Le Bossu (théâtre)/Prologue

Michel Lévy frères (p. 3-28).

LE BOSSU


PROLOGUE

L’auberge de la Pomme d’Adam


Une salle d’hôtellerie, frontière de France et d’Espagne, deux plans. — Au premier plan, à droite une fenêtre ouvrant sur les fossés du château. — Au deuxième plan à droite, en pan coupé, porte ouvrant sur la route. — Au premier plan à gauche, porte conduisant dans l’intérieur. — Au deuxième plan à gauche, en pan coupé, porte ouvrant sur un jardin. — Au deuxième plan, au fond entre les deux portes, un haut dressoir. — Tables, chaises, escabeaux, etc., etc.


Scène première

PEYROLLES, MARTINE.
Martine range précipitamment les brocs et les verres. Peyrolles se tient à la porte de gauche.
MARTINE.

À quels sacripants avez-vous donc donné rendez-vous chez moi ?

PEYROLLES, descendant en scène et montrant les six rapières accrochées au mur.

À des gens d’épée ?

MARTINE.

De sac et de corde, plutôt.

PEYROLLES.

Pas de nouvelles encore du petit page de M. de Nevers ?

MARTINE.

De ce pauvre garçon que vous m’avez fait endormir au moyen de je ne sais quelle drogue mêlée dans son vin.

PEYROLLES.

Il n’est pas revenu rapporter la réponse à la lettre…

MARTINE.

Que vous lui avez prise pendant qu’il dormait.

PEYROLLES.

Oh ! empruntée… empruntée seulement, dame Martine… je la lui ai fidèlement remise dans sa poche.

MARTINE.

Oui… après l’avoir lue… copiée même.

PEYROLLES.

Y paraissait-il ?

MARTINE.

Non, est-ce que vous n’êtes pas un brin sorcier, M. de Peyrolles ?

PEYROLLES.

Je ne suis pas maladroit… voilà tout… (Allant à la porte de droite.) Que font mes braves ?

MARTINE.

Vos gibiers de potence ? Ils sont sous la tonnelle, jouant quand ils ne boivent pas, ou buvant quand ils ne jouent plus.

PEYROLLES.

J’en attends deux autres… les meilleurs, maître Cocardasse junior et Amable Passepoil, son prévôt.

MARTINE.

Encore !…

VOIX DU CÔTÉ DE LA TONNELLE.

Du vin… du vin… (Martine passe comme pour entrer dans la chambre à droite.)

PEYROLLES.

Donnez à ces messieurs tout ce qu’ils demanderont.

MARTINE.

Jolies pratiques ! Heureusement que c’est vous qui payez… sans ça !

LES VOIX.

Du vin !… tonnerre !… du vin !

PEYROLLES.

Je reviendrai quand ils seront au complet… qu’ils boivent, mais qu’ils se taisent. (Il sort.)


Scène II

MARTINE, puis COCARDASSE et PASSEPOIL,
entrant par le fond.
MARTINE.

Je ne pourrai jamais empêcher ces démons de continuer leur sabbat. Qu’est-ce que j’entends sur la route ? Est-ce au moins une pratique chrétienne qui m’arrive ? (Regardant.) Ah ! ce sont les deux bandits qu’attendait M. de Peyrolles ; ils sont encore plus déguenillés que les autres.

COCARDASSE, paraissant.

Eh ! sandiou ! Voilà deux heures que nous voyons ce diable de château sur sa montagne maudite, il me semblait qu’il marchait aussi vite que nous. Enfin nous le tenons. (Il entre et étale ses guenilles avec une impudente fierté.) As pas pur ma caillou, entre mon bon, nous sommes au port.

PASSEPOIL.

Jetons l’ancre !

COCARDASSE.

Capédédiou ! du vin ! (Il prend le broc sur la table et boit à même.)

PASSEPOIL, apercevant Martine.

Ventre de biche ! une femme ! (Il lui prend la taille et veut l’embrasser.)

MARTINE, s’échappant.

Au secours ! à l’aide !

PASSEPOIL.

Ne crions pas, Vénus allons, un petit baiser, ô reine des amours !

MARTINE.

Il est fou, ce gros-là !

PASSEPOIL.

Je suis fou, oui, mais je ne suis pas gros. Il paraît que j’ai un cœur comme on n’en a pas, il va toujours grandissant, et le corps enveloppant le cœur, naturellement le corps se développe, mais je suis tout cœur, oh ! la belle des belles ! et ce cœur est à toi !

MARTINE.

Lâchez-moi, ou je crie au feu.

COCARDASSE, qui a bu.

Caramba ! Tu ne pourras donc jamais commander à tes passions ?

PASSEPOIL.

Je ne demande qu’un baiser sur la main.

MARTINE.

Ma main, la voilà… (Elle lui donne un soufflet et remonte la scène.)

PASSEPOIL, soupirant.

C’est encore une faveur ; d’une femme tout est bon.

MARTINE.

Laissez-moi donc vous annoncer aux autres.

COCARDASSE.

Ils sont arrivés. Eh ! oui, sandiou ! je vois leurs rapières. Annoncez-leur Cocardasse junior.

PASSEPOIL.

Et Amable Passepoil qui vous adore, ô Calypso.

COCARDASSE.

Ils nous ont vus, ils accourent, les voilà.


Scène III

Les Mêmes, STAUPITZ, et les cinq maîtres d’armes.
TOUS.

Cocardasse !

PASSEPOIL, bas.

Oh ! les vilaines figures !

COCARDASSE.

As pas pur ! Todos camarados. (Ils échangent des poignées de main.)

STAUPITZ, à la table.

Du vin comme s’il en pleuvait pour fêter l’arrivée des amis !

MARTINE, servant.

Voilà… voilà… il vous faudrait le déluge pour vous contenter.

PASSEPOIL.

Un déluge de baisers, ô mon bel ange.

MARTINE.

Je ne débite que des soufflets.

COCARDASSE, à l’extrême droite, à table.

Sandiou ! nous sommes ici pour parler sérieusement, allez-vous-en, pétite ! Vous enflammez cette fougasse.

MARTINE.

M’en aller, je ne demande que ça ! (Elle sort.)

COCARDASSE.

La femme sera sa perdition à ce pétit. Maintenant, mes mignons, causons un peu de nos affaires ! Nous voici huit ! Tous professeurs dans l’art de l’escrime ! Chacun de nous peut tenir tête à trois hommes maniant proprement l’épée : allons-nous donc avoir affaire à une armée ?

STAUPITZ.

Nous allons avoir affaire à un seul cavalier. (Tout le monde rit dédaigneusement.)

COCARDASSE.

Et quel est donc le nom de ce géant qui combattra contre huit hommes, dont chacun, sandiou ! vaut une demi-douzaine de héros !

STAUPITZ.

C’est le duc Philippe de Nevers !

COCARDASSE, faisant la grimace.

Hon ! hon !

PASSEPOIL, l’imitant.

Hon ! hon !

TOUS.

Qu’avez-vous donc ?

STAUPITZ.

On dirait que vous avez envie d’abandonner la partie.

COCARDASSE.

Sandiou mes mignons, on ne se tromperait guère.

PASSEPOIL.

Nous avons vu le duc de Nevers à Paris. C’est un gaillard qui vous taillera des croupières !

TOUS, se récriant.

À nous !

COCARDASSE.

Vous n’avez donc jamais entendu parler de la botte de Nevers !

STAUPITZ.

Fadaises que ces bottes secrètes !

TOUS.

Oui, oui.

COCARDASSE, fièrement.

Capédédiou ! je crois avoir bon pied, bon œil… et bonne garde, mes mignons ! et cependant j’ai été touché trois fois de suite, là, en plein front dans ma propre académie !

PASSEPOIL.

Dans notre propre académie.

COCARDASSE.

Il n’y a qu’un seul homme capable de tenir tête à Philippe de Nevers, l’épée à la main.

PASSEPOIL.

Un seul !

TOUS.

Et cet homme ?

COCARDASSE.

C’est le petit Parisien, c’est le chevalier Henri de Lagardère. (Les spadassins se regardent entre eux ; moment de silence.)

STAUPITZ.

Celui qui tua les trois prévôts flamands sous les murs de Senlis !…

COCARDASSE.

Il n’y a pas deux Lagardère ! Mais attention, voici M. de Peyrolles, le factotum de M. le prince de Gonzague ! Messieurs, la botte de Nevers vaut de l’or, laissez agir mon noble ami et moi, et quoi que nous disions à ce Peyrolles, appuyez-nous ; et ceux qui ce soir n’auront pas le cuir troué par l’épée de Philippe de Nevers auront assez d’argent pour vider une futaille à la mémoire des défunts.

TOUS.

Approuvé !


Scène IV

Les Mêmes, PEYROLLES, tous se lèvent et saluent Peyrolles.
PEYROLLES, après les avoir comptés des yeux.

Vous voilà tous mes maîtres, c’est bien ; fermez cette porte je vais vous dire en peu de mots ce que vous aurez à faire.

COCARDASSE, à table.

Nous écoutons, mon bon M. de Peyrolles. (S’accoudant.) Eh donc !

PEYROLLES, à la fenêtre.

Ce soir, vers neuf heures, un homme viendra par ce chemin que vous voyez ici juste au-dessous de la fenêtre. Regardez, là, dans les fossés, sous le pont-levis, tous se lèvent ; apercevez-vous une fenêtre basse, fermée par des contrevents de chêne ?

COCARDASSE.

Parfaitement, mon bon M. de Peyrolles.

PASSEPOIL.

Parfaitement, mon bon M. de Peyrolles !

TOUS.

Parfaitement.

PEYROLLES.

L’homme s’approchera de la fenêtre.

COCARDASSE.

Et, à ce moment-là, nous l’accosterons.

PEYROLLES, riant et descendant en scène

Poliment.

TOUS.

Poliment.

PEYROLLES.

Et votre argent sera gagné.

COCARDASSE.

Ce bon M. de Peyrolles… il a toujours le mot pour rire !…

PEYROLLES.

C’est entendu ?

TOUS.

Entendu ! (Peyrolles fait un mouvement pour se retirer.)

COCARDASSE.

Comment vous partez comme cela sans nous faire connaître le nom de celui que nous devons accoster… poliment.

PEYROLLES.

Que vous importe ? (Même jeu.)

COCARDASSE, descendant.

Pécaïre, vous ne m’aviez pas dit que ce visiteur de nuit n’est autre que le prince Philippe de Lorraine, duc de Nevers, qui est la première lame de France et de Navarre.

PEYROLLES.

Vous serez huit contre lui.

COCARDASSE.

Pour commencer la chose… oui, mais qui sait s’il en restera seulement un pour la finir ?

PEYROLLES.

Allons donc !

COCARDASSE.

Hon ! du moment qu’il s’agit de M. de Nevers.

PEYROLLES.

Vous hésitez ?

COCARDASSE.

Non, je refuse. Je ne sais si mon petit prévôt Passepoil sera plus entreprenant que moi.

PASSEPOIL.

Je repars.

PEYROLLES.

Vous voulez rire, mes drôles ! si la besogne est plus rude on payera plus cher, voilà tout.

COCARDASSE.

Avec les gens d’esprit on s’entend toujours.

PASSEPOIL.

On s’entend toujours.

COCARDASSE.

De quelle somme était-on convenu ?

STAUPITZ.

Douze cents pauvres pistoles.

COCARDASSE.

J’en veux deux mille… hum… deux mille… Est-ce assez, ma caillou ?

PASSEPOIL.

Non.

COCARDASSE.

Le petit a dit non.

PEYROLLES.

Trêve de verbiage… que voulez-vous ?

COCARDASSE.

Trois mille pistoles.

PEYROLLES.

Accordé !

COCARDASSE.

Est-ce assez, ma caillou ?

PASSEPOIL.

Oui.

COCARDASSE.

Lé petit a dit oui.

PEYROLLES.

C’est heureux.

COCARDASSE.

Marché conclu.

PEYROLLES.

Touchez-là. (Cocardasse regarde la main sans la prendre ; puis il frappe sur la poignée de son épée ; mouvement de Peyrolles.)

COCARDASSE.

Voilà le tabellion qui me répond de vous, mon bon. (Il le salue avec affectation ; tous l’imitent.)

PEYROLLES, prêt à sortir.

Si vous le manquez, rien de fait.

COCARDASSE.

Cela va sans dire. (Peyrolles sort, tout le monde part d’un grand éclat de rire.) Du vin ! à boire ! (Staupitz, Pinto et Faënza ont accompagné Peyrolles jusqu’à la porte, en faisant force saluts ironiques.)


Scène V

Les Mêmes, moins PEYROLLES, puis CARRIGUE
et ses hommes.
CRIS DANS LA COULISSE.

À l’aide à l’aide !

COCARDASSE.

Quéz à quo ?

STAUPITZ.

Ce sont des partisans qui viennent fourrager dans les fossés du château.

COCARDASSE.

Ils sont hardis ces drôles ! combien sont-ils ?

STAUPITZ, à la porte d’entrée.

Trois… quatre… six… huit…

COCARDASSE.

Juste autant que nous, on pourrait rire un peu.

PASSEPOIL.

Justement, je commençais à m’ennuyer. Les voilà.

CARRIGUE.

Par ici, messieurs.

COCARDASSE.

Mes maîtres, je crois qu’il est temps de décrocher vos rapières. (Ils ceignent leurs épées.) Maintenant serrons les rangs ! (Ils se remettent à table. Tous les coudes se touchent.)

CARRIGUE, dans la coulisse.

Voilà notre affaire !

COCARDASSE.

Nous disons donc que le meilleur moyen de tenir la garde à un prévôt gaucher…

CARRIGUE, sur le seuil.

Hola ! l’auberge est pleine. Il faut la vider. (Ils entrent.) Çà, qu’on déguerpisse, et vite ; il n’y a place ici que pour les volontaires du roi… (Tous les spadassins veulent se lever. Cocardasse les arrête.)

COCARDASSE.

De la tenue, soyons paisibles, et faisons danser, en mesure messieurs les volontaires du roi… (Ils se lèvent et saluent avec une excessive politesse.)

CARRIGUE.

Ne voyez-vous pas que nous avons besoin de vos tables et de vos escabelles ?

COCARDASSE.

As pas pur ! Nous allons vous donner tout cela, mes mignons. (Il prend un broc qu’il écrase sur la tête de Carrigue.) Ces messieurs sont servis.

PASSEPOIL.

Une seconde tournée ! (Il se dispose à jeter une escabelle.)

CARRIGUE ET SES HOMMES.

En avant ! Lagardère ! Lagardère ! (Cocardasse et Passepoil laissent tomber leurs tabourets.)

COCARDASSE.

Bas les armes tout le monde !

PASSEPOIL.

Qu’est-ce que vous avez dit ?

COCARDASSE.

Quel nom avez-vous prononcé ?

STAUPITZ.

Nous allions les manger comme des mauviettes !

COCARDASSE.

La paix ! Pourquoi avez-vous crié Lagardère !

CARRIGUE.

Parce que Lagardère est notre capitaine.

COCARDASSE.

Le chevalier Henri de Lagardère.

CARRIGUE.

Oui !

COCARDASSE.

Notre Parisien !

PASSEPOIL.

Notre bijou ?

COCARDASSE.

Un instant, pas de confusion, nous avons laissé Lagardère à Paris, chevau-léger du roi !…

CARRIGUE.

Oui, mais il s’est ennuyé d’être chevau-léger, il n’en a gardé que l’uniforme et commande une compagnie de volontaires royaux, ici, dans la vallée.

COCARDASSE.

Alors, halte-là, les épées au fourreau. Viva Diou ! les amis du Parisien sont les nôtres, et nous allons boire ensemble à la première lame de l’univers… à table.

TOUS.

À table.

COCARDASSE.

Eh donc, je ne me sens pas de joie ! du vin ! (À Passepoil.) De la tenue. Carrigue.) J’ai l’honneur de vous présenter mon prévôt Passepoil qui, soit dit sans vous offenser, allait vous enseigner une courante dont vous n’avez pas la plus légère idée. (Passepoil s’incline.)

PASSEPOIL.

Mon noble ami, Cocardasse junior, le plus humble admirateur après moi de M. de Lagardère.

COCARDASSE.

Et je m’en vante, troun’ de l’air. C’est moi qui lui ai donné sa première leçon d’armes, ah ! il promettait, mais sandiou ! comme il a tenu !

UN CAVALIER, à Carrigue.

Eh ! commandant, voyez donc là-bas !

CARRIGUE.

Parbleu, c’est le petit drôle qui a essoufflé nos chevaux lancés à sa poursuite, il va passer sous cette fenêtre… Happez-le et amenez-le ici… (Deux hommes sortent.) Ce domaine de Caylus est près de Rambouillet où M. d’Orléans vient souvent chasser… et ce petit pourrait bien être un braconnier.


Scène VI

Les Mêmes, LE PAGE, puis LAGARDÈRE.
Le page est amené par les deux cavaliers.
CARRIGUE.

Viens ici, petit drôle !

COCARDASSE.

As pas pur ! nous ne voulons pas t’écorcher !

PASSEPOIL.

Il est gentil ce petit. Il appartient à quelque dame… Voyons petit, à qui portes-tu une lettre d’amour ?

LE PAGE.

Moi, je ne porte rien.

PASSEPOIL.

Qui sers-tu ?

LE PAGE.

Je ne sers personne.

COCARDASSE.

Bagasse ! crois-tu que nous avons le temps de jouer aux propos interrompus ! Allons sandiou ! qu’on le fouille !

LE PAGE, tirant un poignard.

Ne me touchez pas !

COCARDASSE.

Ah ! tu mords, petit louveteau ! (Ils entourent le page, le terrassent et se mettent en devoir de le fouiller. Lagardère paraît, il repousse violemment d’un côté Cocardasse, de l’autre Passepoil qui vont rouler sur leurs compagnons.)

COCARDASSE.

Troun’ de l’air !…

PASSEPOIL.

Ventre de biche ! (Reconnaissant Lagardère.) Ciel !

COCARDASSE.

Grand Diou !

PASSEPOIL.

Le Parisien !

COCARDASSE.

Lagardère !

TOUS, saluant avec respect.

Le capitaine Lagardère !

LAGARDÈRE.

Que diable faites-vous si loin de la rue Croix-des-Petits-Champs, mes deux maîtres.

COCARDASSE.

Autrefois, mais vos serviteurs aujourd’hui… Oh ! grand homme !…

PASSEPOIL.

Vos esclaves !

LAGARDÈRE.

Et celui-ci ? (Il montre Staupitz.) Je l’ai vu quelque part !

STAUPITZ.

À Strasbourg, capitaine. (Il se frotte l’épaule.) Je m’en souviens.

LAGARDÈRE.

Staupitz, n’est-ce pas ? Ah ! ah ! Jouel, Saldagne, Pinto. Nous nous sommes rencontrés à Bayonne, je crois ? El matador Faënza… Je vous reconnais tous, et tous vous portez de mes marques… (Au page.) Approche ici, l’enfant ! dis-moi ce que tu viens faire dans cette auberge ?

LE PAGE.

Je viens porter une lettre, capitaine.

LAGARDÈRE.

À qui ?

LE PAGE.

À vous !

LAGARDÈRE.

À moi ! donne.

LE PAGE, bas.

J’en ai une autre pour une dame, et je voudrais bien…

LAGARDÈRE, lui jetant sa bourse.

Va petit, personne ne t’inquiétera. Mes volontaires te feront escorte.

LE PAGE.

Merci, capitaine. (Il sort.)


Scène VII

Les Mêmes, moins LE PAGE.
LAGARDÈRE, ouvre la lettre, tout le monde se rapproche de lui.

Au large, j’aime à dépouiller seul ma correspondance. (Ils s’éloignent chapeau bas.) Par le ciel ! c’est un vrai gentilhomme que ce Nevers !

TOUS.

Nevers !

LAGARDÈRE, assis à la place de Cocardasse.

À boire d’abord, j’ai le cœur content, il faut vous dire que je suis exilé.

COCARDASSE.

Exilé.

PASSEPOIL.

Vous !

LAGARDÈRE.

Eh ! mon Dieu ! oui, connaissez-vous ce grand diable de Bélissen.

COCARDASSE.

Le baron de Bélissen ?

PASSEPOIL.

Bélissen le bretteur ?

LAGARDÈRE.

Bélissen le défunt.

COCARDASSE.

Il est mort ?

LAGARDÈRE.

Naturellement, puisque je l’ai tué. Il a voulu jouer au croquemitaine avec moi, cela m’a déplu ; et, comme j’avais promis à Sa Majesté, quand elle daigna me créer chevalier, de ne plus lancer de paroles injurieuses à personne, je me bornai à lui tirer les oreilles. Cela ne fut pas de son goût.

COCARDASSE.

Je le crois.

LAGARDÈRE.

Il me le dit trop haut, et je lui donnai derrière l’arsenal un coup droit sur dégagement… à fond.

COCARDASSE, s’oubliant.

Ah ! coquinasse que tu l’allongeais bien, ce coup-là.

LAGARDÈRE, se levant.

Hein, à qui parlez-vous ?

COCARDASSE.

Ah ! pardon ! pardon ! (Il s’incline.)

LAGARDÈRE.

Voilà la justice, on me devait la prime puisque j’avais abattu une tête de loup ! on m’exile ; mais j’ai juré que je ne passerais pas la frontière sans me permettre une dernière fantaisie et je la tiens, ma fantaisie. (Il frappe sur la lettre.) Dites-moi, mes vaillants, vous avez entendu parler de la botte de Nevers !…

TOUS.

Parbleu !

LAGARDÈRE.

Cette botte maudite était ma bête noire, elle m’empêchait de dormir ; d’ailleurs, ce Nevers fait trop parler de lui, à la cour, à la ville, au cabaret à la caserne, je n’entendais plus qu’un nom Nevers, Nevers. Un soir, mon hôtesse me servit des côtelettes à la Nevers, je jetai le plat par la fenêtre, et je me sauvai sans souper. Sur la porte, je me heurtai à mon cordonnier qui m’apportait des bottes à la Nevers, la dernière mode ! Je rossai mon bottier et lui jetai dix louis au visage ! Le drôle me dit : « Ah ! M. de Nevers, me battit une fois, mais il me donna cent pistoles. »

COCARDASSE.

C’était trop !

LAGARDÈRE.

Je sautai sur mon cheval, et j’allai attendre Nevers à la sortie du Louvre. « M. le duc, lui dis-je, j’ai grande confiance en votre courtoisie, je viens vous demander de m’enseigner votre botte secrète au clair de la lune ! Il me regarda et me dit : Votre nom ? — Lagardère ! — Ah ! ah ! vous êtes Lagardère… on me parle souvent de vous, et cela m’ennuie… Alors, si vous ne me trouvez pas trop petit gentilhomme !… » Il sauta de son cheval… ah ! je dois dire qu’il fut charmant ! au lieu de me répondre, il me planta sa rapière entre les deux sourcils, si roide et si net que je serais encore là-bas sans un saut de deux toises que je fis en arrière… « Encore une petite leçon, monsieur le duc. À votre service, chevalier. Je vous dis qu’il fut charmant ! Nous retombons en garde, malpeste ! cette fois il me fit une piqûre au front, j’étais touché, moi, Lagardère. (Tous les spadassins se regardent, Lagardère se lève et passe.)

COCARDASSE.

Caramba, c’est effrayant !

LAGARDÈRE.

Je n’étais pas arrivé à la parade. Cet homme est vif comme la poudre, mais j’avais vu la feinte mordieu ! Je l’ai étudiée dans le silence du cabinet, et maintenant je la possède aussi bien que lui.

COCARDASSE.

Cela pourra vous servir un jour.

LAGARDÈRE.

Cela me servira tout de suite.

COCARDASSE.

Comment ?

LAGARDÈRE.

Nevers m’avait promis ma revanche. Je lui ai écrit à son château de la Clarabide, et voici sa réponse : Il accepte le rendez-vous, l’heure et le lieu !

COCARDASSE.

Quel jour ?

LAGARDÈRE.

Ce soir !

PASSEPOIL.

L’heure ?

LAGARDÈRE.

Neuf heures.

COCARDASSE.

Le lieu ?

LAGARDÈRE.

Les fossés du château de Caylus.

COCARDASSE, regardant les spadassins.

Capédédiou ! Et pourquoi ce lieu ?

LAGARDÈRE.

Seconde fantaisie, je me suis laissé dire que le vieux marquis de Caylus avait la plus belle fille du monde et que M. de Nevers en était amoureux. Eh bien, je veux prendre à M. de Nevers sa botte secrète et sa mystérieuse maîtresse. Pourquoi ne riez-vous plus, mes drôles ?

COCARDASSE.

Est-ce que dans votre lettre à Nevers vous avez eu la bagasse d’idée de lui parler de mademoiselle Blanche de Caylus ?

LAGARDÈRE.

Parbleu ! Il fallait bien pour expliquer le choix du lieu, lui expliquer mon idée ! ah ! ça, qu’avez-vous donc, mes maîtres, et à quoi pensez-vous ?

PASSEPOIL.

Nous pensons, chevalier, qu’il est bien heureux que nous soyons là pour vous rendre service !

COCARDASSE.

Il a raison le mignon, nous allons vous donner un fameux coup d’épaule, n’est-ce pas, vous autres ?

LAGARDÈRE.

Et depuis quand ai-je perdu l’habitude de faire mes affaires moi-même. Sur mon âme, voilà de plaisants bouffons, avec leurs services. Une dernière rasade, et videz-moi la place, voilà le seul service que je réclame !

COCARDASSE.

Sandiou ! Capitaine je me ferais tuer pour vous comme un chien, mais…

LAGARDÈRE.

Mais quoi ?

COCARDASSE.

Chacun son métier vous savez… et nous ne pouvons pas quitter ce lieu.

LAGARDÈRE.

Parce que ?…

PASSEPOIL.

Parce que nous attendons aussi quelqu’un.

LAGARDÈRE.

Et ce quelqu’un ?

COCARDASSE.

Ce quelqu’un… c’est… Philippe de Nevers.

LAGARDÈRE.

Nevers… vous… un guet-apens.

PASSEPOIL.

Mais…

LAGARDÈRE.

La paix, mes drôles ! Je vous défends… vous m’entendez bien… je vous défends de toucher à un cheveu de Nevers, car sa vie m’appartient, et, s’il doit mourir ce sera de ma main en loyal combat et non de la vôtre, bandits !

COCARDASSE.

Capitaine !

LAGARDÈRE.

Allez !

PASSEPOIL.

Après tout, s’il veut faire notre besogne.

COCARDASSE, bas.

Très-bien ; mais il faut avoir l’œil sur le Nevers… Si le petit Parisien le manque, nous ne le manquerons pas.

LAGARDÈRE.

Vous m’avez entendu ?

COCARDASSE.

Oui, capitaine.

LAGARDÈRE.

Pas de trahison ! pas d’embûche ! qui sera contre Nevers, sera contre moi… Hors d’ici drôles, et que pas un de vous ne s’y montre à l’avenir, à celui-là je ne ferais plus l’honneur d’un coup de pointe, non ; du plat de mon épée je lui fouetterai sa face patibulaire.

COCARDASSE.

Sandiou ! capitaine ! Vous oubliez que nous sommes soldats.

LAGARDÈRE.

Vous allons donc ! Qui tue pour de l’argent est un infame ; qui fait de sa rapière un poignard est un lâche… Soldats et braves, voilà ce que vous étiez, et je vous connaissais alors, infâmes et laches, voilà ce que vous êtes. Je ne vous connais plus. Sortez… (Sur le geste fier de Lagardère, tous s’inclinent et sortent.)

PASSEPOIL.

Il est sévère !

COCARDASSE, bas.

Nous le connaîtrons toujours, lui ! (Il sort avec Passepoil.)

LAGARDÈRE.

Les misérables ! huit contre un !… oh ! c’est à dégoûter de l’épée ! La fille ! (L’hôtesse paraît, Lagardère jette de l’or sur la table.) Ferme tes volets et mets les barres… quoi que vous entendiez là dans les fossés du château, cette nuit, tes gens et toi, dormez sur les deux oreilles ; ce sont des affaires qui ne vous regardent point, adieu. (Il sort.)





DEUXIÈME TABLEAU
Les fossés du château de Caylus


À droite, le château relié à la douve de droite par un pont, face au public et attenant à la tour du château qui fait saillie au balcon sous lequel se trouve une fenêtre basse ; çà et là se trouvent des bottes de foin amoncelées ; une charrette chargée est dans un coin. Au deuxième plan à gauche, un escalier. — Au fond, une large brèche.


Scène première

LAGARDÈRE, s’orientant pour descendre dans le fossé.

Ah ! ça tâchons de ne pas nous rompre le cou. (Il descend par l’escalier.) Il fait noir comme dans un four, il faudra ferrailler au jugé… ce sera délicieux. (Tâtant la terre avec son pied.) Qu’est-ce que c’est que ça… du gazon… non, de la terre… parfait ! maintenant, orientons-nous ! (Il arrive à tâtons jusqu’à la fenêtre basse.) Une fenêtre ! Bravo ! pour l’aventure d’amour, après l’aventure d’épée… voilà mon entrée… ah ! diable un volet… on le descellera, j’entends marcher, serait-ce déjà Nevers ? Il va arriver fort en colère, ce cher duc, nous n’avons qu’à nous bien tenir.


Scène II

LAGARDÈRE, GONZAGUE, PEYROLLES. Ces derniers sont enveloppés de manteaux, ils paraissent à la tête du pont, et cherchent à voir dans le fossé.
GONZAGUE.

Je ne vois personne.

PEYROLLES.

Si fait… là-bas, près de la fenêtre. (Il veut descendre.)

GONZAGUE, l’arrêtant.

Si ce n’était pas un des nôtres !

PEYROLLES.

Impossible, j’ai ordonné qu’on laissât ici une sentinelle, c’est Staupitz… je le reconnais ! Staupitz ?

LAGARDÈRE.

Présent.

PEYROLLES, à Gonzague.

Voyez-vous ! vous pouvez descendre, monsieur le duc.

LAGARDÈRE.

Ah ! c’est un duc !

GONZAGUE.

Au diable vos politesses ! il ne vous manque plus que de leur dire mon nom.

LAGARDÈRE.

Je voudrais bien le savoir.

GONZAGUE.

Philippe viendra-t-il ?

PEYROLLES.

Ne vous souvenez-vous plus de la lettre si pressante que lui envoyait mademoiselle Blanche de Caylus. Il viendra se livrer à nos hommes ; quand on aura tué le père, on s’emparera de l’enfant.

LAGARDÈRE.

Ils baissent la voix, je n’entends plus rien.

GONZAGUE.

Non, il vaut mieux commencer par prendre et faire disparaître cet enfant de Nevers ; l’heure approche… quel homme est ce Staupitz ?

PEYROLLES.

Un déterminé coquin.

GONZAGUE.

À qui l’on peut se fier ?

PEYROLLES, bas.

En payant bien… oui.

GONZAGUE.

Appelle-le.

LAGARDÈRE, à part.

Celui-là serait-il le chef des assassins ?

PEYROLLES.

Staupitz !

LAGARDÈRE.

Présent.

PEYROLLES.

Avance !

GONZAGUE.

Veux-tu gagner cinquante pistoles ?

LAGARDÈRE.

Que faut-il faire ?

GONZAGUE.

Demeurer à ton poste devant cette fenêtre et attendre que neuf heures sonnent. Alors tu frapperas à ce volet qui s’ouvrira, une femme paraîtra, tu prononceras ces deux mots : J’y suis.

LAGARDÈRE.

J’y suis. (Bas.) C’est la devise de Nevers.

GONZAGUE.

Comme tu n’as pas tout à fait la voix de celui qu’elle attend, ne parle pas.

LAGARDÈRE.

Je lui ferai signe que nous sommes épiés.

GONZAGUE.

Précisément. Elle te remettra un fardeau que tu prendras en silence et que tu apporteras tout de suite à l’auberge de la Pomme d’Adam ; en échange tu auras tes cinquante pistoles.

LAGARDÈRE.

Je suis votre homme.

PEYROLLES.

Chut ! (On entend au loin le son d’un cor de bouvier.) C’est le premier signal, Nevers approche… au second il entrera en forêt.

GONZAGUE.

Alors le beau cousin n’a plus qu’un quart d’heure à vivre, séparons-nous.

PEYROLLES, à Lagardère.

Tes compagnons ?

LAGARDÈRE.

Ici. (Il montre le fond du fossé.)

GONZAGUE.

Tu te rappelles le mot de passe ?

LAGARDÈRE.

J’y suis !

GONZAGUE.

À bientôt, rentrons par la petite poterne. (Ils rentrent au château par le premier plan, à droite.)


Scène III

LAGARDÈRE, seul, puis BLANCHE.
LAGARDÈRE, jetant au loin la bourse.

Ah ! Dieu me tiendra compte à mes derniers moments de l’effort que j’ai fait pour ne pas mettre mon épée dans le ventre de ces misérables ! que faire à présent ? il se trame autour d’ici quelque infamie ! allons jusqu’au bout, il n’est plus question de duel… d’escalade d’amour… mais je veux savoir… voici l’heure… faisons ce que m’a dit M. le duc… personne… ah ! on attend la devise !… J’y suis !

BLANCHE, ouvrant la grille.

Dieu soit loué, ! (Elle tend sa main par la fenêtre.) Je ne vois rien, Philippe, où êtes-vous ?

LAGARDÈRE.

Ici !… hâtons-nous !

BLANCHE.

Je t’obéis, mon Philippe… Voici notre trésor, prends-la, elle n’est plus en sûreté avec moi.

LAGARDÈRE, prenant l’enfant.

Vite ! vite !

BLANCHE.

Ah ! je croyais mon cœur plus fort.

LAGARDÈRE, le reprenant.

Courage ! courage ! (Après avoir passé l’enfant à Lagardère, Blanche lui tend un livre.) Qu’est-ce cela ?

BLANCHE.

Mon livre d’Heures, j’y ai placé un pli cacheté à tes armes, et dans ce pli sont les pages arrachées au registre du chapelain don Bernard… (Son de cornet.) Un signal, sauve-toi, sauve-toi ! (Attirant vivement la main de Lagardère et la portant à ses lèvres.) Je t’aime ! (Elle referme la grille et disparaît.)

LAGARDÈRE.

Que diable ! est-ce ça ? ah ! triple fou ! Dans quelle aventure me suis-je embarqué ? Allons ! faisons bonne mine et mauvais jeu. Saprebleu ! On peut le donner en mille à tous les chevau-légers du corps !… Je gage cent pistoles et du diable si je les ai, que pas un seul ne devinera ce que je tiens en ce moment dans mes bras… ah ! comme c’est blanc et rose un enfant, comme ça dort… c’est ma foi, très-joli… vous êtes très-jolie, mademoiselle ou monsieur… mais très-embarrassant… Battez-vous donc avec ça dans les bras… si je pars, Nevers peut arriver et on le tuera… Je ne veux pas qu’on le tue… non, mille diables ! je ne le veux pas… ah ! encore un signal… celui-là vient d’être donné tout près de nous, Nevers arrive…… et malgré ce que j’ai dit… les assassins le suivent et l’épient sans doute… par où va-t-il venir ?


Scène IV

NEVERS, LAGARDÈRE.
NEVERS, descendant l’escalier.

Deux porteurs de torches ne feraient pas mal ici.

LAGARDÈRE.

Quelqu’un… C’est Nevers… oui… c’est lui, par ici, monsieur le duc.

NEVERS, dégaînant.

Vous êtes Lagardère… À la besogne, chevalier, je suis pressé, livrez-moi seulement le fer que je sache bien où Vous êtes !

LAGARDÈRE.

Pas avant que vous m’écoutiez, monsieur le duc.

NEVERS, poussant à lui.

Quelque insulte encore contre mademoiselle de Caylus.

LAGARDÈRE.

Non, pardieu ! J’ignorais… prenez donc garde !

NEVERS, de même.

Il faut du sang !

LAGARDÈRE.

Écoutez-moi.

NEVERS.

Non ! non !

LAGARDÈRE.

Ah ! diable d’enfer ! faudra-t-il vous fendre le crâne pour vous empêcher de tuer votre enfant !

NEVERS.

Mon enfant ! ma fille.

LAGARDÈRE.

Ah ! c’est une demoiselle ? eh ! parbleu, la voilà.

NEVERS.

Ma fille dans vos bras !

LAGARDÈRE.

Doucement, vous allez me la réveiller, vous !

NEVERS.

Dites-moi du moins…

LAGARDÈRE.

Diable d’homme, il ne voulait pas me laisser parler… le voilà maintenant qui prétend me forcer à lui conter des histoires ! Voyons, embrassez-moi cela, père… doucement… bien doucement… là, là, assez d’embrassades, papa ! Nous sommes déjà de vieux amis, la Minette et moi… couchons-la d’abord sur ces bottes de foin. (Il la couche sur le foin.)

NEVERS.

Ah ! chevalier !

LAGARDÈRE, avec noblesse.

Maintenant je réponds d’elle sur ma vie, monsieur le duc ! J’expie ainsi, autant qu’il est en moi, une double insulte, à vous d’abord qui êtes la loyauté même ! et à sa mère qui est une noble femme.

NEVERS.

Vous avez vu mademoiselle de Caylus ?

LAGARDÈRE.

J’ai vu madame de Nevers.

NEVERS.

Où cela ?

LAGARDÈRE.

À cette fenêtre.

NEVERS.

Et c’est elle qui vous a confié…

LAGARDÈRE.

Ce trésor ?… Oui… croyant vous le remettre à vous-même ! Oh ! ne cherchez pas à comprendre… il se passe ici d’étranges choses, monsieur le duc, et puisque vous êtes en humeur de bataille… Pardieu, vous en aurez tout à l’heure à cœur joie.

NEVERS.

Une attaque ?

LAGARDÈRE.

Un assassinat ! ordonné par un homme que je ne connais pas, mais qui se fait appeler monseigneur, et qui vous nomme son beau cousin.

NEVERS.

Gonzague ! un ami ! presque un frère !… Ah ! chevalier, cela n’est pas possible !

LAGARDÈRE, fourbissant son épée.

Je ne sais pas si cela est possible, mais je sais bien que cela est… et comme je ne vous crois pas d’humeur à fuir devant les assassins.

NEVERS.

Non, pardieu ! je les attendrai, ne fût-ce que pour savoir quel est le bandit qui les paye.

LAGARDÈRE, à son épée.

Vous entendez, ma belle, ah ! ça, assez de fredaines… Vive Dieu, mademoiselle, tâchons de nous distinguer et de nous conduire en fille noble.

NEVERS.

Vous allez vous battre pour moi ?

LAGARDÈRE.

Un peu pour vous, énormément pour la petite.

NEVERS.

Ah ! Lagardère, je ne vous connaissais pas, vous êtes un grand cœur.

LAGARDÈRE.

Moi, je suis un fou ! Mais bah ! l’enfant m’a retourné, transformé… Je crois que je vais être bon et sage à présent. — Chut ! (Il écoute.)

NEVERS.

Qu’y a-t-il ?

LAGARDÈRE.

On rampe là-haut.

NEVERS.

Attendez, c’est Charlot, mon page qui devait m’attendre à l’auberge et qui m’aura suivi. (On voit le petit page descendre par l’escalier de gauche.)

LAGARDÈRE.

C’est lui. Par ici, petit.

LE PAGE.

Vous êtes cerné, monseigneur, perdu !

LAGARDÈRE.

Bah ! Ils ne sont que huit.

LE PAGE.

Ils sont vingt… quand ils ont su que vous seriez deux, ils ont pris du renfort.

LAGARDÈRE.

Crois-tu pouvoir te glisser hors d’ici ?

LE PAGE.

Oui.

LAGARDÈRE.

Cours à l’auberge, saute sur mon cheval et va chercher mes volontaires, qui sont au hameau de Cernay, dis-leur : « Lagardère est en danger ! » Es-tu prêt ?

LE PAGE.

Oui.

LAGARDÈRE.

Tu es un brave petit bonhomme… (Il lui montre l’escalier.) Crève mon cheval, mais arrive, petit, arrive. (Le page disparaît.)

NEVERS, montrant le fond.

Garde à vous, chevalier, je vois briller une épée là-bas.

LAGARDÈRE.

Faites comme moi, duc, et vivement. (Il tire la charrette, et aidé du duc, ils élèvent à la hâte une barricade en se servant de bottes de foin.)

NEVERS.

Chevalier, c’est désormais entre nous à la vie à la mort, si je vis, tout est commun entre nous ; si je meurs…

LAGARDÈRE.

Bah ! vous ne mourrez pas.

NEVERS.

Si je meurs… ma fille aura besoin d’un protecteur.

LAGARDÈRE.

Eh bien, sur ma part de paradis, je serai son père !

NEVERS.

Merci, frère !

LAGARDÈRE.

À nos épées. Les voici !


Scène V

Les Précédents, PASSEPOIL, COCARDASSE, JOËL, SALDAGNE, STAUPITZ, EL MATADOR, PINTO, FAËNZA, puis PEYROLLES et GONZAGUE, Bandouliers, Contrebandiers, ils viennent du fond par deux côtés différents. — Cocardasse et Passepoil par la brèche de droite. Staupitz et les prévôts par la brèche du fond, les bandouliers par le troisième plan à gauche. — Pendant ce mouvement Lagardère a avancé la charrette.
LAGARDÈRE.

Je veille sur l’enfant. Ne vous découvrez pas trop.

STAUPITZ.

Le voilà.

NEVERS.

Oui, c’est moi Nevers, — j’y suis.

STAUPITZ.

À Nevers ?

LAGARDÈRE.

À Lagardère aussi, mes drôles.

COCARDASSE, bas.

Cordiou ! Le Parisien en est. — Fais comme moi, petit, boutonnons, ma caillou, boutonnons. (Pendant ce temps, le cercle s’est formé, rétréci, mais on semble hésiter à porter les premiers coups.)

NEVERS.

Eh bien, lâches assassins, n’osez-vous pas avancer !

LAGARDÈRE.

Il nous faudrait des hallebardes pour vous aller trouer la poitrine.

STAUPITZ.

En avant ! (Première mêlée. ― À l’abri de leur retranchement, Nevers et Lagardère repoussent cette première attaque.)

LAGARDÈRE, poussant son épée.

À toi, Staupitz ! — À toi Saldagne ! (Il les blesse tous deux.)

PASSEPOIL.

Il est superbe à voir travailler de loin…

COCARDASSE.

Alerte, vous autres, nous allons avoir une vraie bataille. — Voilà les volontaires du roi, je déboutonne pour ceux-là.

LAGARDÈRE.

À Lagardère, mes braves, à Lagardère !

CARRIGUE, au loin.

Nous voilà, capitaine, nous voilà ! (Il paraît avec ses hommes et descend dans le fossé par la brèche.)

NEVERS.

En avant Lagardère, chargeons !

LAGARDÈRE.

Chargeons ! (Ils sortent de leur retranchement et attaquent à leur tour ; seconde mêlée. On voit venir du premier plan à droite, Gonzague masqué et l’épée à la main ; il se tient à l’écart au premier plan.)

NEVERS.

Les maladroits !

GONZAGUE.

Ni Philippe ni ce Lagardère ne doivent sortir vivants d’ici.

LAGARDÈRE.

Victoire ! (Il fait plier les bandouliers.)

NEVERS.

Victoire ! (Et il fait tête à trois prévôts qu’il blesse et qu’il désarme.)

FAËNZA.

À Nevers !

NEVERS.

J’y suis ! (Il le blesse.)

GONZAGUE.

Il faut en finir. (Il plonge son épée dans le dos de Nevers.)

NEVERS.

Ah ! à moi Lagardère… à moi…

LAGARDÈRE.

Me voilà ! (et de sa redoutable épée, il attaque Gonzague pendant que Carrigue et ses volontaires le protégent à Gonzague.) Assassin, je n’ai pas vu ton visage, mais je te reconnaîtrai partout… (Il le frappe de son épée à la main droite, et la douleur fait tomber l’épée de la main de Gonzague.)

NEVERS, à Lagardère.

Gonzague… ma fille… frère… venge-moi… sauve-là… (il tombe.)

LAGARDÈRE, s’approchant de Nevers.

Mort !

TOUS.

Mort !

LAGARDÈRE, prenant l’enfant et montant l’escalier de gauche à moitié.

Nevers est mort, vive Nevers !… (Il monte rapidement le reste de l’escalier du pont.)

GONZAGUE.

La fille de Nevers !… mille pistoles à qui la prend !…

LAGARDÈRE, arrivé à la tête du pont.

Viens donc la chercher derrière mon épée, ta main gardera ma marque, et quand il en sera temps, si tu ne viens pas à Lagardère, Lagardère ira à toi !