Michel Lévy frères (p. 80-106).


ACTE TROISIÈME

SEPTIÈME TABLEAU
Cocardasse et Passepoil


Une salle basse de la maison de la rue du Chantre porte au fond garnie de volets ouvrant, ainsi qu’une fenêtre, sur la rue. — Porte, deuxième plan à droite, ouvrant sur un escalier dont on voit les premières marches et qui conduit chez Blanche. Au deuxième plan, à gauche, un escalier conduisant chez Lagardère, dont la chambre est au-dessus.


Scène première

BLANCHE, TONIO. Au lever du rideau, Blanche est assise devant une petite table qu’éclaire une lampe elle écrit ; Tonio dresse le couvert.
TONIO, à lui-même.

En vérité, depuis que nous sommes à Paris, je suis seul à faire le service. (À Blanche.) Señora, la vieille Maritana, votre respectable duègne, ne descend donc pas m’aider à mettre le couvert ?

BLANCHE.

La pauvre femme est bien trop souffrante et je l’ai forcée à se mettre au lit… Tonio ?

TONIO.

Señora ?

BLANCHE.

Mon ami est-il rentré ?

TONIO.

J’entends marcher là-haut dans sa chambre. Il est encore enfermé avec le Bossu, que j’ai vu monter tout à l’heure par le petit escalier qui donne dans l’allée et qui lui permet d’aller chez le maître sans jamais passer par ici.

BLANCHE.

Quel peut-être cet homme qui évite si soigneusement les regards ?

TONIO.

Voilà ! qui ça peut-il être ! et n’est-ce pas bien extraordinaire de voir un homme comme le maître fréquenter intimement un bancroche tortu comme un tirebouchon ?… Ce bossu entre à la maison, il en sort comme s’il était chez lui… il est presque toujours là-haut… pourtant le patron ne tient pas à se montrer avec lui. On ne les a jamais vus ensemble dans la rue. Ça intrigue beaucoup les voisins ; et tenez, pas plus tard que tout à l’heure, pendant que vous étiez dans votre chambre, un vieux monsieur, à l’air très-vénérable, est venu me faire un tas de questions.

BLANCHE.

Qu’a-t-il demandé ?

TONIO.

Il a demandé ce que nous étions… ce que nous faisions… d’où nous venions… Votre âge… celui du maître… Si vous étiez sa femme ou sa fille ?… À quelle heure il partait, à quelle heure il rentrait…

BLANCHE.

Vous n’avez rien répondu, Tonio ?

TONIO.

Non, non, rien… (À part.) d’abord, mais le vieux questionneur était si généreux… et puis il m’a dit qu’il était marguillier de notre paroisse, et si on n’avait pas confiance dans un marguillier… (Haut.) Il se fait tard. Le maître ne descend pas. Je désire pourtant bien que vous soupiez de bonne heure… Je pourrais aller voir entrer le monde au bal du Régent… Il paraît que ça sera superbe… il y aura plus de cent mille lampions !… si j’allais appeler le maître.

BLANCHE.

Respectons le secret ou le repos de mon ami… monte chez Maritana et assure-toi qu’elle n’a besoin de rien…

TONIO, à part.

C’est ça ! il ne me manque plus que d’être garde-malade !… (Il entre à droite.)


Scène II

BLANCHE, se remettant à écrire, puis LAGARDÈRE.
BLANCHE.

Ma mère… il m’a dit que Dieu m’avait gardé le trésor de votre tendresse… il m’a dit qu’un jour et par lui vous me seriez rendue… Depuis ce temps, je vous vois dans tous mes rêves… vous êtes dans toutes mes prières… il me semble que vous devez savoir tout ce que je pense… et quand vous lirez ces pages écrites pour vous pendant mes heures de solitude vous connaîtrez mon cœur, qui n’aura pas gardé un secret pour vous, ma mère !… Je suis ici plus seule encore qu’à Ségovie… mon ami est presque toujours dehors… Il vous cherche peut-être… mais pourquoi, lorsqu’il touche au but de sa vie, est-il plus triste et plus silencieux ? Oh ! vous l’aimerez, n’est-ce pas, ma mère, vous l’aimerez, car… (Ici Lagardère descend doucement l’escalier, et sans être entendu de Blanche, arrive derrière elle. Lagardère porte un habit de gentilhomme simple et sévère. Continuant, sans voir Lagardère.) Il a donné pour moi sa vie… il m’a sauvée !… Sans lui, que serais-je ?… un peu de poussière au fond d’une pauvre petite tombe !… et quelle mère, fût-elle duchesse ou cousine de roi, quelle mère ne serait orgueilleuse d’avoir pour fils le chevalier Henri de Lagardère, le plus brave, le plus fier, le plus généreux des hommes… Quel que soit le nom que la naissance vous ait donné, Lagardère sera digne de ce nom… Si j’étais entre vous et lui… Oh ! j’aurais toutes les joies du ciel !… À demain ! ma mère bien-aimée, à demain !…

LAGARDÈRE, doucement et tristement.

Non… Blanche, pas à demain… à ce soir ; car ce soir, vous embrasserez votre mère…

BLANCHE, avec joie.

Ce soir !…

LAGARDÈRE.

Je l’ai vue tout à l’heure… elle a gardé saintement dans son âme le souvenir de votre père… Elle vous aimera comme elle l’aimait… elle vous fera heureuse, mon enfant… Mais il faut déchirer ce que vous venez d’écrire… il faudra ne jamais parler de moi à votre mère… il faudra m’oublier quand vous serez dans ses bras…

BLANCHE.

Vous oublier, vous… Henri !…

LAGARDÈRE.

Oui…comme j’oublierai, moi, un rêve insensé… Votre mère est une grande dame… une très-grande dame… moi, je ne suis qu’un pauvre gentilhomme… Et qu’est-ce que mon nom ?… il me vient de murailles ruinées où j’abritais mes nuits d’enfant orphelin… Dieu m’est témoin que je n’ai plus qu’une pensée… rendre à la mère le dépôt sacré que le père m’a confié…

BLANCHE.

Henri… vous ne m’aimez donc plus ?…

LAGARDÈRE.

Ah ! Blanche, ne m’ôte ni mon courage ni ma raison. Nous avions bâti sur le sable… un souffle a suffi pour renverser le frêle édifice de mon espoir… Quand j’ai quitté l’Espagne, après tant de dangers et de luttes, il me semblait qu’à ta vue ta mère devait m’ouvrir ses bras et me serrer, tout poudreux encore du voyage, sur son cœur ivre de joie… j’étais heureux… non, j’étais fou… à mesure que l’heure approchait, j’ai mesuré la distance qui nous sépare… une mère veut et doit être obéie, votre mère, justement orgueilleuse de sa race et de son nom… vous ordonnera de m’oublier… et vous m’oublierez.

BLANCHE.

Non !… non !… Avez-vous calculé la distance pour me protéger, pour me défendre ?… est-ce que j’aimerais moins ma mère si elle était pauvre !… non !… je ne lui demanderai que sa tendresse, et s’il me faut la payer au prix de mon amour… oh ! Henri, Henri !…

LAGARDÈRE.

Vous obéirez.

BLANCHE.

Non… je mourrai.

LAGARDÈRE.

Blanche, tu viens de me payer tout ce que j’ai fait pour toi… Vous ne me devez plus rien, mon enfant… vous ne voudrez pas que votre mère puisse soupçonner un moment celui que vous avez cru digne de votre amour, si chaste et si pur… vous ne voudrez pas qu’elle croie à un calcul bas et infâme… vous ne voudrez pas qu’elle dise de Lagardère : Cet homme fait métier de son dévouement !… ma fille est la plus riche héritière de France, et il ne me rend pas ma fille… il me la vend !… Oh ! tu ne feras pas cela… Blanche, tu ne feras pas cela. (On frappe à la porte du fond.)

TONIO, revenant à droite.

On a frappé, je crois.

LAGARDÈRE.

Oui, ouvre !… (Regardant à une horloge attachée à la muraille.) Voici l’heure à laquelle on devait venir… (Tonio ouvre ; une femme, portant deux cartons, entre.) Déposez là ce que vous apportez… (La femme pose ses cartons sur la table près de Blanche, et sort sur un signe de Lagardère ; Tonio la suit.)

TONIO, sur le seuil de la porte.

Oh ! voilà qu’on allume les lampions… oh ! Dieu, si on avait soupé… (Il reste sur le seuil au dehors.)

LAGARDÈRE.

Blanche, ouvrez ces cartons.

BLANCHE, ouvrant.

Une parure !…

LAGARDÈRE.

Bien simple… mais le pauvre Lagardère pourra vous donner un joyau plus précieux pour vous que le plus beau diamant de la couronne de France. Ce joyau, ce trésor, le voilà mon enfant. (Il lui présente le pli cacheté qu’il tire de son sein.) Là dans ce pli et sous ce triple cachet, sont les preuves de votre naissance, preuves incontestables… que vous allez remettre tout à l’heure à votre mère en présence de monseigneur le Régent…

BLANCHE.

Oh ! Henri, ce sera vous qui les donnerez…

LAGARDÈRE.

Moi ?… sais-je seulement s’il me sera permis de paraître à vos côtés… je vous l’ai dit, je suis proscrit et pour entrer au palais du Régent, il faut un sauf-conduit signé du Régent lui-même.

COCARDASSE, bousculant Tonio qui veut l’empêcher d’entrer.

Ah ! bagasse ! je te trouverai donc toujours en travers de mon chemin !… C’est bien ici le no 7 de la rue du Chantre ?…

LAGARDÈRE.

Oui… et c’est bien moi qui vous y ai donné rendez-vous, maître Cocardasse. Maintenant, Tonio, prends ces cartons, monte-les chez Blanche (Tonio sort, à Blanche.) Quoique souffrante, la bonne Maritana vous aidera à vous habiller… soyez prête avant minuit… c’est l’heure à laquelle votre mère vous attendra. Si à cette heure je n’étais pas venu, cet homme me remplacerait… il vous amènera au Palais-Royal en escortant la chaise à porteurs qui viendra vous chercher à minuit… n’oubliez pas d’apporter le pli cacheté… tout votre avenir, tout votre bonheur est là !…

BLANCHE, à part.

Mon bonheur !… (Elle sort à droite.)


Scène III

LAGARDÈRE, COCARDASSE.
LAGARDÈRE.

Tu as entendu ce que je veux de toi ?

COCARDASSE.

Parfaitement. S’il n’y a pas autre chose à faire, j’y suffirai seul et je regrette moins mon petit prévôt… Le coquinasse m’avait laissé m’endormant à l’office pour courir après une fille de cuisine, laide comme les sept péchés capitaux. Mais ce Vésuve de Passepoil prend encore feu comme une étoupe. Je somnolais sous la cheminée quand j’entends ces mots tomber dans mon oreille : « À dix heures, rue du Chantre, no 7. Lagardère. » À ce nom, je saute sur ma chaise ; je me retourne et je ne vois plus que la silhouette d’un petit bossu disparaissant comme une ombre dans les couloirs.

LAGARDÈRE.

Tu as été exact.

COCARDASSE.

Pour venir à mon petit Parisien, quand il m’appelle, je passerais dans le feu ; nous disons donc que je viendrai à minuit et que je conduirai la petite…

LAGARDÈRE.

Au Palais-Royal… au rond-point de Diane, sous la grande tente indienne… c’est là que se tiendra le Régent… c’est là que je serai… si je n’ai pas pu revenir ici… ai-je bien tout calculé, tout prévu ?… Non… écoute encore… si un obstacle quelconque s’opposait à l’exécution de l’ordre que je te donne, tu viendrais m’avertir.

COCARDASSE.

Je comprends… j’irai au Palais-Royal…

LAGARDÈRE.

Et aussitôt que tu m’apercevras, tu me montreras ta main nue s’il y avait un malheur, un danger pour Blanche, tu laisserais tomber ton gant…

COCARDASSE.

Soyez tranquille… pour qu’il arrive malheur en route à l’enfant, il faudra que le diable s’en mêle, car elle sera bien gardée, viva diou !…

LAGARDÈRE.

Je le sais.

TONIO, redescendant de la droite.

Maritana, habille la señora.

LAGARDÈRE.

Tonio… tu laisseras entrer ici ce gentilhomme, qui viendra prendre mademoiselle Blanche pour la conduire au bal du Régent… Maître Cocardasse, à minuit !…

COCARDASSE.

À minuit !… (Cocardasse sort par le fond. Lagardère remonte l’escalier à gauche.)


Scène IV

TONIO, puis FLOR.
TONIO.

Le maître va s’habiller aussi… Tout le monde ira s’amuser et moi je resterai ici à garder la vieille Maritana !… Oh ! pour ça, non !… J’aurai ma part de la fête. (Il regarde au fond.) Oh ! Dieu ! Comme ça brille là-bas !… Oh ! ne pas pouvoir faire comme les autres !… (Il rentre.) et la señora qui sera plus d’une heure à s’habiller… Si pour la presser j’avançais l’horloge… C’est une idée… (Il monte sur une chaise et avance l’horloge.) Là, une fois les maîtres partis, je laisse ronfler la Maritana et j’irai sur la place du Palais-Royal… Hein ! Il me semble que quelqu’un descend l’escalier qui donne dans l’allée ?… Serait-ce déjà le maître qui partirait ?… (Il va voir au dehors.) Non… c’est le Bossu qui se glisse le long des maisons… Ah ! ça, il ne va pas au bal, celui-là !… (À ce moment une femme enveloppée dans une mante se glisse vivement dans la maison : c’est Flor tout essoufflée, tout émue.)

FLOR.

Ah ! j’ai retrouvé mon chemin… J’ai reconnu la maison, oui, ce doit être ici…

TONIO.

Hein ! qui est-ce qui entre comme ça chez nous !

FLOR, levant sa mante.

C’est moi, Tonio.

TONIO.

Ah ! la bohémienne ! elle a fait fortune la petite païenne.

FLOR.

Je veux voir Blanche, et la voir tout de suite…

TONIO.

Laisser voir la señora !… ça m’est encore plus défendu ici que là-bas…

FLOR.

Oh ! je la yerrai… je lui parlerai malgré toi… malgré tout le monde.


Scène V

Les Mêmes, BLANCHE couverte d’un domino rose.
BLANCHE.

Flor !… toi, ici…

FLOR, bas à Blanche.

Lagardère est avec toi, n’est-ce pas ?

BLANCHE.

Oui…

FLOR.

Oh ! Dieu soit loué ! J’arrive à temps. (Bas.) Je viens vous sauver tous les deux.

BLANCHE.

Toi !

FLOR.

Fais-le appeler, qu’il vienne à l’instant.

BLANCHE.

Tonio, mon ami est dans sa chambre, prie-le de descendre. (Il monte à gauche.)

FLOR.

Ouf !… je ne peux plus respirer… J’ai tant couru !… J’avais si peur d’être aperçue, suivie… Pour qu’on ne pût soupçonner mon départ de la maison de la rue Saint-Magloire, j’avais fermé en dedans la porte de ma chambre. On m’y croira donc toujours, et c’est par la fenêtre que j’ai sauté dans le jardin.

BLANCHE.

Ah !

FLOR.

Un petit entre-sol… ce n’était rien… j’aurais sauté d’un troisième, s’il l’avait fallu.

BLANCHE.

Mon Dieu !… pourquoi ? (À Tonio qui redescend.) Eh bien ?

TONIO.

Il n’y a plus personne, le maître est parti.

FLOR.

Parti !… mais il est perdu, alors !…

BLANCHE.

Perdu, lui…

FLOR.

Chut !… Renvoie ce garçon, qu’il veille au dehors et qu’il accoure nous prévenir s’il voit quelqu’un se diriger vers cette maison.

BLANCHE.

Tu as entendu, Tonio.

TONIO.

Oui, señora… Je vas veiller dehors, (À part.) jusqu’au bout de la rue pour voir au moins l’illumination du palais. (Il sort et ferme la porte.)

BLANCHE.

Nous voilà seules… parle, parle… quel nouveau danger nous menace ?

FLOR.

Tu avais raison, Blanche, quand tu me disais que tu avais un ennemi terrible, implacable : cet ennemi, je le connais à présent et c’est par moi, comprends-tu, par moi, qu’il a appris ta présence à Paris : oh ! j’en suis sûr, c’est toi qu’il poursuit et qu’il veut perdre… Tu dois aller ce soir au bal du Régent, n’est-ce pas ?

BLANCHE.

Oui.

FLOR.

Et le chevalier de Lagardère t’a annoncé que là tu trouverais, tu embrasserais ta mère ?

BLANCHE.

Oui.

FLOR.

Ta mère à qui tu dois remettre un pli scellé renfermant les preuves de ta naissance.

BLANCHE.

Oui… Comment sais-tu cela ?

FLOR.

Je sais bien autre chose… je sais ce que tu ignores toi-même, peut-être. Je sais que tu te nommes Blanche de Nevers, que tu es la fille du duc de Lorraine et l’héritière d’une fortune immense ; fortune qui eût appartenu à ton ennemi s’il avait pu te faire disparaître. Désespérant sans doute de t’atteindre, le misérable a voulu cependant te voler ton nom, tes biens et la tendresse de ta mère. Il n’a pas craint de présenter à la place une pauvre fille qu’à son insu on faisait complice d’un crime ; mais le ciel a permis que cette complice involontaire pût entendre la nouvelle trame ourdie contre toi… Elle a appris tout à l’heure que, pour assurer le succès d’une fourberie infâme, on ne reculerait ni devant un rapt ni devant un meurtre… Et elle vient te dire : « On a voulu se servir de moi pour te perdre, mais au risque de ma vie, je te sauverai, oui Blanche, je te sauverai. »

BLANCHE.

Comment ! c’était toi ?…

FLOR.

C’était moi dont on voulait se servir… et un moment j’ai joué de bonne foi un rôle infâme… Blanche… les moments sont précieux… Lagardère n’est pas ici… mais tu vas avoir une protection plus puissante encore que la sienne… Viens ! Blanche, partons… je vais te conduire à ta mère, à ta mère qui saura bien, elle, défendre son enfant.

BLANCHE.

Non ! non ! je ne quitterai pas cette maison où Lagardère va venir, où quelque piége lui serait tendu peut-être. Avec lui je serai sauvée ou avec lui perdue… Je reste, je veux l’attendre…

FLOR.

L’attendre ?… lui laissera-t-on le temps d’arriver ? As-tu le pli, le parchemin scellé ? Il ne faut pas t’en séparer.

BLANCHE.

Il est là, dans ma chambre, sur ma toilette.

FLOR.

Je vais le chercher, car aussitôt que Lagardère arrivera, nous partirons, Blanche, nous partirons. Et s’il tarde trop, tu me laisseras faire ce qu’il aurait fait. (Elle monte à droite.)


Scène VI

BLANCHE, puis PASSEPOIL, PEYROLLES,
deux AGENTS de PEYROLLES.
BLANCHE.

Pardonne-moi, ma mère… mais je ne serai pas ingrate et lâche. (Écoutant.) On a marché dans la rue… On s’arrête devant cette porte, il y a plusieurs personnes là, et Tonio qui ne m’a pas prévenue… par cette fenêtre je distinguerai peut-être. (Elle regarde.) Oui… une litière, des porteurs… (Minuit sonne à l’horloge.) Et voilà l’heure à laquelle Henri devait revenir… On frappe, c’est lui… lui… (Elle ouvre aussitôt un voile épais est jeté sur sa tête par Passepoil qui étouffe ses cris.)

PASSEPOIL.

La voilà prise… Oh ! (Blanche cherche à écarter la main que Passepoil lui a posé sur la bouche) Oh ! la jolie menotte !… elle me griffe, mais elle est mignonne.

PEYROLLES, entrant.

Portez-la vite dans la chaise que j’ai amenée… Ah ! attendez.

FLOR.

J’ai le parchemin. (Peyrolles saisit le parchemin et étouffe ses cris. Le rideau tombe.)





HUITIÈME TABLEAU
Une fête au Palais-Royal


Une tente richement tendue, ouvrant au fond sur le jardin du Palais-Royal par de larges draperies de velours, baissées quand l’acte commence. Entrées latérales. Sous la tente, tables, siéges, riches candélabres. Le tout affectant une forme bizarre. Les candélabres sont des palmiers en or et les bougies brûlent dans des cristaux ayant la forme de fleurs exotiques. Décor à composer pour qu’il soit en harmonie avec la grande décoration de la fête que découvriront en s’enlevant les draperies du fond.


Scène première

CHAVERNY, NAVAILLES, BRÉANT.
NAVAILLES.

Parole d’honneur ! nous sommes dans un palais de fée…

CHAVERNY, à Bréant qui range.

Eh ! voilà maître Bréant, le respectable serviteur des huissiers de Son Altesse royale, qui va nous dire si cette tente est celle qu’on a réservée à monseigneur le Régent ?

BRÉANT.

Oui, monsieur le marquis, elle communique de ce côté. (À gauche.) avec les appartements. C’est donc par là qu’arrivera Son Altesse royale, c’est ici qu’elle se reposera des fatigues de la fête. (Il sort à droite.)

NAVAILLES.

Fête splendide… je ne reconnaissais plus le jardin.

CHAVERNY.

Oh ! nous ne sommes plus au Palais-Royal, rue Saint-Honoré nous sommes en pleine Louisiane, aux bords du Mississipi ; M. Law a voulu faire connaître aux actionnaires de la compagnie le beau pays où coule le fleuve d’or…

NAVAILLES.

On assure que cette tente a été fidèlement copiée sur un wigwam de sauvages.

CHAVERNY.

Wigwam en velours nacarat… avec crépines d’or… ils se logent bien les sauvages.

NAVAILLES.

Voyez.

CHAVERNY.

Oui, oui, ces panoplies indiennes sont aussi du plus pur Mohican, des arcs, des flèches, des casse-tête en or ; tout est en or au Mississipi, le fleuve lui-même ne roule que des flots d’or.

NAVAILLES, qui a entr’ouvert le rideau du fond.

Oh ! décidément on veut que rien ne manque à la couleur locale… Voici la compagnie des gardes-françaises qui vient occuper les postes… et tous ces braves soldats sont déguisés en Indiens.

CHAVERNY.

Vraiment !… Allons voir cela, messieurs, allons voir cela. (Ils sortent par le fond. Arrivent de la droite Bréant suivi du bossu, vêtu convenablement de noir, jabot de dentelles, manchettes idem.)


Scène II

BRÉANT, LE BOSSU, puis LE RÉGENT et D’ARGENSON
venant de gauche.
BRÉANT.

Comment ! Riquet à la houppe, c’est toi qui as écrit à monseigneur le Régent cette lettre qu’il a relue trois fois ?

LE BOSSU.

C’est moi-même.

BRÉANT.

C’est à toi qu’il va donner audience ?

LE BOSSU.

Peut-être bien.

BRÉANT.

À un bossu !

LE BOSSU.

Oh ! j’ai l’esprit mieux fait que la taille. D’abord je sais reconnaître les petits services qu’on me rend… Si tu veux me conduire tout de suite auprès de Son Altesse, ce double louis est à toi. (Il le lui donne.)

BRÉANT.

Voici monseigneur… reprends ton double louis, mon petit homme, je ne l’ai pas gagné.

LE BOSSU.

Garde-le tout de même avec celui-ci.

BRÉANT.

Elle est donc comme tout ce qui est ici ta bosse, elle est donc en or.

LE BOSSU.

Peut-être bien !…

LE RÉGENT, entrant et causant avec d’Argenson.

Ce que vous me dites-là me surprend fort…

LE CHANCELIER.

J’ai fait à Son Altesse royale un rapport fidèle de ce qui s’est passé à l’hôtel de Gonzague… Une mère qui refuse d’embrasser l’enfant qu’elle a pleuré quinze ans et qu’on lui ramène… Une Artémise inconsolable qui vient à une fête comme celle-ci. Tout cela est bien étrange, et je commence vraiment à craindre pour la raison de madame de Gonzague… Enfin je la verrai ce soir et je… (Se retournant.) Qui est là ?…

BRÉANT.

Un homme à qui Son Altesse royale a bien voulu donner audience.

LE RÉGENT.

Moi ?… j’ai promis une audience ici… ce soir… à qui donc…

LE BOSSU, s’inclinant.

Au chevalier de Lagardère, monseigneur.

LE RÉGENT.

C’est vrai… à tout à l’heure d’Argenson, à tout à l’heure. (D’Argenson sort par le fond et Bréant par la droite.)


Scène III

LE RÉGENT, LE BOSSU.
LE RÉGENT.

Approchez… c’est vous qui m’avez écrit ?…

LE BOSSU.

Non, monseigneur.

LE RÉGENT, souriant.

En effet, vous ne pouvez pas être Lagardère ?

LE BOSSU.

Je n’ai jamais pu être chevau-léger.

LE RÉGENT.

Comment vous nommez-vous ?

LE BOSSU.

Les gens comme moi n’ont d’autre nom que le sobriquet qu’on leur donne.

LE RÉGENT.

Où demeurez-vous ?…

LE BOSSU.

À l’hôtel de M. le prince de Gonzague.

LE RÉGENT.

À l’hôtel de Gonzague, vous ?…

LE BOSSU.

Et les loyers y sont si chers !…

LE RÉGENT.

Ce Lagardère était autrefois un déterminé spadassin, qu’espère-t-il de moi ?

LE BOSSU.

Il a fait de son mieux depuis pour expier ses folies.

LE RÉGENT.

Que lui êtes-vous ? Si je voulais le voir, où le trouverait-on ?

LE BOSSU.

Je ne puis répondre à cette question, monseigneur.

LE RÉGENT.

Je sais toujours ce que je veux savoir, monsieur. (Le Bossu se tait.)

LE BOSSU.

Lagardère est à l’abri de toutes recherches et la démarche qu’il allait faire pour l’acquit de sa conscience, il ne la renouvellera pas.

LE RÉGENT.

Il la fait donc à regret ?…

LE BOSSU.

À regret.

LE RÉGENT.

Pourquoi ?

LE BOSSU.

Parce que tout le bonheur de sa vie est l’enjeu de cette partie qu’il aurait pu ne pas jouer.

LE RÉGENT.

Et qui le force à faire ce qu’il fait ?

LE BOSSU.

Un serment.

LE RÉGENT.

Fait à qui ?

LE BOSSU.

À un homme qui allait mourir.

LE RÉGENT.

Et cet homme s’appelait ?…

LE BOSSU.

Cet homme s’appelait Philippe de Lorraine, duc de Nevers !

LE RÉGENT, s’asseyant.

Oui… il m’a écrit cela… mon pauvre Philippe… je l’aimais bien… Depuis qu’on me l’a tué je ne sais pas si j’ai touché la main d’un ami sincère. (Haut.) Pourquoi M. de Lagardère a-t-il tardé si longtemps à s’adresser à moi ?

LE BOSSU.

Parce qu’il voulait que mademoiselle de Nevers fût d’âge à connaître ses amis et ses ennemis.

LE RÉGENT.

Ce n’est donc pas mademoiselle de Nevers que M. de Gonzague a ramenée aujourd’hui à sa mère ?

LE BOSSU.

Non, monseigneur.

LE RÉGENT.

M. de Gonzague a donc été trompé ?

LE BOSSU.

Non, Monseigneur.

LE RÉGENT.

Vous osez dire…

LE BOSSU.

Ce n’est pas moi qui parle, monseigneur, c’est M. de Lagardère… moi je ne sais rien.

LE RÉGENT.

Et M. de Lagardère a les preuves de ce qu’il avance ?

LE BOSSU.

Oui, monseigneur.

LE RÉGENT.

Même celle qui doit confondre l’assassin ! car il prétend le connaître… il m’écrit qu’il était dans les fossés de Caylus au moment du meurtre…

LE BOSSU.

Il y était !…

LE RÉGENT.

Et cet assassin est vivant encore !

LE BOSSU.

Votre Altesse royale n’aura qu’un mot à dire et M. de Lagardère le lui montrera cette nuit.

LE RÉGENT.

Ce Lagardère est donc à Paris ?… s’il est à Paris, il est à moi… (Il saisit une sonnette et l’agite.)

LE BOSSU, tirant sa montre.

Monseigneur, M. de Lagardère m’attend hors Paris, sur une route que je n’indiquerai pas, dussiez-vous me faire donner la question… Dix heures vont sonner… Si M. de Lagardère ne reçoit de moi aucun message avant onze heures, son cheval galopera vers la frontière… il a des relais et votre police n’y pourra rien…

LE RÉGENT.

Vous serez ôtage.

LE BOSSU.

Oh ! pour peu que Votre Altesse tienne à me garder, je suis tout à ses ordres. (Un secrétaire paraît gauche et s’incline comme pour attendre un ordre.)

LE RÉGENT, au secrétaire.

Descendez-moi, je vous prie un sauf-conduit tout scellé et contresigné en blanc. (Le secrétaire sort.) Ce chevalier de Lagardère traite avec moi de puissance à puissance… il m’envoie un ambassadeur.

LE BOSSU.

Bien humble, monseigneur !

LE RÉGENT.

Combien de temps lui faut-il pour venir ?

LE BOSSU.

Deux heures.

LE RÉGENT.

C’est au mieux… Il servira d’intermède entre le ballet et le souper. (Le secrétaire rentre apportant le sauf-conduit.)

LE RÉGENT, signant.

M. de Lagardère n’avait point commis de ces fautes qu’on ne puisse pardonner. Voici le sauf-conduit… prévenez M. de Lagardère que toute violence de sa part rompra l’effet de ce parchemin.

LE BOSSU.

Le temps des violences est passé… M. de Lagardère n’a plus d’ailleurs qu’un coup à frapper… Il avait dit aux meurtriers : Vous mourrez tous de ma main ! (Ils étaient huit.)… Le chevalier en avait reconnu six et ceux-là sont morts.

LE RÉGENT.

De sa main ? (Le Bossu s’incline.)

LE RÉGENT.

Et les deux autres ?

LE BOSSU.

Voici ce que M. de Lagardère m’a chargé de dire à Votre Altesse royale : « Le septième assassin n’est qu’un valet… je ne le compte pas… le huitième est le maître, et il faut que celui-là meure… » Si Votre Altesse ne veut pas du bourreau pour punir, on donnera une épée au coupable et M. de Lagardère fera justice.

LE RÉGENT, donnant le parchemin.

Dans deux heures !

LE BOSSU, s’inclinant.

Dans deux heures…

LE RÉGENT.

Ici ?

LE BOSSU.

Ici.

LE RÉGENT.

C’est bien. (Le Régent sort par le fond suivi du secrétaire.)


Scène IV

LE BOSSU, BRÉANT, puis CHAVERNY, ORIOL,
NAVAILLES.
BRÉANT, entrant.

Eh bien, mon bon homme, as-tu ce qu’il te faut ?

LE BOSSU.

Oui… à présent, je veux voir la fête.

BRÉANT.

Le beau danseur que voilà !…

LE BOSSU.

J’ai apporté un habit plus galant que celui-ci… Tu voudras bien me permettre de m’habiller chez toi.

BRÉANT.

Je te dois bien quelque chose pour tes deux louis.

LE BOSSU.

En voici quatre autres je paye toujours d’avance.

BRÉANT.

Il en est donc cousu de louis d’or.

CHAVERNY, entrant avec les autres.

Holà ! maître Bréant (Il montre le Bossu qui se promène au milieu d’eux en lorgnant.) Quelle diable de créature est-ce là ? Eh mais… on dirait… Eh oui !… c’est l’homme aux dix mille écus !… L’homme à la niche. Ésope !

NAVAILLES, entrant.

Messieurs il va se passer ici quelque chose d’extraordinaire.

TOUS.

Bah !…

NAVAILLES.

M. de Bonnivet, le capitaine des gardes, fait doubler tous les postes et deux nouvelles compagnies de gardes-françaises viennent d’arriver dans la cour.

CHAVERNY.

Qu’est-ce que ça veut dire ?

LE BOSSU.

Croyez-vous aux revenants, messieurs ?

TOUS.

Aux revenants ?

CHAVERNY.

Tu deviens funèbre, Ésope.

LE BOSSU.

Quand l’heure de la justice est venue et toujours elle vient, que ce soit tôt ou tard… un homme, un messager du tombeau, un fantôme sort de terre, parce que Dieu le veut… Cet homme accomplit parfois malgré lui sa mission fatale… S’il est fort, il frappe ; s’il est faible, il se glisse, il rampe, il va jusqu’à ce qu’il arrive au niveau de l’oreille des puissants, et à l’heure dite, le vengeur étonné entend le nom de l’assassin.

NAVAILLES.

De quel assassin veut-il parler ? Le connaissons-nous ?

CHAVERNY.

Dis-nous son nom.

TOUS.

Oui, son nom.

LE BOSSU.

Son nom vous épouvanterait si je vous le disais… mais sur la première marche du trône est assis le Régent et tout à l’heure une voix lui a crié : « Altesse, le meurtrier est là dans cette foule dorée… hier peut-être votre main royale a touché sa main sanglante, et le vengeur s’est levé en disant : » « Par le Dieu vivant, justice sera faite ! »

CHAVERNY.

Il y aurait un assassin ici ?

NAVAILLES.

Cet homme est fou.

LE BOSSU, qui allait sortir revient sur ses pas.

Là ! là. Rassurez-vous, le coupable n’est pas céans… ne faites donc plus si tristes mines… nous sommes à une fête… rions, messieurs, rions… Mon fantôme est de bonne humeur, et comme il sait tout, ce diable de fantôme, les choses du présent comme celles du passé, il est venu à la fête, il attend Son Altesse royale pour lui montrer du doigt… les mains habiles après les mains sanglantes, les adroits gentilshommes qui font sauter la coupe à cette vaste table de lansquenet où M. Law a l’honneur de tenir la banque.

NAVAILLES.

Te tairas-tu ?

CHAVERNY.

Prenez-vous donc pour vous ce qu’il dit ?… Misérable avorton, tu vas déclarer à l’instant qu’aucune de tes paroles ne s’applique à moi, sinon, je…

LE BOSSU.

Sinon vous tuerez en combat singulier ce pauvre Ésope… Allons donc !… Vous ferez meilleur usage, j’en suis sûr, de la bonne lame qui vous a été donnée par Henriquez l’armurier de Ségovie.

CHAVERNY.

Comment sais-tu cela ?

NAVAILLES.

Si nous appelions nos valets pour faire chasser ce drôle.

LE BOSSU.

Pour Dieu ! ne vous fâchez pas… Demain vous aurez tous besoin du bossu… demain vous paierez en bons écus comptants son dos pour en faire un pupitre… mais jusqu’à demain laissez-moi m’amuser, laissez-moi rire des fabricants de fausses nouvelles, des escamoteurs de la hausse et des jongleurs de la baisse. Laissez-moi rire des ambitions déçues, des rancunes envenimées, de ces grands politiques à la retraite dont l’égoïsme ou l’orgueil ne peut s’habituer au silence et à l’oubli… Laissez-moi rire aussi de ces cabaleurs inquiets qui voudraient ressusciter la fronde et bouleverseraient au besoin la France pour reconquérir des places perdues ou des honneurs regrettés… laissez-moi rire, messieurs, laissez-moi rire !… (Il sort, en riant, par la gauche.)


Scène I

Les Mêmes, puis GONZAGUE.
CHAVERNY.

C’est un véritable sorcier que ce bossu.

GONZAGUE, entrant de droite.

De quel bossu parlez-vous, messieurs ?

CHAVERNY.

De ton locataire ? comprends-tu qu’il soit au bal du Régent ?

GONZAGUE.

C’est moi qui lui ai donné sa carte d’entrée.

TOUS.

Vous !…

GONZAGUE, à part.

Nous verrons s’il tiendra ce qu’il m’a promis.

NAVAILLES, rentrant.

Messieurs… je commence à être inquiet… M. le lieutenant de police doit avoir été mis sur la trace de quelque complot…

CHAVERNY.

Vraiment ?… Et pourquoi ?…

NAVAILLES.

M. Bonnivet, le capitaine des gardes, vient de donner l’ordre de laisser entrer tout le monde, mais de ne laisser sortir personne.

GONZAGUE, à part.

C’est cela… Lagardère est annoncé, attendu, (Haut.) Vous n’avez pas aperçu dans la foule maître Peyrolles, mon intendant ?

NAVAILLES.

Non… mais je vous annonce monseigneur le Régent avec madame la princesse de Gonzague.


Scène VI

Les Mêmes, LE RÉGENT, LA PRINCESSE, D’ARGENSON,
courtisans, gardes.
LE RÉGENT.

Appuyez-vous sur mon bras, madame ; après une si profonde retraite, le bruit de cette foule, l’éclat de ces lumières vous doivent étourdir et troubler un peu.

LA PRINCESSE.

Ah ! monseigneur, je sens que je ne suis plus de ce monde et si, pour une fois, j’ai consenti à y rentrer c’est que ce soir…

LE RÉGENT.

… Vous attendez ici quelqu’un qui, au nom de Nevers, vous a promis de venir.

LA PRINCESSE.

Oui.

LE RÉGENT.

J’attends aussi M. de Lagardère.

LA PRINCESSE.

Lagardère !…

GONZAGUE.

Que peuvent-ils se dire ?

LE RÉGENT.

N’est-ce pas lui que vous espérez voir ?…

LA PRINCESSE.

C’est lui… lui qui a promis de me rendre ma fille.

LE RÉGENT, bas.

Il accuse M. de Gonzague d’une odieuse et basse intrigue… Oh ! malheur à ce Lagardère… s’il n’est qu’un calomniateur…

LA PRINCESSE.

Il aura la preuve.

LE RÉGENT.

Permettez-moi de douter encore.

GONZAGUE.

Toujours fière, toujours implacable, mais j’aurai ma revanche.

UN HUISSIER, annonçant.

M. Law, directeur de la compagnie des Indes !… (Le Régent fait quelques pas au-devant de l’ambassadeur et de M. Law qui s’inclinent profondément.)

LE RÉGENT.

Voici le héros de la fête la fête va commencer… (Sur un signe du Régent la tente s’enlève et laisse voir le jardin transformé en un paysage de la Louisiane… Des arbres entourés de lianes, des prairies, des montagnes bleues et le fleuve d’or du Mississipi roulant en effet des flots de gaze d’or. Des groupes de jeunes filles indiennes, des guerriers fumant le calumet. Mais tous ces indiens sont costumés richement. À gauche une estrade sur laquelle se placent le Régent, la princesse, l’ambassadeur, M. Law, et les dames de la cour. À droite banquettes de velours pour les courtisans.)

BALLET
(Après le ballet bruit au dehors.)

Scène VII

Les Mêmes, BONNIVET, puis LAGARDÈRE, en costume élégant et sévère de gentilhomme. — Il porte l’épée.
BONNIVET.

Par ici, messieurs, par ici.

LE RÉGENT.

Pourquoi ce bruit, cette émotion ? répondez monsieur le capitaine des gardes…

BONNIVET.

Monseigneur un gentilhomme a voulu forcer la consigne et sortir du palais.

LE RÉGENT.

Il fallait arrêter ce gentilhomme qui ne respectait pas un ordre que j’avais donné.

BONNIVET.

Ce gentilhomme est un terrible adversaire, monseigneur… il a renversé, blessé ceux de mes gardes qui lui faisaient obstacle, il a osé croiser le fer avec moi… mais je dois reconnaître qu’au nom de Votre Altesse royale il a remis son épée au fourreau.

LE RÉGENT.

Et quel est ce gentilhomme ?

BONNIVET.

Personne ne le connaît.

LE RÉGENT.

Où est-il ?

BONNIVET.

Il s’est perdu dans la foule où mes gardes le cherchent maintenant.

GONZAGUE, à part.

Ce doit être Lagardère…

LE RÉGENT.

Retrouvez cet homme… monsieur… emparez-vous de lui et amenez-le ici… Je le veux.

LAGARDÈRE, qui est entré et a entendu.

Je suis respectueusement aux ordres de Votre Altesse royale. (Il s’incline : Lagardère est en élégant costume.)

LE RÉGENT.

Vous nous rendrez compte de votre conduite, monsieur. Et d’abord vous nous direz votre nom.

LAGARDÈRE, se redressant.

Henri, chevalier de Lagardère !

LE RÉGENT, LA PRINCESSE, GONZAGUE.

Lagardère !

CHAVERNY.

Mon gentilhomme armurier ! le proscrit c’était Lagardère !…

LE RÉGENT, sévèrement.

Monsieur, c’est avec notre bon plaisir, nous le reconnaissons, que vous êtes ici… mais nous n’avions pas mis dans nos conventions que vous viendriez troubler notre fête et tirer l’épée contre un des officiers de notre maison… c’est nous faire repentir trop tôt de notre clémence à votre égard.

LAGARDÈRE.

Monseigneur, si j’ai voulu sortir du palais, c’est qu’un grand intérêt m’appelait au dehors… pour répondre à cet appel je n’aurais pas hésité à risquer ma vie, mais je n’ai pas voulu encourir la disgrâce de Votre Altesse royale…

LA PRINCESSE, bas.

Ah ! monseigneur, vous savez ce que cet homme a promis de faire…

LE RÉGENT.

J’ai grand besoin de m’en souvenir, madame. (Haut.) Monsieur d’Argenson, veuillez réunir les personnes qui composaient le tribunal de famille que vous présidiez en notre nom. (À Bonnivet.) Capitaine, un mot, je vous prie. (Pendant le mouvement occasionné par la fausse sortie, de tous ceux que n’a pas désignés le Régent, Lagardère s’est approché de Gonzague.)

LAGARDÈRE, à demi-voix.

La nuit du 12 septembre je vous ai dit : Si vous ne venez pas à Lagardère, Lagardère ira à vous… Vous n’êtes pas venu et me voilà. (Allant à la princesse qu’il salue profondément. Bas.) Madame, ici comme dans les fossés de Caylus, comme dans l’oratoire de l’hôtel de Gonzague, je suis tout dévoué à Votre Altesse.

GONZAGUE, à part.

Le bossu m’a tenu parole… il me livre mon ennemi, mais que fait donc Peyrolles ?…

LA PRINCESSE.

Et ma fille, monsieur, où est ma fille ?…

LAGARDÈRE.

C’est elle que j’allais chercher, mais un autre moi-même va l’amener ici…

PEYROLLES, qui s’est glissé sans être vu jusqu’à Gonzague et à demi voix.

Monseigneur…

GONZAGUE.

Ah ! enfin… La jeune fille ?… et le parchemin.

PEYROLLES.

Sont à nous… à la petite maison de la rue Saint-Magloire.

GONZAGUE.

Bien… bien… (À part.) À présent, à nous deux, Lagardère… et je ne te ferai ni grâce ni merci… (À haute voix, vivement.) Je supplie humblement Votre Altesse royale de ne renvoyer personne ; si un homme comme M. de Lagardère a besoin d’ombre et de mystère… un homme comme moi, monseigneur, ne veut que la lumière et l’éclat… M. de Lagardère vient ici pour m’accuser, je le sais, et je voudrais que cette étrange accusation eût encore plus de témoins… ce n’est pas seulement devant vous, monseigneur, devant vous, madame, que je veux confondre, écraser la calomnie… c’est devant tous…

LE RÉGENT.

Je vous approuve, M. de Gonzague, si l’attaque a été sourde et secrète, éclatante et publique sera la défense. (Aux autres seigneurs.) Restez, messieurs.

GONZAGUE.

Oh ! je n’aurai pas à me défendre, monseigneur, avec M. de Lagardère, je ne vois pas la personne qu’il prétend être la fille de Philippe de Lorraine.

LE RÉGENT.

En effet, pourquoi cette personne n’est-elle pas avec vous, monsieur ?

LAGARDÈRE.

Monseigneur, j’avais dû m’assurer qu’il me serait permis d’arriver jusqu’à Votre Altesse royale. Je suis donc venu seul d’abord, puis prévoyant que je pourrais être retenu, soit par la volonté de Votre Altesse, soit par quelqu’autre empêchement… j’avais pris mes mesures… Et à l’heure que je vous ai dite, monseigneur, à minuit, mademoiselle de Nevers sera amenée ici et présentera elle-même, à Votre Altesse, les pages arrachées du registre paroissial par Blanche de Caylus, précieux dépôt qu’elle m’a confié il y a quinze ans, lorsque croyant donner son enfant à Philippe de Nevers, elle me le remettait à moi, qui, dans les fossés de Caylus, lui avais dit la devise de Nevers, signal convenu entre elle et le duc Philippe.

LA PRINCESSE.

C’est vrai, monseigneur.

LE RÉGENT.

Et ce pli scellé est, dites-vous, en votre pouvoir ?

LAGARDÈRE.

Il est entre les mains de mademoiselle de Nevers.

GONZAGUE, à part.

Et mademoiselle de Nevers est à moi.

GONZAGUE.

J’ose encore adresser une prière à Votre Altesse, je lui demande de lever les arrêts de M. de Lagardère et de lui permettre d’aller sous bonne escorte chercher lui-même ces terribles preuves dont il me menace et que je lui porte le défi de produire. Il faut en finir avec cette monstrueuse comédie et l’heure à laquelle elle devait commencer a sonné depuis longtemps, voyez, monsieur, voyez. (Il tire sa montre et la présente à Lagardère.)

LE RÉGENT, à Bonnivet.

Monsieur le capitaine des gardes, accompagnez M. de Lagardère.

LA PRINCESSE.

Partez, monsieur, partez.

GONZAGUE.

Oui, partez, partez !

LAGARDÈRE, qui pendant ce temps regardait Gonzague.

Ah ! madame ! priez Dieu que je n’arrive pas trop tard ! (Il va s’élancer au dehors, mais à ce moment Cocardasse se détache de la foule, montre vivement à Lagardère sa main dégantée, puis laisse tomber son gant devant lui.)

LAGARDÈRE.

Ah !…

LA PRINCESSE.

Qui vous retient ? qui vous arrête ? pourquoi pâlissez-vous ?

LAGARDÈRE.

Ah ! madame, quant au prix de ma vie je voulais sortir du palais… c’est qu’une voix secrète me disait la fille de Nevers est en danger !…

LA PRINCESSE.

En danger… ma fille… oh ! mais je la défendrai, moi !…

LAGARDÈRE.

Oh ! madame, à l’heure où nous parlons… elle est morte, peut-être.

TOUS.

Morte !

LAGARDÈRE.

Si on me l’a enlevée, c’est pour la faire disparaître, la tuer… monseigneur me voilà seul et sans preuves devant vous. Mais Dieu est juste, il fera un miracle. Trois jours, monseigneur, accordez-moi trois jours, et d’abord faites-moi libre, monseigneur.

GONZAGUE.

Altesse vous ferez désarmer, arrêter cet homme.

LE RÉGENT, LA PRINCESSE, CHAVERNY.

Pourquoi ?…

GONZAGUE.

Parce que cet homme est un assassin.

TOUS.

Un assassin !…

GONZAGUE.

Voilà quinze ans que j’attendais l’heure qui est venue enfin… Et par Philippe d’Orléans, Philippe de Nevers sera vengé.

LA PRINCESSE.

Lui ! lui !… l’assassin de Philippe !

LAGARDÈRE, au Régent.

Monseigneur je vous avais écrit que dans les fossés de Caylus j’avais fait une marque à la main droite du meurtrier : Cette marque la voilà, monseigneur, la voilà. (Il montre la main droite de Gonzague.)

LA PRINCESSE.

Oh ! mon Dieu, mon Dieu !

LE RÉGENT.

Défendez-vous, Gonzague, défendez-vous !

GONZAGUE.

Me défendre !… j’ai dit que j’accuserai et j’accuse. Oui, l’épée de Lagardère a fait cette cicatrice, oui, c’est dans les fossés de Caylus qu’il m’a frappé de la même épée qui avait frappé Philippe de Nevers !… Voilà ce dont auraient pu témoigner les complices de Lagardère, si Lagardère n’avait pas tué de sa main ceux qui pouvaient le perdre, devant vous, monseigneur, devant la veuve de Nevers, devant vous tous, messieurs, sur mon honneur, j’affirme que cet homme est un meurtrier : En conséquence, moi Philippe de Mantoue, j’accuse Henri de Lagardère de meurtre et de rapt et je demande que d’urgence l’affaire soit instruite devant la Chambre ardente.

LE RÉGENT.

Il sera fait droit à votre requête ; M. de Lagardère vous répondrez à M. de Gonzague, mais seulement devant vos juges. Rendez votre épée à mon capitaine des gardes.

LAGARDÈRE, donne son épée, après un temps.

M. de Gonzague, si je me suis laissé désarmer c’est que votre heure n’a pas sonné, je choisirai mon lieu et mon temps…

BONNIVET.

Vous allez me suivre, monsieur…

LAGARDÈRE, au Régent.

Monseigneur, j’ai un sauf-conduit de Votre Altesse royale, libre, quoiqu’il advienne, vous l’avez écrit, vous l’avez signé.

GONZAGUE.

Surprise.

LE RÉGENT.

C’est écrit, c’est signé… cet homme est libre, il a quarante huit heures pour passer la frontière.

GONZAGUE, à Peyrolles.

Il ne faut pas qu’il m’échappe cette fois.

LE RÉGENT.

Vous m’avez entendu, monsieur, sortez !

LAGARDÈRE, déchirant le sauf-conduit.

Monseigneur je vous rends votre parole ; de cette liberté que vous m’offrez, qui m’est due je ne prends, moi, que vingt-quatre heures ; avec l’aide de Dieu c’est tout ce qu’il me faut pour démasquer un scélérat et faire triompher ma cause. Assez d’humiliations ! Je relève la tête, et sur l’honneur de mon nom… entendez-vous, monsieur, sur mon honneur à moi, Henri de Lagardère, qui vaut votre honneur à tous, je promets et je jure que demain, à pareille heure, madame de Gonzague aura sa fille… et Nevers sa vengeance, allons faites-moi place, messieurs, je reprends mon droit. (Peyrolles s’élance à la suite de Lagardère, le régent soutient madame de Gonzague.)