Michel Lévy frères (p. 132-136).


ACTE CINQUIÈME

DOUZIÈME TABLEAU


Les fossés de Caylus. — Le décor du deuxième tableau ; seulement des torches éclairent la scène. — Des gardes occupent le pont-levis, l’escalier, la brèche du fond. — Une table recouverte d’un velours noir, quelques fauteuils près de cette table occupent le côté droit du théâtre.


Scène première

LE RÉGENT, D’ARGENSON, CHAVERNY,
DE VILLEROY et autres Seigneurs. LA PRINCESSE DE GONZAGUE, BLANCHE, puis GONZAGUE et LAGARDÈRE, PASSEPOIL, COCARDASSE.
LA PRINCESSE.

Rassure-toi, chère enfant, Dieu protégera l’homme généreux et brave qui t’a conservée à mon amour.

CHAVERNY.

Cette foi, madame, vous n’avez pas hésité à reconnaître votre fille.

LA PRINCESSE.

Oh ! non ! Dès que vous l’avez mise dans mes bras, j’ai reconnu tous les traits de Philippe.

LE RÉGENT.

Pardonnez-moi, madame, de vous avoir ramenée dans ce château de Caylus qui nous rappelle à tous deux un sanglant souvenir… c’est ici que fut lâchement assassiné Nevers, c’est ici que son meurtrier quel qu’il soit sera jugé, puni. (Sur un signe du Régent, on amène Gonzague et Lagardère, l’un venant de gauche, l’autre venant du fond ; tous deux ont un bandeau sur les yeux ; sur un autre signe du Régent, les deux bandeaux tombent.)

D’ARGENSON.

Voyez, monseigneur, M. de Gonzague a tressailli.

LE RÉGENT.

Et Lagardère n’a pas changé de visage.

GONZAGUE, à part.

Les fossés de Caylus !

LE RÉGENT.

Approchez.

GONZAGUE, à part.

C’est là qu’est tombé Nevers… et cette fois, j’ai mes preuves.

LE RÉGENT.

Reconnaissez-vous tous deux les lieux où vous êtes ? (Ils s’inclinent tous deux.) C’est bien ici que Nevers a été frappé.

GONZAGUE ET LAGARDÈRE.

C’est ici !

GONZAGUE.

Je remercie Votre Altesse d’avoir choisi cette place pour en finir avec une odieuse accusation… j’ai présenté à madame de Gonzague, celle que j’affirmais, que j’affirme encore être la véritable héritière de Philippe et que je cherche en vain auprès de sa mère. J’apporte la preuve indiquée par madame la princesse elle-même… la feuille arrachée au registre de la chapelle de Caylus…… elle est là, sous ce triple cachet.

LE RÉGENT.

Madame de Gonzague reconnaît-elle cette pièce ?

LA PRINCESSE.

Je la reconnais… à présent, parlez Lagardère, parlez, mon fils.

BLANCHE, lui baisant la main.

Ô ma mère !

LE RÉGENT.

Parlez, monsieur.

LAGARDÈRE.

Monseigneur, tout ce que je promets, je le tiens… J’avais juré sur l’honneur de mon nom que je rendrais à madame de Gonzague l’enfant qu’elle m’avait confiée, au péril de ma vie, je l’ai fait.

LA PRINCESSE, embrassant Blanche.

Oui… oui.

LAGARDÈRE.

J’avais juré, monseigneur, de me livrer à votre justice après vingt-quatre heures de liberté ; avant l’heure dite, j’avais rendu mon épée… Enfin, j’avais juré que je ferais éclater mon innocence en démasquant le vrai coupable… et, avec l’aide de Dieu, je tiendrai mon dernier serment.

GONZAGUE.

Ah ! monseigneur, souffrirez-vous plus longtemps qu’un pareil misérable m’accuse, moi, sans témoins, sans preuves…

LAGARDÈRE.

J’ai mes témoins et j’ai mes preuves. (Mouvement.)

GONZAGUE.

Des témoins !… (Regardant autour de lui.) Où sont-ils ?

LAGARDÈRE.

Ils sont deux, et le premier c’est vous.

GONZAGUE.

Cet homme est fou.

LAGARDÈRE, le regardant.

Le second de mes témoins est dans la tombe.

GONZAGUE.

Ceux qui sont dans la tombe ne parlent pas.

LAGARDÈRE.

Ils parlent quand Dieu le veut… voici pour les témoins… le mort parlera… Quant aux preuves, elle sont là… dans vos mains, monsieur de Gonzague… mon innocence est dans cette enveloppe triplement scellée… Refusez donc de croire à la Providence qui vous foudroie… Vous avez produit vous, même ce parchemin, instrument de votre propre ruine… et vous ne pouvez plus le retirer, il appartient à la justice, et la justice vous presse ici de toutes parts… pour vous procurer cette arme qui va vous frapper, votre Peyrolles a pénétré dans ma demeure comme un voleur de nuit.

GONZAGUE.

Monseigneur !

LAGARDÈRE.

Allons, brisez ces cachets ?… Il n’y a là-dedans qu’une feuille de parchemin, l’acte de naissance de mademoiselle de Nevers.

LE RÉGENT.

Brisez ces cachets. Gonzague.

LAGARDÈRE.

Non… votre main hésite et tremble toujours… Vous devinez qu’il y a là autre chose, n’est-ce pas ? Je vais vous dire ce qu’il y a… au dos du parchemin, trois lignes écrites avec du sang… Nevers était auprès de moi la nuit du meurtre, ici… c’était ici… une minute avant la bataille, il voyait luire dans l’ombre les épées des assassins… et sur cette feuille qui est là-dedans… de son stylet trempé dans sa veine ouverte, il traça ces trois lignes qui disaient le crime et le nom de l’assassin.

LE RÉGENT.

Tu trembles, Gonzague !

GONZAGUE.

Moi !

LAGARDÈRE.

Le nom est là… le vrai nom… en toutes lettres… brisez l’enveloppe et le mort va parler. (Gonzague a reculé devant Lagardère, il s’est approché d’un des porteurs de torches.)

GONZAGUE.

Le nom est là.

LAGARDÈRE.

Lisez, qu’on sache si le nom qui est là est le mien ou le vôtre.

(Gonzague, d’une main tremblante, présente l’enveloppe à la flamme des torches.)
LA PRINCESSE.

Ah ! il a brûlé l’enveloppe qui contenait le nom de l’assassin !

LE RÉGENT, s’élançant.

Misérable !

LAGARDÈRE, montrant l’enveloppe enflammée.

Le mort a parlé.

LE RÉGENT.

Qu’y avait-il d’écrit… dis vite, on te croira, car cet homme vient de se perdre, qu’y avait-il ?

LAGARDÈRE.

Rien, monseigneur, rien, entendez-vous monseigneur de Gonzague, votre nom n’était pas là… mais vous venez de l’y écrire vous-même.

D’ARGENSON.

Il y a aveu du coupable.

LE RÉGENT.

Assassin assassin !

GONZAGUE, à Lagardère.

Tu ne jouiras pas de ta victoire ! (Il arrache l’épée nue que tient un officier des gardes au premier plan et veut s’élancer sur Lagardère.)

CHAVERNY, se plaçant entre les deux.

Encore un meurtre !

LAGARDÈRE.

Une épée ! une épée !

LE RÉGENT, lui donnant la sienne.

Tiens, fais justice !

LAGARDÈRE, faisant tournoyer l’épée.

J’y suis ! j’y suis ! (À la seconde botte, Gonzague tombe.)

COCARDASSE, caché derrière les gardes, à part.

Huit.

PASSEPOIL, même jeu.

Le compte y est.

LAGARDÈRE.

Gloire à Dieu ! Nevers, j’ai tenu ma parole !


FIN