maladroit, il parle avant de se faire voir.

LE BOSSU.

Vous ne rêviez pas, Blanche, Henri est près de vous, Henri qu’ils croient avoir tué, Henri qui, sous un travestissement ridicule, a pu les tromper et parvenir jusqu’à vous… Gonzague, notre ennemi, vous laisse libre de choisir entre la mort ou un odieux mariage. Ces hommes ne croient qu’à l’enfer… Obéissez donc, Blanche, ma bien-aimée, obéissez en venant à moi, non pas à votre cœur, mais à je ne sais quelle bizarre attraction, qui sera pour ces hommes l’œuvre du démon, soyez comme fascinée par cette main qui vous conjure. (Il passe plusieurs fois la main sur le front de Blanche.)

BLANCHE.

Henri ! cher Henri !

NAVAILLES.

Il se montre bravement à la petite, il se met à genoux devant elle.

LE BOSSU, bas.

Ta main laisse tomber ta main dans les miennes… lentement, bien lentement, comme si une invincible puissance te forçait à me la donner malgré toi. (Blanche fait ce que veut Henri.)

CHAVERNY.

Comment elle lui donne sa main.

GONZAGUE.

Cet homme est donc le démon.

LE BOSSU.

Lève-toi maintenant… bien, regarde-moi, et laisse tomber ta tête sur mon épaule.

NAVAILLES.

Il l’a ensorcelée… et en cinq minutes, juste le temps qu’il avait demandé.

LE BOSSU.

Monseigneur, ma cause est gagnée… où est le notaire royal.

CHAVERNY.

C’est impossible ! mademoiselle, vous n’avez pas consenti, vous ne pouvez pas consentir à appartenir à cet homme.

BLANCHE.

J’étais à lui déjà, devant Dieu !

CHAVERNY.

Il y a là, sorcellerie ou piége infâme… que faire ?…

LE BOSSU, bas et de sa voix naturelle.

Attendez.

CHAVERNY.

Cette voix…

UN VALET.

Maître Fidélin…

NAVAILLES.

Le notaire demandé…

GONZAGUE.

Vous avez apporté, monsieur, un acte tout préparé.

LE NOTAIRE.

Monseigneur, je me suis conformé à vos ordres, l’acte est tout prêt en bonne et due forme, il ne me reste plus qu’à inscrire le nom des époux, à recevoir leurs signatures et celles des témoins.

GONZAGUE.

Placez vous là… maître Fidélin.

LE NOTAIRE.

Tout est prêt… je n’attends plus que les noms des futurs.

GONZAGUE.

Ton nom, l’ami.

LE BOSSU.

Signez d’abord monseigneur, vous ne pouvez refuser d’être mon témoin, signez aussi, messieurs, car j’espère bien que vous me ferez tous cet honneur. J’écrirai mon nom… moi-même… Oh ! c’est un nom qui vous fera rire… Donnez l’exemple, monseigneur.

GONZAGUE.

Allons… passez-moi la plume, maître Fidélin. (Pendant qu’il signe.)

TOUS.

À la mariée ! à la mariée !

LE BOSSU.

Si nous devons mourir ici, Blanche, nous mourrons unis l’un à l’autre… le veux-tu.

BLANCHE.

Oui.

LE BOSSU, bas à Blanche en lui présentant la plume.

Signe Blanche de Nevers. (Elle signe.) À moi maintenant. (Il signe.)

TOUS.

Est-ce fait.

LE BOSSU.

Oui.

GONZAGUE.

Tu as signé de ton véritable nom. (Lagardère se redressant, tirant son épée et de la pointe indiquant la signature.)

LAGARDÈRE.

Venez le lire ce nom… venez tous.

GONZAGUE.

Lagardère !

TOUS.

Lagardère !

LAGARDÈRE.

Lagardère qui ne manque jamais au rendez-vous qu’il donne.

GONZAGUE, tirant son épée.

À mort.

TOUS, idem.

À mort.

LAGARDÈRE, à Chaverny.

Partout et toujours, marquis de Chaverny, vous souvenez-vous ?

CHAVERNY, tirant l’épée.

Partout, toujours et contre tous.

LAGARDÈRE.

Je savais bien que nous serions deux. (Au même moment Cocardasse et Passepoil arrivant de droite se placent l’épée à la main à côté de Chaverny.)

PASSEPOIL.

Nous serons quatre.

COCARDASSE.

Qui en valent quarante, sandiou ! (Au moment où les épées vont se croiser. On entend : Au nom du roi ! )


Scène XI

Les Mêmes, COCARDASSE, PASSEPOIL, BONNIVET,
Gardes, Valets. On voit au fond des valets fuyants. Bonnivet entre suivi de ses gardes.
BONNIVET.

Monsieur de Gonzague, monsieur de Lagardère, au nom du roi ! vous êtes mes prisonniers tous deux et tous deux cités à comparaître devant Son Altesse royale le Régent de France, à la requête de Blanche de Caylus, veuve de Philippe de Lorraine, duc de Nevers. (Les épées s’abaissent) Une escorte, une chaise de poste vous attendent.

GONZAGUE.

Une chaise de poste ! où donc nous conduisez-vous ?

BONNIVET.

Il m’est défendu de vous le dire, maintenant, messieurs… (Il présente un bandeau.)

GONZAGUE.

Vous allez nous bander les yeux.

BONNIVET.

Ordre de monseigneur le Régent.

LAGARDÈRE.

Monsieur de Chaverny conduisez cette enfant à sa mère.

Rideau.