Librairie universelle (p. 44--).

LE MARIAGE D’AMOUR

Quoi qu’en puissent dire les vieillards désillusionnés et les moralistes grincheux, le mariage d’amour est celui qui offre le plus d’espoir de bonheur et assure au moins des joies certaines.

Que ce bonheur soit sans nuages, solide, durable, à l’abri du sort, que ces joies soient indéfinies, on ne saurait l’affirmer. Même il est à remarquer que les circonstances extérieures entourant les mariages d’amour sont en général fâcheuses et contribuent à arracher prématurément les amants-époux à leur rêve passionné, à interrompre, à décolorer leurs joies, à faire se dissiper le mirage qui les enveloppe.

Mais, de ce que beaucoup de mariages d’amour s’éteignent dans la tristesse, s’effondrent dans les catastrophes, il n’en est pas moins réel qu’ils font naître des heures incomparables, lever des songes radieux et créent dans les humains des sentiments et des sensations inappréciables.

Bien que, en réalité, le mariage soit rare entre deux êtres également possédés de l’illusion amoureuse, quelques exemples éclosent en ma mémoire, dont je vais essayer de tracer le tableau comme il me fut donné de l’apercevoir. Mes lectrices en tireront elles-mêmes des conclusions.


ÉTIENNETTE,

OU LA SOUFFRANCE HEUREUSE.

C’était la cadette des quatre filles d’un employé au ministère de la guerre, dont le ménage vivotait grâce à la toute petite fortune personnelle de la mère ajoutée au traitement du père, M. Nérisse. Deux sœurs s’étaient mariées tant bien que mal, sans dot ; il ne restait à la maison que l’aînée, vraisemblablement destinée à rester vieille fille et Étiennette sur laquelle reposaient les vues ambitieuses du père et de la mère, car était la beauté de la famille.

Alors qu’Eugénie, la fille aînée, se levait tôt, aidait la bonne dans toutes les besognes de la maison, portait de vieilles robes éternellement retapées, Étiennette se voyait interdire tout travail qui pat la fatiguer, lui gâter le teint, lui abîmer les mains. Elle avait des toilettes fraiches et son père lui rapportait sans cesse des gants, des voilettes, une ombrelle, des petits mouchoirs de batiste, une foule de riens qu’elle repoussait en vain, le cœur marri de se voir jouir d’un luxe refusé à celles qui l’entouraient.

Étiennette avait à peine dix-huit ans que déjà la course au mari riche, digne de ce trésor, battait son plein. Deux fois, papa et maman, en chasseurs vigilants, ramenèrent un précieux gibier ; mais, à leur grand désappointement, Étiennette, tout à coup devenue stupide, maussade et gauche, le laissa échapper ou même le fit fuir.

C’est que la fillette, dès son adolescence, et même peut-être avant, aimait.

Elle aimait un humble garçon, pauvre plus qu’il est permis de l’être, sans avenir, d’une naissance irrégulière, d’une faible santé, et qui était loin d’être beau.

Accomplissant des travaux de copie pour M. Nérisse, Joséphin — il était de plus pourvu de ce prénom saugrenu — venait fréquemment chez son patron où, assez souvent, par pitié, on le retenait le soir à dîner, quand il était trop visible qu’il n’avait pas mangé la veille.

Joséphin avait dix ans de plus qu’Étiennette. Elle était tout enfant lorsque déjà le jeune homme, maigre et long dans ses vêtements noirs qui semblaient avoir été lessivés plusieurs fois, venait copier dans la salle à manger des dossiers qui ne devaient pas quitter le logis de l’employé. Alors, elle se glissait à pas de loup dans la chambre et attendait patiemment que Joséphin eût terminé son travail.

Le dernier feuillet recopié, de sa grande écriture hâtive et régulière, il appelait l’enfant auprès de lui, un éclair joyeux passant sur sa physionomie habituellement mélancolique, et tous deux jouaient.

Les jeux de Joséphin étaient particuliers. Ils consistaient d’abord à éclabousser de gouttelettes d’encre une feuille de papier que l’on repliait ensuite en plusieurs sens ; avec les taches irrégulières ainsi obtenues, le jeune homme, en les retouchant et en leur ajoutant des traits supplémentaires, fabriquait des tableaux de genre d’une cocasserie étonnante. Il y eut une certaine bataille de dogues contre des guêpes qu’Étiennette conserva plus de dix ans dans un portefeuille qu’elle portait sans cesse sur elle.

Les jours où la fillette et le copiste étaient sûrs de ne pas être surpris dans leurs ébats, Joséphin se livrait à des essais d’équilibre fantastique avec tous les meubles et les objets qui lui tombaient sous la main. Son adresse émerveillait l’enfant.

Enfin, l’un des passe-temps qu’Étiennette préférait consistait à s’asseoir en face l’un de l’autre et à se poser à brûle-pourpoint les questions les plus absurdes que l’on pût inventer et auxquelles l’interlocuteur devait répondre sur-le-champ par une folie analogue.

La plupart du temps, la fillette riant aux larmes restait muette ; alors, Joséphin, qui avait une imagination d’une fécondité invraisemblable, fournissait demandes et réponses.

Tout ceci se passait, non précisément à l’insu des parents d’Étiennette, mais sans qu’ils y prêtassent la moindre attention, le copiste n’existant pas pour eux.

Les années avaient coulé ; les entretiens et les jeux des deux camarades avaient continué, se modifiant de jour en jour. Il arriva un moment où les taches d’encre cessèrent d’avoir de la nouveauté et où les exercices d’équilibre ne les amusèrent plus, mais le jeu des questions et des réponses persista. Seulement lui aussi s’était peu à peu transformé. À présent, tantôt gaies, tantôt amères et profondes, les phrases brèves qu’échangeaient entre eux les jeunes gens touchaient à tous les problèmes que remuent volontiers des êtres naissant à la vie passionnelle et entre lesquels l’amour se lève… ou du moins s’impose la conscience de cet amour latent en eux depuis si longtemps.

Trop faible de santé, point soutenu et d’humeur bizarre, incapable de se plier à aucune sujétion, de s’astreindre aux courbettes, Joséphin durant dix ans n’avait point avancé sa situation d’un pas. Il gagnait tout juste son pain en copiant pour M. Nérisse et d’autres employés de ministères.

À vrai dire, il avait été hanté par le désir de la gloire littéraire, mais ses écrits incohérents, amers, d’une fougue désordonnée et inquiétante étaient refusés partout, et il ne fondait sur eux aucune espérance.

Cette vie précaire et miséreuse lui suffisait. Pourtant, lorsqu’il sentit qu’il était aimé d’Étiennette, lorsqu’il comprit qu’elle était capable de franchir tous les obstacles pour venir à lui, il fut saisi à la fois d’une angoisse et d’une joie folle. En quinze jours, il remua ciel et terre, et parvint à obtenir un petit emploi qui lui assurait cent francs par mois sans qu’il dût cesser ses copies.

De son côté, Étiennette découvrit un travail relativement bien rémunéré et n’exigeant aucune capacité spéciale. Il s’agissait, neuf heures durant, d’envelopper de papier de soie de la verroterie et des bijoux, dans une fabrique de clinquant.

Quand Étiennette me confia leurs projets, avec une tranquillité pleine d’assurance, je fus atterrée. Se rendant parfaitement compte que jamais M. et Mme Nérisse ne consentiraient à leur mariage, ils avaient décidé de simplement se mettre en ménage, et de vivre ainsi jusqu’au jour où on leur accorderait de régulariser leur situation.

À toutes mes objections, ils répondaient par un sourire et des paroles qui prouvaient qu’ils avaient tout pesé.

Je pris Joséphin à part, et — brutalement, je l’avoue je lui demandai s’il jugeait honnête avec son peu de capacités, sa santé si vacillante, d’entraîner une jeune fille dans une union pareille.

Très pâle, une souffrance indicible en ses yeux creusés, il me répondit ceci qui me bouleversa, par tout ce que cela révélait de misères tues, héroïquement et d’amour intense, volontairement aveugle chez tous deux :

— Oui, je sais que je n’ai que peu d’années à vivre… Mais j’ai consulté ; l’espèce de phtisie qui n’emportera n’est pas contagieuse, ne le sera jamais, je n’ai donc aucune crainte pour Étiennette… Nous savons que nous n’aurons que six ou sept ans à passer ensemble… peut-être un peu plus, peut-être un peu moins… nous sommes résignés, et quand même profondément heureux.

Je ne me crus point le droit de les dénoncer. Tout s’accomplit ainsi qu’ils l’avaient prévu.

Après une explosion de colère et de stupeur, les parents d’Étiennette accordèrent leur consentement au mariage de leur fille, tout en déclarant que leur maison lui serait ouverte, mais seulement quand elle y viendrait sans son mari.

Durant les huit années de son mariage, Étiennette ne revit point ses parents. Elle adorait sauvagement son mari ; tous deux ne vivaient que l’un pour l’autre, indifférents à leur pauvreté, supportant courageusement leur séparation et leur labeur journalier qui leur faisait mieux goûter ensuite leur réunion de quelques heures. Les dimanches étaient pour eux des sources de joies infinies. Puis, les forces de Joséphin déclinèrent tout à coup ; il traîna dix-huit mois et s’éteignit. Dans la nuit qui suivit sa mort, Étiennette s’empoisonna. Elle fut sauvée malgré elle et ramenée chez ses parents qui, depuis longtemps, regrettaient leur rigueur et avaient essayé plusieurs fois de se rapprocher de leur fille.

Elle vécut, en apparence ; morte, en réalité, pour tout ce qui l’entourait. Mais jamais elle n’eut un mot d’amertume ou de regret pour sa vie brisée. Ces huit années d’amour absolu lui paraissaient le lot le plus beau qui puisse échoir à une existence humaine.


Même lorsque l’amour ne s’épanouit que dans le cœur d’un seul, en certaines circonstances, il peut y avoir du bonheur pour tous deux.

Alice,

ou la fille laide amoureuse.

Lorsque celle-ci s’ouvrit à moi brusquement, j’attendais depuis longtemps sa confidence, retardée par un seul sentiment d’amour-propre.

— Puis-je l’épouser ? me demanda-t-elle ardemment. Telle que je suis, laide désespérément, avertie de ma disgrâce, sachant que, beau comme il est, il feint l’empressement, tenté par ma seule fortune… Puis-je l’épouser ?…

Je répondis avec fermeté :

— Oui, car tu l’aimes.

Elle tressaillit, ferma les yeux ; une expression de volupté inouïe imprégna ses traits lourds et mal ébauchés.

— C’est vrai, avoua-t-elle avec une honte et un orgueil.

Puis, angoissée, elle m’interrogea :

— N’est-ce pas une folie ? Ne devrais-je pas l’éloigner comme je l’ai fait jusqu’ici de tous ceux qui ont poursuivi mon sac ?… Pourquoi l’accueillir, lui, et avoir repoussé les autres ?… Pourquoi avez-vous approuvé mes refus précédents et montrez-vous aujourd’hui cette indulgence ?… Il ne vaut pas mieux et n’est pas plus sincère que ceux qui m’ont déjà demandée…

— Oui, dis-je encore, mais celui-là, tu en es éprise… Tu l’aimeras passionnément, et cela te fera passer sur bien des déboires.

Elle s’agita.

— Au contraire, je souffrirai plus cruellement !

— Non.

— Oh ! marraine, vous vous trompez !

J’insistai.

— Non.

Elle se courba tout à coup et enfouit, son visage dans ses mains. Malgré l’intense émotion qui l’étreignait, elle ne pleurait pas : jamais je n’ai vu cette fille pleurer. Elle songeait profondément. Quand elle se redressa et me montra ses traits, on voyait qu’un monde de pensées avait labouré son cerveau.

La voix meurtrie, ses yeux mal fendus, mais vibrant d’intelligence, fixés sur les miens, elle dit :

— Marraine, vous savez bien qu’il ne m’aime pas, qu’il ne m’aimera jamais… Je ne suis pas de celles que l’on aime… Non seulement parce que physiquement je repousse le désir, mais parce que moralement je suis trop masculine pour ne pas être antipathique aux hommes… Et vous savez aussi qu’il m’a plu… que je ne puis m’empêcher de songer à lui avec un tressaillement de tout mon être… Alors, qu’adviendra-t-il de notre union ?… Si j’étais vaniteuse et aveugle, je pourrais me leurrer… je ne le ferai point… Y aura-t-il un supplice plus grand pour moi que de l’aimer indifférent, glacial, poli — peut-être impatient… ? Est-ce qu’un jour n’arrivera pas où ma passion lui pèsera… où, brutal, il la rejettera ?… Et moi, marraine, je le sens, je l’aimerai encore, je l’aimerai toujours !… Que deviendrai-je ?

J’hésitai pendant quelques secondes ; puis, j’affirmai :

— Tu peux être heureuse, épouse-le.

Son regard attentif scruta indéfiniment le mien.

— Parlez, marraine.

Je savais qu’avec cet esprit très mâle, d’une valeur réelle, je pouvais m’exprimer sans ambages ; je dis ma pensée exactement.

— Tu n’es pas jolie, mais rien en toi n’est repoussant, parce que tu es éminemment saine et forte. Tu ne peux donc jamais devenir un objet de dégoût pour ton mari. Ceci est essentiel, car les répugnances physiques ne se vainquent pas et finissent toujours par gouverner la volonté… De plus, consciente de ton apparence, tu te mets avec un goût sobre et un soin irréprochable qui t’assurent aussi de ne jamais irriter ton mari par une apparence ridicule… Ton esprit viril te prive évidemment de l’ascendant que la femme « féminine » prend sur l’homme, mais ton compagnon te respectera et t’estimera…

Elle m’interrompit.

— J’admets tout cela… Mais cela ne fera pas qu’il m’aime, qu’il supporte mon amour.

J’inclinai la tête.

— Qu’il t’aime ?… Non, tel que je le connais, tels que sont les hommes, je ne crois pas qu’il t’aime jamais dans le sens à la fois sentimental et sensuel que tu donnes à cette expression.

C’était brutal. Je savais que je toucherais Alice ; pourtant, je n’avais pas imaginé qu’elle dût autant souffrir. Son visage se décomposa littéralement.

Néanmoins, héroïquement, elle tint ses yeux attachés sur les miens et ne protesta ni d’une parole ni d’un geste.

Je repris vivement, continuant ma pensée

— Mais je suis convaincue que ton amour ne lui pèsera jamais, si tu veux être adroite, et que tu pourras être heureuse près de lui.

Le coup précédent avait été trop rude. La physionomie d’Alice resta sombre et douloureuse. Elle attendit pourtant le développement de ma pensée.

— Pour cela, sache ne pas être jalouse. Je ne dis pas, ne pas lui montrer ta jalousie, mais parviens à étouffer réellement en toi tout sentiment de jalousie à son égard, ignore tout ce qu’il fera en dehors de votre maison… D’ailleurs, aime-le sans abus, mais hardiment et sans arrière-pensée.

Ses traits se détendirent quelque peu : elle était intriguée par mes paroles forcément obscures.

— Ne pas être jalouse… Voulez-vous dire que je devrai lui tolérer une maîtresse ?

— Une ou plusieurs, certainement.

Elle objecta.

— N’y aura-t-il pas là un germe de mépris jeté en lui pour moi ?… Comment ne manquerai-je pas à la dignité, qu’à défaut d’autre chose je devrais posséder, s’il sait que je ferme les yeux sur sa conduite… Que j’accepte ce partage, que j’encourage ses passe-temps…

— Je t’ai dit : ignorer — non pas tolérer ni encourager.

Elle haussa les épaules.

— Si j’ignorais, je serais une imbécile !… Il y a encore là un écueil… Me croyant aveugle, il ne tarderait pas à en abuser, et il faudrait bien que j’en arrivasse à ouvrir les yeux, ou bien à les fermer volontairement.

— Tu te trompes. Je connais assez ton fiancé — ton candidat, si tu veux — pour certifier qu’il fera sérieusement son possible pour te ménager et te dérober ses incartades… Tu pourras ignorer.

Elle se recueillit et, lentement :

— Vous avez encore dit quelque chose que je ne comprends pas très bien : « Aime-le… »

Je m’expliquai.

— J’ai voulu dire : « Ne t’impose pas comme une amoureuse insatiable, évite surtout les mignardises, les bagatelles de l’amour qui ne te siéraient pas, mais ne crains pas de réclamer le « devoir conjugal » et livre-toi sans la torture de te demander si ton bonheur est également partagé. »

Un léger frémissement de ses narines me prouva qu’elle m’entendait. Bien que vierge, elle n’avait pu atteindre vingt-quatre ans sans être avertie de bien des choses.

— Ah ! fit-elle d’une voix profonde, quelle angoisse ce doit être de s’interroger, de se dire : « Ce baiser est-il sincère ? et, quand, moi, je suis ivre, est-il froid, sceptique ou ennuyé ? »

— Ma chère, la nature même de l’homme fait qu’il est toujours sincère, dans une certaine mesure, en ses expansions… Un homme peut s’emparer d’une femme hostile, haineuse, absente… une femme possède toujours, éphémèrement mais réellement, l’homme qui la prend… Le tout est de se contenter de l’élan dont on profite ; sans se tourmenter de ce qui l’environne, de ce qui l’a précédé et de ce qui le suivra.

Alice buvait mes paroles ; son esprit éveillé les distillant :

— Oui ; oui, vous avez raison… Mais, tout cela n’est-il pas l’ombre du bonheur ?

— Eh ! cette ombre-là est encore lumineuse auprès des ténèbres du néant !… Du reste, qui peut se vanter d’avoir goûté au bonheur ?… Savoir accepter ce qui vous revient, n’en rien perdre, n’en rien gâter, voilà la meilleure recette pour tout le monde.

Elle songeait et, soudain :

— Et si, moi, il m’arrivait de le mépriser… pour toutes ces concessions, ces précautions qui n’auraient pour but que de ménager la caissière ?…

Je répartis promptement :

— C’est qu’alors tu ne l’aimerais plus, et à ce moment ta souffrance disparaîtrait.

Elle ne put s’empêcher de sourire.

— Vous avez réponse à tout, marraine.

— Ne crois pas que ce soient répliques oiseuses, je te dis ma pensée et je ne crois pas me tromper… Non pas qu’il y ait des vérités immuables, mais parce que je te connais très bien, que je n’ignore pas le caractère du jeune homme en question et qu’alors je puis vous apercevoir dans l’avenir, très nettement, comme je vous vois aujourd’hui.

Elle s’accouda, son menton dans sa main.

— À votre idée, quel est son état d’âme actuel ?… M’épouse-t-il avec la ferme intention de se dédommager auprès d’autres de la corvée conjugale ?

— Je n’aimai pas le ton de sarcasme voulu de ces paroles.

— Causons à cœur ouvert, si tu le veux bien, ne déguisons pas notre pensée et souvent notre angoisse sous des mots qui sont à cent lieues de les rendre.

Elle s’excusa.

— Oubliez les termes, marraine, et répondez à ma question.

— Elle est au-dessous de ce que j’attendais de toi et prouve que tu es plus jeune fille » que je ne croyais.

Elle rougit.

— Vraiment ?

— À moins d’être un vulgaire coureur de dot, il est peu d’hommes qui, au moment de se marier, envisagent nettement leur conduite à venir… S’ils tromperont leur femme, mon Dieu, c’est évident, mais sous-entendu… Et puis, il faut bien se dire que, dans la pensée de la plupart des hommes, cela n’a pas assez d’importance pour mériter la discussion. — Robert X… a jeté son dévolu sur toi depuis plus d’un an… Il s’est tenu sur une réserve discrète jusqu’au jour où tu lui as fait entendre qu’il ne te déplaisait pas. Alors, il s’est mis franchement sur les rangs et il a écarté tout ce qui tournait autour de toi avec adresse et vigueur…

Alice remarqua :

— S’il était épris de moi, je pourrais être flattée… Mais n’est-ce pas l’énergique exécution du monsieur qui veut avoir ses coudées franches pour mordre au gâteau ?

— Je suis persuadée que, pauvre, il ne t’eût jamais aperçue ; mais il n’eut pas recherché n’importe quelle fille bien pourvue… Il se plaît à causer avec toi et estime hautement ton caractère… Combien de femmes n’en inspirent pas autant à leurs maris sans se juger malheureuses pour cela !…

Elle hocha la tête.

— C’est qu’elles aussi font une affaire…

Du reste, malgré elle, un espoir de bonheur s’infiltrait en son cœur aspirant ardemment à se dilater. Je cessai d’essayer de l’influencer, certaine que la cause se plaidait au fond d’elle-même plus éloquemment que je n’eusse pu le faire.

— Eh bien, marraine, finit-elle par s’écrier, d’un accent vibrant, si je me marie avec lui, c’est bien vous qui en serez cause, et vous serez responsable de mon malheur, si je dois être malheureuse !…

Douze ans se sont écoulés depuis cette conversation et le mariage de ma jeune amie. En réalité, malgré les plaintes véhémentes dont je fus parfois l’auditrice, Alice ne fut pas plus éprouvée que nombre d’autres femmes également éprises et possédant des fibres sensibles, bien que mieux gratifiées par la nature.

Robert, étant un galant homme, se montra toujours irréprochable au point de vue mondain envers sa femme. Celle-ci s’efforça de suivre mes conseils et jamais il n’y eut d’éclat entre eux, quoique leurs jours ne s’écoulassent pas toujours sans de sourds orages.

Néanmoins, je ne regrettai jamais le conseil que j’avais donné à Alice ; d’abord, parce que j’eusse été d’un avis contraire, à la fin elle eût passé outre ; et ensuite, parce que je suis persuadée qu’une vie de femme où s’équilibrent à peu près les joies et les peines est préférable aux regrets exaspérés de la vieille fille qui n’est pas douée pour le célibat.

Pour être complètement heureuse dans le mariage qu’elle fit, il ne manquait à Alice qu’un peu de cet égoïsme mesuré et discret sans lequel nulle créature ne touche au plus près de cette perfection dans le bonheur où l’on s’efforce de parvenir, le plus souvent vainement.

Dès qu’elle éprouvait une joie, au lieu de la savourer, elle épiait son partenaire, s’efforçait de comparer leurs mutuelles sensations, pesait sans cesse le sentiment d’affection très solide, très réel qu’elle inspirait à son mari et, par malheur, mettait trop souvent dans le plateau opposé de la balance sa propre passion, que le temps et le mariage n’avaient fait qu’accroître. Alors, l’inégalité tangible de leur tendresse lui causait des accès de désespoir, de révolte qu’heureusement elle avait la raison de dissimuler à son mari. Celui-ci crut toujours qu’elle goûtait un inaltérable bonheur dans leur union.