Librairie universelle (p. 25--).

QUE DOIT SAVOIR UNE JEUNE FILLE ?

Comment doit-elle arriver au mariage ? Complètement ignorante des réalités de l’union aussi bien que des difficultés, des périls de la vie ?… Petite âme indécise, cire vierge que le mari modèlera à sa guise ?… Ou alors, femme faite au moral, personnalité formée, définitive, esprit éclairé sur l’existence et les vérités conjugales ?

Comme ce livre est fait au point de vue de la femme et de ses intérêts moraux et physiques, disons tout de suite que le second cas nous paraît indispensable pour assurer ses chances de bonheur dans tous les mariages qu’elle peut contracter.

Puis, déclarons aux hommes que le rêve de beaucoup d’entre eux — et non pas des moins bons, parfois — d’épouser un être malléable, une enfant, afin de l’élever et de la pétrir à sa guise, n’est qu’une illusion destinée à leur causer les plus amers déboires.

Quelle que soit la femme que l’homme épouse, si peu développées que soient sa volonté, sa réflexion, sa pensée, ce ne sera jamais lui qui influera sur celles-ci. La jeune femme se créera à côté de lui, à son contact, mais en dehors de lui, échappera à ses efforts et sera souvent cent fois plus loin de lui, quoique son élève, que la jeune fille réfléchie, clairvoyante qui, librement, en toute connaissance de cause, serait venue à lui.

À l’appui de cette affirmation dont beaucoup d’hommes douteront, mais qui aura l’assentiment de toutes les femmes qui se sont donné la peine d’observer — ou de se rappeler — je pourrais fournir cent exemples : je choisirai celui qui me semble le plus typique.


Suzanne,
ou le mari despote berné.

Elle avait atteint tout juste dix-sept ans quand Louis L… l’épousa, et il y avait près d’un an que leurs fiançailles duraient, ce qui avait soumis la jeune fille à l’influence du jeune homme pour ainsi dire dès au sortir de l’enfance.

Louis n’avait que vingt-quatre ans, mais, très mûr pour son âge, il possédait un esprit doctrinaire, systématique, dogmatique, que dérobait d’ailleurs heureusement un caractère jeune et gai. Sa profession — il était officier — ajoutait encore à son besoin naturel de domination absolue.

Il voulait donner le bonheur à sa femme, mais que ce bonheur provînt uniquement de lui et fût entièrement fait des éléments qu’il accorderait. Sa femme, suivant ses idées, ne devait être ni une compagne ni une esclave, mais une ombre, un reflet obéissant de lui-même.

Suzanne lui avait paru dans des conditions exceptionnelles pour matérialiser son rêve. Orpheline de mère, elle vivait très seule, très tristement, dans la maison de son père remarié, auprès d’une belle-mère indifférente dans ses meilleurs moments et hostile et injuste dans les autres.

On ne menait point la jeune fille dans le monde ; son instruction avait été très négligée et son éducation était nulle, personne n’ayant jugé à propos de causer avec elle, ni de diriger son esprit. Du reste, son milieu était des plus honnêtes, austère même ; elle n’avait vu autour d’elle que d’excellents exemples. La domesticité elle-même, à laquelle l’enfance de la jeune fille avait été fréquemment mêlée, était irréprochable, — chance trop rare pour n’être pas soulignée.

Devant cette petite oie blanche, au simple duvet innocent, Louis pouvait vraiment se persuader qu’il la développerait dans la voie qui lui plairait, qu’il la créerait tout entière. Il la voulait, au reste, garder très innocente, convaincu que la vertu des femmes est surtout faite d’ignorance et qu’elles ne conservent leur charme de pureté que si celle-ci n’a pas été ternie, ne fût-ce que par la connaissance du mal. Il estimait aussi qu’il est inutile pour l’épouse d’envisager la vie sous son aspect réel, d’en savoir les dessous parfois écœurants, ni d’en mesurer les âpretés. Son idéal était un être non pas frivole, mais néanmoins sans grande profondeur ni grande faculté d’observation et de réflexion, évoluant dans un cercle d’idées très restreint et celui-ci dépendant uniquement de la volonté du mari.

Il ne voulait sa femme ni mondaine ni brillante ; pourtant, elle devrait être correcte dans les relations qu’il jugeait nécessaires ; elle serait bonne mère, mais cette fonction ne l’absorberait point. — Il avait des idées très arrêtées sur la « nursery » et le système d’élevage et d’éducation des enfants. Il inculquerait surtout à son élève une confiance sans bornes en lui, la persuasion qu’il était infaillible en tous points ; il lui modèlerait un caractère égal, enjoué ; elle n’aurait jamais l’ombre d’un secret pour lui : son cœur et ses pensées seraient une sorte de phonographe dont il imprimerait : lui-même les cylindres vierges.

J’avais reçu, avant son mariage, toutes ses confidences ; il m’avait exposé ses théories que j’avais écoutées, sceptique, et j’avais secoué la tête devant son triomphe prématuré.

— Attendons quelques années, et nous jugerons de votre œuvre, avais-je dit.

Six ans s’étaient écoulés depuis leur mariage, lorsque je fus à même de les observer de près et de façon soutenue.

J’avais aperçu de temps à autre Louis qui, lors de ses passages à Paris ; me venait fidèlement voir, et nous nous écrivions parfois. Il n’était question entre nous que de littérature, d’art, — Louis était féru de peinture. Quant à sa femme, je ne l’avais pas revue depuis le jour de son mariage ; il paraissait enchanté d’elle, mais ne me parlait plus de sa méthode d’éducation féminine ni des résultats qu’elle donnait.

Ayant par hasard trois semaines libres au mois d’août de cette année-là, je me résolus à les dépenser à X…, dans le Pas-de-Calais, où les L…, qui étaient en garnison à Douai, passaient les mois d’été.

Rien que le choix de cette villégiature m’éclairait sur les résultats négatifs du « dressage » de Suzanne, Cette station était parmi les plus élégantes et les plus mondaines, ce qui était à l’opposé des goûts de mon ami, quoiqu’il ne manquât pas de petits « trous », plus rapprochés de la garnison de Louis, où une femme, ayant adopté sa manière de voir, eût sans doute préféré s’établir.

Le jour où je débarquai, je fus joyeusement accueillie sur le quai de la gare par Louis et sa femme qui m’attendaient, leurs « bécanes » en main. Je ne reconnus Suzanne qu’à grand’peine. J’avais vu, sous le voile de mariée, une petite créature mince, frêle, timide, aux cheveux cendrés, aux cils pâles, pour ainsi dire languissamment jolie ; je me trouvais en face d’une pétulante beauté, d’une boulotte au buste saillant corseté à la nouvelle mode si provocante, aux jolis mollets ronds découverts par la culotte cycliste, l’allure délurée, le teint rosi de poudre, les cheveux mousseux d’un blond ardent qui faisait paraître encore plus noirs l’arc sombre des sourcils et la frange épaisse des cils.

La femme de Louis avait aujourd’hui tout à fait la silhouette de ces entretenues de bon ton qui font les délices de provinciaux mariés ou de célibataires entre deux âges, tenus à un certain décorum.

Après les premières effusions — Suzanne très démonstrative, avec de jolis rires roucoulants, — on me conduisit à un amour de voiture à âne où, en compagnie d’une bonne fanfreluchée, siégeaient deux bambins, une fille et un garçon, jambes nues, bras nus, robes de broderie, gigantesques capelines blanches garnies de boutons de roses, amusants toupets de cheveux blonds relevés à la caniche par des rubans, Madeleine et Jacques, cinq et trois ans, les rejetons du jeune ménage.

Ces adorables mannequins enrubannés étaient les enfants de Louis… dont j’avais entendu tant de fois préciser les principes austères sur la façon d’élever, de vêtir, de nourrir les enfants !…

Et, le plus comique, c’est qu’il contemplait ses petits avec une complaisance visible, sans paraître se douter le moins du monde que leur aspect répondit si peu à son rêve d’antan.

L’avait-il oublié ?…

On ne me permit pas de descendre à l’hôtel et l’on m’installa dans la villa des L… où, du matin au soir, et presque du soir au matin, c’était une joyeuse galopade d’amis et de connaissances, une succession ininterrompue de visites, de réunions, de fêtes. Tennis, bicyclette, gulf, crocket, baignade, parties de pirogues, sauteries au Casino, jeu des petits-chevaux accaparaient tous les instants de la jeune femme qui, pourtant infatigable, trouvait encore des minutes pour s’occuper de ses enfants qu’elle pomponnait et caressait avec délice.

Du reste, elle ne délaissait point non plus leur instruction, et Louis, très fier, tint à me montrer les lettres dansantes que Madeleine traçait déjà, tandis que Jacques me récitait d’une grosse voix la fable le Renard et le Corbeau.

Après les compliments de rigueur, je glissai en souriant :

— Je croyais qu’autrefois, Louis, vous prétendiez qu’il faut laisser l’enfant se développer librement, à l’état de nature, jusqu’à six ans, et ne commencer à lui donner les éléments de l’instruction qu’à partir de cet âge-là ?

Il me regarda avec étonnement, réfléchit, puis, avec une nuance d’embarras :

— Je suis toujours du même avis… Seulement, ces enfants sont si exceptionnellement avancés qu’il ne peut y avoir d’inconvénient à se départir de cette règle pour eux.

— D’ailleurs, dis-je en souriant, avec les années, bien des théories s’envolent, beaucoup de projets sont délaissés, s’oublient…

Cette fois, il comprit l’allusion et rougit visiblement. — Très blond, le teint clair, il gardait encore à trente ans cette faculté juvénile.

— Mais non s’écria-t-il avec vivacité, je n’ai jamais changé ma manière de voir et j’ai toujours mis en pratique ce que je rêvais autrefois.

Malgré moi, j’émis un grognement à cette assertion plus qu’audacieuse. Il se rebiffa.

— Alors, vous croyez que j’ai abandonné mes principes ? Vous vous méprenez !… Tout, autour de moi, marche ainsi que je le voulais… sauf peut-être d’insignifiants détails, plus apparents que réels…

Je hochai la tête.

— Voilà, fis-je, sérieuse, les apparences m’ont probablement trompée.

Il me questionna avec une imperceptible irritation :

— Comment trouvez-vous ma femme ?

Je répondis promptement :

— Charmante !… Beaucoup plus agréable certainement que si, comme vous vous le promettiez jadis, vous l’aviez réduite à la domesticité intellectuelle qui vous semblait l’état normal de la bonne épouse.

Une expression têtue parut sur le visage de Louis. Il affirma gravement :

— Je ne sais pas ce que vous voulez dire… Suzanne est devenue absolument telle que je la désirais… Je l’ai façonnée sans aucune difficulté, et il n’y a pas de jour où elle ne me prouve qu’au temps auquel vous faites allusion, malgré mon jeune âge et mon inexpérience de la vie, j’avais une vision tout à fait juste du mariage et des rapports moraux qui doivent exister entre les époux.

Je m’inclinai et je détournai la conversation.

Était-il sincère ? — Pas absolument. Certes, il avait de grandes illusions ; mais, plein d’amour-propre, il refusait obstinément aussi de reconnaître, même vis-à-vis de lui-même, les concessions qu’il avait été obligé de faire. Il s’acharnait à voir dans sa femme le type imaginaire qu’il s’était créé de l’épouse, et dont elle était pourtant si loin !…

Autour d’elle traînaient des livres montrant qu’elle ne s’intéressait qu’à une littérature très spéciale, où l’image galante renforce ou remplace le texte. Il se tenait, certains soirs, sur la terrasse de la villa, des conversations plus que décolletées, et au casino durant les perpétuelles parties, le flirt marchait ferme avec deux élus qui se succédaient auprès de l’infatigable petite femme, sans jalousie, sachant que leur vigueur respective n’eut pas suffi, non pourvue de doublure.

À quelque temps de là, j’eus une conversation avec Suzanne qui acheva de m’édifier. Un peu souffrante, cet après-midi-là, elle avait refusé d’accompagner la bande folle et demeurait seule à la maison en ma compagnie. Louis était retourné à Douai pour son service.

Je ne sais comment nous vînmes à nous entretenir de Louis, de son caractère. Et, comme je parlais de sa volonté opiniâtre, de ses principes rigides, la jeune femme eut un sourire.

— Lui ?… Oh ! il est comme tous les hommes, on en fait ce que l’on veut, pourvu qu’on ne le contredise qu’en fait et non pas en paroles !

Je demandai :

— Vous n’avez jamais eu de discussions ?

Elle affirma avec un triomphe placide :

— Jamais ! Oh ! je sais bien, au fond, Louis a des idées de l’autre monde, mais il n’y a qu’à le laisser dire et à exécuter l’inverse… Moi, j’ai toujours répondu oui à toutes ses fantaisies, sans jamais en suivre aucune. — Me disait-il : « Va à gauche », je répondais : « Oui, mon ami », et je prenais la droite. — Que voulez-vous, s’il avait ses opinions, j’avais les miennes… il fallait bien que l’un des deux cédât… j’aimais mieux que ce fût lui que moi…

— Vous avez toujours eu des principes aussi arrêtés ?

— Naturellement, non… J’étais tellement dinde quand je me suis mariée !… Mais vous savez combien les jeunes filles se développent vite quand le mariage leur a donné l’essor !… Il n’y avait pas six mois que j’étais Mme L… que déjà je savais comment il fallait prendre Louis…

— Vous l’aimiez ?

— Certes, et je l’aime encore autant… Seulement, c’est un garçon qui n’est pas pratique du tout…

— Vraiment ?

— Pas de son temps… Si je l’avais écouté, notre ménage serait grotesque…

— Je n’étonne que, si jeune, vous ayez tout de suite adopté une ligne de conduite contraire à celle d’un mari qui devait vous paraître un peu comme un Messie…

Le rire de Suzanne fusa.

— Ah ! Dieu non !… il ne m’a jamais fait d’effet, mon brave Louis !… je l’ai immédiatement jugé bon garçon, un peu phraseur, animé des meilleures intentions, très coco, et, comme tous les hommes, persuadé qu’une femme ne peut vivre autrement que suspendue aux lèvres de son mari, attendant la bonne parole… S’ils savaient combien peu on les écoute quand on garde un silence qu’ils prennent pour une approbation admirative, ils réserveraient leur souffle !…

— Et au sujet des enfants ? Je me rappelle que Louis était fort enthousiasmé de la méthode anglaise.

Elle haussa les épaules.

— Je crois bien ! Dès le lendemain de notre mariage, bien avant que je fusse enceinte, il avait fait arranger une nursery hygiénique, ripolin, linoléum, etc… J’y ai placé mes robes, c’est délicieux… facile à tenir propre et jamais l’ombre d’une mite…

— J’ai vu qu’il avait quelque peu transigé sur les lectures qu’il vous permet… Autrefois, peu de nos auteurs modernes lui paraissaient assez chastes pour être feuilletés par sa femme…

— Oh ! d’abord ; il y a eu du tirage !… Mais, à la longue, il s’y est fait… Du reste, il est convaincu que je ne comprends pas les choses lestes… Quelquefois, quand il lit un volume avant moi, il corne des pages pour que je les saute… Comme pour les pensionnaires, vous savez ?…

— Et vous obéissez ?

— Ce sont les premiers passages auxquels je cours… Mais je ne le lui dis pas, et c’est très drôle, parce qu’alors il me les explique, en les expurgeant !…

Deux ans plus tard, un mot écrit au crayon me demandait de passer dans une maison de Passy, où je trouvai Louis couché, fiévreux, un bandage au bras droit. Il venait d’être blessé en duel.

— J’ai tenu à vous expliquer moi-même les choses avant que vous en fussiez informée par la rumeur publique, toujours malveillante et fausse, me dit-il. Je me suis battu avec M. X… non pas parce qu’il était l’amant de ma femme, comme des misérables l’affirmaient, mais parce que sa fatuité ne l’a pas fait repousser cette insinuation avec assez d’indignation.

Et il me dicta une lettre pleine de tendresse pour Suzanne.