Michel Lévy frères (p. 55-79).


ACTE DEUXIÈME

CINQUIÈME TABLEAU
La niche de Médor


Une riche et vaste galerie au rez-de-chaussée de l’hôtel de Gonzague, à Paris. Portes vitrées, au fond, ouvrant sur le jardin. Portes latérales.


Scène première

Un Architecte, Ouvriers, puis COCARDASSE et PASSEPOIL.
L’ARCHITECTE.

Et vite, tracez la besogne de demain, il s’agit de transformer cette galerie comme on a transformé déjà la cour, les jardins. Distribuez tout cela en compartiments de quatre pieds carrés chacun, et numérotez ces compartiments. (On mesure, puis on attache des numéros sur la muraille à droite et à gauche.)

COCARDASSE, arrivant au fond.

As pas pur ! entre de pied ferme, ma caillou ! et relève la tête pour la faire baisser à toute cette valetaille.

PASSEPOIL.

Où me conduis-tu ?

COCARDASSE.

Depuis un mois que nous sommes à Paris, nous avons vécu de nos doublons d’Espagne, hier, nous avons croqué le dernier. Il s’agissait donc de rétablir nos finances, et comme tu m’as dit que ce matin, ce bon M. de Peyrolles t’avait fait défendre sa porte, eh donc ! je te conduis chez M. de Gonzague, lui-même, qui sera peut-être moins insolent que son laquais d’intendant. J’ai pris mes renseignements, le Gonzague ci-inclus est riche à millions de milliards… Le Régent, qui lui veut du bien, lui a accordé le monopole des échanges d’actions contre marchandises, c’est comme s’il lui avait octroyé une montagne d’or.

PASSEPOIL.

Je ne comprends pas…

COCARDASSE.

Tu vas comprendre l’action de la Compagnie des Indes, autrement dit du Mississipi est un morceau de papier qui…

PASSEPOIL.

Ne vaut rien.

COCARDASSE.

Eh ! pécaïre ! Ce chiffon est cent fois plus précieux que le métal… Pour en avoir, les hommes donnent leurs terres, leurs châteaux. Les femmes donnent tout, et même un peu plus. Vois-tu ce que font ces ouvriers ? Ils marquent la place des cases où s’établiront les vendeurs de papier.

L’ARCHITECTE, marquant.

Numéros 935, 936, 937. Vous faites trop bonne mesure… là-bas… songez donc que chaque pouce de terrain vaut de l’or.

COCARDASSE, à Passepoil.

Il a raison. Je me suis laissé dire que, rue Quincampoix, un petit bossu, pas plus haut que cela, avait gagné un million cinq cent mille livres, rien qu’à louer sa bosse pour servir de pupitre… Il s’est retiré hier, et a vendu son fonds à un autre bossu qui s’enrichira comme lui.

PASSEPOIL.

Ventre de biche… c’est à se désespérer d’être beau et bien bâti. Mais, puisque tout se paye si cher aujourd’hui… que peut donc valoir un coup de pointe allongé proprement, savamment.

COCARDASSE, bas.

C’est ce que je viens savoir de M. de Gonzague lui-même.

L’ARCHITECTE.

Il reste encore, là, deux pieds et demi, fausse mesure.

COCARDASSE, à Passepoil.

Ce sera pour un homme maigre… (Grand bruit au dehors.) M. de Peyrolles, ne nous montrons pas tout de suite. (Il se met avec Passepoil dans une embrasure.)


Scène II

Les Mêmes, PEYROLLES, en grande toilette et entouré, suivi d’une foule de solliciteurs.
PEYROLLES, repoussant la foule avec son mouchoir.

Voyons, voyons, messieurs, tenez-vous à distance, et n’oubliez pas le respect qui m’est dû.

COCARDASSE, bas.

Le coquin ! il est superbe.

UN SOLLICITEUR.

Je m’inscris le premier pour être placé dans cette salle.

LES AUTRES.

Non, non, pas de faveur.

PEYROLLES.

Silence !

TOUS.

Chut ! écoutons…

PEYROLLES.

Les comptoirs de cette galerie seront construits et livrés demain.

TOUS, désappointés.

Demain !

LE SOLLICITEUR.

Je ne veux pas attendre à demain, je veux être inscrit tout de suite.

TOUS.

Moi aussi… moi aussi.

PEYROLLES.

Monsieur le duc. (Il désigne Gonzague qui paraît au fond, suivi de Chaverny, Navailles, et autres gentilshommes ; chacun se découvre et le silence se rétablit.)


Scène III

Les Mêmes, GONZAGUE, CHAVERNY, NAVAILLES,
Gentilshommes.
GONZAGUE.

Dépêchez, Peyrolles…

NAVAILLES.

Oh ! les bonnes figures.

PEYROLLES, bas à Gonzague.

Ils sont chauffés à blanc, ils payeront ce qu’on voudra.

CHAVERNY, riant.

Vraiment ! Mettez les places aux enchères, alors… ça ira plus vite et ça nous amusera…

GONZAGUE.

Soit ; aux enchères… Allez, messieurs, donnez l’exemple.

PEYROLLES.

Messieurs, on va mettre les places aux enchères…

NAVAILLES.

Eh bien, je commence ! J’offre cinq cents livres par mois pour quatre pieds carrés. (Silence. À part.) Diable ! personne ne met au-dessus, j’ai été peut-être un peu vite.

LE SOLLICITEUR, à part.

Donner cinq cents livres par mois, jamais.

CHAVERNY.

Bah ! mille livres… pour une semaine.

LE SOLLICITEUR, bas aux autres.

On veut nous exploiter…

GONZAGUE, bas.

Ils ne soufflent mot ! que me disiez-vous donc, monsieur Peyrolles ?

PEYROLLES.

Messieurs, ces places sont les dernières et les meilleures, on les donnera au plus offrant, voyons le numéro 927, (Silence.)

CHAVERNY, bas.

Quinze cents livres !

NAVAILLES.

Ça ne va pas… c’est trop cher.

CHAVERNY, bas.

Du tout, c’est trop bon marché. (Haut.) Deux mille cinq cents.

LE SOLLICITEUR, avec effort.

Trois mille…

PEYROLLES, vivement.

Adjugé.

CHAVERNY.

L’imbécile.

PEYROLLES.

Numéro 928.

CHAVERNY.

Quatre mille livres.

NAVAILLES, bas.

Vous êtes fou !

CHAVERNY.

Il y aura plus fou que moi.

PREMIER SOLLICITEUR.

C’est le pareil.

DEUXIÈME SOLLICITEUR.

Je le prends.

CHAVERNY, bas.

Que vous disais-je.

PEYROLLES.

Numéro 929… quatre mille.

PREMIER SOLLICITEUR.

Quatre mille cinq cents.

DEUXIÈME SOLLICITEUR.

Cinq mille !…

UNE SOLLICITEUSE.

Six mille.

CHAVERNY, bas.

Les femmes s’en mêlent, nous allons avoir beau jeu.

DEUXIÈME SOLLICITEUR.

Sept mille.

PREMIER SOLLICITEUR.

Huit mille.

LA SOLLICITEUSE.

Dix mille livres.

GONZAGUE, bas.

Les voilà lancés. (Haut.) Peyrolles, adjugez à madame, il faut être galant ; mais vous ne céderez plus maintenant une seule place à moins de vingt mille livres.

TOUS.

Vingt mille livres !

GONZAGUE.

C’est à prendre ou à laisser.

TOUS.

Nous prenons, nous prenons…

CHAVERNY.

Pour vingt mille livres, et ils hésitaient à en donner cinq cents.

PEYROLLES.

Faites-vous inscrire alors et payez. (La foule remonte et entoure Peyrolles et les secrétaires qui inscrivent et reçoivent l’or.)

NAVAILLES.

C’est ici le Pactole.

CHAVERNY.

Hum ce n’est pas vendu, c’est donné… quel dommage, cousin, que tu n’aies plus de cases à louer.

COCARDASSE, bas à Passepoil.

Il a raison, ces poules auraient donné toutes leurs plumes…

GONZAGUE.

À mesure que l’espace manque… la fièvre augmente… mais il ne me reste plus rien… non, rien…

CHAVERNY.

Cherche bien.

GONZAGUE.

Ah ! si fait. (Riant.) J’ai encore une place à louer.

TOUS.

Ah ! laquelle ?

GONZAGUE, riant plus fort.

La niche de Médor, de mon chien.

TOUS, riant.

Ah ! ah !

PREMIER SOLLICITEUR.

Je l’ai vue, elle est très-habitable.

GONZAGUE.

Mais je ne la céderai pas à moins de dix mile écus.

NAVAILLE, riant.

Une niche de chien !

UN BOSSU, perçant la foule.

Je prends la loge du chien pour trente mille livres.


Scène IV

Les Mêmes, LE BOSSU.
CHAVERNY.

Bravo ! Tu connais la valeur des choses, tu me parais un spéculateur adroit et hardi.

LE BOSSU.

Hardi, oui, assez adroit, nous verrons bien.

TOUS.

Bien, bravo !

PEYROLLES.

L’ami, on paye comptant, vous savez.

LE BOSSU.

Je sais. Voilà votre argent en belles et bonne cédules.

COCARDASSE, à Passepoil.

N’avons-nous jamais connu de bossu, ma caillou ?

PASSEPOIL, avec dédain.

Jamais !

COCARDASSE.

Viva diou ! J’ai pourtant vu ces yeux-là quelque part.

LE BOSSU.

Mon reçu ?

PEYROLLES.

C’est juste. (Il signe.)

LE BOSSU.

Bonne affaire… J’y suis.

GONZAGUE, se retournant vivement.

Hein ! Tu dis ?

LE BOSSU.

Je dis, monseigneur, que pour huit jours je suis ici chez moi et je tâcherai de bien employer mon temps.

GONZAGUE.

Comment t’appelles-tu ?

LE BOSSU.

Ésope !

GONZAGUE.

Hein ?

LE BOSSU.

Ésope…

NAVAILLES.

Ce n’est pas un nom de chrétien !

LE BOSSU.

C’est un nom de bossu.

NAVAILLES.

Et d’un vilain bossu.

TOUS, riant.

À ta niche… (La foule sort avec le bossu qu’elle entoure.)

LE BOSSU, à Navailles.

Vous me trouvez laid, n’est-ce pas ? J’étais plus laid encore autrefois, c’est le privilège de la laideur, les années l’usent comme la beauté, vous perdez, je gagne. Dans cinquante ans, nous serons tous les deux pareils.


Scène V

Les Mêmes, moins LE BOSSU.
COCARDASSE, à Passepoil.

Ma caillou, c’est le moment ou jamais de nous faire voir… Tu hésites ?

PASSEPOIL.

Je suis timide dans le monde.

COCARDASSE.

Eh donc je passerai le premier.

CHAVERNY, les apercevant.

Voyez donc, messieurs, c’est la journée des mascarades… Le bossu n’était pas mal ; mais, voici bien la plus belle paire de coupe-jarrets que j’aie vue de ma vie.

COCARDASSE.

Capédédiou !

PASSEPOIL.

Sois prudent.

NAVAILLES.

Le grand est superbe ! C’est don Quichotte sans Rossinante.

CHAVERNY.

Et le petit ! s’est Sancho sans son âne. (Pendant ce temps Cocardasse et Passepoil se sont approchés de Gonzague qui cause avec Peyrolles qui ne les a pas vus jusque-là.)

COCARDASSE et PASSEPOIL, saluant très-bas.

Monseigneur !

GONZAGUE, se retournant.

Hein ! que veulent ces gens-là ? Il n’y plus de niche à louer.

COCARDASSE, montrant fièrement Passepoil.

Ce gentilhomme et moi, nous sommes de vieilles connaissances de monseigneur, et nous venons lui présenter nos hommages.

GONZAGUE, bas à Peyrolles.

Ils ne sont donc pas tous morts ?

PEYROLLES, bas.

Lagardère a oublié ceux-là malheureusement.

PASSEPOIL.

Si monseigneur est occupé, nous allons nous retirer… respectueusement.

COCARDASSE.

Mais nous reviendrons.

GONZAGUE.

Ah ! tu les connais donc Peyrolles. Eh bien, puisqu’ils sont de tes amis, mène ces braves garçons-là à l’office ; qu’ils boivent à ma santé, fais-leur donner à chacun un habit neuf, une bourse bien garnie, et qu’ils attendent mes ordres.

PASSEPOIL, saluant.

Monseigneur, je n’espérais pas moins de votre munificence.

COCARDASSE, saluant.

Et de votre mémoire.

GONZAGUE.

Allez ! (Ils s’inclinent.)

PEYROLLES, insolemment.

Suivez-moi.

COCARDASSE, redressant la tête.

Nous sommes gens d’épée, et, nous passerons devant si vous le voulez bien. (Ils plantent fermement leur feutre sur l’oreille, en relevant de leur rapière les coins frangeux de leur manteau, et passent fièrement devant Peyrolles.)


Scène VI

Les Mêmes, moins COCARDASSE, PASSEPOIL
et PEYROLLES.
CHAVERNY, regardant sortir Cocardasse et Passepoil.

Je les trouve un peu rudes avec leur ami. À quelle occasion le cher cousin a-t-il pu se servir de semblables drôles ? car ce n’est pas Peyrolles qui les connaît, c’est lui.

GONZAGUE.

Messieurs, vous savez que vous êtes convoqués, ce soir, à huit heures à l’hôtel de Gonzague.

NAVAILLES.

Oui, il est question, je crois d’un conseil de famille.

GONZAGUE.

Mieux que cela, messieurs, d’une assemblée solennelle, d’un tribunal où son Altesse Royale le Régent se fera représenter par le vice-chancelier d’Argenson.

CHAVERNY.

Peste ! s’agit-il donc de la succession à la couronne ?

GONZAGUE.

Marquis, nous parlons de choses sérieuses. Vous allez avoir à me prouver votre dévouement, messieurs.

NAVAILLES.

Vous voulez dire notre reconnaissance, monseigneur, car nous sommes vos obligés.

GONZAGUE.

Ah ! Navailles, votre terre de Chaneilles qui avait été confisquée sous le feu roi, va vous être rendue. J’ai la promesse de l’abbé Dubois.

NAVAILLES.

Et c’est encore à vous que je devrai cela.

GONZAGUE.

Je vous ai fait convoquer, vous Navailles et Chaverny, en qualité de parents de Nevers. Vous, Taranne et Albret, comme mandataires des deux Chatellux.

CHAVERNY.

Si ce n’est la succession de Bourbon, ce sera donc la succession de Nevers qui sera sur le tapis.

GONZAGUE.

Oui…

NAVAILLES.

Vous pouvez compter sur nous.

LES AUTRES.

Oui ! Oui !

CHAVERNY.

Sur mot aussi. Pourtant, je voudrais savoir ?

GONZAGUE.

Tu es trop curieux, petit cousin, cela te perdra.

CHAVERNY.

M’est-il au moins permis de t’adresser humblement une seule question ?… Qu’aurai-je à faire ?

GONZAGUE.

Rien que joindre ta voix à celles de mes amis.

CHAVERNY, à part.

Ces voix-là sont achetées, et la mienne n’est pas à vendre, morbleu ! (On entend frapper à une porte latérale.)

NAVAILLES.

On a frappé à cette porte.

GONZAGUE.

Vous vous trompez, ce ne peut être elle encore ; Peyrolles ne devait l’amener qu’à sept heures.

CHAVERNY.

Non. (On frappe encore.) Tenez, on frappe de nouveau.

GONZAGUE, à part.

C’est elle, alors.

NAVAILLES.

Faut-il ouvrir ?

GONZAGUE.

Non, messieurs, je vous attendrai ce soir, au moment convenu, dans les appartements de la princesse de Gonzague.

CHAVERNY, à part.

Oh ! à tout prix je verrai madame de Gonzague avant cette assemblée. (Haut.) Venez, messieurs, je crois que nous gênons maintenant mon noble cousin ; à ce soir donc les affaires graves. Mais nous les oublierons cette nuit, au Palais-Royal, durant la fête que monseigneur le Régent donne à M. Law.

GONZAGUE.

À ce soir, messieurs.

TOUS.

À ce soir.


Scène VII

GONZAGUE, puis FLOR et DAME ANGÉLIQUE.
FLOR, entrant vivement ; elle est richement vêtue et couverte d’un voile qu’elle relève à la vue de Gonzague, elle est suivie d’une femme de service.

Ah ! enfin !

GONZAGUE.

Pourquoi n’avez-vous pas attendu Peyrolles.

FLOR.

J’ai cru qu’il m’oubliait, votre Peyrolles, et, comme vous m’aviez annoncé hier, devant dame Angélique, ma respectable duègne, que Peyrolles m’amènerait à votre hôtel, elle a bien voulu, cédant à mes instances, remplacer votre intendant, et elle m’a conduite ici.

GONZAGUE.

Dame Angélique, allez disposer, pour mademoiselle, un des appartements voisins du mien ; quand tout sera prêt dans cet appartement, vous viendrez chercher mademoiselle. (La duègne sort.)

FLOR.

Je ne retournerai donc plus dans ma prison ?

GONZAGUE.

Non. Ce soir, mon enfant, je vous conduirai au bal que donne, au Palais-Royal, monseigneur le Régent.

FLOR.

Au bal du Régent, moi, moi, vrai, bien vrai ! Ah ! quelle toilette aurai-je ? serai-je jamais assez belle ?

GONZAGUE.

Aux bals de la cour de France, il y a quelque chose qui rehausse et pare un jeune visage encore plus que la toilette.

FLOR.

C’est le sourire.

GONZAGUE.

Non !

FLOR.

C’est la grâce, la beauté ?

GONZAGUE.

Vous avez le sourire, la grâce, la beauté ; la chose dont je vous parle c’est un nom… Et ce nom, ignoré de vous-même, c’est un nom illustre, parmi les plus illustres noms de France.

FLOR.

Oui, Peyrolles aussi me disait là-bas qu’il me ramenait a une famille puissante.

GONZAGUE.

À une famille alliée à nos rois… Votre père était duc.

FLOR

Mon père, il est donc mort, et ma mère ?

GONZAGUE.

Votre mère est princesse.

FLOR.

Princesse… Et croyez-vous qu’elle m’aimera ?

GONZAGUE.

J’en suis sûr.

FLOR.

Oh ! quel bonheur. Eh bien, c’est singulier, ce que vous me dites de ma naissance ne me surprend pas du tout.

GONZAGUE.

Vraiment !

FLOR.

Non, j’ai toujours rêvé que je serais un jour duchesse ou reine. Le nom que je vais porter sera-t-il bien beau, bien sonore ?

GONZAGUE.

Je vous apprendrai d’abord que votre nom d’enfant n’a jamais été celui que vous portiez là-bas.

FLOR.

Ah ! comment m’appelais-je ?

GONZAGUE.

Vous reçûtes au berceau le nom de votre mère… Vous vous appelez Blanche.

FLOR.

Blanche… Oh ! c’est étrange…

GONZAGUE.

Pourquoi cette surprise ?

FLOR.

Ce nom me rappelle…

GONZAGUE.

Qui donc ?

FLOR.

Une amie, à moi, aussi bonne qu’elle était belle.

GONZAGUE.

Vous avez connu une jeune fille qui s’appelait Blanche ?

FLOR.

Oui.

GONZAGUE.

Quel âge avait-elle ?

FLOR.

Mon âge ; nous étions deux enfants et nous nous aimions tendrement. Nous avons été séparées, mais je l’ai revue.

GONZAGUE.

Ah ! vous l’avez revue ?

FLOR.

Oui.

GONZAGUE.

Quand ?… Où cela ?

FLOR.

D’abord, il y a six mois à Ségovie ; et puis…

GONZAGUE.

Et puis ?

FLOR.

Cela vous intéresse donc ce que je vous dis là ?

GONZAGUE.

Tout ce qui vous touche m’intéresse, mon enfant, voyons, cette amie… cette petite Blanche… était-elle orpheline aussi comme vous ?

FLOR.

Oui, orpheline.

GONZAGUE.

Espagnole ?

FLOR.

Non, Française.

GONZAGUE.

Française Et qui prenait soin d’elle ?

FLOR.

Une vieille femme.

GONZAGUE.

Oui, mais qui payait la duègne ?

FLOR.

Un gentilhomme.

GONZAGUE.

Français aussi ?

FLOR.

Oui, Français.

GONZAGUE, vivement.

Et le nom de ce gentilhomme ?

FLOR, après un moment d’hésitation.

Je l’ai oublié. (À part.) Lagardère est proscrit.

GONZAGUE.

C’est fâcheux, un gentilhomme français, établi en Espagne, ne peut être qu’un exilé… il y en a malheureusement beaucoup. Vous n’avez pas d’amis de votre âge, et je me disais déjà J’ai du crédit… je ferai gracier le gentilhomme qui ramènera la jeune fille, et ma chère petite Blanche ne sera plus seule.

FLOR.

Ah ! vous êtes bon. J’ai revu Blanche à Paris.

GONZAGUE.

Blanche est à Paris ?

FLOR.

Oui ; tout à l’heure je me disputais avec la terrible madame Angélique, qui m’empêchait d’ouvrir les rideaux du carrosse. Je voulais entrevoir au moins le Palais-Royal… Au détour d’une petite rue, le carrosse frôlait les maisons. J’entendis chanter dans une salle basse. J’avais reconnu la voix… Je soulevai le rideau… Blanche était à la fenêtre de la salle basse. Je poussai un cri, je voulus descendre, mais madame Angélique fut plus forte et me retint.

GONZAGUE.

Une rue près du Palais-Royal ? reconnaîtriez-vous cette rue ?

FLOR.

Certes. Puis madame Angélique m’a dit que c’était la rue du Chantre… Mais qu’écrivez-vous donc sur vos tablettes ?

GONZAGUE.

Ce qu’il faut pour que vous puissiez revoir votre amie.

FLOR.

Merci…

DAME ANGÉLIQUE, rentrant.

Tout est prêt chez mademoiselle.

GONZAGUE.

Allez, mon enfant, avant une heure vous verrez votre mère.

FLOR.

Que lui dirai-je ?

GONZAGUE.

Vous n’aurez rien à cacher des misères de votre passé. Dites la vérité, toute la vérité. Allez, mon enfant, cette heure qui va sonner sera solennelle dans votre vie.

FLOR, sortant avec Angélique.

La petite bohémienne, fille d’une princesse, cousine du roi de France. (Elle sort à gauche.)


Scène VIII

GONZAGUE, PEYROLLES.
GONZAGUE.

Rue du Chantre ! Est-elle seule ? l’a-t-il suivie ?… mais est-ce bien elle ? c’est ce dont il faut s’assurer d’abord. (Il sonne, un valet paraît.) Monsieur Peyrolles, qu’il vienne, à l’instant. (Le valet sort à droite.) Pourquoi ce Lagardère aurait-il tant attendu ? Non, ce ne peut être lui… cette jeune fille n’est pas à redouter, et rien ne viendra déranger la comédie que je prépare ; cette petite Flor y jouera son rôle à merveille… Allons, Philippe, ceci est le grand coup de dés. Les millions de la banque de Law peuvent, comme les sequins des Mille et une Nuits, se changer en feuilles sèches. Mais les immenses domaines de Nevers feraient à eux seuls une fortune royale. Je veux la richesse à défaut du bonheur… madame de Gonzague devra bien au moins un peu de reconnaissance à l’époux désintéressé qui va lui rendre sa fille… que de baisers elle donnera à cette petite gitana ! (Riant.) Croyez donc à la voix du sang ; à l’instinct des mères. (Plus sombre.) Puis, dans quelque temps, une jeune et belle princesse pourra mourir de langueur… il en meurt tant de jeunes filles… regrets, deuil général. Héritage enfin assuré, et bien gagné vraiment.

PEYROLLES.

Monseigneur m’a fait appeler ?

GONZAGUE.

Vous m’avez dit, maître Peyrolles, que vous soupçonniez Lagardère d’avoir mis à mort ce pauvre Staupitz.

PEYROLLES.

Oui, monseigneur.

GONZAGUE.

Eh bien, prenez garde à vous. Je soupçonne, moi, Lagardère d’être à Paris.

PEYROLLES.

Miséricorde !

GONZAGUE.

Avec Blanche de Nevers.

PEYROLLES.

Tout serait perdu.

GONZAGUE.

Ils arriveront trop tard… et puis je serais heureux d’en finir avec cet homme. Mets tes limiers en quête… fais fouiller adroitement toutes les maisons de la rue du Chantre.

PEYROLLES.

Ah ! c’est là que…

GONZAGUE.

Pourquoi trembles-tu ?

PEYROLLES.

Monseigneur oublie donc que sur chacun des hommes condamnés et frappés par ce Lagardère on trouvait ces mots tracés avec du sang : après les valets, le maître !

GONZAGUE.

Rassure-toi je ferai briser cette invincible épée.

PEYROLLES.

Par qui, monsieur ?

GONZAGUE.

Par le bourreau.





SIXIÈME TABLEAU
Le mort parle


L’oratoire de la princesse de Gonzague. Style riche et sévère de Louis XIV. Grande fenêtre à gauche — Porte en pans coupés, celle de droite conduisant au dehors, celle de gauche conduisant aux appartements de la princesse. Au premier plan, à droite un prie-Dieu ; au-dessus et près de ce prie-Dieu le portrait de Philippe de Nevers. Au premier plan à droite et à gauche, lourdes portières cachant des portes perdues.


Scène première

LE BOSSU. Au lever du rideau la chambre est vide, mais bientôt la portière de velours à gauche se soulève doucement, une tête passe, c’est celle du bossu. Celui-ci après s’être assuré qu’il n’y a personne dans la chambre, s’y glisse avec précaution, il s’approche du prie-Dieu, salue l’image de Nevers, tire de sa poche un livre d’Heures qu’il dépose sur le prie-Dieu et sort mystérieusement par la portière de droite près du prie-Dieu.

Scène II

MADELEINE, CHAVERNY, venant du côté opposé à celui par lequel le bossu est sorti ; puis LA PRINCESSE DE GONZAGUE.
MADELEINE.

Attendez ici, monsieur le marquis, madame consent à vous recevoir.

CHAVERNY.

Enfin ! vous disiez donc dame Madeleine que ma noble cousine est toujours triste ?

MADELEINE.

Ah ! monsieur le marquis, c’est comme une morte qui marcherait dans sa tombe au lieu d’y dormir… Tout le jour, madame demeure là agenouillée sur ce prie-Dieu… ou assise dans ce grand fauteuil… immobile, froide et toujours seule… Depuis quinze ans bientôt elle n’est pas sortie de cet appartement ; les autres la croient folle, moi qui me souviens, je la sais malheureuse, la voici… Oh ! monsieur le marquis, parlez-lui de celui qu’elle pleure toujours et de celle qu’elle n’attend plus. (La princesse vêtue de sévères habits de deuil, mais toujours belle dans sa pâleur et sa tristesse, entre en marchant lentement ; du geste, ou plutôt du regard, elle renvoie Madeleine.)

LA PRINCESSE.

Monsieur de Chaverny, pour arriver jusqu’à moi vous avez invoqué le nom de Nevers, que me voulez-vous ?

CHAVERNY.

Je devais vous prévenir, madame, que, tout à l’heure ici, à la requête de M. de Gonzague et par la volonté expresse de monseigneur le Régent, un tribunal de famille est convoqué…

LA PRINCESSE.

Je le sais.

CHAVERNY.

Et vous comparaîtrez devant ce tribunal ?

LA PRINCESSE.

J’obéirai à monsieur le Régent.

CHAVERNY.

Madame, si j’ai bien deviné M. de Gonzague, cette assemblée n’a pour but que de l’envoyer en possession des biens de Nevers mis sous le séquestre depuis quinze ans dans l’intérêt de la fille de Philippe de Lorraine, seule héritière légitime de ces biens.

LA PRINCESSE.

M. de Gonzague fournira la preuve de la mort de ma fille.

CHAVERNY.

Moi, madame, je vous apporte la preuve que votre fille existe.

LA PRINCESSE.

Vous avez dit la preuve.

CHAVERNY.

La voilà.

LA PRINCESSE, avec joie.

Une preuve… enfin !…

CHAVERNY.

Je vous aurais donné plus tôt cette lettre, s’il m’avait été permis plus tôt d’arriver jusqu’à vous.

LA PRINCESSE, tristement.

Un billet sans signature.

CHAVERNY.

Le gentilhomme qui l’a écrit, ce billet, est un brave et loyal soldat.

LA PRINCESSE.

Pourquoi n’a-t-il pas signé ?

CHAVERNY.

Ce gentilhomme est proscrit.

LA PRINCESSE.

Vous avez été, comme je le fus vingt fois, dupe de fourbes et d’intrigants : quand vous a-t-on remis ce billet ?

CHAVERNY.

Il y a deux mois, en Espagne.

LA PRINCESSE.

Et depuis deux mois rien n’est venu prouver l’existence de ma fille et, tout à l’heure, je vous le répète, M. de Gonzague apportera, lui, la preuve de sa mort. Mais si la justice des hommes est pour M. de Gonzague, j’aurai pour moi peut-être la justice de Dieu, jusqu’à l’heure où elle se révélera pour frapper et punir… laissez-moi pleurer et prier… (Elle va s’agenouiller sur le prie-Dieu, Chaverny salue profondément et sort.)


Scène III

LA PRINCESSE.

N’ai-je pas assez souffert, combien de temps encore durera ce martyre ! Si ma fille est auprès de vous, rappelez-moi… si ma fille est morte mon Dieu… la mort, la mort. (Au moment où elle va incliner la tête sur le prie-Dieu, son regard s’arrête sur le livre d’heures que le bossu y a placé.) Ce livre d’heures n’est pas le mien… qui l’a placé là ?… mon Dieu ! mon Dieu !… ce livre, je le reconnais, oui, c’est bien celui que j’ai remis à Philippe en lui donnant notre enfant ! Seigneur avez-vous fait un miracle ?… Ah ! il y a quelque chose dans ce livre… oui, une lettre… (Lisant.) « Dieu aura pitié, si vous avez foi, votre fille existe et vous sera rendue aujourd’hui. » — Ma fille, ma fille existe. (Lisant.) « Plus que jamais défiez-vous de Gonzague et souvenez-vous du signal convenu autrefois entre vous et Nevers. » (Parlant.) Sa devise. J’y suis. (Lisant.) « Pendant l’assemblée, restez assise auprès du portrait de Nevers ; quand il en sera temps, pour vous, pour vous seule ! Le mort parlera. Signé, Henri de Lagardère. » (Parlant.) Cette écriture ne m’est pas inconnue ; où l’ai-je vue déjà ?… Ah ! je me souviens, cette écriture est semblable à celle-ci. (Elle regarde le billet que lui a remis Chaverny.) Oui, la même main a tracé ces deux lettres, mon Dieu ! c’était donc vrai… Seigneur, si vous m’avez laissé vivre, c’est que vous deviez me rendre ma fille.

MADELEINE, entrant.

Madame, monsieur le vice-chancelier d’Argenson, désigné par monseigneur le Régent pour présider le tribunal de famille, fait demander à madame de Gonzague s’il lui plaît de descendre au grand salon.

LA PRINCESSE, regarde le portrait.

Non, non, je ne quitterai pas cette chambre.

MADELEINE.

M. le chancelier est aux ordres de madame la princesse et se rendra auprès d’elle… si son désir est de recevoir ici.

LA PRINCESSE.

Oui… ici… ici… (Madeleine sort. — Relisant.) « Quand il en sera temps pour vous, pour vous seule, le mort parlera. » (Elle retombe assise sur le grand fauteuil placé près de la portière.) Le mort parlera.


Scène IV

LA PRINCESSE, GONZAGUE, CHAVERNY, D’ARGENSON, NAVAILLES, PEYROLLES, Seigneurs faisant partie du conseil, Valets en grande livrée. Par la grande porte en pan coupé à gauche arrivent les personnages composant le conseil et qui tous s’inclinent respectueusement devant la princesse ; sur un signe de Gonzague, Peyrolles fait disposer par des valets des siéges ; puis, sur un autre signe, les valets sortent.)
GONZAGUE.

Madame, ces messieurs, pour prendre place, attendent votre bon plaisir.

LA PRINCESSE, qui tout absorbée n’avait vu entrer personne semble revenir à elle.

Je ne pouvais aller à vous, messieurs, je vous remercie d’avoir bien voulu venir à moi. (Sur un signe de la princesse tout le monde s’assied.)

GONZAGUE.

Vous plaît-il, madame, entendre le chancelier ?

LA PRINCESSE.

J’écoute.

LE CHANCELIER.

Madame… monsieur le Régent avait compté présider de sa personne cette assemblée de famille tant à cause de l’amitié qu’il porte à M. de Gonzague qu’à cause de la fraternelle affection qu’il avait jadis pour feu M. le duc de Nevers… mais les soins de l’administration du royaume retenant Son Altesse au palais, elle a daigné instituer commissaires et juges royaux MM. de Villeroy, de Lamoignon et moi. M. de Gonzague ayant à nous exposer ce qu’il veut de fait et de droit nous sommes prêts à l’entendre.

GONZAGUE.

Qu’il me soit permis de remercier d’abord tous ceux qui, en cette occasion, ont honoré ma famille de leur bienveillante sollicitude, monseigneur le Régent le premier ; je rends grâce aussi à madame la princesse qui, malgré sa santé languissante et son amour pour la retraite, a bien voulu descendre des hauteurs où elle vit d’ordinaire jusqu’au niveau de nos misérables intérêts humains.

NAVAILLES, bas.

Bel exorde.

GONZAGUE.

Philippe de Lorraine, duc de Nevers, était mon cousin par le sang, mon frère par le cœur… Oui, nous étions vraiment frères !…

CHAVERNY, bas.

Frères comme Abel et Caïn.

GONZAGUE.

Quinze ans écoulés n’ont point adouci l’amertume de mes regrets. Philippe mourut victime d’une vengeance ou d’une trahision. Malheureusement la fuite des assassins ne permit pas à la justice d’avoir son cours… Messieurs, j’arrive aux faits qui ont motivé cette convocation.

CHAVERNY, à part.

Nous allons en apprendre de belles… Mais dussé-je protester seul, je protesterai, vive Dieu !…

GONZAGUE.

Ce fut en m’épousant que madame la princesse déclara son mariage secret, mais légitime, avec le feu duc de Nevers, elle constata en même temps l’existence d’une fille née de cette union. Les preuves écrites manquaient. L’enfant avait disparu la nuit même du meurtre de son père, et le parlement de Paris rendit un arrêt qui suspendait (dans les limites posées par la loi,) mes droits à l’héritage de Nevers. C’était sauvegarder les intérêts de la jeune Blanche de Nevers c’était justice, mais cet arrêt donnait à la calomnie beau jeu contre moi : un seul obstacle, disait-on, me séparait d’un immense héritage et on me soupçonna d’un crime, oui, d’un crime. (À la princesse.) On vous a dit, n’est-ce pas, madame, que si vous cherchiez en vain votre fille, que si vos efforts étaient restés inutiles, c’est qu’une main mystérieuse était là dans l’ombre qui donnait le change à vos recherches, égarait vos poursuites. On vous a dit cela ?

LA PRINCESSE.

On me l’a dit.

GONZAGUE.

On vous a dit encore que cette main perfide était celle de votre mari.

LA PRINCESSE.

On me l’a dit.

GONZAGUE.

Et vous l’avez cru ?

LA PRINCESSE.

Je l’ai cru. (Murmures.)

GONZAGUE.

Eh bien, madame, je répondais à toutes ces accusations infâmes par une poursuite plus ardente, plus obstinée que la vôtre. Je cherchais, moi aussi, la fille de Nevers. Je la cherchais avec mon or, avec mon cœur et aujourd’hui…

LA PRINCESSE.

Vous venez me dire qu’elle est morte. N’est-ce pas ?

GONZAGUE.

Aujourd’hui, je viens à vous, qui me méprisez, qui me haïssez, moi qui vous respecte et qui vous aime. Je viens à vous et je vous dis : Ouvrez vos bras, heureuse mère, je vais y mettre votre enfant.

LA PRINCESSE.

Mon enfant ! (Mouvement général.)

CHAVERNY.

Hein ! J’ai mal entendu !

GONZAGUE.

Votre enfant que vous avez vainement cherchée et qu’avec l’aide de Dieu j’ai trouvée, moi !…

CHAVERNY.

Parbleu ! voilà une conclusion que je n’attendais pas. Qu’on amène ici mademoiselle Blanche de Nevers.

LA PRINCESSE, qui s’est levée.

Ma fille… ma fille… est là, dites-vous ?

GONZAGUE.

Oui…

LA PRINCESSE.

Et c’est vous… vous qui me la rendez !…

GONZAGUE.

La voilà !…


Scène V

Les Mêmes, FLOR, amenée par PEYROLLES, puis LE BOSSU,
derrière la portière.
GONZAGUE.

Mademoiselle de Nevers, allez embrasser votre mère.

FLOR.

Ma mère ! (Elle s’élance vers la princesse qui reste immobile et froide ; timidement.) Ma mère !…

LA PRINCESSE, à elle-même.

Lui, Gonzague, me rendre ma fille ?…

NAVAILLES, à Gonzague.

Voici qui confond à tout jamais calomnie et calomniateurs !

CHAVERNY.

D’autant mieux que mon cher cousin a certainement entre les mains les preuves de la naissance de mademoiselle.

GONZAGUE.

Les preuves !

CHAVERNY.

Sans doute, les pages arrachées au registre du chapelain…

LA PRINCESSE.

Arrachées de ma propre main, messieurs, et remises par moi à Philippe lui-même sous un pli fermé par trois cachets aux armes de sa maison.

GONZAGUE.

On saura en lisant la déclaration de Nathaniel, le bohémien qui a trouvé, élevé l’enfant, comment ce pli a pu disparaître…

LA PRINCESSE, à Flor.

Vous ne l’avez donc pas ?

FLOR.

Moi, je n’ai rien, madame… Je ne suis qu’une pauvre fille, élevée par charité… On m’a dit qu’on allait me ramener à ma mère… Oh ! madame, la pauvre petite bohémienne ne vous demande ni grandeurs, ni richesses, elle vous demande à genoux de l’aimer comme elle vous aime.

GONZAGUE.

Bien très-bien !

LA PRINCESSE.

Mon Dieu ! inspirez-moi ! mon Dieu ! ce serait un malheur horrible, ce serait un crime que de repousser mon enfant… mon Dieu !… Je vous implore du fond de ma misère. (Regardant le portrait et à voix basse.) Et toi, toi qui devais parler, parle… j’attends.

LE BOSSU, derrière la portière.

J’y suis !

LA PRINCESSE, avec joie.

Ah ! (À part.) Prodige ! prodige !

GONZAGUE.

Madame, oubliez si vous le voulez la main qui met dans la vôtre ce trésor. Je vous demande seulement de regarder cette pauvre enfant qui est là toute tremblante, toute brisée de l’accueil de sa mère. (La princesse regarde Flor.)

GONZAGUE.

Voyez, n’est-ce pas là votre fille ?……

LE BOSSU, derrière la tapisserie.

Non !

LA PRINCESSE, avec force.

Non ! (Murmures.)

CHAVERNY, à part.

Parbleu. Je l’aurais parié… mais comment sait-elle cela ?

GONZAGUE.

C’en est trop et la patience humaine a des bornes. Madame, il faut des raisons bien graves et bien fortes pour nier l’évidence… Ces raisons, les avez-vous ?

LE BOSSU, même jeu.

Oui…

LA PRINCESSE.

Oui.

GONZAGUE.

Vous nous les direz alors, aujourd’hui, à l’instant… il le faut, n’est-ce pas, messieurs, il le faut !…

TOUS.

Oui, oui !…

CHAVERNY, à part.

Pauvre cousin, le diable s’est jeté dans sa toile d’araignée.

GONZAGUE.

Ah ! la fortune de Nevers est une belle proie, quelque imposteur, spéculant sur votre tendresse, vous a-t-il donc annoncé qu’il a trouvé, sauvé votre fille ?…

CHAVERNY, à part.

Il enrage à faire plaisir.

GONZAGUE.

On vous a dit, n’est-ce pas, qu’elle était vivante ! (Avec colère.) Mais répondez donc !

D’ARGENSON.

Répondez, madame !

LE BOSSU, même jeu.

Vivante.

LA PRINCESSE, avec force.

Vivante, malgré vous et par la protection de Dieu !…

GONZAGUE.

Messieurs, je rougirais de répondre une seule parole… décidez, s’il vous plaît, entre madame la princesse et moi.

D’ARGENSON.

Puisque madame de Gonzague sait où est celle qu’elle croit sa fille, qu’elle la présente ! la preuve écrite et invoquée par madame la princesse, ces pages enlevées du registre de la chapelle de Caylus devront être produites ? Nous ajournons, au nom du roi, le conseil à trois jours.

LA PRINCESSE.

J’accepte, j’aurai ma fille et j’aurai la preuve.

LE BOSSU, même jeu.

Ce soir.

LA PRINCESSE, bas.

Ce soir…

LE BOSSU.

Au bal du Régent.

GONZAGUE, à Flor.

Pauvre enfant !… Dieu seul à présent peut vous rendre le cœur de votre mère. (Peyrolles vient pour la chercher.)

FLOR, allant à la princesse.

Madame, je ne sais pas les secrets de Dieu !… mais que vous soyez ou non ma mère, je vous respecte et je vous aime… (Elle s’agenouille.)

LA PRINCESSE, la relevant avec bonté.

Tu n’es pas complice, j’ai vu cela… Je ne t’en veux pas, mon enfant, va. (Peyrolles emmène Flor. La princesse à Madeleine qu’elle a sonnée et qui paraît.) Madeleine, vous ferez préparer ma litière pour ce soir.

GONZAGUE.

Une litière pour vous, madame, vous qui depuis quinze ans n’avez pas quitté cet appartement.

LA PRINCESSE, à Madeleine.

Vous m’apporterez mes écrins.

GONZAGUE.

Vos diamants… où donc allez-vous ce soir, madame ?

LA PRINCESSE.

Au bal du Régent.

GONZAGUE.

Vous… vous…

LA PRINCESSE.

Moi !… mon deuil est fini d’aujourd’hui. J’ai retrouvé ma fille ; à ce soir, messieurs, à ce soir. (Pendant que Chaverny et les autres entourent et saluent la princesse, Gonzague se tient à part et, derrière lui soulevant la portière de droite, se glisse et paraît le Bossu que Gonzague seul peut voir et entendre.)

GONZAGUE, à lui-même.

Qui donc a fait tout cela ?

LE BOSSU, bas.

Qui ? celui que vous n’avez su ni retrouver, ni prendre.

GONZAGUE, bas.

Lagardère !

LE BOSSU, bas.

Oui ? Lagardère que je peux vous livrer.

GONZAGUE, bas.

Toi !

LE BOSSU, bas.

Oui !

GONZAGUE, bas.

Où cela ?

LE BOSSU, bas.

Au bal du Régent, si vous m’y faites inviter. (Gonzague regarde avec surprise le bossu qui s’incline et disparaît derrière la tapisserie au moment où Chaverny et les autres, ayant pris congé, se disposent à sortir.)