Michel Lévy frères (p. 29-54).


ACTE PREMIER

TROISIÈME TABLEAU
L’armurier de Ségovie


L’intérieur d’une boutique d’armurier. — Porte au fond ouvrant sur la rue ; porte à droite, premier plan, ouvrant aussi en dehors ; porte à gauche conduisant dans l’intérieur. Panoplies, masques, gantelets et fleurets attachés à la muraille. — Fenêtre dans le pan coupé à droite et, devant cette fenêtre, un établi.


Scène première

TONIO, puis COCARDASSE.
TONIO.

La señorita ne sera pas en retard. On sonne seulement les vêpres. Si maître Henriquez m’avait permis de sortir aussi. J’aurais vu sur la place cette petite gitana dont tous nos hidalgos raffolent et qu’ils finiront par enlever un beau jour à la troupe des bohémiens qu’elle enrichit avec sa danse et ses chansons.

COCARDASSE, entre bruyamment.

Holà… capédédiou ! n’y a-t-il donc personne dans cette baraque ? (Cocardasse est en riche tenue de matador.)

TONIO.

Seigneur cavalier, je suis à vos ordres.

COCARDASSE.

Hé donc arrive ici, Coquinasse !

COCARDASSE.

Sait-on fourbir proprement une rapière dans ta cassine ?

TONIO.

Certes…

COCARDASSE.

Eh donc fourbis un peu celle-ci pour voir. (Il tire une énorme épée de son fourreau.)

ΤΟΝΙΟ.

Oh ! comme elle est longue.

COCARDASSE, à l’apprenti qui veut prendre la lame.

Eh ! bagasse ! On ne touche ceci qu’avec respect et componction. — Cette lame, vois-tu, a touché plus de poitrines que tu n’as de cheveux sur le crâne… Jamais elle n’a manqué son homme, sandieu !

TONIO.

Jamais ?

COCARDASSE.

Jamais !

TONIO.

Oh ! que de rouille !

COCARDASSE.

Tu appelles cela de la rouille, pécaïre ! c’est du sang !

TONIO.

Du sang !

COCARDASSE.

Que voulez-vous, cette folle de Pétronille. — Pétronille c’est ainsi que je l’appelle, en souvenir d’une duchesse qui m’honora de quelques bontés, Pétronille ne peut pas se tenir tranquille… quand on agace son seigneur et maître… elle frémit de la pointe à la garde… elle s’élance d’elle-même hors du fourreau ; quand une fois elle est en jeu, elle touche, et quand elle touche, elle tue !…

TONIO.

Souvent ?

COCARDASSE.

Toujours !

TONIO.

Vraiment !

COCARDASSE.

Eh ! bagasse… vous en doutez… Pétronille… on doute de vous, ma chère… Eh ! tiens… elle va toute seule te trouver… Où veux-tu qu’elle te touche… comment veux-tu qu’elle te tue ?… (Poussant des bottes.) Ah ! ah ! ah !

TONIO, reculant.

Mais je ne doute pas… je ne doute pas… Donnez-moi votre Pétronille, je vais vous la rendre brillante comme un rayon de soleil, bonne lame !

COCARDASSE.

Je le crois bien ! Pétronille n’a pas sa pareille.

TONIO.

Oh ! nous avons mieux que ça, ici.

COCARDASSE.

Allons donc fais voir un peu.

TONIO, montrant une rapière accrochée à la muraille.

Voyez.

COCARDASSE, sans regarder d’abord.

Pétronille ne reconnaît qu’une lame meilleure qu’elle, mais celle-là, c’est la première du monde, et tu ne l’as pas dans ta ferraille, petit. (Il regarde.) Oh ! capédédiou je ne me trompe pas… cette épée…

TONIO.

Est celle de maître Henriquez.

COCARDASSE, à part.

Oh ! c’est bien cela… Sandiou !… Lagardère est ici… ou Lagardère est mort. (Sans l’écouter et à l’apprenti.) Cet Henriquez… n’est pas de ce pays… réponds donc, bagasse ?

TONIO.

Non… il y est arrivé il y a trois ans.

COCARDASSE.

Trois ans ? avec une jeune fille ?

TONIO.

Oui.

COCARDASSE.

Et il venait ?

TONIO.

De Pampelune, je crois.

COCARDASSE, à part.

C’est lui… mon petit Parisien ! Oh ! alors il faut ouvrir l’œil ici comme à Burgos, comme à Séville comme à Pampelune. (À part.) Je reviendrai, et cette fois, je me laisserai voir… Je parlerai à cet ingrat dont le nom seul me remue le cœur… Sandiou ! Depuis que j’ai perdu Passepoil, Lagardère est mon unique amour. À revoir !… (Il sort.)


Scène III

TONIO, puis BLANCHE et FLOR.
TONIO.

Voilà un fier matador.

BLANCHE, entrant vivement.

Tonio !…

TONIO, se retournant.

Hein ! la señorita !

BLANCHE, inquiète.

Ferme cette porte.

TONIO, la fermant.

Tout de suite… on dirait que vous avez peur ?

BLANCHE.

À tort sans doute… il m’a semblé que quelqu’un me suivait, j’ai pressé ma marche… et grâce au ciel, me voilà rentrée. (On frappe à la petite porte.)

TONIO.

On frappe, vous avez raison, on vous suivait.

BLANCHE, effrayée.

N’ouvre pas.

VOIX DE FEMME, au dehors.

N’ayez pas peur.

TONIO, qui a regardé par le trou de la serrure.

C’est une jeune fille… une bohémienne… (Regardant encore.) Faut-il la renvoyer ?

BLANCHE.

Non.

TONIO, ouvrant.

Entrez !

FLOR, gaiement.

Merci ! (Elle est en gitana et tient un tambour de basque à la main ; regardant Blanche.) J’étais bien sûre de ne pas m’être trompée.

ΤΟΝΙΟ.

Qu’est-ce que vous nous voulez, petite mécréante ?

FLOR.

Tout à l’heure en traversant la place, la señora a laissé tomber dans mon tambour de basque cette pièce d’argent.

ΤΟΝΙΟ.

Eh bien,… les bohémiennes ne refusent jamais l’argent.

FLOR.

Non… mais quand elles sont honnêtes filles, elles veulent le gagner ; pour cet argent, je dirai à la señora le passé, le présent et l’avenir.

BLANCHE, s’éloignant.

C’est inutile.

TONIO.

Allez-vous-en, fille du diable… La señora ne veut rien. entendre.

FLOR.

Même si je lui parle de Flor ?

BLANCHE, s’arrêtant.

De Flor ? Flor… c’était toi… toi !…

FLOR.

Oui, j’ai un peu grandi et je suis moins laide.

TONIO.

Laide ! Elle est très-jolie, cette petite mécréante.

FLOR.

Je vous ai reconnue tout de suite, moi, et je vous ai suivie… car j’avais besoin que vous me disiez : Ma petite Flor ; je t’aime toujours, et je te pardonne.

BLANCHE.

Eh ! qu’ai-je à te pardonner ?

FLOR.

Mon ingratitude… vous m’aviez recueillie et vous me traitiez, toi, comme une sœur… lui, comme une fille… mais je devais vivre ainsi que toi comme une recluse… Ne voir le soleil qu’à travers une jalousie toujours baissée, et il me faut à moi, l’air, l’espace, la liberté. Un jour je vis passer Nathaniel, le chef de la tribu qui m’avait adoptée ; le soir de ce jour là, je t’avais quittée, toi, mon bon ange.

BLANCHE.

Oh ! je te pardonne, car je suis bien contente de te revoir… Tonio, tu peux nous laisser.

TONIO, à Flor.

Fille maudite ! savez-vous si la petite Pépita qui sera certainement damnée comme vous, danse aujourd’hui sur la place de l’Inquisition ?

FLOR.

Oui… un pas nouveau et il y a déjà foule, je vous en préviens.

TONIO.

Oh ! je me ferai faire place. (Il sort en courant.)


Scène IV

FLOR, BLANCHE.
FLOR.

Tu me permets donc de rester quelques minutes avec toi ?

BLANCHE.

Je t’en prie… elles sont heureuses celles qui ont des compagnes à qui confier le trop plein de leur âme… Peine ou bonheur… moi je suis seule, toujours seule.

FLOR.

Et lui ?

BLANCHE.

Que lui dirais-je… il ne me demande rien.

FLOR.

Eh bien, cause avec moi, chère sœur, comme lorsque nous étions petites… Dis-moi ce que tu as appris de la destinée, car, entre nous, je ne suis pas plus sorcière que toi. Et tu sauras ce que je sais du passé, du présent et de l’avenir, quand je t’aurai dit que je t’aimais autrefois, que je t’aime aujourd’hui et que je t’aimerai toujours. (Elle l’embrasse.)

BLANCHE.

Que sais-je, moi-même ? je crois être née en France. J’ignore jusqu’à mon âge. Où je vois pour la première fois clair dans mon passé, c’est dans les Pyrénées espagnoles ; là, je gardais les chèvres du montagnard qui nous donnait l’hospitalité… Plus tard, mon ami craignait d’être poursuivi, car nous changions tout à coup de résidence, et lui-même changeait de nom.

FLOR.

En effet, autrefois, il s’appelait don Luis et aujourd’hui ce garçon le nommait Henriquez.

BLANCHE.

Il se nomme vraiment Henri de Lagardère, et voilà comment je l’ai su : Nous étions à Burgos depuis près d’un an. Au milieu de la nuit quelqu’un m’éveille doucement… C’était lui… « Lève-toi vite, enfant, il faut fuir, ils ont découvert nos traces… — Qui  ? — tes ennemis ? »

FLOR.

Tu as des ennemis, toi ?

BLANCHE.

Et bien terribles, tu vas voir… déjà on montait l’escalier… On allait ouvrir la porte… Henri remplace la barre absente par son bras. « Enfant, me dit-il, tu es brave et tu feras ce que je te dirai… Oui… Attache tes rideaux à la fenêtre et laisse-toi glisser jusque dans le jardin… le feras-tu ?… Oui, si vous me promettez de me rejoindre… Je te le promets… » Je fis ce qu’il m’avait ordonné ; à peine dans le jardin, je lui criai : J’y suis… Et moi aussi, répondit-il d’une voix éclatante, j’y suis ! » Et j’entendis dans la chambre que je venais de quitter le cliquetís des épées, des blasphèmes, et la voix de mon ami dominant tout ce bruit et répétant sans cesse : « J’y suis, Lagardère, Lagardère !… » J’entendis encore deux cris terribles… puis comme deux corps tombant sur le plancher… De terreur, je fermai les yeux… Quand je les rouvris, mon ami était près de moi, il me prit dans ses bras et m’emporta en criant encore : « Lagardère ! Lagardère ! »

FLOR.

Je n’oublierai plus ce nom-là.

BLANCHE.

À Séville, à Pampelune, mêmes soins pour me cacher, mêmes dangers, même fuite… Depuis trois ans que nous sommes à Ségovie, nos ennemis paraissent avoir perdu nos traces ou nous avoir oubliés… Et pourtant j’ai peur, oui j’ai peur, car Henri me défend de sortir, de voir personne, il redouble de surveillance et de précaution… Tout cela, je le comprends bien, c’est le danger d’autrefois qui revient.

FLOR, souriant.

N’est-ce pas plutôt la jalousie qui commence ?

BLANCHE.

La jalousie !

FLOR.

Peut-on te voir et ne pas t’aimer ? si on t’aime peut-on n’être pas jaloux ?… À présent, dis-moi, ton ami, ton Lagardère est-il toujours beau, toujours fier, toujours bon ?… Voyons, ne rougis pas si fort et avoue-le tout bas, tu l’aimes ?…

BLANCHE.

Pourquoi tout bas ?

FLOR.

Tout haut si tu veux.

BLANCHE.

Oui… je l’aime.

FLOR.

À la bonne heure… Et lui t’a dit vingt fois, cent fois qu’il t’adorait ?

BLANCHE.

Lui… il m’aime… mais comme sa fille.

FLOR.

À son âge, allons donc, c’est impossible !

BLANCHE.

Impossible ? Pourquoi ?

FLOR, souriant.

Pourquoi ?… Écoute, sœur, si ton Lagardère n’est pas fou d’amour pour toi… c’est…

BLANCHE.

C’est ?…

FLOR.

C’est qu’il en aime une autre.

BLANCHE.

Une autre ! (Bruit au dehors, Tonio entre tout effaré et ferme devant lui la porte du fond.)


Scène V

FLOR, BLANCHE, TONIO.
FLOR.

Que se passe-t-il ?

TONIO.

On se bat, on se tue sur la place de l’Inquisition et ça à cause de vous ou plutôt de votre camarade.

FLOR.

Diavolina ! Pourquoi ?

TONIO.

Ah ! je ne sais pas pourquoi ? j’ai reçu deux coups de poing, je n’en ai pas demandé davantage.

BLANCHE.

Et Henri qui n’est pas rentré, s’il se trouvait au milieu de cette bagarre !

TONIO.

Par aventure, il est sorti sans armes aujourd’hui.

BLANCHE.

Sans armes !

HENRI, au dehors.

Holà Tonio !

BLANCHE.

Sa voix ! c’est sa voix…

TONIO.

Il me grondera pour avoir laissé entrer cette petite damnation.

FLOR.

Je pars, je veux savoir ce qui s’est passé… mais nous nous reverrons. (Bas.) Nous parlerons de lui… à bientôt (À Tonio qui veut lui ouvrir la porte latérale.) Oh ! c’est inutile, je sais le chemin. (Elle sort vivement, Blanche à gagné la porte de sa chambre.)

BLANCHE, à part.

Il en aimerait une autre… oh ! je le saurai !

TONIO, qui est allé ouvrir la porte du fond.

Rentrez vite, señora, le maître n’est pas seul. (Blanche rentre vivement.)


Scène VI

TONIO, HENRI, CHAVERNY.
HENRI entre soutenant un peu Chaverny dont le costume est en désordre. — Henri tient à la main le tronçon de l’épée de Chaverny.
CHAVERNY.

Vive Dieu ! mon maître, je ne connais pas, même à Versailles, votre pareil pour jouer de l’épée encore n’aviez-vous en main qu’une mauvaise lame déjà rompue dans la lutte.

HENRI.

Tonio, vite un verre d’alicante à ce gentilhomme.

CHAVERNY.

Oh ! je vais mieux, quoique je me sente encore étourdi par le coup de bâton que j’ai reçu. Terrible coup ma foi, qui après avoir brisé l’épée dont j’essayais de me couvrir a bien failli me fendre le crâne. Les lâches ! les bandits ! Hum ! Tuer d’un coup de stylet, passe encore, mais d’un coup de bâton ! Pouah ! c’est ignoble !

HENRI.

Ces misérables gitanos ne sont pas même chrétiens, ils n’ont ni foi, ni loi, qu’alliez-vous faire en si mauvaise compagnie ?

CHAVERNY.

Pourquoi ces drôles ont-ils avec eux de si jolies filles.

TONIO, apportant le vin.

Votre Excellence veut parler de la Pépita.

CHAVERNY.

Oui, c’est la plus piquante créature !… Aussi, je jure bien de la leur enlever, cette petite ferait merveille à l’Opéra. (Regardant autour de lui.) Ah ! ça, où m’avez-vous conduit mon maître ? chez un armurier, je suppose.

HENRI.

Vous êtes chez moi.

CHAVERNY.

Vraiment ! Alors mon brave, faites-moi vite remplacer cette épée de parade.

HENRI.

Tonio, choisis pour ce gentilhomme ce que nous avons de plus fin et de mieux trempé. Et maintenant, monsieur, voulez-vous bien goûter mon vin ? (Ils s’attablent.)

CHAVERNY.

Il est excellent, mais je n’achèverai ce verre qu’en buvant à votre santé. (Ils trinquent.) Vous avez dû être soldat ?

HENRI, buvant.

Oui.

CHAVERNY.

Vous n’êtes pas Espagnol ?

HENRI.

Non.

CHAVERNY.

Je gage alors que vous êtes Français.

HENRI.

Et Parisien.

CHAVERNY.

Touchez là, nous sommes pays comme disent les bonnes gens. (Lui versant à boire.) Je me nomme Chaverny.

HENRI.

Le marquis de Chaverny.

CHAVERNY.

Oui, et vous ?

HENRI.

Permettez-moi de vous taire mon nom. Vous comprendrez et vous pardonnerez ma discrétion quand je vous aurai dit que je suis proscrit.

CHAVERNY.

Proscrit ! Diable ! vous aurez trempé dans quelque conspiration ? Celle de Castellamare, n’est-ce pas ?

HENRI.

Si vous voulez.

CHAVERNY.

Vous êtes gentilhomme ?

HENRI.

Le roi Louis XIV m’a fait chevalier.

CHAVERNY.

Vrai Dieu ! S’il vous avait vu vous démener tout à l’heure, au milieu de cette bande de démons, il vous eût faite comte, au moins ; et moi qui vous dois la vie, je vous ferais riche, si je n’étais pas ruiné.

HENRI.

Vous étiez, je crois, cousin de Philippe, duc de Nevers ?

CHAVERNY.

Oui, oui, je suis très-richement apparenté, je suis encore cousin de Philippe de Gonzague, qui passe à bon droit pour un Crésus… Et s’il mourait sans tester, je serais son héritier.

HENRI.

N’a-t-il donc pas d’enfants ?

CHAVERNY.

Légitimes… non… et il n’en aura jamais.

HENRI.

Il est marié pourtant ?

CHAVERNY.

Oui, avec mademoiselle Blanche de Caylus.

HENRI.

Veuve de Philippe de Nevers ?

CHAVERNY.

Ah ! ah ! vous connaissez cette histoire ?

HENRI.

Jusqu’au moment où la veuve de Nevers consentit à échanger son nom contre celui de Gonzague.

CHAVERNY.

Voilà tout… Alors, vous ne savez pas le plus curieux de l’aventure.

HENRI.

Vraiment ?

CHAVERNY.

Gonzague ne sera jamais père, car il n’a jamais été mari.

HENRI.

Ah !

CHAVERNY.

Blanche dut obéir à M. de Caylus, et épousa le prince de Gonzague, mais avant, elle avoua fièrement à celui-ci, son mariage secret avec Nevers mort…

HENRI.

Lâchement assassiné.

CHAVERNY.

Par les ordres de M. de Caylus.

HENRI.

Ah ! on a dit cela ?

CHAVERNY.

Oui ; de plus, Blanche déclara qu’une fille était née de ce mariage et devait hériter de l’immense fortune de son père au détriment de Philippe de Gonzague… Mon beau cousin reconnut noblement, légalement les droits de cet enfant… les biens furent mis sous le séquestre jusqu’au jour où la fille de Nevers, qui avait été enlevée par le meurtrier de son père, serait retrouvée ou tout au moins, jusqu’à l’heure où la mort de cet enfant serait bien et dûment constatée… Enfin, Philippe de Gonzague s’engagea sur son honneur de gentilhomme à n’être l’époux de Blanche de Caylus que de nom et à ne jamais franchir le seuil de la chambre de la princesse, se condamnant ainsi à ne toucher ni à l’un ni à l’autre de ces deux trésors ; mieux vaut être comme moi pauvre et garçon.

HENRI.

Blanche de Caylus n’a donc pas oublié Philippe de Nevers ?

CHAVERNY.

Elle n’a pas cessé de porter le deuil de son premier mari… sa chambre est meublée de ses souvenirs, et c’est au-dessous du portrait de Nevers qu’elle a fait placer son prie-Dieu.

HENRI.

Comment donc alors a-t-elle oublié sa fille ?

CHAVERNY.

Elle la croit morte et voit avec terreur arriver le terme de la quinzième année de son veuvage.

HENRI.

Pourquoi ?

CHAVERNY.

Parce qu’au bout de quinze ans M. de Gonzague peut assembler un tribunal de famille et faire décider par lui que les droits de l’absente sont périmés et que sa mère doit entrer en possession de l’héritage.

HENRI.

Qui tomberait alors entre les mains de Gonzague.

CHAVERNY.

Il y compte bien, mais il a compté sans sa femme et sans moi.

HENRI.

Sans vous ?

CHAVERNY.

Oui… sans moi, qui suis comme lui cousin de Nevers à un degré inférieur c’est vrai… mais la princesse qui paraît cordialement détester son époux m’a dit il y a six mois… « Vous étiez, vous, un bon parent, un véritable ami de Philippe de Nevers… si Dieu m’a repris ma fille… c’est à vous que je laisserai l’héritage de son père. »

HENRI.

À vous ?

CHAVERNY.

Oh ! j’ai beaucoup de chances… on avait cru suivre la trace du ravisseur de l’enfant jusqu’aux frontières d’Espagne… La princesse a fait courir, chercher partout, promettant sa fortune à qui lui ramènerait sa fille… mais ses nombreux émissaires n’ont rien appris, rien trouvé. Alors je me suis dit…

HENRI.

Que l’héritage vous arriverait ?

CHAVERNY.

Oui… si je n’étais pas plus adroit que les autres… et là-dessus, je suis parti résolu à fouiller l’Espagne dans ses plus petits recoins ; si la fille de Nevers est dans ce pays, je jure Dieu que je la retrouverai… et quand je l’aurai trouvée.

HENRI.

Que ferez-vous ?

CHAVERNY.

Vous êtes Français, gentilhomme et vous me demandez ce que je ferai… ventre Saint-Gris !… je ramènerai l’enfant à sa mère… ça me coûtera quelque chose comme quinze ou vingt millions. Ça sera une folie, j’en conviens… Mais je suis sûr de ne me reprocher jamais celle-là.

HENRI, lui prenant la main.

Bien, bien, vous êtes vraiment du sang des Nevers.

TONIO.

Monsieur, voici votre épée… le roi de France n’en a pas de meilleure.

CHAVERNY.

Malheureusement, je ne peux pas la payer en roi… pourtant je…

HENRI.

Monsieur le marquis, voulez-vous me faire l’honneur d’accepter cette épée, et me promettre de la porter en souvenir du proscrit !

CHAVERNY.

Chevalier ! je n’ai rien à vous refuser… Vous me permettrez seulement de payer la journée de ce brave garçon. (Il lui jette sa bourse ; quatre heures sonnent.)

TONIO, à part.

Une bourse pleine !

CHAVERNY.

Quatre heures. (À part.) La Pépita doit m’attendre derrière la vieille cathédrale. (Haut.) Chevalier, je suis forcé de vous quitter. Nous nous reverrons j’espère encore une fois, touchez là ! Excepté contre le Régent, cette épée sera tout à vous, partout et toujours.

HENRI.

Partout et toujours ? je vous rappellerai peut-être cette bonne parole-là.

CHAVERNY.

Dieu le veuille et vous garde ! (Il sort.)


Scène VII

TONIO HENRI, puis BLANCHE. Tonio a été reconduire Chaverny jusqu’au seuil de la porte du fond ; Henri est retombé assis près de la table.
HENRI, à lui-même.

La veuve de Nevers a respecté sa mémoire. La mère de Blanche pleure sa fille… Pourquoi m’a-t-il appris cela ?… que faire, à présent ?… Oh ! je ne sais pas… je ne sais plus… elle a des droits cette mère… qui pleure et demande à Dieu son enfant… mais moi n’en ai-je plus !… non… ils ne s’achètent pas ces droits sacrés, même au prix de la vie… j’ai donné ma vie, c’est vrai, que me doit pour cela ? rien, rien !… (Pendant ces derniers mots, Blanche est entrée doucement, du geste, elle renvoie Tonio qui sort en fermant la porte derrière lui ; Blanche s’approche alors d’Henri, qui se retourne au bruit du frôlement d’une robe.)

HENRI.

Qui vient là ?

BLANCHE.

Moi, mon ami… vous étiez seul, j’ai cru pouvoir entrer… je vous vois si rarement.

HENRI.

Et vous m’accusez.

BLANCHE.

Dieu m’en préserve… je souffre parfois… c’est vrai… quand je suis seule… quand je vous vois, je ne souffre plus, je suis heureuse !

HENRI.

Oui, vous avez pour moi la tendresse d’une fille !

BLANCHE.

N’avez-vous donc pas pour moi la tendresse d’un père ?

HENRI.

Moi… (Il veut s’éloigner.)

BLANCHE.

Oh ! ne me quittez pas déjà… non… venez plutôt vous asseoir la près de moi. (Elle le fait asseoir sur le fauteuil et se place sur un escabeau plus bas.) Il y a bien longtemps que nous n’avons causé. Autrefois les heures passaient vite quand nous étions tous deux comme nous voilà.

HENRI.

Les heures ne sont plus à nous.

BLANCHE.

Pourquoi ?… (Il détourne les yeux.) Henri, si vous ne voulez plus me parler, ne voulez-vous plus me voir ?… Ah ! Henri ! vous êtes bien changé, depuis le jour où vous m’avez dit : tu n’es pas ma fille, vous êtes bien changé.

HENRI, se remettant.

Vous vous trompez, Blanche, j’ai fait un beau rêve, j’oubliais… je me réveille et… je me souviens, voilà tout. J’ai une tâche à remplir, le moment arrive où ma vie va changer… et je suis bien vieux, mon enfant, pour recommencer une existence nouvelle !

BLANCHE, souriant.

Bien vieux !

HENRI.

À mon âge, les autres ont une famille.

BLANCHE.

Et vous, mon ami, vous n’avez que moi.

HENRI, s’oubliant.

Que toi !… mais depuis quinze ans tu as été tout mon bonheur.

BLANCHE.

Bien vrai ?…

HENRI, se reprenant.

Quand vous ne me verrez plus vous souviendrez-vous de moi ?

BLANCHE, effrayée.

Est-ce que vous allez me quitter ?

HENRI.

Blanche… il est une vie brillante, une vie de plaisirs, d’honneurs, de richesse, la vie des heureux de ce monde enfin, et vous ne la connaissez pas, chère enfant !

BLANCHE.

Qu’ai-je besoin de la connaître ?

HENRI.

Il faut que vous la connaissiez ; vous aurez peut-être à faire un choix… ce jour est votre dernier jour de doute et d’ignorance, c’est aussi mon dernier jour de jeunesse et d’espoir.

BLANCHE.

Henri, au nom du ciel, expliquez-vous !

HENRI.

Blanche, écoutez bien… réfléchissez bien, nous jouons ici le bonheur ou le malheur de toute notre vie… répondez-moi donc avec votre conscience, avec votre cœur.

BLANCHE.

Je vous répondrai comme à mon père.

HENRI.

Oh ! pas ce nom-là… jamais ce nom-là… Mon Dieu ! c’est le seul que je lui ai appris, que peut-elle voir en moi… un père !

BLANCHE.

Henri !

HENRI.

Quand j’étais enfant, les hommes de trente ans étaient pour moi des vieillards… quel âge croyez-vous que j’aie, Blanche ?

BLANCHE.

Que m’importe… je ne sais pas votre âge, Henri, mais ce nom que je vous donnais tout à l’heure, ce nom de père, je ne l’ai jamais prononcé sans sourire.

HENRI.

Pourquoi ? je pourrais être votre père !

BLANCHE.

Moi, je ne pourrais pas être votre fille, Henri.

HENRI.

J’étais plus âgé que vous ne l’êtes maintenant quand vous vîntes au monde… j’étais un homme déjà.

BLANCHE.

C’est vrai, puisque vous avez pu tenir mon berceau d’une main et votre épée de l’autre.

HENRI.

Chère enfant, ne me regardez pas au travers de votre reconnaissance, voyez-moi tel que je suis.

BLANCHE, le regardant.

Je vous regarde, Henri, et je ne sais rien au monde de meilleur, de plus noble, de plus beau que vous !

HENRI.

Avec moi as-tu toujours été heureuse ?

BLANCHE.

Oui, bien heureuse.

HENRI.

Et pourtant, tu m’as dit que tu souffrais parfois, et souvent je t’ai vue pleurer… pourquoi pleurais-tu ?

BLANCHE.

De votre absence, Henri… et puis…

HENRI.

Et puis ?…

BLANCHE.

De cette pensée, que peut-être…

HENRI.

Achève.

BLANCHE.

Vous aimiez une autre femme.

HENRI.

Oh ! mon Dieu !

BLANCHE.

Et j’en serais morte !

HENRI.

Tu m’aimes donc toi… Oh ! mais le sais-tu bien, si tu m’aimes… connais-tu ton cœur ?

BLANCHE.

Il parle et je l’écoute.

HENRI.

Si jamais tu avais des regrets !

BLANCHE.

Quels regrets puis-je avoir si vous restez près de moi ?

HENRI.

Écoute… j’ai déjà voulu soulever pour toi un coin du rideau qui te cachait les splendeurs du monde. Il y a deux mois, je t’ai conduit à Madrid ; tu as entrevu la cour, le luxe… Tu as entendu les voix de la fête… ne te sens-tu pas faite pour cette vie ?

BLANCHE.

Oui… avec vous.

HENRI.

Et sans moi ?

BLANCHE.

Rien sans vous.

HENRI.

Tu as vu ces femmes qui passaient brillantes et parées ; elles sont heureuses ces femmes, elles ont des châteaux, des hôtels.

BLANCHE.

Quand vous êtes dans notre maison, Henri, je l’aime mieux qu’un palais.

HENRI.

Elles ont une famille.

BLANCHE.

Ma famille, c’est vous.

HENRI.

Elles ont une mère.

BLANCHE.

Une mère… Voilà le seul trésor que je leur envie… après vous Henri, c’est à ma mère que je pense le plus souvent… Si j’avais une mère, Henri, si je l’entendais vous appeler mon fils… Oh ! que seraient de plus les joies du paradis ?

HENRI.

Et… s’il vous fallait choisir entre votre mère et moi ?

BLANCHE.

Entre ma mère et vous… Oh ! Henri !… Henri !… je t’aime !… je t’aime !… (Elle se cache la tête sur la poitrine d’Henri.)

HENRI, avec enthousiasme.

Dieu qui nous voies, qui nous entends et qui nous juges… Tu me la donnes donc… Oh ! Blanche !… Tiens, regarde, le bonheur que tu me fais… je ris… je pleure… je suis ivre, je suis fou… À moi… te voilà toute à moi ! ma bien-aimée… ne crois pas ce que je te disais… je suis jeune… va… oui je mentais… ceux de mon âge sont plus vieux que moi… Sais-tu pourquoi ? Les autres font ce que je faisais avant d’avoir rencontré ton berceau sur mon chemin… les autres s’en vont prodiguant follement le trésor de leur jeunesse. Tu es venue, toi, et je me suis fait avare de ce trésor… avare pour te garder toute mon âme… je n’ai plus rien aimé… rien désiré… et mon cœur que j’ai laissé dormir s’éveille, et ce cœur n’a que vingt ans.

LA VOIX DE COCARDASSE, en dehors.

As pas pur, pécaïre ! il faut que je parle à ton maître, sandiou il le faut !

HENRI.

Cette voix… je la reconnais… oh ! rentre vite !

BLANCHE.

Encore un danger !

HENRI.

Oh ! ne crains rien… je suis fort… je suis invincible à présent… Tu m’aimes ! tu m’aimes !… (Il la reconduit jusqu’au seuil de la porte conduisant à l’intérieur, puis voyant Cocardasse entrer en poussant Tonio devant lui, Henri saute sur son épée qu’il décroche.)


Scène VIII

HENRI, COCARDASSE, TONIO.
COCARDASSE.

Eh donc le voilà ce maître, je savais bien qu’il était ici, bagasse !

HENRI.

Tonio, laisse entrer cet homme et va-t’en. (Tonio sort.)

COCARDASSE, à part.

Toujours fier ! toujours superbe ! il veut me pourfendre comme les autres. Attention.

HENRI, allant froidement à Cocardasse.

Vous étiez huit dans les fossés de Caylus… huit lâches assassins ; de ces misérables, combien vivent encore ?

COCARDASSE.

Cinq sont décédés avant l’âge, frappés tous là, entre les deux yeux… Nous avons reconnu la botte de Nevers… Eh donc nous ne sommes plus que trois Staupitz… Passepoil et…

HENRI.

Ne te compte pas, car tu vas mourir.

COCARDASSE.

Capédédiou ! vous êtes prompt comme la foudre, mais vous prendrez bien le temps de voir que Pétronille est à sa toilette et que je suis sans armes.

HENRI.

Allons donc manque-t-il d’épées ici !… choisis…

COCARDASSE.

Faire une infidélité à Pétronille… jamais !

HENRI.

Comprends donc, vieux drôle, que je ne veux pas te laisser vivre à présent que tu peux m’aller vendre et livrer, comme tu as vendu et livré Nevers. J’ai juré que pas un de ses meurtriers ne m’échapperait, après les huit valets, le maître. As-tu donc peur de la mort ?

COCARDASSE.

Être tué par vous ! J’aimerais mieux vivre cent dix ans, ingrat… Vous me soupçonnez… toi, mon élève… mon orgueil… ma joie !… Mais pour vous Passepoil et moi, nous nous serions faits griller à petit feu… c’est vrai que nous trahissions quelqu’un… quelqu’un qui nous payait grassement pour découvrir votre cachette et celle de la petite… Ce bon M. de Peyrolles ! nous le servions comme il le mérite… nous vous avons déniché trois fois à Burgos, à Séville, à Pampelune et nous avons eu la délicatesse d’en prévenir cet excellent M. de Peyrolles, mais seulement quand un avis mystérieux vous avait fait prendre la clef des champs.

HENRI.

Ces billets anonymes…

COCARDASSE.

Étaient écrits de la main du petit prévôt… Amable Passepoil… ex-commis au baillage de Falaise son pays… Hélas ! Passepoil ne vous écrira plus, Oreste a perdu son Pylade, le coquinasse a cédé au torrent tumultueux de ses passions, il m’a quitté pour suivre une Vénus andalouse, petite, sèche et si brune que je la crois nègre… Oh ! depuis madame Ève, les femmes sont la perdition de l’humanité ; bref, quand j’ai su que vous étiez céans, au risque d’une estafilade, je suis venu vous dire : Garde à vous ! le Peyrolles est à Ségovie.

HENRI.

Peyrolles !

COCARDASSE.

En compagnie de Staupitz.

HENRI.

Staupitz !

COCARDASSE.

Ils ne sont pas encore sur votre piste, et M. de Peyrolles désespère même de la trouver jamais, car le grigou vient de me supprimer mes gages. Je n’ai plus besoin, m’a-t-il dit, de chercher ce Lagardère ; j’ai trouvé le trésor qu’il avait emporté.

HENRI.

Blanche de Nevers !… il l’a vue ?…

COCARDASSE.

J’en avais eu peur comme vous, mais Staupitz m’a expliqué la chose ; il paraît qu’il est très-intéressant pour ce bon M. de Peyrolles, que mademoiselle Blanche de Nevers soit trouvée et ramenée à Paris avant la fin de cette année. Alors désespérant de rencontrer la vraie, le Peyrolles en présentera une de contrebande, et il a rencontré ce qu’il lui fallait, car il part ce soir pour la France ; Staupitz doit l’attendre au défilé de la Tasse du Diable avec des mules.

HENRI.

À quelle heure ?

COCARDASSE.

À six heures.

HENRI.

C’est bien… va-t’en.

COCARDASSE.

Voilà toutes les amitiés que vous me faites, à moi votre vieux Cocardasse… Vous avez donc oublié que je vous ai fait ce que vous êtes ?

HENRI.

Tu étais dans les fossés de Caylus et tu vis encore… Tu vois que je me souviens.

COCARDASSE.

Sandiou ! je ne vaux pas grand’chose, je le sais, mais sur le salut de mon âme, ni Passepoil, ni moi, n’avons touché M. de Nevers.

HENRI.

Sur le salut de ton âme !

COCARDASSE.

Je le jure !

HENRI.

Bien ! (Il lui tend la main.)

COCARDASSE.

Oh ! bagasse… À présent, je ne te demande plus qu’une chose, l’occasion de me faire trouer la basane pour toi.

HENRI.

Je pourrai te la donner.

COCARDASSE.

Merci ! merci !

HENRI.

En attendant, tu vas me rendre un service… Tu demanderas, tu trouveras dans la ville un gentilhomme français du nom de Chaverny… tu lui remettras ce billet. (Il écrit.) « Marquis, vous pouvez retourner à Paris, mademoiselle de Nevers est en route pour la France. »

COCARDASSE.

Y a-t-il une réponse ?

HENRI.

Non… Tu m’as dit au défilé de la Tasse du Diable, à six heures ?

COCARDASSE.

Oui… Staupitz doit amener et garder là les mules… Hâte-toi, mon petit, quand te reverrai-je ?

HENRI.

Bientôt.

COCARDASSE.

Où cela ?

HENRI.

En France… à Paris !

COCARDASSE.

Oh ! bagasse ! tu te vas jeter dans la gueule du loup.

HENRI.

Je l’ai dit : Après les valets, le maître… et l’heure est venue. (Sur un signe d’Henri, Cocardasse sort en s’inclinant. — Le rideau baisse.)





QUATRIÈME TABLEAU
Un site montagneux


Scène première

PASSEPOIL, on veut l’entraîner, mais il résiste.

Aller boire avec eux ! folichonner avec les femmes… non ! non ! Oh ! les femmes ! les femmes ! La vue d’une mantille me rend fou, furieux, enragé, elle me rappelle ma perfide ! mon ingrate, ma traîtresse, moi, Amable Passepoil, la troisième lame de l’Europe, je suis modeste, je crois être la seconde… Moi, sacrifié à qui ? à un apothicaire ! — Pouah ! et je n’ai pu faire de son corps un crible, une écumoire. Non, il a fui le lâche, et j’ai usé à le poursuivre mon dernier doublon et ma dernière semelle. Oh ! Passepoil, mon enfant… qu’est-ce que la vie sans l’amour et sans le sou ? Rien !… Mais comment en finir avec elle ? Si je me pendais ? — Non ! — Si je me noyais ? — Non ! tout cela défigure. Alors, il ne me reste que… Hein ? quelqu’un ! On ne peut donc pas se tuer tranquillement ? Qui vient là ? hum ! c’est un fier cavalier. — Oh ! si je lui cherchais querelle, je n’aurais pas la peine de me tuer moi-même.


Scène II

PASSEPOIL, COCARDASSE.
COCARDASSE, lui-même.

Bagasse ! il n’était pas facile à trouver ce marquis. — Enfin, il a le billet de Lagardère. — Eh ! qu’est-ce que ce quidam ? un espion de Peyrolles, peut-être. — Oh ! sandiou ! c’est un monument. Si je lui écrasais un de ses pilastres, pour voir ? Eh donc !

PASSEPOIL.

Donnons-lui une forte bourrade.

COCARDASSE, le repoussant.

Sandiou !

PASSEPOIL.

Ventre de biche !

COCARDASSE.

En avant Pétronille !

PASSEPOIL.

En garde !

COCARDASSE, le reconnaissant.

Eh donc !

PASSEPOIL.

Cocardasse !

COCARDASSE.

Ah ! ma caillou !

PASSEPOIL.

Dis que tu me pardonnes.

COCARDASSE.

Oreste pourrait-il en vouloir à Pylade ? Non, reçois ton pardon dedans cette embrassade. Tu me reviens, ingrat, comme l’enfant prodigue.

PASSEPOIL.

Je n’avais plus rien là ni là.

COCARDASSE.

Et nous sommes cassés aux gages par de Peyrolles, qui renonce à nous faire chercher Lagardère.

PASSEPOIL.

Que nous n’aurions jamais trouvé.

COCARDASSE.

Chut ! Je l’ai vu, moi.

PASSEPOIL.

Le petit Parisien.

COCARDASSE.

Oui.

PASSEPOIL.

Oh ! le cher enfant ! il ne t’a pas assommé ?

COCARDASSE.

Nous avons fait la paix. — Mais toujours brave comme un césar, il retourne à Paris, et tu comprends ma caillou, que là où va Lagardère, nous irons.

PASSEPOIL.

Oh ! oui, je l’aime, ce petit, il faut toujours que j’aime, moi !

COCARDASSE.

Seulement, pour aller à Paris, il faut de l’argent, et je n’en ai guère.

PASSEPOIL.

Moi, c’est différent, je n’en ai pas.

COCARDASSE.

As pas pur, ma caillou ! le Peyrolles payera les frais du voyage.

PASSEPOIL.

Ce bon M. de Peyrolles est ici ! c’est un grand gueux et j’ai le pressentiment qu’il finira mal. Oh ! ce bon M. de Peyrolles… c’est lui que je vois venir là bas, en assez mauvaise compagnie.


Scène III

Les Mêmes, PEYROLLES, NATHANIEL.
PEYROLLES.

Nous sommes tombés d’accord sur tous nos faits hier soir, tu as signé la déclaration que j’avais préparée et reçu la somme convenue ; à présent, appelle la jeune fille.

NATHANIEL.

C’est juste.

PASSEPOIL.

Une jeune fille à M. de Peyrolles. Ô amour ! tu es donc de tous les âges !

COCARDASSE.

Chut ! je te vais conter la chose.

NATHANIEL.

Flor ! Flor !

PEYROLLES.

Six heures ! Staupitz doit être au défilé avec les mules.


Scène IV

Les Mêmes, FLOR, PÉPITA.
FLOR.

Vous me demandez, maître ?

NATHANIEL.

Oui, pour te dire adieu.

FLOR.

Adieu.

NATHANIEL.

Tu vas quitter la tribu, quitter l’Espagne.

FLOR.

Vous quitter ?

PEYROLLES.

Pour aller en France retrouver une famille, embrasser une mère qui te pleure depuis quinze ans.

FLOR.

Une mère ! J’ai une mère ?

PEYROLLES.

Riche, noble, vous aurez un palais, des diamants, vous irez à la cour.

FLOR.

À la cour !

PEYROLLES.

Dans huit jours, nous serons à Paris.

FLOR.

À Paris !

PEYROLLES.

Holà ! quelqu’un pour appeler Staupitz et faire approcher les mules !

COCARDASSE, à Passepoil.

Présent, M. de Peyrolles.

PEYROLLES.

Vous n’êtes donc pas encore pendus, mes drôles.

COCARDASSE.

Toujours le petit mot pour rire. Nous avons su que vous alliez retourner en France, les routes ne sont pas sûres, nous vous ferons escorte.

PEYROLLES.

Jusqu’à la frontière seulement, amenez donc Staupitz.

PASSEPOIL.

Tout de suite. (Ils sortent.)

PEYROLLES.

Nous allons partir.

FLOR.

Vous me laisserez au moins le temps de dire adieu à ceux qui étaient pour moi une famille.

PEYROLLES.

Soit ! Mais fais vite.

PÉPITA.

Tu pars ?

FLOR.

Oui, je vais en France, à Paris.

PÉPITA.

Nous nous reverrons alors, on t’emmène ce soir. On m’enlève cette nuit.

FLOR.

Toi !

PÉPITA.

Silence !

PEYROLLES.

Eh bien ?

PASSEPOIL.

Les mules ont été prises.

PEYROLLES.

Prises ! et Staupitz qui les gardait ?

COCARDASSE.

Staupitz est mort.

PEYROLLES.

Mort !

COCARDASSE.

On l’apporte.

NATHANIEL.

Voyez ! c’est bien l’homme qui était avec vous.

PEYROLLES.

Oui, oui, c’est bien Staupitz. — Staupitz qui a été frappé comme les autres. La même main a porté le même coup !

COCARDASSE.

Mille diables ! Lagardère a passé par ici.

FLOR.

Lagardère.